Fiodor Dostoïevski. Crime et Châtiment. Cinquième Partie

I

Le matin qui suivit l’explication, fatale pour lui, qu’il avait eue avec Dounia et Poulkhéria Alexandrovna, Piotr Pètrovitch se réveilla entièrement dégrisé. Si pénible que ce fût, il dut considérer comme un fait accompli ce qu’il imaginait, hier encore, n’être qu’un événement fantastique, en même temps réel et impossible. Le noir dragon de l’amour-propre blessé lui avait rongé le cœur toute la nuit. Au saut du lit, Piotr Pètrovitch alla se regarder dans le miroir. Il craignait qu’un épanchement de bile se fût produit pendant la nuit. Mais tout était dans l’ordre de ce côté et, après avoir examiné son visage noble, pâle et devenu un peu gras depuis quelque temps, Piotr Pètrovitch se consola pour un moment : décidément, il pouvait se procurer une autre fiancée et quelque chose de mieux encore qu’Avdotia Romanovna ! Mais il reprit aussitôt ses esprits et cracha énergiquement sur le côté, ce qui provoqua un sourire sarcastique chez son jeune ami Andreï Sèmionovitch Lébéziatnikov dont il partageait l’appartement. Piotr Pètrovitch remarqua ce sourire et en pris immédiatement note.

Il avait déjà pris note de beaucoup de choses, ces derniers temps, concernant Lébéziatnikov. Sa colère redoubla lorsque, soudain, il comprit qu’il avait eu tort d’informer Andreï Sèmionovitch des résultats de l’explication d’hier. C’était la deuxième faute qu’il avait commise la veille, à cause de son énervement, de son caractère expansif et de son agitation… Ensuite, pendant toute la matinée, les désagréments succédèrent aux désagréments. Même au Sénat, il eut des ennuis au sujet de l’affaire qui lui avait déjà donné tant de mal. Mais c’est l’attitude du propriétaire de l’appartement qu’il avait loué et transformé à son compte qui l’irritait le plus.

Ce propriétaire, un quelconque artisan allemand enrichi, ne voulait à aucun prix enfreindre le contrat et exigeait le paiement complet du dédit prévu dans celui-ci, malgré le fait que Piotr Pètrovitch lui rendait l’appartement remis à neuf. Au magasin de meubles aussi, le marchand ne voulait à aucun prix rembourser l’acompte versé pour le mobilier déjà acheté, mais qui n’avait même pas été transporté dans l’appartement. « Je ne vais quand même pas me marier à cause des meubles ! » pensait Piotr Pètrovitch en grinçant des dents, et en même temps, une pensée désespérée passa en un éclair dans son esprit. « Est-il vraiment possible que tout cela soit perdu et terminé ? Ne peut-on vraiment pas essayer encore une fois ? » La pensée de Dounétchka excita son cœur. Il goûta cette minute avec joie, et, de toute évidence, s’il avait pu anéantir Raskolnikov d’un mot, Piotr Pètrovitch aurait prononcé ce mot sur-le-champ.

« Ma faute réside aussi dans le fait que je ne lui ai jamais donné de l’argent, pensait-il tristement en revenant vers le minuscule logis de Lébéziatnikov. – Pourquoi suis-je donc devenu juif à ce point ? C’était un mauvais calcul, de toute façon ! Je voulais les garder quelque temps dans la misère pour qu’elles me considèrent après comme leur providence, et voilà qu’elles… Ouais !… Si je lui avais fait une dot de quinze cents roubles, par exemple, pour qu’elle puisse acheter des cadeaux, des écrins, des nécessaires de toilette, des petites choses en cornaline, des étoffes ou que sais-je, chez Knop ou au magasin anglais, alors, c’eût été beaucoup mieux… et elles auraient été plus solidement liées. Il ne leur aurait pas été si facile de me renvoyer ! Elles appartiennent à cette sorte de gens qui considèrent de leur devoir de rendre tous les cadeaux et l’argent en cas de rupture ; mais rendre n’aurait pas été si aisé et si agréable ! Et puis leur conscience se serait crispée à l’idée de chasser un homme qui a été si généreux et passablement délicat jusqu’alors !… Hum ! J’ai fait une gaffe ! » Et après avoir gémi encore une fois, Piotr Pètrovitch se traita d’imbécile – à part lui, bien entendu.
Arrivé à cette conclusion, il rentra chez lui, doublement furieux et irritable. Les apprêts du repas funéraire, chez Katerina Ivanovna, éveillèrent quelque peu sa curiosité, il en avait déjà entendu parler hier, il se rappelait vaguement qu’il avait même été invité ; mais ses propres soucis avaient accaparé son attention. Il se hâta de s’informer auprès de Mme Lippewechsel qui s’affairait autour de la table (Katerina Ivanovna était au cimetière) ; il apprit alors que le repas serait solennel, que presque tous les locataires étaient invités, même ceux que le défunt n’avait pas connus, même Andreï Sèmionovitch Lébéziatnikov avait été invité, malgré sa querelle avec Katerina Ivanovna, et que lui-même, Piotr Pètrovitch, était non seulement invité, mais attendu avec impatience, comme l’un des hôtes les plus importants.

Amalia Ivanovna avait été invitée avec beaucoup d’honneurs, malgré les discussions passées, et elle s’occupait maintenant activement du repas, ce qui lui était très agréable ; de plus, elle avait fait grande toilette : tous ses vêtements – quoiqu’ils fussent de deuil – étaient somptueux, neufs, ce n’étaient que soieries et brocards… elle était très fière. Toutes ces nouvelles et ces faits firent naître en Piotr Pètrovitch une idée soudaine, si bien qu’il pénétra dans sa chambre – c’est-à-dire la chambre d’Andreï Sèmionovitch Lébéziatnikov quelque peu pensif. Il avait encore appris, en effet, que Raskolnikov figurait parmi les invités.

Andreï Sèmionovitch était resté, pour quelque raison, toute la matinée chez lui. Piotr Pètrovitch avait, avec ce monsieur, des relations assez bizarres, mais en somme, naturelles jusqu’à un certain point : Piotr Pètrovitch le détestait et le méprisait sans limite, presque depuis le jour même où il s’installa chez lui, mais en même temps, aurait-on dit, il le craignait un peu. Il était descendu chez lui, à son arrivée à Petersbourg, non seulement à cause de sa ladrerie, – quoique ce fût néanmoins la principale cause – mais aussi pour une autre raison. Il avait déjà entendu parler en province d’Andreï Sèmionovitch, dont il avait été le tuteur, comme d’un jeune progressiste aux idées avancées et, même, on lui avait dit qu’il jouait un rôle considérable dans certains cercles très curieux et qui avaient déjà une réputation. Cette circonstance frappa Piotr Pètrovitch. Ces cercles puissants, omniscients, qui méprisaient et accusaient tout le monde, l’effrayaient depuis longtemps ; cette frayeur était, du reste, indéterminée. Il était évident qu’il n’avait pu, de lui-même, habitant la province, se faire une idée, même approximative, sur quelque chose de ce genre. Il avait entendu dire qu’il existait, à Petersbourg, certains progressistes, nihilistes, accusateurs, etc… mais il s’exagérait, comme beaucoup d’autres, le sens de ces appellations, et ce jusqu’à l’absurde.

Ce qui l’effrayait le plus, depuis quelques années, c’était une accusation, une dénonciation publique, et c’est cela qui nourrissait son inquiétude déjà exagérée, surtout lorsqu’il pensait à son projet de transférer son activité à Petersbourg. À cet égard il était, comme on dit, apeuré, comme il arrive aux petits enfants de l’être. Il y a quelques années déjà, il avait vu deux personnalités auxquelles il se raccrochait et qui le protégeaient, deux personnalités provinciales assez considérables, être cruellement et publiquement chargées. L’un des deux cas aurait pu lui causer de graves ennuis. Voilà pourquoi Piotr Pètrovitch avait décidé de faire une enquête dès son arrivée à Petersbourg, et, s’il le fallait, de prendre les devants et de chercher les bonnes grâces de « nos jeunes » sur Andreï Sèmionovitch et déjà, lors de sa visite chez Raskolnikov, il savait comment tourner certaines phrases qu’il n’avait pas inventées.

Évidemment, il avait pu rapidement discerner qu’Andreï Sèmionovitch était un homme fort banal et assez naïf. Mais cela n’entama pas sa conviction et ne le rassura nullement. S’il avait acquis la certitude que tous les progressistes étaient de pareils petits imbéciles, même alors son inquiétude ne se serait pas calmée. En somme, Piotr Pètrovitch n’avait que faire de toutes ces doctrines, de ces idées, de ces systèmes dont l’avait submergé Andreï Sèmionovitch. Il avait son propre but. Il voulait savoir au plus vite comment les choses se passaient chez eux, si ces gens étaient forts, s’il avait ou non quelque chose à craindre d’eux ; en somme ce qu’il voulait savoir, c’était si, dans tel ou tel cas, ceux-ci le dénonceraient publiquement, et, si cela se présentait, pour quelle raison précise cette dénonciation serait faite. Pour quels actes dénonçait-on les gens, en général, maintenant ?
Non content de cela, il voulait savoir s’il n’y avait pas une possibilité de s’entendre avec eux et de les rouler, s’ils étaient vraiment à craindre. Était-ce ou non à faire ? Était-il possible, par exemple, d’arranger une chose ou l’autre pour le bien de sa carrière, par leur intermédiaire, précisément. En un mot, il avait des centaines de questions qui demandaient une réponse.

Cet Andreï Sèmionovitch était un petit homme sec et scrofuleux, étonnamment blond, avec des favoris en forme de côtelette dont il était très fier ; il était employé quelque part. En outre, il souffrait presque continuellement des yeux. Il était de caractère assez mou, mais son discours était plein d’assurance et parfois d’outrecuidance, ce qui, pour sa malingre personne, semblait bien ridicule. Amalia Ivanovna le comptait, pourtant, parmi les locataires honorables, parce qu’il ne s’enivrait pas et qu’il payait régulièrement son loyer. Malgré toutes ces qualités, Andreï Sèmionovitch était vraiment un peu bête. Son adhésion au progrès et à « nos jeunes générations » pouvait être mise sur le compte de la passion : c’était un exemplaire de cette innombrable et diverse légion de freluquets, d’avortons débiles, de petits imbéciles à connaissances superficielles, qui s’attachent à l’idée à la mode, à l’idée la plus en vogue, pour l’avilir immédiatement, pour rendre caricatural tout ce qu’ils servent, parfois avec tant de sincérité.

Du reste, Lébéziatnikov, quoiqu’il fût très bonasse, commençait à très mal supporter son ancien tuteur, Piotr Pètrovitch. Le ressentiment grandit simultanément chez les deux hommes. Si simple d’esprit qu’était Andreï Sèmionovitch, il commençait néanmoins à discerner que Piotr Pètrovitch le trompait, qu’il le méprisait en secret et que ce n’était pas du tout l’homme qu’il avait pensé. Il essaya de lui exposer le système de Fourier et la théorie de Darwin, mais Piotr Pètrovitch s’était mis à l’écouter – surtout ces derniers temps – d’une façon vraiment trop sarcastique, et, dernièrement, son ancien tuteur l’avait même invectivé. Piotr Pètrovitch avait, en effet, commencé à comprendre que non seulement Lébéziatnikov était un petit freluquet un peu bête, qu’il était peut-être encore un petit menteur, qu’il n’avait probablement aucune relation importante dans son cercle même, et qu’il savait tout par ouï-dire. De plus, Piotr Pètrovitch remarqua qu’il ne connaissait même pas son métier de propagandiste, car il se trompait souvent, et qu’en tout cas, il ne pouvait être un redresseur de torts, un dénonciateur, un accusateur !

Remarquons en passant que Piotr Pètrovitch, au cours de cette semaine et demie, avait accepté avec plaisir (surtout au début) les compliments les plus insolites que lui faisait Andreï Sèmionovitch, c’est-à-dire qu’il ne protestait pas et qu’il le laissait déclarer que lui, Piotr Pètrovitch était prêt à contribuer à la très prochaine installation d’une nouvelle « commune » – c’est-à-dire d’un phalanstère – quelque part, rue Mechtchanskaïa ; ou bien, par exemple, à ne pas gêner Dounétchka s’il lui venait à l’esprit de prendre un amant, le premier mois de leur mariage ; ou bien à ne pas baptiser ses enfants, etc., etc. – toujours dans le même genre. Piotr Pètrovitch, à son habitude, ne protestait pas contre l’attribution qu’on lui faisait de ces qualités et permettait qu’on le flattât, même de cette façon, tellement toute flatterie lui était agréable.

Piotr Pètrovitch qui avait, le matin même, pour quelque raison, changé des coupons d’obligations, était assis près de la table et comptait les billets de banque. Andrei Sèmionovitch qui n’avait presque jamais d’argent, marchait dans la chambre et faisait semblant de regarder les liasses de billets avec indifférence et même avec dédain. Piotr Pètrovitch ne se serait jamais décidé à croire qu’Andrei Sèmionovitch pût, en effet, regarder cet argent avec indifférence ; celui-ci à son tour se disait avec amertume que Piotr Pètrovitch était bien capable de penser cela de lui et qu’en outre il était peut-être heureux d’avoir l’occasion d’agacer son jeune ami avec cet étalage de liasses qui lui rappelait sa médiocrité et la distance – apparente – qui existait entre eux.

Il le trouva, cette fois-ci, irritable et inattentif plus que de coutume, malgré le fait que lui, Andreï Sèmionovitch, s’était mis avec entrain à lui développer son thème favori au sujet de l’établissement d’une nouvelle « commune ». Les courtes remarques que lançait Piotr Pètrovitch dans les intervalles de ses calculs sur le boulier, avaient l’air de railleries des plus impolies. Mais l’« humanitaire » Andreï Sèmionovitch attribuait son humeur à la rupture avec Dounétchka et il brûlait d’envie de parler de cela : il avait quelque chose de progressiste à dire à ce sujet, quelque chose qui ferait partie de sa propagande, qui consolerait son honorable ami et qui contribuerait, sans aucun doute, à son développement.

– Qu’est-ce que ce repas funéraire que l’on prépare chez… la veuve ? demanda soudain Piotr Pètrovitch, interrompant Andreï Sèmionovitch à l’endroit le plus intéressant de son discours.

– Comme si vous ne le saviez pas ! Je vous ai déjà parlé hier à ce sujet et j’ai développé mes idées sur ces rites… Elle vous a invité aussi, m’a-t-on dit. Vous avez même parlé avec elle, hier…

– Je ne m’attendais nullement à ce que cette misérable sotte dépensât pour ce repas tout l’argent qu’elle a reçu de cet imbécile de… Raskolnikov. J’ai même été étonné de voir, en passant, des préparatifs…, des vins…, des invités… c’est infernal ! continua Piotr Pètrovitch, qui avait l’intention eût-on dit – de faire parler son jeune ami à ce sujet, et cela dans un certain but. – Comment ? Vous dites que je suis invité ? ajouta-t-il soudain en levant la tête. – Quand donc ? Je ne me souviens pas. Du reste, je n’irai pas. Qu’ai-je à faire là ? Je lui ai parlé hier en passant, de la possibilité pour elle, en tant que veuve d’un fonctionnaire dans la misère, de recevoir un subside immédiat équivalent à une année de traitement. Est-ce pour cela qu’elle m’invite ? hé ! hé !

– Je n’ai nullement l’intention d’y aller, dit Lébéziatnikov.

– Comment donc ! Vous l’avez battue de vos propres mains ! Je comprends que vous ayez honte, hé ! hé !

– Qui a battu ? Qui ? s’écria Lébéziatnikov en se troublant et en rougissant.

– Vous. Vous avez battu Katerina Ivanovna il y a un mois à peu près ! On me l’a dit hier… Ah, ces convictions !… Et le problème féminin, c’est ainsi que vous le concevez ? Hé ! hé ! hé !

Piotr Pètrovitch se mit de nouveau à faire claquer son boulier, comme s’il avait été consolé par ces paroles.

– Tout ça, ce sont des bêtises et des calomnies ! éclata Lébéziatnikov, qui craignait toujours qu’on lui rappelât cette histoire. – Et ce n’est pas du tout ainsi que tout cela s’est passé ! C’était autrement !… Vous avez mal compris ; ce sont des commérages ! Je m’étais simplement défendu. C’est elle qui s’est précipitée sur moi avec ses griffes… Elle m’a arraché tout un favori… Il est permis à tous de défendre sa propre personne, je suppose. En outre, je ne permettrai à quiconque d’user de la force à mon égard… Par principe. Car sinon, ce serait presque du despotisme. Alors, j’aurais dû rester sans mouvement devant elle ? Je n’ai fait que la repousser.

– Hé ! hé ! hé ! fit Loujine avec un sourire méchant, tout en continuant ses calculs.

– Vous m’ennuyez parce que vous êtes vous-même fâché et que vous enragez. C’est une bêtise qui n’a rien à faire avec le problème féminin ! Vous comprenez mal la chose ; à mon idée, puisque l’on admet que la femme est l’égale de l’homme en tout, même au point de vue de la force physique (ce que l’on affirme déjà,) alors il faut maintenir l’égalité dans ce domaine. Évidemment, je me suis dit, par après, que cette question devrait être écartée, car les bagarres devront cesser d’exister et les cas de querelles sont inconcevables dans la société future… et qu’il est évidemment étrange de chercher l’égalité dans les bagarres, je ne suis pas si bête… quoique, en somme, la bataille soit… c’est-à-dire qu’elle ne sera pas, mais que, jusqu’à présent, elle est encore… Ah, ça ! Que le diable l’emporte ! C’est de votre faute si je m’embrouille ! Je ne vais pas me rendre à l’invitation, mais ce n’est nullement à cause de cette histoire. Je n’irai pas par principe, pour ne pas participer à cet ignoble préjugé qu’est le repas funéraire ! Voilà ! Du reste, je pourrais y aller, mais seulement afin d’en rire un peu… Oui. C’est dommage qu’aucun pope n’y vienne. Je m’y serais certainement rendu.

– C’est-à-dire que vous vous proposiez de profiter de l’hospitalité et puis de cracher sur eux, ainsi que sur ceux qui vous ont invité. Est-ce ainsi ?

– Je ne comptais nullement cracher, mais protester. Mon but est utile. Je peux contribuer ici directement au « développement des gens » et à la propagande. Tout homme est tenu de développer son prochain, de faire de la propagande, et plus la manière est rude, mieux c’est. Je peux jeter la semence d’une idée… De cette idée sortira un fait. En somme, je ne les offenserai pas. Ils vont d’abord se froisser et ensuite ils verront que je leur fais du bien. On a bien accusé chez nous Terebieva (celle qui est à la commune maintenant) d’avoir écrit à son père et à sa mère, – lorsqu’elle est partie de chez elle et qu’elle s’est… donnée, – qu’elle ne voulait plus vivre parmi les préjugés et qu’elle allait contracter une union libre. Ils ont dit que c’était trop brutal vis-à-vis des parents, qu’elle aurait pu écrire de manière à les ménager. À mon avis, tout ça ce sont des bêtises, il ne faut nullement être moins vigoureux et, au contraire, il faut saisir l’occasion de protester. Enfin, vous avez Varenza qui a vécu sept ans avec son mari et qui, après, a abandonné ses deux enfants et a directement rompu avec son mari en lui écrivant une lettre : « J’ai compris que je ne pouvais pas être heureuse avec vous. Je ne vous pardonnerai jamais de m’avoir trompée en me cachant qu’il existe une autre organisation de la société : la commune. Je l’ai récemment appris d’un homme généreux auquel je me suis alors donnée ; je fonde une commune avec lui. Je vous le dis franchement, car je considère qu’il serait malhonnête de vous tromper. Faites votre vie comme vous l’entendez. N’espérez pas me persuader de revenir, vous êtes trop en retard. Je vous souhaite d’être heureux. » Voilà comment on écrit de pareilles lettres.

– Cette Terebieva est bien celle dont vous avez dit qu’elle en est à sa troisième union libre ?

– Non, à sa deuxième seulement, si l’on raisonne comme il faut. Et même si c’était la quatrième, la quinzième… tout ça, ce sont des bêtises ! Et si j’ai jamais regretté la mort de mes parents, c’est bien maintenant. J’ai même rêvé que s’ils étaient vivants, je leur aurais envoyé une fameuse protestation ! J’aurais arrangé les choses pour que ce fût possible… Je leur aurais montré ce que vaut « la branche coupée ». Je les aurais étonnés ! Vraiment, c’est dommage que je n’aie personne !

– Pour les étonner ? Hé ! hé ! Que ce soit comme vous l’entendez, l’interrompit Piotr Pètrovitch. Mais, dites-moi, vous connaissez la fille du défunt, cette petite maigrelette ? C’est bien vrai, ce qu’on en dit, n’est-ce pas ?

– Et alors ? À mon avis, je veux dire d’après ma conviction personnelle, précisément, c’est l’état le plus normal de la femme. Pourquoi pas ? Je veux dire :distinguons. Dans la société actuelle, cet état n’est évidemment pas tout à fait normal, parce qu’il résulte d’une contrainte, tandis que dans la société future il sera absolument normal, parce qu’il sera libre. D’ailleurs, elle avait déjà maintenant le droit de faire ce qu’elle a fait : elle avait souffert et cela constituait son fonds, pour ainsi dire, son capital dont elle pouvait disposer à son gré. Dans la société future, évidemment, les fonds ne seront pas nécessaires ; mais le rôle de la femme sera déterminé d’une autre façon, d’une façon harmonieuse et rationnelle. Quant à Sophia Sémionovna personnellement, je considère ses actes comme une protestation vigoureuse contre l’organisation de la société et je la respecte profondément pour cette raison ; je me réjouis même à son aspect !

– Et l’on m’a raconté que c’est vous qui l’avez fait expulser de l’appartement.

Lébéziatnikov explosa :

– C’est encore une calomnie ! hurla-t-il. Ce n’est pas du tout ainsi que les choses se sont passées ! Pas ainsi du tout ! Ce sont des mensonges de Katerina Ivanovna qui n’avait rien compris ! Je n’ai nullement poursuivi Sophia Sémionovna de mes instances ! Je n’ai fait que la développer ; j’étais désintéressé ; j’ai essayé de faire naître une protestation en elle… Faire naître la protestation : c’est tout ce que je voulais, et puis, Sophia Sémionovna ne pouvait quand même plus rester ici.

– Vous lui avez proposé de fonder une commune ?

– Vous plaisantez toujours, mais fort maladroitement, permettez-moi de vous le faire remarquer. Vous ne comprenez rien ! Il n’y a pas de tels rôles dans la commune. La commune s’organise, précisément, pour qu’il n’y ait pas de tels rôles. Dans la commune, ce rôle changera de signification ; ce qui est stupide maintenant deviendra intelligent alors ; ce qui n’est pas naturel dans les circonstances présentes deviendra absolument naturel dans la commune. Tout dépend des circonstances et du milieu. Tout n’est que milieu, l’homme n’est rien. Je suis toujours en bonne entente avec Sophia Sémionovna, ce qui vous prouvera qu’elle ne me prend nullement pour son ennemi ou pour son offenseur. Oui, j’essaye maintenant de la tenter par l’attrait de la commune. Tout dépend des circonstances et du milieu, mais seulement sur une toute autre base ! Pourquoi riez-vous ? Nous voulons fonder une commune, une commune spéciale sur des bases plus larges que les précédentes. Nous avons poussé nos convictions plus loin. Nous nions davantage ! Si Dobrolioubov était revenu à la vie, j’aurais bien su discuter avec lui ! Quant à Bèlinski, je l’aurais piétiné ! En attendant, je continue à développer Sophia Sémionovna. C’est une magnifique, une splendide nature !

– Et vous profitez de la splendide nature, n’est-ce pas ? hé ! hé !

– Non, non ! Oh, non ! Au contraire !

– Au contraire ? Hé ! hé ! hé ! Qu’est-ce que cela ?

– Mais croyez-moi ! Pour quelle raison vous l’aurais-je caché ? Je m’étonne au contraire de ce qu’elle soit d’une façon, dirait-on, voulue et timide, si sage et si pudique avec moi !

– Et vous la développez, évidemment ?… Hé ! hé ! Vous lui démontrez que sa pudeur est stupide ?

– Pas du tout ! Pas du tout ! Oh, combien grossièrement, combien bêtement, – excusez-moi, – vous comprenez le terme « développement » ! Vous n’entendez rien à rien ! Oh, mon Dieu, comme vous êtes… peu prêt ! Nous cherchons la liberté de la femme et vous avez toujours la même idée en tête… Sans parler du problème de la sagesse et de la pudeur féminines – qui sont des choses inutiles et des préjugés – je vous dirai que j’admets parfaitement la sagesse dans ses relations avec moi, car sa volonté et son droit sont tels. Évidemment si elle m’avait dit elle-même : « je veux t’avoir », je penserais que j’ai de la chance, parce que la jeune fille me plaît beaucoup ; mais maintenant, au moins, je peux dire que personne, jamais, ne l’a traitée avec plus de respect de sa dignité et de politesse que moi… j’attends et j’espère : c’est tout !

– Vous feriez mieux de lui offrir un présent. Je parie que vous n’y avez pas songé.

– Vous ne saisissez pas, je vous le répète ! Sa position est bien… hum, mais c’est une autre question, une tout autre question ! Vous la méprisez simplement, vous n’y voyez qu’un fait digne de mépris pour vous et, immédiatement, vous refusez de considérer cette jeune fille d’un point de vue humanitaire. Vous ne connaissez pas encore les possibilités de son caractère ! Je regrette seulement qu’elle ait cessé, ces derniers temps, de lire, et qu’elle ne m’emprunte plus de livres comme elle le faisait jadis. Il est aussi regrettable qu’étant donnés son énergie et sa détermination dans la prostration – qualités qu’elle a déjà prouvées – elle ait trop peu d’initiative, pour ainsi dire, d’indépendance, trop peu de « négation » pour se détacher entièrement de certains préjugés et de certaines… bêtises. Malgré cela, elle comprend fort bien certaines questions. Elle a magnifiquement compris par exemple, la question du baise-main, c’est-à-dire que l’homme offense la femme et affirme l’infériorité de cette dernière en lui baisant la main. Nous avons débattu cette question et je lui ai, immédiatement, transmis nos conclusions. Elle a aussi écouté avec attention lorsque je lui ai parlé des associations ouvrières en France. Maintenant, je lui explique la question de l’entrée libre dans les chambres de la société future.

– Qu’est-ce donc que cela ?

– On a débattu dernièrement la question de savoir si le membre d’une commune a le droit de pénétrer n’importe quand dans la chambre d’un autre membre, homme ou femme… et l’on a décidé qu’il a bien ce droit…

– Oui, et si celui-ci ou celle-là est occupé à satisfaire un besoin indispensable, hé ! hé !

Andreï Sémionovitch se fâcha.

– Vous dites toujours la même chose, vous parlez sans cesse des besoins ! s’écria-t-il haineusement. Ouais ! Je suis dépité et fâché de m’être laissé aller prématurément à parler de ces maudits besoins-là en exposant le système ! Que le diable les emporte ! C’est la pierre d’achoppement pour tous ceux de votre espèce, et le pire, c’est qu’ils vous jettent cette pierre avant de savoir de quoi il s’agit. Et ils pensent avoir raison ! Et ils en sont fiers ! Ouais ! J’ai affirmé plusieurs fois qu’il ne faut exposer cette question au néophyte qu’en dernier lieu, lorsqu’il est déjà développé et mis sur le bon chemin, mais dites-moi ce que vous trouvez de honteux et de méprisable dans le fait de nettoyer les égouts ! Je suis prêt, le premier, à curer n’importe quel égout ! Il n’y a aucun sacrifice là-dedans ! C’est simplement du travail, une activité noble et utile à la société, qui en vaut une autre et qui est bien plus élevée, par exemple, que l’activité de quelque Raphaël ou d’un Pouchkine, car elle est plus utile.

– Et plus noble, plus noble, hé ! hé !

– Qu’est-ce à dire, plus noble ? Je ne comprends pas une telle expression lorsqu’elle est employée pour caractériser une activité humaine. « Noble », « généreux » – tout ça, ce sont des bêtises, des non-sens, des vieux mots, des préjugés que je rejette ! Tout ce qui est utile à l’humanité est noble. Je ne connais qu’un seul mot : l’utile ! Riez tant que vous voudrez, mais c’est ainsi !

Piotr Pètrovitch riait fortement. Il avait achevé ses comptes et mis l’argent de côté. Pourtant une partie des billets de banque restait encore, dans un but indéfini, sur la table. La « question des égouts », malgré toute sa banalité, avait déjà plusieurs fois servi de prétexte à une discussion entre Piotr Pètrovitch et son jeune ami. Tout le ridicule consistait en ce que Andreï Sèmionovitch se fâchait vraiment. Quant à Loujine, il soulageait ainsi son cœur, et, pour l’instant, il avait une envie particulière d’agacer Lébéziatnikov.

– C’est votre insuccès d’hier qui vous rend si ennuyeux et énervant, éclata enfin ce dernier, qui, en général et malgré toute son « indépendance » et toutes ses « protestations », n’osait pas entrer en contradiction avec Piotr Pètrovitch et continuait toujours à lui témoigner, par habitude, quelque déférence.

– Dites-moi, commença Piotr Pètrovitch avec dépit et hauteur, pouvez-vous… ou, pour m’exprimer mieux, êtes-vous vraiment en termes assez familiers avec la jeune personne dont nous parlions, pour la prier de venir à l’instant, pour une minute, dans cette chambre ? Il semble bien qu’ils sont tous rentrés du cimetière, à présent… J’entends un remue-ménage… J’aurais besoin de la voir – cette personne, veux-je dire.

– Pourquoi donc ? demanda Lébéziatnikov très étonné.

– Pour ça ; j’en ai besoin. Je vais loger ailleurs un de ces jours et j’aurais voulu lui communiquer… Du reste, je vous prie d’être présent lors de l’explication. Oui, ce sera mieux ainsi. Sinon, vous pourriez vous imaginer Dieu sait quoi…

– Je ne m’imaginais rien du tout… J’ai posé cette question sans intention spéciale ; si vous avez à faire avec elle, rien n’est plus facile que de l’appeler. J’y vais de ce pas. Et je ne vous gênerai pas, soyez-en assuré.

Cinq minutes plus tard, Lébéziatnikov revint, en effet, avec Sonètchka. Celle-ci entra avec une mine extrêmement étonnée, et, comme d’habitude, fort intimidée. Elle devenait toujours fort timide dans de pareilles circonstances et elle craignait beaucoup les visages nouveaux et les nouvelles relations. Il en était ainsi depuis son enfance, et cela n’avait fait que s’accroître ces derniers temps… Piotr Pètrovitch la reçut avec « politesse et affabilité », mais avec une nuance de familiarité gaie qui convenait, à son avis, à un homme aussi honorable et posé que lui dans ses relations avec quelqu’un d’aussi jeune et – dans un certain sens – d’aussi intéressant qu’elle. Il se hâta de la rassurer et de la faire asseoir en face de lui. Sonia s’assit et jeta un coup d’œil autour d’elle, sur Lébéziatnikov, sur l’argent, puis, soudain, sur Piotr Pètrovitch, et alors elle ne le quitta plus des yeux. Lébéziatnikov se dirigea vers la porte. Piotr Pètrovitch se leva, invita du geste Sonia à rester assise, et arrêta Lébéziatnikov devant la porte.

– Ce Raskolnikov est-il là ? Est-il déjà arrivé ? demanda-t-il à mi-voix.

– Raskolnikov ? Oui, il est là. Eh bien ? Il est là… Il vient d’entrer, je l’ai vu. Et alors ?

– Eh bien ! je vous demanderai spécialement de rester ici et de ne pas me laisser seul avec cette… demoiselle. C’est une vétille, mais Dieu sait ce qu’on va en déduire. Je ne veux pas que Raskolnikov répète là-bas… Vous comprenez ce que je dis ?

– Je comprends ! Je comprends ! dit Lébéziatnikov en devinant tout à coup. Oui, vous avez raison… Évidemment, d’après ma conviction personnelle, vous allez un peu loin dans vos appréhensions, mais… vous avez quand même ce droit. Soit, je reste. Je me tiendrai près de la fenêtre, ainsi je ne vous dérangerai pas… À mon avis, vous avez le droit…

Piotr Pètrovitch revint au divan, s’installa en face de Sonia, la regarda attentivement et prit soudain un air important et même quelque peu sévère. « N’allez pas vous imaginer des choses, vous non plus, Mademoiselle. » Sonia se troubla définitivement.

– Tout d’abord, je vous prie de présenter mes excuses, Sophia Sémionovna, à votre très respectable mère. Est-ce ainsi ? Katerina Ivanovna remplace votre mère, n’est-ce pas ? commença Piotr Pètrovitch fort gravement, mais, en somme, assez aimablement. Il était visible qu’il avait les intentions les plus cordiales.

– Oui, c’est bien ainsi, c’est exact, elle remplace ma mère, se hâta de répondre Sonia.

– Alors, veuillez lui présenter mes excuses de ce que des circonstances ne dépendant pas de ma volonté m’empêchent de me rendre aux agapes… je veux dire au repas de funérailles, nonobstant son aimable invitation.

– Oui ; c’est bien, je le dirai tout de suite, dit Sonia en se levant rapidement.

– Ce n’est pas encore tout, l’arrêta Piotr Pètrovitch en souriant de sa simplicité et de son ignorance des convenances. Vous me connaissez bien peu, chère Sophia Sémionovna, si vous croyez que j’ai dérangé et prié de venir chez moi une personne telle que vous pour une raison de si peu d’importance et qui ne touche que moi. Mon but est tout autre.

Sonia se hâta de s’asseoir. Ses yeux glissèrent à nouveau sur les coupures grises et irisées qui étaient restées sur la table, mais elle en détourna rapidement le regard et le leva sur Piotr Pètrovitch : il lui sembla soudain qu’il était affreusement impoli, surtout pour elle, de regarder de l’argent qui ne lui appartenait pas. Elle arrêta ses yeux sur le lorgnon d’or que Piotr Pètrovitch tenait dans sa main gauche, et, en même temps, sur la chevalière massive, grande, très belle, garnie d’une pierre jaune, qui ornait son médius ; mais son regard les quitta bientôt et, ne sachant plus où se diriger, il se fixa enfin droit dans les yeux de Piotr Pètrovitch. Après avoir gardé un court silence, celui-ci continua d’un air plus important encore :

– J’ai eu l’occasion, hier, d’échanger quelques mots en passant avec la malheureuse Katerina Ivanovna. Il a suffi de deux mots pour que je puisse voir qu’elle est dans un état anormal, si l’on peut dire ainsi…

– Oui… anormal, se hâta d’approuver Sonia.

– Ou, pour dire plus simplement et plus justement, elle est dans un état maladif.

– Oui, plus simplement et plus juste… oui, elle est malade.

– Bon. Alors, j’aurais voulu, de mon côté, lui être utile d’une façon ou d’une autre, par sentiment humanitaire et, pour ainsi dire, par compassion, en prévision de son sort inévitablement malheureux. Je crois savoir que la subsistance de toute la très pauvre famille dépend de vous seule ?

– Permettez-moi de vous demander, dit tout à coup Sonia en se levant, ce que vous lui avez dit hier au sujet de la possibilité de recevoir une pension ? Parce qu’elle m’a dit que vous vous êtes chargé de lui faire obtenir sa pension. Est-ce vrai ?

– Pas du tout et dans un certain sens c’est même une absurdité. J’avais fait allusion à la possibilité d’obtenir un subside pour la veuve d’un fonctionnaire mort en fonction, dans le cas où elle aurait eu des protections. Mais je crois que votre défunt père n’avait, non seulement pas accompli le terme prescrit, mais qu’il avait même cessé d’occuper son emploi ces derniers temps. En un mot, s’il y a eu un espoir, il a été très éphémère, parce que, en somme, elle n’avait, dans cette circonstance, aucun droit à un subside, et même au contraire… Et elle s’attendait à recevoir une pension ? Hé ! hé ! Elle n’y va pas de main-morte !

– Oui, elle s’attendait… Parce qu’elle est naïve et bonne, et sa bonté lui fait tout croire et… et… et… elle est ainsi… Oui… excusez-moi, dit Sonia, et elle se leva pour partir.

– Permettez, ce n’est pas encore tout.

– Ah, ce n’est pas tout, bredouilla Sonia.

– Alors, asseyez-vous donc.

Sonia se troubla affreusement et se rassit pour la troisième fois.

– Voyant sa position, avec ses enfants en bas âge, j’aurais voulu – comme je l’ai déjà dit – lui être utile d’une façon ou d’une autre, dans la mesure de mes forces, comme on dit, et pas davantage. On pourrait, par exemple, organiser une souscription en sa faveur, ou, pour ainsi dire, une loterie… ou quelque chose de ce genre – comme font toujours dans ces cas-là les proches ou les gens qui, quoique étant étrangers, veulent quand même se rendre utiles. C’est cela que je voulais vous communiquer. Ce serait faisable.

– Oui, c’est bien… Dieu vous… bredouilla Sonia, regardant Piotr Pètrovitch d’un regard aigu.

– C’est faisable, mais… nous en parlerons plus tard… c’est-à-dire que l’on pourrait commencer déjà aujourd’hui. Nous nous verrons ce soir et nous jetterons les bases, pour ainsi dire. Passez par ici vers sept heures. J’espère qu’Andreï Sèmionovitch prendra part, lui aussi, avec nous… mais… il y a ici une circonstance qu’il faut mentionner préalablement et soigneusement. C’est pour cette raison que je vous ai dérangée, Sophia Sémionovna, en vous invitant à venir ici. À savoir, mon opinion est qu’il serait dangereux de mettre cet argent entre les mains de Katerina Ivanovna ; le repas d’aujourd’hui en est la preuve. Elle n’a, pour ainsi dire, pas une croûte de pain pour le lendemain… ou même pas de souliers, par exemple, elle manque de tout, et elle achète du rhum de la Jamaïque et même – je crois – du madère et du café. Je l’ai vu en passant. Demain, tout retombera sur vous, jusqu’au souci de la croûte de pain quotidien, et c’est stupide. Par conséquent, à mon avis personnel, la souscription doit être ainsi faite que la pauvre veuve n’en sache rien et que vous seule, par exemple, en soyez informée. Est-ce bien ainsi ?

– Je ne sais pas. C’est seulement aujourd’hui… cela n’arrive qu’une fois dans la vie… elle avait envie de faire honneur, de faire quelque chose à la mémoire… elle est très intelligente. Mais que ce soit comme vous l’entendez et je vous serai très, très… ils vous seront tous… et Dieu vous… et les orphelins…

Sonia n’acheva pas et se mit à pleurer.

– Bon. Alors, prenez-en note ; et maintenant, veuillez bien accepter en faveur des intérêts de votre parente, pour les premiers frais, une somme proportionnée à mes moyens. Je souhaite vivement que mon nom ne soit pas mentionné dans cette circonstance. Voici… ayant moi-même des charges et des soucis, je ne puis donner davantage.

Et Piotr Pètrovitch remit à Sonia un billet de dix roubles après l’avoir soigneusement déplié au préalable. Sonia le prit, rougit violemment, se leva d’un mouvement vif, bredouilla quelque chose et se mit à prendre congé. Piotr Pètrovitch la reconduisit pompeusement jusqu’à la porte. Elle s’échappa enfin, tout agitée, tout épuisée et rejoignit Katerina Ivanovna, extrêmement troublée.

Pendant toute cette scène, Andreï Sèmionovitch était resté tantôt debout près de la fenêtre, tantôt à se promener dans la chambre, ne voulant pas interrompre la conversation ; lorsque Sonia partit, il s’approcha immédiatement de Piotr Pètrovitch et lui tendit solennellement la main.

– J’ai tout entendu et j’ai tout vu, dit-il en appuyant spécialement sur ce dernier mot ; c’est noble… je voulais dire que c’est humanitaire ! Vous avez voulu vous soustraire à la reconnaissance, je l’ai vu ! Et quoique, je l’avoue, je ne puisse sympathiser par principe avec la bienfaisance privée, parce que, non seulement elle n’extirpe pas le mal radicalement, mais qu’au contraire elle le nourrit, néanmoins je dois avouer que j’ai suivi votre geste avec plaisir – oui, oui, cela me plaît.

– Mais c’est une petite chose, bredouilla Piotr Pètrovitch, agité, en regardant Lébéziatnikov, comme s’il cherchait à deviner quelque chose.

– Non, ce n’est pas une petite chose ! Un homme offensé et dépité comme vous par les événements d’hier, et capable, en même temps, de penser aux malheurs des autres – un tel homme… quoiqu’il commette une faute sociale par ses actes – est néanmoins… digne de respect ! Je n’attendais pas cela de vous, Piotr Pètrovitch, et ce d’autant plus que, d’après vos idées… ô comme vos idées vous gênent encore ! Comme votre échec d’hier, par exemple, vous agite, s’exclamait le brave Andreï Sèmionovitch qui se sentait, de nouveau, fort bien disposé envers Piotr Pètrovitch. – Et qu’avez-vous besoin, par exemple, de ce mariage, de ce mariage légitime, très honorable Piotr Pètrovitch ? Pourquoi recherchez-vous à tout prix cette légitimité dans le mariage ? Allons, battez-moi si vous voulez, mais je suis content qu’il n’ait pas réussi, que vous restiez libre, que vous ne soyez pas encore tout à fait perdu pour l’humanité… Vous voyez, j’ai exprimé ma pensée !

– C’est parce que je ne veux pas porter des cornes et élever les enfants des autres ; voilà pourquoi je n’ai que faire de l’union libre, dit Loujine pour répondre quelque chose.

Il semblait particulièrement préoccupé et était pensif.

– Des enfants ! Vous avez touché la question des enfants ? s’écria Andreï Sèmionovitch qui frissonna comme un cheval de bataille qui entend le son des trompettes de guerre. Les enfants constituent une question sociale, et une question de première importance, je suis d’accord ! mais cette question aura une autre solution. Certains nient totalement la nécessité de leur existence, comme ils nient d’ailleurs toute allusion à la famille. Nous parlerons des enfants plus tard, occupons-nous maintenant des cornes ! Je vous avoue que c’est mon point faible. Il est inimaginable que l’on trouve cette méchante expression de hussard, ce mot à la Pouchkine, dans le vocabulaire de l’avenir. Et puis, qu’est-ce que « les cornes » ? Quelle aberration ! Quelles cornes ? Pourquoi les cornes ? Quelles bêtises ! Au contraire, elles n’existeront pas dans l’union libre ! « Les cornes », c’est la conséquence logique du mariage légal, c’est son correctif, pour ainsi dire, une protestation ; par conséquent, elles ne sont pas humiliantes le moins du monde… Si jamais – supposons l’absurde – je me mariais légalement, je serais même heureux de porter vos cornes maudites ; je dirais alors à ma femme : « chère amie, jusqu’ici, je me suis contenté de t’aimer ; maintenant, je te respecte parce que tu as su protester ! ». Vous riez ? C’est parce que vous n’êtes pas en mesure de rompre avec les préjugés ! Que le diable m’emporte, je comprends fort bien en quoi consiste le désagrément lorsqu’on est trompé, dans un mariage légal ; mais ce n’est que la misérable conséquence d’un misérable fait où tous deux sont humiliés. Mais lorsque les cornes se mettent ouvertement, comme dans l’union libre, alors elles n’existent pas, elles sont inimaginables et perdent même le nom de cornes. Au contraire, votre femme vous démontre ainsi qu’elle vous respecte, en vous considérant comme incapable de vous opposer à son bonheur et en vous jugeant suffisamment développé pour ne pas chercher à vous venger sur elle, parce qu’elle a un nouveau mari. Que le diable m’emporte ! Je songe parfois que si jamais je me mariais (légalement ou librement, que m’importe), j’amènerais, je crois, un amant à ma femme, si elle tardait trop à en prendre un elle-même. « Chère amie, lui dirais-je, je t’aime, mais je veux encore que tu me respectes, – voici ! ». Est-ce que je parle bien ?
Piotr Pètrovitch faisait entendre des petits rires en écoutant, mais sans enthousiasme particulier. Il n’avait écouté que distraitement le discours de son jeune ami. Il était en train de combiner quelque chose, et Lébéziatnikov lui-même finit par le remarquer. Piotr Pètrovitch était agité, il se frottait les mains, devenait pensif par moment. Tout cela, Andreï Sèmionovitch se le rappela et en comprit la raison par la suite…

II

Il serait difficile d’indiquer exactement les causes qui avaient fait naître l’idée du repas de funérailles dans la tête déréglée de Katerina Ivanovna. Près de dix, des vingt et quelques roubles donnés par Raskolnikov pour l’enterrement de Marméladov, y furent engloutis. Peut-être Katerina Ivanovna considérait-elle comme son devoir vis-à-vis du défunt d’honorer « comme il faut » sa mémoire, pour que tous les locataires, et Amalia Ivanovna surtout, sachent qu’« il » était non seulement aussi bien qu’eux, mais peut-être beaucoup « mieux », et qu’en tout cas personne n’avait le droit de « le regarder de haut ». Peut-être était-ce la fierté des pauvres gens, si spéciale, qui avait eu la plus grande part dans sa décision, cette fierté qui pousse les pauvres, lors de certaines circonstances où les coutumes rendent un rite obligatoire, à bander leurs dernières énergies, à dépenser les derniers sous qu’ils avaient économisés, pour se permettre de n’être pas « autrement que les autres », pour ne pas être « mal jugés » par les autres. Il est très probable que Katerina Ivanovna avait eu envie, précisément dans cette occasion, alors qu’il semblait bien qu’elle fût totalement abandonnée, de montrer à tous ces « négligeables et méchants locataires » que non seulement « elle savait vivre et qu’elle savait recevoir », mais qu’elle n’était pas du tout faite pour le rôle qu’elle jouait, elle qui avait été élevée dans une maison honorable et on pourrait même dire « aristocratique », elle qui n’était nullement préparée à brosser le plancher et à lessiver la nuit des hardes d’enfants. Ces paroxysmes d’orgueil et de vanité visitent parfois les gens les plus miséreux et les plus apeurés et il arrive que cela se transforme, chez eux, en un désir irrité et irrésistible. En outre, Katerina Ivanovna n’était nullement apeurée : les circonstances pouvaient l’anéantir matériellement, mais elles ne pouvaient l’écraser moralement, c’est-à-dire l’apeurer et soumettre sa volonté. De plus, Sonètchka avait de bonnes raisons de dire que sa pensée se troublait. On ne pouvait encore l’affirmer positivement et définitivement, il est vrai, mais il était sûr que ces derniers temps, cette dernière année, sa pauvre tête avait trop souffert pour rester intacte. Une évolution poussée de la phtisie contribue aussi, disent les médecins, au dérèglement des facultés mentales.

Il n’y avait pas de vins nombreux et divers, pas plus que de madère : l’affirmation était exagérée ; mais il y avait quand même du vin. Il y avait du vodka, du rhum et du porto ; tout était de dernière qualité mais en quantité suffisante. En fait d’aliments, à part la koutia, il y avait trois ou quatre plats que l’on avait préparés dans la cuisine d’Amalia Ivanovna ; deux samovars étaient prêts pour le thé et le punch. C’est Katerina Ivanovna elle-même qui avait pris les dispositions pour les achats ; elle fut aidée par un colocataire, un misérable petit Polonais qui vivait, Dieu sait pourquoi, chez Mme Lippewechsel et qui s’était immédiatement offert pour faire les commissions de Katerina Ivanovna. La veille, il avait couru toute la journée, et toute la matinée de ce jour, comme un fou, la langue pendante, et visiblement soucieux de ce que son zèle fût remarqué. Il accourait chez Katerina Ivanovna pour la moindre chose, il était même allé la relancer jusqu’au bazar ; il l’appelait constamment « Madame la Lieutenante » ; enfin, elle en fut excédée, quoiqu’elle eût dit au début que, sans cet homme « serviable et généreux », elle aurait été complètement perdue. C’était dans le tempérament de Katerina Ivanovna de parer au plus vite le premier venu des qualités les plus éclatantes, de l’accabler sous un flot de louanges, jusqu’à le faire rougir, d’imaginer un tas de circonstances inexistantes à son avantage et de croire ensuite elle-même à leur réalité ; après quoi, elle se désillusionnait, elle couvrait de reproches et chassait celui qu’elle avait admiré un instant plus tôt. Elle était naturellement gaie, paisible, elle avait le rire facile, mais par suite de ses échecs et de ses malheurs, elle s’était mise à désirer avec tant de rage que tous vivent en paix et qu’ils ne puissent vivre autrement, que la plus légère dissonance dans la vie, que le moindre insuccès la mettaient tout de suite hors d’elle-même : elle passait alors des espoirs les plus élevés, des mirages les plus brillants au plus profond désespoir ; elle se mettait à maudire sa destinée, à casser tout ce qui lui tombait sous la main et à se cogner la tête au mur. Amalia Ivanovna se vit, du jour au lendemain, extraordinairement honorée et respectée par Katerina Ivanovna, sans doute uniquement à cause du repas de funérailles aux apprêts duquel Amalia Ivanovna avait décidé de participer de tout son cœur ; elle s’était chargée de servir la table, de procurer le linge, la vaisselle, etc. et de préparer les aliments dans sa cuisine. Katerina Ivanovna lui avait donné les pleins pouvoirs, se préparant elle-même à se rendre au cimetière. Tout fut magnifiquement fait : la table fut même servie assez proprement, bien que la vaisselle, les fourchettes, les couteaux, les tasses, les verres, fussent dépareillés, de modèles et de calibres différents. Tout cela provenait d’ailleurs des différents locataires. En revanche, tout fut prêt à l’heure et Amalia Ivanovna, sachant qu’elle avait fait sa besogne d’une façon excellente, reçut avec quelque orgueil ceux qui rentraient du cimetière. Elle s’était parée d’une coiffe, ornée de rubans de deuil, et d’une robe noire. Cette fierté, toute légitime qu’elle fût, ne plut pas à Katerina Ivanovna : « vraiment, c’est comme si on n’aurait pu servir la table sans Amalia Ivanovna ! » La coiffe avec ses rubans neufs lui déplut aussi : « ne serait-elle pas fière, cette stupide Allemande, parce qu’elle est la propriétaire et qu’elle a consenti, par charité, à aider de pauvres locataires ? Par charité ! Merci ! Chez le père de Katerina Ivanovna qui était colonel et presque gouverneur, la table était parfois servie pour quarante personnes, si bien qu’une quelconque Amalia Ivanovna ou, pour mieux dire, Ludwigovna, n’aurait pas même été admise à pénétrer dans la cuisine… ». Du reste, Katerina Ivanovna décida de ne pas exprimer ses sentiments pour l’instant, quoiqu’elle se dit qu’il fallait à tout prix, aujourd’hui même, remettre Amalia Ivanovna à sa place, sinon elle pourrait s’imaginer Dieu sait quoi. En attendant, elle se montra seulement froide avec elle. Un autre désagrément contribua aussi à irriter Katerina Ivanovna : aucun locataire ne fut présent à l’enterrement ; le petit Polonais fit exception : il fut seul à se rendre au cimetière. Par contre, l’heure du repas vit arriver les plus insignifiants et les plus pauvres d’entre les locataires, dont beaucoup étaient déjà gris ; de la racaille, en somme. Les plus âgés et les plus importants manquèrent tous, comme s’ils s’étaient entendus d’avance. Piotr Pètrovitch Loujine, le plus important des locataires, pouvait-on dire, était absent, et Katerina Ivanovna avait déclaré hier à qui voulait l’entendre, c’est-à-dire à Amalia Ivanovna, à Polètchka, à Sonia et au petit Polonais, que cet homme noble et généreux, pourvu de puissantes relations et d’une fortune considérable, ancien ami de feu son mari, qui avait été reçu dans la maison de son père – que cet homme avait promis de mettre tout en œuvre pour lui procurer une importante pension. Remarquons ici que si Katerina Ivanovna vantait la qualité et la fortune de ses relations, ce n’était nullement par intérêt ou par calcul ; elle faisait cela de grand cœur, pour le seul plaisir de louer et de donner ainsi plus de valeur à celui qu’elle louait. « Ce mauvais garnement » de Lébéziatnikov ne vint pas non plus, prenant sans doute exemple sur Loujine. À quoi pense-t-il donc ! On ne l’avait invité que par charité et parce qu’il partageait la chambre de Piotr Pètrovitch, étant son ami, et qu’il n’aurait pas été convenable de ne pas l’inviter. Une « dame du monde » avec sa fille, déjà âgée, ne vint pas non plus ; elle n’habitait que depuis deux semaines dans un des garnis d’Amalia Ivanovna, mais elle s’était déjà plainte deux fois du bruit et des cris qui lui parvenaient de la chambre des Marméladov, surtout quand le défunt rentrait ivre à la maison. Katerina Ivanovna était mise au courant de ces réclamations par Amalia Ivanovna, lorsqu’elle se querellait avec elle et était menacée d’être expulsée avec toute sa famille ; Amalia Ivanovna lui criait alors à gorge déployée « qu’elles dérangeaient d’honorables locataires dont elles n’arrivaient pas à la cheville ». Katerina Ivanovna tint à inviter cette dame « dont elle n’arrivait pas à la cheville » – d’autant plus que celle-ci se détournait hautainement quand elles se rencontraient – pour lui montrer que « les gens honorables et généreux agissent en oubliant les offenses » ; en outre, elle verrait que Katerina Ivanovna était habituée à une autre existence. Il fallait qu’elles s’expliquent à ce sujet ainsi qu’au sujet de la dignité de gouverneur dont allait être investi, au moment de sa mort, son défunt père ; elle devait faire remarquer ensuite indirectement que la dame avait tort de se détourner lors de leurs rencontres et que cette façon d’agir était stupide de sa part. Le gros lieutenant-colonel (en réalité, capitaine en second retraité) ne vint pas non plus, mais on apprit qu’il était ivre-mort depuis la veille au matin. En définitive, étaient présents : le petit Polonais, un méchant clerc boutonneux, muet comme une carpe, vêtu d’un frac vert et répandant une mauvaise odeur ; ensuite, un petit vieux sourd et presque aveugle qui, jadis, avait été employé dans un bureau de poste et qu’un inconnu entretenait, depuis des temps immémoriaux et Dieu sait pourquoi, chez Amalia Ivanovna. Un lieutenant de réserve, qui était, en fait, un employé d’intendance, arriva déjà ivre, avec un gros rire des plus impoli et, « imaginez-vous », sans gilet ! quelqu’un arriva et se mit directement à table sans même saluer Katerina Ivanovna ; enfin vint un personnage en robe de chambre, faute de vêtements, ce qui était à ce point inconvenant qu’Amalia Ivanovna et le petit Polonais, en joignant leurs efforts, l’éconduisirent. D’autre part, le petit Polonais amena deux compatriotes qui n’avaient jamais habité chez Amalia Ivanovna et que personne n’avait jamais vus dans l’appartement. Tout cela irrita considérablement Katerina Ivanovna. « Pour qui, en fin de compte, tous ces préparatifs avaient-ils été faits ? » On avait même installé les enfants autour du coffre dans le coin du fond, car il ne devait plus y avoir de place à la table qui occupait, du reste, presque toute la pièce. Les deux petits s’assirent sur le banc et Polètchka, en tant qu’aînée, devait les surveiller, leur donner à manger et les moucher « comme des enfants de naissance honorable ». En un mot, Katerina Ivanovna se crut obligée de recevoir ses invités avec une importance redoublée et même avec hauteur. Elle jeta un regard particulièrement sévère à certains de ceux-ci et les invita avec emphase à s’asseoir. Estimant, Dieu sait pourquoi qu’Amalia Ivanovna était responsable des abstentions, elle se mit à la traiter avec une extrême négligence, à tel point que celle-ci le remarqua immédiatement et en fut piquée au plus haut point. Un tel commencement ne présageait pas une bonne fin. Enfin, on fut installé. Raskolnikov entra presque en même temps que ceux qui revenaient de l’enterrement. Katerina Ivanovna fut extrêmement heureuse de son arrivée, tout d’abord parce qu’il était le seul « invité cultivé » et, comme on le savait déjà, qu’il s’apprêtait à occuper, dans deux ans, une chaire de professeur à l’université, ensuite parce qu’il s’excusa immédiatement et respectueusement de n’avoir pu, malgré tout son désir, venir à l’enterrement. Elle s’empara de lui, l’installa à sa gauche (à sa droite se trouvait Amalia Ivanovna) et, malgré la continuelle agitation et le mal qu’elle se donnait pour surveiller le service et pour veiller à ce que tout le monde ait sa part, malgré la toux douloureuse qui lui coupait à chaque instant la parole, la faisait suffoquer et qui semblait s’être exaspérée ces derniers jours, elle s’adressait continuellement à Raskolnikov et elle se hâtait de lui dire tous les sentiments qui s’étaient accumulés en elle et toute sa juste indignation à propos du repas de funérailles manqué. Son indignation était souvent remplacée par un rire des plus gai, des plus irrésistible, qui avait pour objet les invités, mais surtout la logeuse elle-même.

– C’est cette perruche qui est la cause de tout. Vous comprenez de qui je veux parler : d’elle, d’elle ! – Katerina Ivanovna lui montra la logeuse de la tête. – Regardez-la rouler les yeux, elle sent qu’on parle d’elle, elle ne peut comprendre, alors, elle roule les yeux. En voilà une chouette. – Elle rit, puis toussota. – Que veut-elle montrer avec sa coiffe ? – Elle toussa. – Avez-vous remarqué qu’elle désire que tout le monde pense qu’elle me protège et qu’elle me fait honneur en venant ? Je l’ai priée, comme une honnête femme, d’inviter du monde convenable et, particulièrement, les amis du défunt et regardez donc ce qu’elle m’a amené des paillasses ! Des épouvantails ! Regardez celui-ci avec son visage boutonneux : c’est une glaire sur deux jambes ! Et ces petits Polonais… – Elle rit, puis toussa. – Personne ne les a jamais vus ici… moi non plus ; allons, dites-moi pourquoi sont-ils venus ?… Ils sont assis dignement côte à côte. Pane, hé ! cria-t-elle subitement à l’un d’eux, – avez-vous pris des crêpes ? Prenez-en encore ! Buvez de la bière ! Ne voulez-vous pas du vodka ? Regardez, il a bondi et il fait des courbettes, regardez, regardez : ils sont sans doute affamés, les pauvres ! Ce n’est rien, qu’ils mangent ! Au moins, ils ne font pas de bruit… mais j’avoue, j’ai peur pour les couverts d’argent de la logeuse !… – Amalia Ivanovna ! dit-elle soudain à celle-ci, presque à haute voix, – si jamais les cuillers disparaissent, je n’en suis pas responsable, je vous en avertis ! – Elle rit, puis elle s’adressa de nouveau à Raskolnikov en lui montrant la logeuse de la tête, tout heureuse de sa plaisanterie : – Elle n’a pas compris, elle n’a pas compris ! Elle est assise la bouche ouverte, regardez : une chouette, une vraie chouette, une chouette avec des rubans neufs ! – Elle rit.
Ici son rire se transforma de nouveau en une toux douloureuse qui dura cinq minutes. Un peu de sang tacha le mouchoir, la sueur perla à son front. Sans mot dire, elle montra le sang à Raskolnikov et, reprenant avec peine son haleine, elle se mit immédiatement à chuchoter avec une extraordinaire animation ; des taches rouges lui avaient coloré les joues.

– Pensez que je lui ai confié la mission la plus délicate : inviter cette dame et sa fille, vous voyez de qui je veux parler ? Il fallait agir le plus finement, le plus habilement possible et elle a fait cela d’une telle façon que cette imbécile, cette nouvelle arrivée, cette hautaine créature, cette misérable provinciale, pour la seule raison qu’elle est une quelconque veuve de major, parce qu’elle est venue ici pour se procurer une pension et encombrer les antichambres administratives, qu’elle se teint les cheveux, se poudre et se farde (c’est connu)… malgré ses cinquante ans… eh bien, c’est cette femme qui a trouvé bon de ne pas venir et elle ne s’est même pas fait excuser, ce qu’exigeait la plus élémentaire politesse dans ce cas-là. Je ne comprends vraiment pas pourquoi Piotr Pètrovitch n’est pas venu non plus ? Mais où est Sonia ? Où est-elle partie ? Ah, la voilà, enfin ! Où as-tu été Sonia ? Il est étrange que tu sois si peu ponctuelle aux funérailles de ton père. Rodion Romanovitch, faites-lui place à côté de vous. Voici ta place, Sonètchka… que veux-tu ? Prends. Prends plutôt du poisson à la gelée. On va apporter les crêpes tout de suite. A-t-on servi les enfants ? Polètchka, avez-vous tout ce qu’il faut ? – Elle toussota. – C’est bien. Sois sage Lénia, et toi, Kolia, ne balance pas les jambes ; conduis-toi comme un enfant de bonne famille doit se conduire. Que dis-tu, Sonètchka ?

Sonia se hâta de lui faire part des excuses de Piotr Pètrovitch, en essayant de parler à voix haute pour que tout le monde pût entendre et en recherchant les expressions les plus choisies et les plus respectueuses, expressions qu’elle inventa ou qu’elle orna au nom de Piotr Pètrovitch. Elle ajouta que Piotr Pètrovitch avait particulièrement insisté pour qu’elle n’oubliât pas de dire qu’à la première possibilité il viendrait lui-même pour parler d’affaires seul à seul et convenir de ce qu’il fallait faire et entreprendre par la suite, etc…, etc…

Sonia savait que cela apaiserait Katerina Ivanovna, que cela la flatterait et surtout, que son orgueil serait satisfait. Elle s’assit près de Raskolnikov auquel elle fit un salut hâtif, et lui jeta un regard curieux. Le reste du temps, elle évita de le regarder et ne lui parla pas. Elle était même distraite quoiqu’elle ne quittât pas Katerina Ivanovna des yeux pour deviner ses désirs et lui être agréable. Ni elle ni Katerina Ivanovna n’étaient en deuil, faute de vêtements ; Sonia portait une robe brune, choisie pour sa teinte sombre ! Katerina Ivanovna avait mis son unique robe ; c’était une robe d’indienne, de couleur sombre, avec des rayures.

Katerina Ivanovna ne fit aucune difficulté pour accueillir le message de Piotr Pètrovitch comme quelque chose d’absolument normal. Après avoir écouté Sonia avec un air important, elle lui demanda comment se portait Piotr Pètrovitch. Ensuite, elle déclara presque à haute voix à Raskolnikov qu’en effet il aurait été bizarre, pour un homme posé, comme Piotr Pètrovitch, de tomber dans « une compagnie aussi invraisemblable », malgré tout son dévouement à la famille et son ancienne amitié avec son père.

– Voici la raison pour laquelle je vous suis spécialement reconnaissante, Rodion Romanovitch, de n’avoir pas fait fi de mon hospitalité, même dans de telles conditions – ajouta-t-elle presque à haute voix. Du reste, je suis sûre que ce n’est que votre amitié pour le défunt qui vous a incité à tenir parole.

Ensuite elle jeta un coup d’œil fier et digne à ses invités et demanda soudain, avec une sollicitude particulière, à haute voix, au petit vieillard sourd, s’il ne voulait plus de viande et si on lui avait donné du porto. Le petit vieux ne répondit pas et ne comprit d’abord ce qu’on lui demandait, quoique ses voisins lui eussent donné des coups de coude pour rire. Il regardait seulement autour de lui, la bouche ouverte, ce qui excita encore la gaieté générale.

– Regardez-moi ce butor ! Regardez, regardez ! Pourquoi l’a-t-on amené ? Quant à Piotr Pètrovitch, j’avais toujours eu confiance en lui, continua Katerina Ivanovna en s’adressant à Raskolnikov ; – et, évidemment, il ne ressemble pas…, dit-elle à voix haute et tranchante en se tournant vers Amalia Ivanovna, ce qui fit même peur à celle-ci – il ne ressemble pas à vos baudruches empanachées que l’on n’aurait pas acceptées à la cuisine de papa ; mon défunt mari leur aurait évidemment fait honneur en les recevant, ce qui n’aurait été dû qu’à son inépuisable bonté.

– Oui, il aimait boire ; oui vraiment, il buvait parfois ! cria tout à coup l’ancien employé d’intendance après avoir vidé son douzième verre.

– Feu mon mari avait, en effet, cette faiblesse, et tout le monde le sait, s’écria Katerina Ivanovna en se retournant vivement vers l’employé. Mais c’était un homme bon et généreux qui aimait et qui estimait ses proches ; ce qui était mal, c’est qu’il se confiait à toutes sortes de vicieux et Dieu sait avec qui il buvait ! Des gens qui ne valaient pas la semelle de ses souliers ! Imaginez-vous, Rodion Romanovitch, qu’on a trouvé un petit coq en pain d’épices dans sa poche : il rentrait ivre-mort et il avait pensé aux enfants.

– Un petit coq ? Vous avez dit : un pe-tit coq ? cria le monsieur de l’intendance.

Katerina Ivanovna ne daigna pas répondre. Elle devint pensive et soupira.

– Vous pensez sans doute, comme les autres, que j’étais trop sévère pour lui, continua-t-elle en s’adressant à Raskolnikov. Mais ce n’est pas ainsi du tout ! Il me respectait, il me respectait beaucoup ! C’était un homme très bon ! Et j’en avais tellement pitié, parfois. Il lui arrivait de rester assis dans un coin à me regarder et j’avais tellement envie alors de le caresser, d’être gentille avec lui, et puis je pensais : « si je le caresse, il va de nouveau se saouler » ; on ne pouvait le tenir qu’à force de sévérité.

– Oui, il se faisait secouer la tignasse, cela arriva plus d’une fois, beugla de nouveau l’employé d’intendance en se versant encore un verre de vodka dans le gosier.

– À certains imbéciles, il ne suffirait pas de secouer la tignasse, il faudrait leur donner du balai, pour bien faire. Je ne parle pas du défunt, maintenant, coupa Katerina Ivanovna.

Les taches rouges de ses joues devenaient de plus en plus marquées ; elle haletait. Elle était prête à commencer une querelle. Beaucoup riaient, beaucoup trouvaient cela très plaisant. On pressait l’employé d’intendance, on lui chuchotait quelque chose. On voulait, de toute évidence, les mettre aux prises.

– Permettez-moi de vous demander, médème, de quoi vous voulez parler, commença l’employé. Je veux dire… de qui parlez-vous ?… Bah, après tout, laissons ça ! Bêtises ! Une veuve ! Je pardonne… Parole !

Il s’envoya encore un verre de vodka.

Raskolnikov écoutait silencieusement et avec dégoût. Il ne mangeait que par politesse, touchant à peine aux morceaux que Katerina Ivanovna glissait constamment dans son assiette ; il avait peur de la froisser. Il observait Sonia avec attention. Celle-ci devenait de plus en plus inquiète et préoccupée ; elle pressentait aussi que le repas finirait mal et elle suivait avec effroi l’irritation croissante de Katerina Ivanovna. Elle savait, entre autres, qu’elle, Sonia, était la cause principale de ce que les dames nouvellement arrivées avaient reçu avec tant de mépris l’invitation de Katerina Ivanovna. Elle avait appris d’Amalia Ivanovna que la mère s’était même offusquée d’avoir été invitée et qu’elle avait demandé : « Comment aurait-elle pu faire asseoir sa fille à côté de cette demoiselle ? ». Sonia pressentait que Katerina Ivanovna était déjà informée de cela et savait qu’une offense qu’on lui aurait faite signifiait davantage pour sa belle-mère, qu’une offense faite à elle-même, à ses enfants, à son père, que c’était, en un mot, une offense mortelle, et qu’elle ne se tranquilliserait pas « avant d’avoir prouvé à ces baudruches, qu’elles étaient…, etc…, etc… ». Comme par un fait exprès, quelqu’un envoya à Sonia une assiette ornée de deux cœurs percés d’une flèche ! pétris en mie de pain noir. Katerina Ivanovna rougit violemment et remarqua tout de suite à haute voix que celui qui avait envoyé cela était « un baudet ivre ». Amalia Ivanovna qui pressentait aussi que quelque chose de désagréable allait arriver, et profondément blessée, en outre, par l’arrogance de Katerina Ivanovna, voulut dissiper l’atmosphère tendue en attirant ailleurs l’attention de la compagnie et par la même occasion relever son prestige. Elle se mit, tout à coup, à raconter qu’un de ses amis, Karl l’apothicaire, « avait pris un fiacre, la nuit, », et que « le cocher foulait le touer et que Karl le demandait peaucoup, peaucoup de ne pas lui touer et il pleurait et il mettait ses mains ensemple et il effrayé et la peur lui avait le cœur crevé ». Katerina Ivanovna, quoiqu’elle sourît, fit remarquer immédiatement qu’Amalia Ivanovna avait tort de vouloir déjà raconter des anecdotes en russe. Celle-ci se froissa encore davantage et objecta que son « Vater aus Berlin était un très important personne et qu’il afait touchours les mains tans tes poches ». Katerina Ivanovna, qui avait naturellement le rire prompt, ne résista pas et s’esclaffa, si bien qu’Amalia Ivanovna put à peine se maîtriser.

– En voilà une chouette ! chuchota tout de suite Katerina Ivanovna presque égayée à Raskolnikov. Elle a voulu dire qu’il gardait les mains en poche et l’on a compris qu’il les fourrait dans les poches des autres ! – Elle toussota. – Et avez-vous remarqué, Rodion Romanovitch, que tous ces étrangers qui habitent Petersbourg, c’est-à-dire surtout des Allemands, qui nous arrivent Dieu sait d’où, sont plus bêtes que nous ! Allons, convenez-en, peut-on raconter que Karl l’apothicaire « a crevé son cœur avec sa peur » et qu’au lieu de ligoter le cocher, « il mettait ses mains ensemple (le morveux !) et il pleurait et il peaucoup demandait ». Ah ! La chouette ! Le plus fort c’est qu’elle pense que c’est très touchant et ne soupçonne pas à quel point elle est bête ! À mon avis, cet employé ivre est beaucoup plus intelligent qu’elle ; au moins, voit-on que c’est un ivrogne, qu’il a noyé son esprit dans l’alcool, tandis que ceux-ci sont tellement cérémonieux, tellement sérieux… Regardez-la rouler les yeux. Elle enrage, elle enrage !

Elle rit et puis se mit à tousser.

Toute gaie, Katerina Ivanovna parla d’une foule de détails et, tout à coup, elle se mit à raconter comment, grâce à la pension qu’elle allait obtenir, elle ouvrirait dans sa ville natale de T… une institution pour jeunes filles de bonne famille. Raskolnikov n’avait pas encore appris cela par elle et Katerina Ivanovna entra tout de suite dans les descriptions les plus séduisantes. Le « bulletin d’éloges » (dont feu Marméladov avait parlé à Raskolnikov en lui expliquant, au débit de boissons, que sa femme, Katerina Ivanovna, à la fin de ses études à l’Institut, avait dansé parée d’un châle « devant le gouverneur et d’autres personnalités »), apparut Dieu sait comment, entre ses mains. Il se mit à circuler parmi les convives enivrés, ce à quoi Katerina Ivanovna ne s’opposa pas, parce qu’en effet, il y était indiqué en toutes lettres qu’elle était la fille d’un conseiller de cour et chevalier et que, par conséquent, elle était en effet, presque fille de colonel. Katerina Ivanovna, tout agitée, s’étendit sur les détails de la vie magnifique et paisible qu’elle mènerait à T… ; elle parla des professeurs de collège qu’elle inviterait à donner des leçons dans sa pension, d’un respectable vieillard, le Français Mangaux, qui lui avait appris le français à l’Institut et qui finissait ses jours à T… et qui consentirait à donner des leçons pour fort peu de chose. Elle en arriva alors à Sonia qui irait à T… avec Katerina Ivanovna et qui allait l’« aider en tout ». Mais ici quelqu’un s’esclaffa au bout de la table. Katerina Ivanovna essaya de faire semblant de n’avoir pas remarqué les rires qui fusèrent, haussa immédiatement la voix et se mit à vanter avec animation les « indiscutables aptitudes de Sophia Sémionovna à lui servir d’aide », à louer son humilité, sa patience, son esprit de sacrifice, sa noblesse et sa culture ; elle tapota sa joue et, se soulevant de sa chaise, l’embrassa ardemment deux fois. Sonia rougit violemment et Katerina Ivanovna fondit tout à coup en larmes, pensant, à part soi, « qu’elle était une sotte à caractère faible, qu’elle n’était que trop énervée déjà, qu’il était temps de terminer, et que, comme le repas était fini, on allait servir le thé ». À cet instant, Amalia Ivanovna, définitivement offusquée de ce qu’elle n’avait pas pris la moindre part à la conversation et qu’on ne l’écoutait même pas, se décida, soudain, à faire une dernière tentative et, avec une secrète angoisse, risqua, auprès de Katerina Ivanovna, une remarque extrêmement pratique et profondément pensée, sur le fait qu’il faudrait accorder une attention spéciale dans la future pension, au linge propre des demoiselles (die Wäsche) et qu’« il faudra nécessaire un brove dam (die Dame) avoir pour regarter après le linche », et encore, que « faire attention te cheunes demoiselles pas lire romans la nuit ». Katerina Ivanovna, qui était en effet énervée et extrêmement fatiguée et que le repas de funérailles commençait à excéder, coupa tout de suite la parole à Amalia Ivanovna en lui déclarant qu’elle « racontait des sornettes », qu’elle ne comprenait rien à rien, que die Wäsche incombait à l’économie et non à la directrice d’une honorable pension, qu’en ce qui concerne la lecture des romans, il n’était même pas convenable de soulever une pareille question, et que, par conséquent, elle la priait de se taire. Amalia Ivanovna devint toute rouge et, furieuse, remarqua qu’elle n’avait « que du bien voulu » et qu’elle avait « très beaucoup de bien voulu » et que « pour l’appartemente elle tepuis longtemps pas de geld payé avait ». Katerina Ivanovna la rabroua immédiatement en lui déclarant qu’elle mentait en disant qu’elle n’avait « que du bien voulu » parce que, hier, tandis que le défunt reposait encore sur la table, elle l’avait tourmentée au sujet du loyer. À ceci, Amalia Ivanovna répondit avec raison que « elle invite les autres tames et que les autres tames ne foulaient chamais fenir car les autres tames sont honoraples tames et qu’elles tans maison pas honoraple ne peuvent pas fenir ». Katerina Ivanovna lui fit tout de suite remarquer, qu’étant donné qu’elle était une moins que rien, elle ne pouvait juger de ce qu’est la vraie honorabilité. Amalia Ivanovna ne put supporter cela et déclara que son « Vater aus Berlin était très, très importante homme et tous les teux mains tans les poches marchait et il faisait touchours : pouf ! pouf ! » et pour mieux démontrer comment faisait son « Vater », Amalia Ivanovna se leva d’un bond, fourra ses mains en poche, gonfla les joues et se mit à émettre des sons indéterminés, pareils à « pouf-pouf », ce qui provoqua le rire général de tous les locataires qui l’excitaient en pressentant la bagarre. Mais c’en était trop et Katerina Ivanovna « déclara à la ronde » qu’Amalia Ivanovna n’avait peut-être jamais eu de « Vater » et qu’elle n’était sans doute qu’une Finlandaise de Petersbourg, une ivrognesse qui avait été probablement cuisinière quelque part ou peut-être même quelque chose de pire. Amalia Ivanovna devint rouge comme une écrevisse et hurla que peut-être Katerina Ivanovna « n’a chamais eu Vater, mais qu’elle afait Vater aus Berlin et il avait une frac comme ça long et il faisait touchours pouf, pouf, pouf ! ». Katerina Ivanovna remarqua avec mépris que ses origines à elle étaient connues de tous et qu’il était marqué en lettres d’imprimerie sur le bulletin d’éloges que son père était colonel ; tandis que le père d’Amalia Ivanovna (si seulement elle avait eu un père) était probablement un quelconque Finnois de Petersbourg, qu’il vendait sans doute du lait ; mais le plus probable était qu’elle n’avait pas de père du tout parce qu’on ne savait pas jusqu’ici comment on devait appeler Amalia Ivanovna : Ivanovna ou Ludwigovna ? Ici Amalia Ivanovna, à bout, asséna un coup de poing sur la table et se prit à hurler qu’elle était Amal-Ivan et non Ludwigovna, que son « Vater » s’appelait Johann – et était « Bürgermeister » et que le « Vater » de Katerina Ivanovna « chamais Bürgermeister n’était », Katerina Ivanovna se leva et d’une voix sévère et apparemment calme (quoiqu’elle fût toute pâle et haletante), remarqua que si elle osait mettre ne fût-ce qu’une fois encore son misérable « Vater » et son papa à elle sur le même pied, alors elle, Katerina Ivanovna, « lui arracherait sa coiffe et la piétinerait ». Entendant cela, Amalia Ivanovna se mit à courir à travers la chambre en criant aussi fort qu’elle le pouvait qu’elle était la maîtresse ici et que Katerina Ivanovna devait « à la minute, partir dehors » ; ensuite, elle se mit à ramasser précipitamment les cuillères d’argent de la table. Il y eut des cris et du bruit ; les enfants fondirent en larmes. Sonia se précipita vers Katerina Ivanovna pour la retenir, mais Amalia Ivanovna cria soudain quelque chose à propos de la carte jaune, et Katerina Ivanovna, repoussant Sonia, s’élança vers Amalia Ivanovna pour mettre sa menace à exécution. À cet instant la porte s’ouvrit et Piotr Pètrovitch Loujine apparut sur le seuil de la chambre. Il regardait la compagnie d’un regard sévère et attentif, Katerina Ivanovna se précipita vers lui.

III

– Piotr Pètrovitch ! s’exclama-t-elle, protégez-moi, vous au moins ! Persuadez cette stupide créature qu’elle n’a pas le droit d’agir ainsi avec une honorable dame dans la détresse, qu’il y a une justice… J’irai chez le général-gouverneur lui-même… Elle répondra de… En mémoire de l’hospitalité de mon père, protégez les orphelins…

– Permettez, Madame… Permettez ; permettez, Madame, se défendait Piotr Pètrovitch. Je n’ai jamais eu l’honneur de connaître votre père, comme vous le savez vous-même… permettez, Madame ! (Quelqu’un se mit à rire très haut). D’autre part, je ne suis pas disposé à intervenir dans vos querelles avec Amalia Ivanovna… je viens parce que j’ai à faire… et que je désire avoir une explication, immédiatement, avec votre belle-fille Sophia… Ivanovna… Est-ce ainsi ? Permettez-moi de passer…
Et Piotr Pètrovitch, contournant Katerina Ivanovna, s’avança vers le coin où se trouvait Sonia.

Katerina Ivanovna était restée sur place, comme pétrifiée. Elle ne parvenait pas à comprendre comment Piotr Pètrovitch avait pu renier l’hospitalité de son papa. Cette hospitalité, une fois qu’elle l’eut imaginée, elle y avait cru comme à un dogme. Le ton grave, sec, plein de menace et de mépris, qu’avait adopté Piotr Pètrovitch, l’avait aussi stupéfiée.

Tous, d’ailleurs, se turent peu à peu à son arrivée. En outre, cet homme d’affaires sérieux tranchait par trop sur le reste de la compagnie et il était visible qu’il venait pour une affaire grave, qu’une raison extraordinaire l’avait forcé à se mêler à une telle société et que, par conséquent, quelque chose allait arriver. Raskolnikov, qui était debout près de Sonia, se recula pour le laisser passer ; Piotr Pètrovitch sembla ne pas le remarquer du tout. Un moment après, Lébéziatnikov apparut à son tour sur le seuil ; il n’entra pas ; mais il s’arrêta, visiblement curieux, presque étonné ; il semblait que quelque chose restait incompréhensible pour lui.

– Excusez-moi de vous déranger, mais l’affaire est assez importante, déclara Piotr Pètrovitch sans s’adresser spécialement à personne. Je suis content de parler en public. Amalia Ivanovna, je vous prie, en votre qualité de propriétaire de l’appartement, de prêter une oreille attentive à ma conversation avec Sophia Ivanovna. Sophia Ivanovna, continua-t-il, s’adressant directement à Sonia, qui était extrêmement effrayée et troublée, – un billet de banque d’une valeur de cent roubles a disparu de ma table, dans la chambre de mon ami Andreï Sèmionovitch Lébéziatnikov, immédiatement à la suite de votre visite. Si vous savez, de quelque manière que ce soit, ce que ce billet est devenu et si vous nous dites où il se trouve à présent, je vous donne ma parole d’honneur – j’en prends tout le monde à témoin – que l’affaire restera sans suite. Dans le cas contraire, je serai contraint de prendre des mesures fort sévères et alors… prenez-vous en à vous-même.

Un silence absolu régnait dans la chambre. Même les pleurs des enfants s’étaient tus. Sonia était mortellement pâle ; elle regardait Loujine et ne pouvait rien répondre. Elle semblait ne pas comprendre encore. Quelques secondes passèrent.

– Alors ? demanda Piotr Pètrovitch en la regardant fixement.

– Je ne sais pas… j’ignore tout… prononça enfin Sonia d’une voix éteinte.

– Ah ? Vous ignorez tout ? redemanda Loujine et il se tut encore quelques secondes. Réfléchissez, Mademoiselle, reprit-il sévèrement, en continuant encore à l’exhorter. Réfléchissez-y ; je vous accorde quelques instants pour réfléchir. Veuillez observer que si je n’étais pas si sûr de ce que j’avance, je n’aurais pas risqué – étant donnée mon expérience – de vous accuser aussi formellement ; car j’aurais eu à répondre, dans un certain sens, de vous avoir accusée ainsi d’une façon calomnieuse ou erronée en public. Je le sais ! Ce matin, j’ai changé, pour des raisons personnelles, des obligations pour un montant de trois mille roubles. L’opération a été notée dans mon carnet. Arrivé chez moi, je me suis mis à compter l’argent – Andreï Sèmionovitch en est témoin – et, ayant compté deux mille trois cents roubles, je les ai mis dans mon portefeuille et le portefeuille dans la poche latérale de ma redingote. Il restait sur la table près de cinq cents roubles en billets de banque et, entre autres, trois billets de cent roubles. Alors vous êtes arrivée (sur ma demande) et vous avez été extrêmement troublée tout le temps que vous êtes restée chez moi, à ce point que, par trois fois au cours de la conversation, vous avez voulu vous lever et partir, quoique notre entretien ne fût pas terminé. Andreï Sèmionovitch appuiera tous mes dires. Vous ne refuserez probablement pas, Mademoiselle, de confirmer que je vous ai demandé, par l’intermédiaire d’Andrei Sèmionovitch, de venir chez moi pour vous entretenir de la situation pénible de votre parente Katerina Ivanovna (à l’invitation de laquelle je n’ai pu me rendre) et du fait qu’il serait bien utile d’organiser quelque chose dans le genre d’une souscription ou d’une loterie en sa faveur. Vous m’avez remercié et vous avez même versé une larme (je vous raconte tout cela, premièrement pour vous le rappeler, et secondement pour vous montrer que pas un infime détail de cette scène ne m’a échappé et ne s’est effacé de ma mémoire). Ensuite, j’ai pris un billet de banque de dix roubles sur la table et je vous l’ai donné dans l’intérêt de votre parente et en tant que premier secours. Andreï Sèmionovitch a vu tout cela. Ensuite, je vous ai reconduite jusqu’à la porte – et vous étiez toujours aussi troublée – après quoi, resté seul à seul avec Andreï Sèmionovitch, j’ai parlé près de dix minutes avec lui, puis celui-ci est sorti, je suis revenu à la table où se trouvait l’argent, dans le but de le compter et de le mettre de côté, comme je me l’étais proposé. À mon grand étonnement, j’ai vu qu’un billet de cent roubles manquait. Veuillez réfléchir : de toute façon, je ne puis soupçonner Andreï Sèmionovitch ; j’aurais même honte de supposer une pareille chose. Je n’ai pu me tromper dans mes calculs, parce qu’un instant avant votre arrivée, j’avais trouvé le total exact en achevant mes comptes. Convenant qu’étant donné votre trouble, votre hâte de partir, le fait que vous aviez tenu pendant quelque temps vos mains sur la table ; prenant enfin en considération votre position sociale et les habitudes y afférentes, j’ai été contraint, avec épouvante, pour ainsi dire, et contre ma volonté, de vous soupçonner – ce qui est évidemment cruel – mais justifié ! J’ajoute et je répète que, malgré toute mon évidente assurance, je comprends qu’il y ait un risque dans ma présente accusation. Mais vous voyez que je n’ai pas hésité en vain ; je me suis élevé contre cet acte et je vous dirai pourquoi uniquement à cause de votre noire ingratitude, Mademoiselle ! Comment ! Je vous convoque pour le grand bien de votre pauvre parente, je vous présente une aumône de dix roubles, aumône en rapport avec mes moyens, et vous me payez en retour à l’instant même, à l’endroit même, par un tel acte ! Ce n’est pas bien ! Une leçon est nécessaire. Réfléchissez bien ; en outre, je vous prie, comme si j’étais votre sincère ami (car vous ne pourriez avoir de meilleur ami en cette minute), de comprendre où se trouve votre intérêt ! Sinon, je serai impitoyable ! Alors ?

– Je n’ai rien pris chez vous, chuchota Sonia épouvantée. Vous m’avez donné dix roubles, les voici, prenez-les.

Sonia sortit son mouchoir de sa poche, trouva le nœud, le défit, prit le billet de dix roubles et le tendit à Loujine.

– Alors, vous persistez à ne pas reconnaître le vol des cent roubles ? prononça-t-il avec reproche et insistance, sans accepter le billet.

Sonia regarda autour d’elle. Elle était entourée de visages terribles, sévères, railleurs. Elle jeta un coup d’œil à Raskolnikov… celui-ci était debout près du mur, les bras croisés, et il la regardait d’un regard brûlant.

– Oh, mon Dieu ! s’écria Sonia comme malgré elle.

– Amalia Ivanovna, il faudrait appeler la police ; en attendant, je vous prie d’envoyer chercher le portier, dit Loujine d’une voix grave et même aimable.

– Gott der barmherzige ! Je savais pien, elle foler ! s’écria Amalia Ivanovna en frappant ses mains l’une contre l’autre.

– Vous le saviez bien ? enchaîna Loujine. Vous avez donc eu précédemment des raisons de conclure dans ce sens. Je vous prie, très honorable Amalia Ivanovna, de vous rappeler ces paroles qui, du reste, ont été prononcées devant témoins.

Tout le monde se mit à parler à haute voix. Des mouvements se produisirent.

– Comment ? s’écria soudain Katerina Ivanovna en reprenant tout à coup ses esprits. Comment ? Vous l’accusez de vol ! Sonia ? Oh, les lâches, les lâches ! – Et, se précipitant vers Sonia, elle l’entoura de ses bras desséchés et la serra comme dans un étau. – Sonia ! Comment as-tu osé accepter dix roubles de lui ? Ah, la sotte ! Donne-les ici ! Donne immédiatement ces dix roubles. – Voici !

Arrachant le billet des mains de Sonia, Katerina Ivanovna le froissa et le jeta, d’un revers, à la figure de Loujine. La boule de papier l’atteignit à l’œil et roula par terre. Amalia Ivanovna se précipita pour ramasser l’argent. Piotr Pètrovitch se fâcha.

– Retenez cette folle ! cria-t-il.

Sur le seuil, à cet instant, apparurent d’autres personnes, parmi lesquelles on pouvait voir les deux dames nouvellement arrivées.

– Comment ? Folle ? C’est moi la folle ? Imbécile ! hurla Katerina Ivanovna. C’est toi l’imbécile, crochet de prétoire, vil individu ! Et c’est Sonia qui lui prendrait son argent ! C’est Sonia qui serait la voleuse ! Mais elle te montrera encore de quel bois elle se chauffe, imbécile ! – Katerina Ivanovna partit d’un rire hystérique. – Avez-vous vu un imbécile pareil ? criait-elle, se jetant à droite et à gauche en montrant Loujine. – Comment ! Et toi aussi ? s’écria-t-elle en apercevant la logeuse. – Toi aussi tu es de mèche, charcutière ; toi aussi tu le soutiens, tu dis qu’elle « foler », infâme patte de poulet prussienne en crinoline ! Oh, vous ! Elle n’a pas quitté cette pièce depuis qu’elle est revenue de chez toi, infâme individu ; elle s’est assise à côté de Rodion Romanovitch ! Fouillez-la ! Puisqu’elle n’est pas sortie, l’argent doit être sur elle ! Cherche donc, cherche, cherche ! Seulement, si tu ne trouves pas, mon petit, alors, tu m’excuseras, mais il faudra répondre de l’accusation ! Alors, j’irai chez Sa Majesté, j’irai me jeter aux pieds du Tsar miséricordieux, aujourd’hui même, à l’instant ! Je suis une orpheline ! Ils me laisseront passer. Tu crois qu’ils ne me laisseront pas passer ! Tu radotes ! J’y parviendrai ! J’y parviendrai ! Tu as compté sur le fait qu’elle est humble et douce ? C’est là-dessus que tu as fondé tes espoirs ? En revanche, moi, j’ai de la poigne ! Tu le verras ! Cherche donc, cherche, cherche, allons, cherche !

Et Katerina Ivanovna en rage secouait Loujine en le traînant vers Sonia.

– Je suis prêt, je répondrai… mais calmez-vous, Madame, calmez-vous ! Je ne vois que trop que vous avez de la poigne !… Comment ! comment… comment est-il possible de la fouiller ? bredouillait Loujine. Il faut le faire en présence de la police…, quoique en somme il y ait plus qu’assez de témoins… Je suis prêt… Mais en tout cas, il est difficile à un homme… à cause du sexe… Si Amalia Ivanovna voulait donner un coup de main… mais la chose ne se fait pas ainsi… Comment va-t-on faire ?

– La fouille qui veut ! criait Katerina Ivanovna. Sonia, retourne tes poches ! Voici, voici ! Regarde, monstre, voilà, elle est vide, il y avait un mouchoir là, la poche est vide, tu vois ! Voici l’autre poche, voici, voici, voici ! Tu vois ! Tu vois !

Katerina Ivanovna manqua d’arracher les deux poches en les retournant violemment l’une après l’autre. Mais un morceau de papier tomba de la seconde poche la poche droite – et atterrit aux pieds de Loujine après avoir décrit une parabole dans l’air. Tous l’avaient vu ; beaucoup jetèrent un cri ; Piotr Pètrovitch se baissa, saisit le papier entre deux doigts, le montra à tous et le déplia. C’était un billet de banque de cent roubles plié en huit. Piotr Pètrovitch se tourna en offrant le billet aux regards de tous.

– Voleuse ! Hors de l’appartement ! Polizei ! Polizei ! hurla Amalia Ivanovna. Il faut les chasser ! En Sibérie ! Dehors !

Des exclamations vinrent de toutes parts. Raskolnikov se taisait, ne quittant pas Sonia des yeux ; de temps en temps, il jetait un bref coup d’œil à Loujine. Sonia restait toujours à la même place, comme inconsciente. Elle ne paraissait même pas étonnée. Soudain le sang monta à son visage ; elle jeta un cri et se couvrit la figure des mains.

– Non, ce n’est pas moi ! Je n’ai pas volé ! Je ne sais pas ! cria-t-elle dans un sanglot déchirant, et elle s’élança vers Katerina Ivanovna.

Celle-ci la saisit dans ses bras et la serra contre elle de toutes ses forces, comme si elle voulait la protéger contre tous.

– Sonia, je ne le crois pas ! Tu vois, je ne le crois pas, criait (malgré l’évidence), Katerina Ivanovna, en la secouant dans ses bras comme une enfant, en l’embrassant un nombre incalculable de fois, en attrapant ses mains et en les baisant furieusement. – Et c’est toi qui aurais pris l’argent ! Mais où ont-ils la tête ? Oh, mon Dieu ! Vous êtes stupides, stupides ! criait-elle en s’adressant à tout le monde. Non, vous ne savez pas encore quel cœur a cette jeune fille, quelle jeune fille c’est ! Et c’est elle qui aurait pris l’argent, elle ? Mais elle enlèverait sa dernière robe, elle la vendrait, elle marcherait pieds nus pour pouvoir vous donner quelque chose si vous en aviez besoin, voilà comment elle est ! Elle a pris la carte jaune parce que mes enfants crevaient de faim, elle s’est vendue pour nous !… Oh, le défunt, le défunt ! Mon Dieu ! Mais protégez-la donc ! Pourquoi restez-vous là sans rien dire ? Pourquoi ne la défendez-vous pas ? Ne la croyez-vous pas non plus, Rodion Romanovitch ? Vous ne valez pas son petit doigt, vous tous, tous, tous, tous ! Mon Dieu, mais défendez-la, enfin !

Les sanglots de la pauvre Katerina Ivanovna, phtisique, endeuillée, semblèrent produire un grand effet sur le public. Dans ce visage desséché de poitrinaire, tout convulsé par la douleur, dans ces lèvres flétries, souillées de sang coagulé, dans cette voix rauque et criarde, dans ces sanglots pareils à des sanglots d’enfant, dans cet appel au secours si confiant, si enfantin et en même temps si désespéré, il y avait quelque chose de si pitoyable, de si douloureux, que tout le monde avait pitié de la malheureuse. Tout au moins, Piotr Pètrovitch sembla immédiatement en avoir pitié :

– Madame, Madame ! s’exclama-t-il d’un ton qui voulait en imposer. Ce fait ne vous concerne nullement ! Personne ne songe à vous accuser de préméditation ou de complicité, d’autant plus que c’est vous-même qui avez fait découvrir la preuve du vol en retournant la poche : par conséquent vous ne saviez rien. Je suis tout prêt à comprendre son acte si c’est la misère qui a poussé Sophia Sèmionovna, mais alors, pourquoi ne vouliez-vous pas avouer, Mademoiselle ? Vous aviez peur de la honte ? Du premier pas ? Vous aviez perdu la tête, peut-être ? C’est compréhensible… Mais alors, pourquoi vous mettre dans une situation pareille ? – Messieurs dit-il à tous ceux qui étaient présents, Messieurs ! Regrettant ce qui est arrivé et compatissant au malheur, je me déciderai bien à pardonner même maintenant, malgré les offenses personnelles que j’ai reçues. – Que la honte présente vous serve de leçon pour l’avenir, Mademoiselle, dit-il, s’adressant à Sonia, et je ne pousserai pas les choses plus loin, je ne vous poursuivrai pas. Cela suffit.

Piotr Pètrovitch jeta un regard de biais à Raskolnikov. Leurs yeux se rencontrèrent. Le regard brûlant de Raskolnikov était prêt à réduire Loujine en cendres. Katerina Ivanovna semblait ne plus rien entendre ni ne plus rien voir ; elle embrassait Sonia comme une folle. Les enfants avaient aussi enlacé Sonia de leurs petits bras ; quant à Polètchka qui du reste ne comprenait pas tout à fait de quoi il s’agissait – elle sanglotait convulsivement en cachant son joli petit visage contre l’épaule de Sonia.

– Comme c’est bas ! dit soudain une forte voix, retentissant sur le seuil.

Piotr Pètrovitch se retourna vivement.

– Quelle bassesse ! répéta Lébéziatnikov en le regardant fixement dans les yeux.

Il sembla bien que Piotr Pètrovitch avait frissonné. Tout le monde le remarqua. (Tous s’en souvinrent plus tard.) Lébéziatnikov fit un pas dans la chambre.

– Et vous avez osé me citer comme témoin ? dit-il à Piotr Pètrovitch en s’approchant de lui.

– Que signifie, Andreï Sèmionovitch ! De quoi voulez-vous parler ? bredouilla Loujine.

– Cela signifie que vous êtes… un calomniateur, voilà ce que mes paroles signifient ! prononça ardemment Lébéziatnikov, le regardant sévèrement de ses petits yeux fatigués.

Il était terriblement en colère.

Raskolnikov riva son regard sur lui et sembla attendre chacune de ses paroles afin de les poser.

Piotr Pètrovitch, aurait-on dit, avait complètement perdu la tête, surtout au premier moment.

– Si c’est à moi que vous…, commença-t-il en bégayant. Mais qu’avez-vous ? Avez-vous tous vos esprits ?

– J’ai tous mes esprits et vous êtes… un escroc ! Oh, comme c’est bas ! J’écoutais, j’attendais expressément pour tout comprendre, parce que, j’avoue, ce n’est pas encore tout à fait clair jusqu’ici… Mais pourquoi avez-vous fait cela ? Ça, je ne le comprends pas.

– Mais qu’est-ce que j’ai fait ! Cesserez-vous de parler par énigmes stupides ? Ou bien êtes-vous ivre ?

– C’est vous, vil individu, qui avez peut-être bu, mais pas moi ! Je ne bois jamais d’alcool, parce que mes convictions s’y opposent ! Imaginez-vous que c’est lui-même, de ses propres mains, qui a donné ce billet de cent roubles à Sophia Sèmionovna, je l’ai vu, je suis témoin, je suis prêt à prêter serment ! C’est lui, c’est lui ! répétait Lébéziatnikov en s’adressant à tous et à chacun.

– Mais vous avez perdu l’esprit ! Blanc-bec ! hurla Loujine. Elle-même, ici devant vous, elle vient de confirmer qu’elle n’a rien reçu de moi, excepté les dix roubles. Comment donc lui aurais-je – donné les cent roubles, après ça ?

– Je l’ai vu ! je l’ai vu ! insistait Lébéziatnikov. Et quoique ce soit opposé à mes convictions, je suis prêt à prêter serment devant n’importe quel tribunal, parce que j’ai vu que vous le lui avez glissé en cachette ! Seulement, comme un sot, j’ai cru que vous vouliez faire un bienfait ! Lorsque vous avez pris congé d’elle, sur le seuil, elle s’était retournée à demi, et, en lui serrant la main, vous lui avez glissé le billet de l’autre main, tout doucement, dans la poche. Je l’ai vu ! vu !

Loujine devint blême.

– Vous mentez ! s’écria-t-il effrontément. Comment auriez-vous pu apercevoir le billet, de la fenêtre où vous étiez ? Vous avez cru voir… de vos yeux fatigués. Vous divaguez !

– Non, je n’ai pas cru voir ! Et quoique étant à une certaine distance, j’ai tout vu, et bien qu’il soit difficile, en effet, de distinguer le billet de la fenêtre – ceci est exact – je savais pourtant, dans ce cas-ci, que c’était un billet de cent roubles, parce que, quand vous avez tendu le billet de dix roubles à Sophia Sèmionovna – je l’ai vu – vous avez pris aussi un billet de cent roubles sur la table (cela, je l’ai vu, parce qu’alors j’étais tout près, et comme cette idée m’est venue en ce moment, je n’ai pas oublié que ce billet est resté dans votre main). Vous l’avez plié et vous l’avez gardé tout le temps. Après, je n’y pensais plus, mais lorsque vous vous êtes apprêté à vous lever, vous l’avez passé de la main droite dans la main gauche et il manqua de tomber ; alors je m’en suis souvenu, parce que la pensée me revint, à savoir que vous vouliez, en vous cachant de moi, lui faire un bienfait. Imaginez-vous comme je me suis mis à vous surveiller ! Et alors j’ai vu comment vous lui avez glissé le billet dans la poche. Je l’ai vu, je l’ai vu, j’en prêterais serment !

Lébéziatnikov était prêt à suffoquer. De tous les côtés, commençaient à parvenir des exclamations diverses, marquant l’étonnement croissant. Il y eut aussi des menaces. Tous se pressèrent dans la direction de Piotr Pètrovitch.

Katerina Ivanovna se précipita vers Lébéziatnikov.

– Andreï Sémionovitch ! Je vous ai mal jugé ! Protégez-la ! Vous êtes seul à la défendre ! C’est une orpheline ; c’est Dieu qui vous a envoyé ! Andreï Sémionovitch, mon ami, petit père !

Et Katerina Ivanovna, sachant à peine ce qu’elle faisait, se précipita à genoux devant lui.

– Sottises ! hurla Loujine, en proie à la rage. Vous ne racontez que des sottises, « J’ai oublié, je me suis souvenu, j’ai oublié », qu’est-ce que cela ? Est-ce à dire que je lui ai glissé ce billet intentionnellement ? Pour quelle raison ? Dans quel but ? qu’ai-je de commun avec cette…

– Pour quelle raison ? Cela, je ne le comprends pas moi-même, mais c’est l’exacte vérité que j’ai racontée ! Et c’est tellement vrai, méprisable et criminel individu, qu’au moment où je vous serrais la main pour vous féliciter, une question s’est posée à moi à ce propos. Pourquoi donc glisser cet argent en cachette ? Était-ce vraiment parce que vous vouliez me le cacher, sachant que ce n’était pas mon opinion et que je renie la bienfaisance privée qui ne guérit rien d’une façon radicale ? Bon, alors j’ai décidé que vous étiez réellement gêné de faire cette charité en ma présence et qu’en outre, ai-je pensé, vous vouliez lui faire une surprise, l’étonner par la trouvaille de cent roubles, qu’elle ferait dans sa poche. (Parce que certains bienfaiteurs aiment à dissimuler ainsi leurs bienfaits, je le sais). Alors, j’ai aussi pensé que vous vouliez l’éprouver ; c’est-à-dire voir si elle reviendrait pour vous remercier ! Ensuite, que vous vouliez éviter sa reconnaissance et faire en sorte que… eh bien, comme on dit, que la main droite ne sache pas ce que fait la main gauche… en un mot d’une façon… En somme, pas mal de pensées me sont venues alors en tête, puis j’ai décidé d’y réfléchir par après, mais j’ai pensé qu’il serait quand même indélicat de vous dévoiler que je connaissais votre secret. Mais, pourtant, une question me vint encore à l’esprit qu’adviendrait-il si Sophia Sèmionovna perdait l’argent avant d’avoir remarqué sa présence : voici pourquoi je me suis décidé à venir ici pour la prendre à part et lui dire qu’on lui avait mit cent roubles dans la poche. Je me suis arrêté, en passant, dans la chambre de Mmes Kobiliatnikov pour leur remettre un exemplaire de Les déductions générales de la méthode positive et leur recommander spécialement l’article de Pidérit (celui de Wagner aussi, du reste) ; après quoi je suis venu ici, et voici ce que je vois ! Allons, ces pensées et ces réflexions me seraient-elles venues, si je n’avais pas réellement vu que vous avez mis ces cent roubles dans sa poche ?

Lorsque Andreï Sémionovitch eut terminé ses prolixes considérations par une conclusion aussi logique, il en éprouva une grande fatigue ; il avait fait un tel effort que la sueur baignait son visage. Hélas, il ne savait pas s’exprimer convenablement en russe (du reste, il ne connaissait aucune autre langue) et l’exploit d’avocat qu’il venait de réaliser l’épuisa complètement ; il semblait même qu’il eût maigri. Néanmoins, son discours fit un effet extraordinaire. Il avait parlé avec tant de feu et de conviction que tout le monde l’avait cru. Piotr Pètrovitch sentit que les choses tournaient mal.

– Cela m’est bien égal que ces stupides idées vous soient venues à l’esprit, s’écria-t-il. Ce n’est pas une preuve ! Vous avez pu rêver tout cela, et c’est tout ! Mais moi, je vous dis que vous mentez, Monsieur ! Vous mentez et vous me calomniez à cause d’une rancune personnelle à mon égard, à savoir : par dépit de ne pas me voir acquiescer à vos thèses sociales et athées de libre-penseur ; voilà !

Mais ce faux-fuyant fut sans effet. Au contraire, des murmures s’élevèrent de tous côtés.

– Ah, voilà où tu veux en venir ! cria Lébéziatnikov. Appelle la police, que je prête serment à l’instant ! Une seule chose m’échappe : la raison pour laquelle tu t’es risqué à faire cette basse action ! Oh, misérable, vil individu !

– Je peux expliquer pourquoi il s’est risqué à faire un tel acte et, s’il le faut, je prêterai serment aussi ! prononça Raskolnikov d’une voix assurée et il fit un pas en avant.

Il était apparemment ferme et calme. Il devint évident à tout le monde qu’il savait, en effet, de quoi il s’agissait et qu’on arrivait au dénouement.

– Maintenant, je m’explique tout parfaitement, continua Raskolnikov en s’adressant directement à Lébéziatnikov. Dès le début de l’histoire j’avais soupçonné qu’il y avait là quelque abominable piège ; ces soupçons me sont venus à la suite de certains faits que je suis seul à connaître et que je vais expliquer à tous sur-le-champ : ils constituent le nœud de l’affaire ! – C’est votre précieux témoignage, Andreï Sémionovitch, qui m’a permis de tout élucider. Je demande à tous de m’écouter jusqu’à la fin. Ce monsieur (il montra Loujine) a demandé récemment la main d’une jeune fille, la main de ma sœur, pour parler d’une façon plus précise, Avdotia Romanovna Raskolnikovna. Mais à son arrivée à Petersbourg, il me rendit visite (c’était la première fois que nous nous voyions, il y a de cela trois jours), nous nous sommes alors querellés et le l’ai chassé de chez moi, cela devant deux témoins. Cet individu est très méchant… Il y a trois jours, j’ignorais qu’il habitait chez vous, Andreï Sémionovitch, et qu’il avait pu ainsi être témoin – le jour même de notre querelle – du fait que j’ai donné à Katerina Ivanovna quelque argent pour les funérailles de son époux, feu M. Marméladov, en qualité d’ami de ce dernier. Il écrivit immédiatement à ma mère une lettre dans laquelle il l’informait que j’avais donné tout mon argent, non à Katerina Ivanovna, mais à Sophia Sémionovna, et, à ce propos, il a fait allusion, de la manière la plus vile à… au caractère de Sophia Sémionovna, c’est-à-dire, il a fait allusion au caractère de mes relations avec Sophia Sémionovna. Tout cela avait été fait – vous le comprenez – dans le but de me brouiller avec ma mère et ma sœur en les persuadant que je dépensais dans un but non honorable l’argent – leur dernier sou – qu’elles m’avaient envoyé pour m’aider. Hier soir, en présence de ma mère, de ma sœur et de lui-même, j’ai rétabli la vérité en prouvant que j’avais remis l’argent à Katerina Ivanovna pour les funérailles et non à Sophia Sémionovna, que, du reste, je ne connaissais même pas il y a trois jours. J’avais ajouté que lui, Piotr Pètrovitch Loujine, avec toutes ses qualités, ne valait pas le petit doigt de Sophia Sèmionovna qu’il calomniait ainsi. À sa question de savoir si je ferais asseoir Sophia Sèmionovna à côté de ma sœur, j’ai répondu que je l’avais déjà fait le jour même. Furieux parce que ma mère et ma sœur ne voulaient pas se brouiller avec moi, il en vint, peu à peu, à leur dire d’impardonnables grossièretés. Une rupture s’ensuivit, et il fut chassé. Tout cela se passa hier soir. Je vous prie, maintenant, d’accorder une attention spéciale à ce que je vais dire : Imaginez-vous que s’il avait réussi, actuellement, à prouver que Sophia Sèmionovna est une voleuse, il aurait ainsi démontré à ma sœur et à ma mère que ses soupçons étaient fondés, qu’il s’était fâché à juste titre parce que j’avais mis Sophia Sèmionovna sur le même pied que ma mère et ma sœur, qu’en m’attaquant il protégeait, de ce fait, l’honneur de ma sœur qui était sa fiancée. En un mot, il espérait de nouveau me brouiller par ce moyen avec ma famille et rentrer ainsi dans leurs bonnes grâces. Je ne parlerai pas du fait qu’il se vengeait ainsi personnellement de moi, car il a des raisons de supposer que l’honneur et le bonheur de Sophia Sémionovna me sont très chers. Voilà tout son calcul ! Voilà comme je comprends cette affaire ! Voilà toutes les causes, et il ne peut y en avoir d’autres !

C’est ainsi – ou à peu près – que termina Raskolnikov. Son discours avait été fréquemment interrompu par les exclamations du public qui, du reste, l’avait écouté fort attentivement. Mais, malgré ces interruptions, il avait parlé d’une façon tranchante, calme, précise et ferme. Son ton coupant et convaincu, ainsi que l’expression sévère de son visage, produisirent sur tous un effet extraordinaire.

– C’est ainsi, c’est bien ainsi ! approuvait Lébéziatnikov enthousiasmé. Ce doit être ainsi, car, dès que Sophia Sèmionovna arriva dans notre chambre, il m’a immédiatement demandé si vous étiez là, si je ne vous avais pas aperçu parmi les invités de Katerina Ivanovna. À cet effet, il m’avait même emmené du côté de la fenêtre, et il m’avait interrogé à voix basse. Par conséquent, il tenait absolument à ce que vous fussiez là. C’est ainsi, c’est bien ainsi !

Loujine se taisait et souriait avec une ironie méprisante. Cependant, il était très pâle. Il cherchait une échappatoire, semblait-il. Il aurait bien tout abandonné et il serait parti avec plaisir, mais, pour l’instant, c’était presque impossible ; cela aurait signifié qu’il reconnaissait le bien-fondé des accusations élevées contre lui et qu’il avouait avoir calomnié Sophia Sèmionovna. En outre, le public, déjà passablement ivre, était par trop agité. L’employé d’intendance, qui, il est vrai, n’avait pas tout compris, menaçait de prendre contre Loujine certaines mesures extrêmement désagréables pour ce dernier. Mais il y avait aussi des gens qui n’étaient pas ivres du tout, il en arrivait de toutes les chambres. Les trois Polonais étaient terriblement excités, et ils lui criaient sans cesse : « Pane lajak » et ils murmuraient encore des menaces en polonais. Sonia écoutait avec une attention tendue, mais il semblait qu’elle ne comprît pas tout, comme si elle se remettait d’un évanouissement. Elle ne quittait pas Raskolnikov des yeux, sentant qu’il était toute sa défense. Katerina Ivanovna avait une respiration pénible et rauque ; elle était à bout semblait-il. Amalia Ivanovna restait debout, stupidement, bouche bée, sans rien comprendre. Elle ne se rendait compte que d’une chose, c’est que Piotr Pètrovitch s’était fait attraper, d’une façon ou d’une autre. Raskolnikov voulut parler encore, mais on ne le laissa pas faire : tout le monde criait et se pressait autour de Loujine en proférant des insultes et des menaces. Mais Piotr Pètrovitch ne prit pas peur. Voyant que sa tentative de convaincre Sonia de vol avait totalement échoué, il eut recours à l’effronterie :

– Permettez, Messieurs, permettez ; ne vous bousculez pas, laissez-moi passer, disait-il, se frayant un chemin à travers la foule. Et faites-moi le plaisir de ne plus me menacer, je vous assure qu’il n’arrivera rien, que vous ne me ferez rien, je ne suis pas peureux. Mais vous, Messieurs, vous aurez à répondre du fait que vous avez essayé d’étouffer une affaire criminelle par la force. La voleuse est plus que convaincue du délit, et je la poursuivrai. Au tribunal, les gens ne sont pas aveugles ni… ivres et ils ne croiront pas ces deux athées reconnus, ces deux agitateurs et libres-penseurs qui m’accusent, par vengeance personnelle, comme ils sont assez sots pour l’avouer… Oui, permettez !

– Qu’il n’y ait plus de trace de vous dans ma chambre veuillez déguerpir, tout est fini entre nous ! Pensez que je me suis donné un mal de chien pour lui exposer… pendant deux semaines entières !…

– Mais je vous ai dit tout à l’heure, Andreï Sémionovitch, que j’allais déménager, alors que vous me reteniez encore maintenant je me contente d’ajouter que vous êtes un imbécile. Je souhaite que vos oreilles et que vos yeux fatigués guérissent. Permettez donc, Messieurs !

Il réussit à traverser la foule ; mais l’employé d’intendance trouva que ce serait dommage de le tenir quitte à si bon marché et de le laisser partir uniquement avec des injures il saisit un verre et le lança vers Piotr Pètrovitch ; mais le verre atteignit Amalia Ivanovna. Elle poussa un hurlement, tandis que l’employé d’intendance, perdant l’équilibre, s’effondrait lourdement sous la table. Piotr Pètrovitch se rendit dans sa chambre, et, une demi-heure plus tard, il avait quitté la maison.

Sonia, timide par nature, savait qu’il était plus facile de lui faire des ennuis qu’à quiconque et que, en tout cas, n’importe qui pouvait l’offenser impunément. Mais, néanmoins, il lui avait semblé, jusqu’à cet instant, que le malheur pouvait être évité à force de prudence, de douceur, de soumission devant tous. Sa désillusion fut trop pénible. Patiente comme elle l’était, elle aurait dû tout supporter sans protestation, même cette désillusion. Mais au premier instant, c’était vraiment trop dur. Malgré son triomphe et sa justification, une sensation d’impuissance et le sentiment d’avoir été offensée lui serrèrent douloureusement le cœur, lorsque passa le premier effroi et la première stupéfaction, lorsqu’elle se rendit compte de tout. Sa force nerveuse l’abandonna. Enfin, n’y tenant plus, elle s’échappa de la chambre et courut chez elle. Cela se passa immédiatement après le départ de Loujine.
Lorsque le verre lancé par l’employé atteignit Amalia Ivanovna, un grand éclat de rire partit de l’assemblée. Amalia Ivanovna ne put supporter que l’on s’amusât ainsi à ses dépens. Elle se précipita en hurlant vers Katerina Ivanovna, la tenant pour responsable de tout ce qui était arrivé.

– Tehors l’appartement ! Te suite ! Marche ! cria-t-elle, et, à ces mots, elle se mit à saisir tout ce qui, parmi les affaires de Katerina Ivanovna, lui tomba sous la main et à le jeter par terre.

Katerina Ivanovna, pâle, écrasée par le chagrin, à bout de souffle, bondit du lit (sur lequel elle s’était effondrée, tout épuisée) et se précipita sur Amalia Ivanovna. Mais la lutte était trop inégale ; celle-ci la repoussa comme si elle était un petit enfant.

– Comment ! Ce n’était pas assez que l’on nous ait calomniées, cette créature nous le reproche encore ! Comment, l’on me chasse de mon logis, le jour de l’enterrement de mon mari, après avoir profité de mon hospitalité, on me chasse dans la rue avec mes orphelins ! Mais où irais-je ? criait en sanglotant et en suffoquant la pauvre femme. Mon Dieu ! s’écria-t-elle soudain, et ses yeux brillèrent. Est-il possible qu’il n’y ait pas de justice ? Qui aurais-tu à défendre, si ce n’est nous, les orphelins ? Eh bien ! nous verrons ! Il y a une justice au monde, il y a une vérité, je les trouverai ! Attends, créature sans Dieu ! Polètchka, reste avec les enfants, je reviendrai. Attendez-moi, ne fût-ce qu’à la rue ! Nous verrons s’il y a une vérité au monde !

Elle se jeta sur la tête le châle de drap vert dont avait parlé Marméladov dans son récit. Ensuite, elle se fraya un chemin à travers la foule ivre et désordonnée des locataires qui encombraient la pièce et sortit en courant dans la rue, avec l’intention bien déterminée de trouver la justice immédiatement et à tout prix. Polètchka se réfugia dans le coin, sur le coffre, où elle se mit à attendre le retour de sa mère en serrant les enfants contre elle. Amalia Ivanovna courait dans tous les sens, hurlait, jetait par terre tout ce qui lui tombait sous la main et faisait du tapage. Les locataires criaient d’une façon désordonnée ; certains achevaient, comme ils pouvaient, de discuter sur l’événement, d’autres se querellaient et s’injuriaient ; d’autres, encore, s’étaient mis à chanter.

« À mon tour de partir, maintenant ! » pensa Raskolnikov. « Eh bien ! Sophia Sèmionovna, nous allons voir ce que vous allez dire, à présent ! »

IV

Raskolnikov avait été l’avocat actif et vigoureux de Sonia contre Loujine, malgré le fait qu’il portait tant d’horreur personnelle et de souffrance dans son âme. Mais, après tous les tourments du matin, il avait été heureux de changer ses impressions devenues insupportables.

Son intervention en faveur de Sonia lui en avait donné l’occasion (sans parler du fait que cette intervention était en grande partie due à une cause personnelle, à une impulsion de son cœur). En outre, l’entrevue qu’il allait avoir avec Sonia l’inquiétait terriblement, par moments ; il devait lui dire qui avait tué Lisaveta, il sentait qu’il en souffrirait affreusement et il éprouvait un mouvement de recul. Aussi, lorsqu’il s’était exclamé, en sortant de chez Katerina Ivanovna : « Eh bien, qu’allez-vous dire, maintenant, Sophia Ivanovna Sèmionovna ?… » il était, de toute évidence, dans un état d’exaltation superficielle, de gaillardise, de défi, sous l’impression de sa récente victoire sur Loujine. Mais il lui arriva quelque chose d’étrange. Lorsqu’il parvint devant la porte de Kapernaoumov, il se sentit sans force et plein d’effroi. Il s’arrêta, pensif, se posant une singulière question : « Dois-je dire qui a tué Lisaveta ? » La question était singulière parce qu’il sentit en même temps que non seulement, il lui était impossible de ne pas le dire, mais qu’il lui était impossible de reculer, ne fut-ce que d’une minute, l’instant où il le dirait. Il ne savait pas encore pourquoi ; il l’avait simplement senti et cette pénible sensation d’impuissance devant l’inéluctable l’écrasa littéralement. Pour couper court à ses réflexions et à la torture qu’il subissait, il ouvrit brusquement la porte et jeta, du seuil, un coup d’œil à Sonia. Elle était assise, les coudes sur la table et le visage enfoui dans les mains, mais, en voyant entrer Raskolnikov, elle se leva brusquement et alla à sa rencontre, comme si elle l’avait attendu.

– Que me serait-il arrivé sans vous ! dit-elle rapidement en le rejoignant au milieu de la chambre. Il était visible que c’était cela qu’elle avait hâte de lui dire. C’était pour cela qu’elle l’avait attendu.

Raskolnikov alla vers la table et s’assit sur la chaise qu’elle venait de quitter. Elle resta debout devant lui, exactement comme la veille.

– Eh bien, Sonia ? dit-il, et il sentit que sa voix tremblait. Toute l’affaire reposait sur « la position sociale et les habitudes y afférentes ». L’avez-vous compris, tout à l’heure ?

La souffrance se peignit sur ses traits.

– Ne me parlez pas comme hier ! l’interrompit-elle. Je vous en prie, ne recommencez pas ! J’ai assez souffert sans cela…

Elle se hâta de sourire, craignant que ce reproche ne lui plût pas.

– J’ai été sotte de partir. Que se passe-t-il là-bas, maintenant ? Je voulais y aller, mais je pensais que… vous viendriez.

Il lui raconta qu’Amalia Ivanovna voulait les chasser de l’appartement et Katerina Ivanovna s’était enfuie « à la recherche de la vérité ».

– Oh, mon Dieu ! s’écria Sonia. Venez vite…

Et elle saisit sa cape.

– Toujours la même chose ! s’exclama Raskolnikov avec irritation. Vous n’avez qu’eux en tête. Restez avec moi.

– Et… Katerina Ivanovna ?

– Katerina Ivanovna ne vous manquera évidemment pas, elle viendra elle-même ici puisqu’elle est sortie de chez elle, ajouta-t-il hargneusement. Si elle ne vous trouvait pas, vous en seriez responsable…

Sonia s’assit, dans une pénible incertitude. Raskolnikov se taisait, les yeux fixés au sol, réfléchissant à quelque chose.

– Admettons que Loujine ne l’ait pas voulu, commença-t-il, sans regarder Sonia. Mais s’il l’avait voulu ou que cela fût entré dans ses calculs, il vous aurait fait jeter en prison, si moi et Lébéziatnikov n’avions pas été là… N’est-ce pas ?

– Oui, dit-elle d’une voix faible. – Oui répéta-t-elle, distraite et inquiète à la fois.

– Et j’aurais très bien pu n’être pas là. Quant à Lébéziatnikov, il est entré par pur hasard.

Elle se taisait toujours. Raskolnikov continua :

– Je pensais que vous alliez de nouveau vous écrier : « Oh, ne dites pas cela, cessez ! » – Raskolnikov se mit à rire, mais son rire était forcé. – Alors, toujours silencieuse ? demanda-t-il, après s’être tu un instant. – Il faut bien parler de quelque chose ! Je suis curieux de savoir, par exemple, comment vous auriez résolu une certaine « question » comme dit Lébéziatnikov. (Il commençait à s’effrayer.) Non, écoutez, je parle sérieusement. Imaginez-vous, Sonia, que vous connaissiez toutes les intentions de Loujine, supposez que vous sachiez (avec certitude, veux-je dire) qu’il fera périr Katerina Ivanovna, les enfants et vous aussi, en surplus (car vous ne vous considérez comme rien d’autre qu’en surplus). Polètchka de même… car elle suivra le même chemin. Bon ; alors, s’il vous était donné de décider qui resterait en vie… je veux dire : laisseriez-vous Loujine vivre et continuer ses infamies ou bien Katerina Ivanovna devrait-elle mourir ? Que décideriez-vous : qui des deux devrait mourir ? Je vous le demande.

Sonia le regarda avec inquiétude : elle eut l’impression de percevoir quelque chose d’insolite dans ce discours mal assuré et obscur.

– Je pressentais que vous alliez me demander quelque chose de ce genre, dit-elle en lui jetant un regard inquisiteur.

– Bon ; mais quand même, qu’auriez-vous décidé ?

– Pourquoi poser une question sur quelque chose qui ne peut arriver ? dit Sonia avec répugnance.

– Donc, il vaut mieux que Loujine vive et fasse des infamies ! Vous n’avez pas même osé trancher cela ?

– Mais je ne peux pas connaître les desseins de la Providence divine !… Et pourquoi demandez-vous ce qu’on ne peut demander ? Pourquoi ces questions vides de sens ? Comment les choses peuvent-elles dépendre de ma décision ? Et qui m’a fait juge de cette question : qui doit vivre et qui doit mourir ?

– Évidemment, lorsque la Providence divine s’y trouve mêlée, il n’y a plus rien à faire, grogna sombrement Raskolnikov.

– Dites plutôt franchement ce qu’il vous faut ! s’écria douloureusement Sonia. Vous avez de nouveau une idée derrière la tête… Est-il possible que vous ne soyez venu que pour me torturer ?

Elle ne put en supporter davantage, et se mit à sangloter. Il la regardait, plein d’une sombre angoisse. Cinq minutes passèrent.

– Tu as quand même raison, dit-il enfin, doucement. Son expression avait changé. Son ton, artificiellement insolent et provocant, bien qu’impuissant, avait disparu. Sa voix même avait fléchi. – Je t’avais pourtant dit que je ne viendrais pas demander pardon, et voilà que j’ai commencé par cela !… Ce que j’ai dit au sujet de Loujine et de la Providence, c’était pour te demander pardon… Cela revenait à demander pardon, Sonia…

Il voulut sourire, mais son pâle sourire eut quelque chose d’inachevé, comme un aveu d’impuissance. Il pencha la tête et se couvrit le visage des mains.

Et soudain, une étrange, une inattendue sensation de haine pour Sonia traversa son cœur. Il leva la tête et la regarda, comme s’il était étonné et effrayé par cette impression, mais il rencontra son regard anxieux et plein d’une douloureuse sollicitude : il y avait là de l’amour ; sa haine s’évanouit comme un spectre. Ce n’était pas cela, il avait pris un sentiment pour un autre. Cela signifiait uniquement que la minute était arrivée.

Il se couvrit à nouveau le visage de ses mains et pencha la tête. Soudain, il pâlit ; il se leva, regarda Sonia, et, sans avoir rien dit, il s’assit machinalement sur son lit.

Cette minute était atrocement pareille à celle où, debout derrière la vieille, la hache déjà libérée de la boucle, il s’était rendu compte qu’il n’y avait plus un instant à perdre.

– Qu’avez-vous ? demanda Sonia, terriblement effrayée.

Il ne put rien prononcer. Ce n’était pas du tout, pas du tout ainsi qu’il aurait voulu lui apprendre la chose et il ne comprenait pas très bien ce qui se passait en lui. Elle s’approcha doucement et s’assit sur le lit, à côté de lui, sans le quitter des yeux. Son cœur sautait dans sa poitrine ; c’était devenu insupportable : il tourna vers elle son visage mortellement pâle ; ses lèvres remuaient mais aucun son n’en sortait. L’horreur envahit le cœur de Sonia.

– Qu’avez-vous ? répéta-t-elle, avec un léger mouvement de recul.

– Ce n’est rien, Sonia, n’aie pas peur… Des bêtises ! C’est ainsi, si l’on y réfléchit, bredouillait-il avec l’air inconscient d’un homme en délire. – Pourquoi suis-je venu te torturer, toi ? ajouta-t-il soudain en la regardant. Vraiment… pourquoi ? Je me pose sans cesse cette question… Sonia…

Il s’était peut-être posé cette question il y avait un quart d’heure, mais il la formulait maintenant sans forces, à peine conscient, en sentant un frisson continu dans tout son corps.

– Oh, comme vous vous faites souffrir ! dit-elle douloureusement, en scrutant son visage.

– Tout ça, ce sont des bêtises !… Voici, Sonia (il sourit soudain, Dieu sait pourquoi, d’un sourire pâle et languissant qui persista près de deux secondes sur ses lèvres), te rappelles-tu ce que je voulais te dire hier ?

Sonia attendait, inquiète.

– J’avais dit, en partant, que je te disais peut-être adieu pour toujours mais que, si je revenais aujourd’hui, je te dirais… qui a tué Lisaveta.

Elle frissonna soudain tout entière.

– Alors, je suis venu te le dire.

– Alors, vous aviez vraiment l’intention… chuchota-t-elle péniblement. Comment le savez-vous, demanda-t-elle vivement, comme si elle reprenait conscience.

Sonia respirait avec difficulté. Son visage pâlissait de plus en plus.

– Je le sais.

Elle se tut pendant près d’une minute.

– On l’a découvert lui ? demanda-t-elle timidement.

– Non.

– Alors, comment savez-vous cela ? demanda-t-elle encore une fois, d’une voix à peine audible, après un nouveau silence d’une minute.

Il se retourna vers elle et scruta attentivement son visage.

– Devine, prononça-t-il, avec son sourire déformé et impuissant.

Tout le corps de Sonia frissonna comme s’il était secoué par des convulsions.

– Mais vous me… pourquoi me faites-vous peur ainsi ? prononça-t-elle en souriant comme une enfant.

– Je suis donc son grand ami… puisque je sais, continua Raskolnikov en la regardant fixement, comme s’il n’avait pas la force de détourner le regard. – Il ne voulait pas… tuer cette Lisaveta… Il l’a tuée… sans le faire exprès… Il voulait tuer la vieille… lorsqu’elle serait seule… et il est venu… Alors est arrivée Lisaveta… Alors… il l’a tuée aussi.

Une horrible minute passa encore. Ils se regardaient toujours.

– Alors, tu ne devines pas ? demanda-t-il soudain, avec la sensation de se précipiter du haut d’un clocher.

– Non, souffla Sonia, d’une voix à peine audible.

– Cherche bien.

Lorsqu’il eut dit cela, une sensation déjà connue lui glaça l’âme ; il la regarda et, dans ses traits, il vit les traits de Lisaveta. Il se rappelait distinctement l’expression du visage de Lisaveta, au moment où il s’approchait d’elle, la hache en main, et où elle se reculait vers le mur, la main avancée dans un geste de protection, un effroi enfantin peint sur ses traits. Elle avait eu tout à fait la mine d’un tout petit enfant qui, ayant commencé à prendre peur, aurait regardé fixement l’objet de sa terreur et, reculant, sa petite main tendue pour se protéger, aurait été prêt à pleurer. Quelque chose d’approchant arrivait maintenant à Sonia : elle le regardait avec un effroi semblable, avec la même impuissance et, soudain, elle avança sa main gauche, et, appuyant à peine ses doigts contre la poitrine de Raskolnikov, elle se leva lentement, s’écartant de plus en plus de lui, le regardant de plus en plus fixement. Sa terreur se communiqua tout à coup à Raskolnikov, le même effroi se peignit sur ses traits, il la regarda exactement de la même façon et presque avec le même sourire enfantin.

– Tu as deviné ? chuchota-t-il.

« Mon Dieu ! » L’horrible cri avait jailli de sa poitrine. Elle tomba sans forces sur le lit, la figure dans les oreillers. Mais elle se releva un instant plus tard, se rapprocha de lui, lui saisit les deux mains, et, les serrant de toutes ses forces dans ses doigts minces, elle riva de nouveau son regard sur le visage de Raskolnikov. Ce regard désespéré voulait découvrir un dernier espoir. Mais il n’y avait pas d’espoir ; il ne restait aucun doute ; tout était bien ainsi ! Plus tard, lorsqu’elle se souvenait de cette minute, elle trouvait étrange, bizarre, qu’elle eût compris immédiatement à cet instant-là qu’il n’y avait plus de doute. Elle ne pouvait pas alléguer, par exemple, qu’elle avait pressenti quelque chose de pareil. Mais à peine lui eût-il parlé qu’il sembla à Sonia qu’elle avait précisément prévu cela.

– Allons, Sonia, cesse ! Ne me torture pas ! demanda-t-il douloureusement.

Ce n’est pas du tout ainsi qu’il avait pensé dévoiler son secret, mais cela se fit ainsi.

Comme une insensée, elle se leva d’un bond et alla vers le milieu de la chambre en se tordant les mains ; mais elle revint rapidement et s’assit de nouveau à ses côtés, épaule contre épaule. Soudain, elle frissonna comme si une idée horrible l’avait transpercée, elle poussa un cri et elle se précipita, ne sachant même pas pourquoi, à genoux devant lui.

– Qu’avez-vous fait là ! qu’avez-vous fait contre vous-même ! prononça-t-elle avec désespoir et, se soulevant vivement, elle se jeta à son cou, l’entoura de ses bras et le serra de toutes ses forces.

Raskolnikov se recula et la regarda avec un pénible sourire.

– Tu es bizarre, Sonia, dit-il ; tu m’embrasses lorsque je viens de te dire… cela. Tu ne sais pas ce que tu fais.

– Non, non, il n’y a personne de plus malheureux que toi au monde ! s’exclama-t-elle, comme si elle parlait dans le délire, sans avoir entendu ses remarques, et, soudain, elle se mit à sangloter comme une personne en proie à une crise nerveuse.

Un sentiment qu’il n’avait plus connu depuis longtemps submergea son âme et l’adoucit tout à coup. Il ne lui résista pas : deux larmes perlèrent à ses yeux et restèrent suspendues à ses cils.

– Alors, tu ne me laisseras pas, Sonia ? dit-il, la regardant avec un espoir hésitant.

– Non, non ! jamais ! s’exclama Sonia. Je te suivrai partout ! Partout ! Oh, mon Dieu !… Oh, infortunée que je suis ! Pourquoi, pourquoi donc ne t’ai-je pas connu auparavant ! Pourquoi n’est-tu pas venu plus tôt ! Oh, mon Dieu !

– Mais je suis venu !

– Maintenant ! Que faire, à présent ?… Ensemble, ensemble ! répétait-elle, comme inconsciente, en l’entourant de nouveau de ses bras. Je te suivrai au bagne ! – Il frissonna violemment ; son sourire haineux, presque arrogant, lui revint sur les lèvres.

– Mais, Sonia, je ne veux peut-être pas encore aller au bagne, dit-il.

Sonia lui jeta un rapide coup d’œil.

Après le premier sentiment de pitié passionnée et douloureuse qu’elle avait eu pour le malheureux, l’idée du meurtre lui revint. Elle crut discerner le meurtrier dans le ton changé qu’il avait pris pour lui parler. Elle le regarda avec stupéfaction. Elle ne savait encore rien, ni pourquoi ni comment ce crime avait été accompli. Maintenant toutes ces questions affluèrent d’un coup dans sa conscience. Et de nouveau, elle ne put y croire : « Lui, lui, un assassin ! Mais est-ce possible ! »

– Mais qu’est-ce ? Mais où suis-je donc ? prononça-t-elle, profondément stupéfaite, ne parvenant pas encore à rassembler ses esprits. – Mais comment vous, vous… avez-vous pu vous résoudre à cela… mais pourquoi ?

– Mais pour voler ! Cesse, Sonia, répondit-il avec fatigue et, aurait-on dit, avec dépit. Sonia était abasourdie, mais soudain, elle s’écria :

– Tu avais faim ? C’était pour aider ta mère ? Oui ?

– Non, Sonia, non, murmura-t-il en s’écartant et en détournant la tête. Je n’avais pas tellement faim… je voulais, en effet, aider ma mère, mais… ce n’est pas ça non plus. Ne me torture pas, Sonia !

La jeune fille joignit les mains.

– Mais est-il possible, est-il vraiment possible que ce soit la réalité ! Mon Dieu, la réalité ne peut être comme cela ! Comment pourrait-on y croire ?… Et comment se fait-il que vous donniez tout ce qui vous reste et que, d’autre part, vous ayez tué pour voler ! Ah !… s’écria-t-elle soudain. Cet argent que vous avez donné à Katerina Ivanovna… cet argent… Mon Dieu, est-ce possible que cet argent…

– Non, Sonia, se hâta-t-il de l’interrompre, ce n’était pas cet argent-là, tranquillise-toi ! Cet argent m’avait été envoyé par ma mère, par l’intermédiaire d’un marchand, et je l’ai reçu lorsque j’étais malade, le jour même où je l’ai donné… Rasoumikhine l’a vu… c’est lui qui l’a touché à ma place… cet argent m’appartenait en propre, il était bien à moi.

Sonia l’écoutait, irrésolue, en essayant de toutes ses forces de comprendre.

– Et l’autre argent – du reste, je ne sais même pas s’il y avait de l’argent, ajouta-t-il doucement, tout pensif. Je lui ai enlevé alors la bourse en peau de chamois du cou… une bourse bien remplie, toute bourrée… mais je ne l’ai pas ouverte, je n’en ai pas eu le temps, sans doute… Et les objets, des boutons de manchettes et des chaînes… J’ai caché le lendemain tous ces objets et la bourse sous une pierre, dans une cour, perspective V… Tout se trouve en cet endroit, à présent…

Sonia écoutait de toute son attention.

– Alors, pourquoi donc… pourquoi avez-vous dit que c’était pour voler, puisque vous n’avez rien pris pour vous ? demanda-t-elle vivement, s’accrochant à cette idée comme un noyé à une paille.

– Je ne sais pas… je n’ai pas encore décidé si je prendrai ou non cet argent, prononça-t-il, devenant à nouveau pensif et, soudain, revenant à lui, il eut un rapide sourire. Ah-h ! Quelle bêtise je viens de te dire, n’est-ce pas ?

Une pensée vint brusquement à Sonia : « N’est-il pas fou ? » Mais elle l’abandonna tout de suite : non, il y a là quelque chose d’autre ». Elle n’y comprenait rien, rien du tout !

– Tu sais, Sonia, dit-il soudain avec une sorte d’inspiration, – voici ce que je te dis : si je l’avais égorgée parce que j’avais faim, continua-t-il, en appuyant sur chaque mot et en la regardant d’une façon sincère mais énigmatique, alors… je serais heureux maintenant, sache-le !

– Et que t’importe, que t’importe, s’écria-t-il, un instant plus tard, avec une sorte de désespoir, – que t’importe que je t’avoue ou non que j’ai mal agi ? Que t’importe ce stupide triomphe sur moi ? Oh, Sonia, est-ce pour cela que je suis venu ici maintenant ?

Sonia voulut de nouveau dire quelque chose, mais elle ne le put.

– C’est parce que tu es tout ce qui me reste que je te disais hier de venir avec moi.

– Venir où ? demanda timidement Sonia.

– Ce n’est pas pour aller voler ni tuer, ne crains rien, ce n’est pas pour cela, dit-il avec un sourire mordant. Nous sommes différents… Et, tu sais, Sonia, ce n’est que maintenant que j’ai compris où je t’appelais hier. Hier, lorsque je te disais de venir, je ne comprenais pas moi-même où. Je t’appelais pour une seule raison, j’étais venu ici pour une seule raison, pour te dire : ne m’abandonne pas. Tu ne m’abandonneras pas, Sonia ?

Elle lui serra la main avec force.

– Pourquoi, pourquoi lui ai-je dit, pourquoi lui ai-je dévoilé que j’ai tué, s’écria-t-il avec désespoir une minute plus tard, en la regardant avec une souffrance infinie. – Voilà, tu attends des explications, Sonia, tu restes là à attendre, je le vois ; que te dirais-je. Tu n’y comprendras rien, et tu t’épuiseras à force de souffrance… à cause de moi ! Voilà que tu pleures et que tu m’embrasses de nouveau, – allons pourquoi m’embrasses-tu ? Parce que je n’ai pu supporter le poids tout seul et que je suis venu me décharger sur toi ? : Souffre, toi aussi, cela me soulagera ! Et tu peux aimer un homme aussi vil.

– Mais ne souffres-tu pas également ? s’écria Sonia.

De nouveau, le même sentiment effleura son âme et l’adoucit immédiatement.

– Sonia, j’ai un cœur méchant, remarque-le : cela peut expliquer beaucoup de choses. C’est parce que je suis méchant que je suis venu. Il y en a qui ne seraient pas venus. Mais moi, je suis lâche et… vil ! Mais… soit ! Il n’est pas question de tout cela… il nous faut parler, maintenant, et je ne sait comment commencer…

Il s’interrompit et devint pensif.

– Ah, nous sommes différents ! s’écria-t-il de nouveau. Nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre. Et pourquoi, pourquoi suis-je venu ! Je ne me le pardonnerai jamais !

– Non, non, c’est bien que tu sois venu ! Il vaut mieux que je le sache ! Beaucoup mieux !

Il la regarda avec douleur.

– Alors, c’est ainsi, en somme ! dit-il comme s’il se décidait. – C’est ainsi que cela s’est passé ! Voici : je voulais devenir un Napoléon, c’est pour cela que j’ai tué… Alors, est-ce compréhensible, maintenant ?

– Non, souffla Sonia avec naïveté et timidité. Seulement, parle… parle ! Je comprendrai, je comprendrai en moi-même ! suppliait-elle.

– Tu comprendras ? Bon, on verra !

Il se tut et réfléchit longuement.

– Voici les faits : je me suis un jour posé cette question que serait-il arrivé, si Napoléon s’était trouvé à ma place, et s’il n’avait eu, pour commencer sa carrière, ni Toulon, ni l’Égypte, ni le passage du Mont-Blanc ; et si, au lieu de toutes ces choses, belles et monumentales, il n’avait eu devant lui que quelque ridicule petite vieille, une veuve de fonctionnaire, qu’il aurait dû, de plus, tuer pour lui dérober l’argent contenu dans son coffre (l’argent nécessaire à sa carrière, tu comprends ?) Alors, qu’en penses-tu, se serait-il décidé à cela, s’il n’y avait pas eu d’autre moyen ? Aurait-il été choqué par le fait que cela manquait trop de décorum et… aurait-il été arrêté par l’idée que c’est un péché ? Bon alors, je me suis torturé longtemps en réfléchissant à cette « question », si bien que j’ai eu terriblement honte lorsqu’enfin j’ai trouvé (comme ça, tout à coup) que non seulement il n’en aurait pas été choqué, mais qu’il ne lui serait pas même venu à l’esprit que cela manquait de décorum… Il n’aurait même pas compris pourquoi on pourrait être choqué par cela. Et si vraiment il n’avait pas eu d’autre moyen, il aurait étranglé la vieille de façon à ce qu’elle ne puisse pousser un cri, sans la moindre hésitation ! Alors, moi non plus… je n’ai plus hésité… et j’ai tué… suivant l’exemple magistral… Et c’est exactement comme cela que ça s’est passé ! Tu ris ? Oui Sonia, le plus risible c’est que c’est peut-être ainsi que cela s’est passé…Sonia n’avait nulle envie de rire.

– Parlez-moi plutôt avec franchise… sans exemples, demanda-t-elle encore plus timidement et d’une voix à peine audible.

Il se tourna vers elle, la regarda tristement et la prit par les mains.

– Tu as raison à nouveau, Sonia. – Tout cela, ce sont des bêtises, c’est presque du bavardage ! Tu vois : tu sais que ma mère ne possède presque rien. Ma sœur a reçu de l’instruction, par hasard, et elle est destinée à traîner une vie de gouvernante. J’étais tout leur espoir. Je faisais mes études, mais je ne pouvais subvenir à mes besoins et j’ai été contraint de quitter provisoirement l’université. Si j’avais réussi à faire traîner les choses ainsi, je serais devenu un instituteur ou un fonctionnaire au traitement annuel de dix mille roubles et cela dans dix ou douze ans… (Il parlait comme s’il récitait une leçon apprise). Pendant ce temps, ma mère se serait desséchée à force de soucis et de chagrins (et je n’aurais quand même pu la tranquilliser complètement) et ma sœur… eh bien, ma sœur, elle aurait pu avoir un sort pire encore !… Et puis, pourquoi aurais-je dû passer toute ma vie à côté des possibilités de l’existence, pourquoi aurais-je dû négliger ma mère, et, par exemple, supporter patiemment que l’on offensât ma sœur ? Pourquoi ? Pour pouvoir, après les avoir enterrées, fonder un autre foyer encore, avoir femme et enfant, et puis, les laisser sans un morceau de pain à se mettre sous la dent ? Alors… alors, j’ai décidé de prendre possession de l’argent de la vieille, de l’employer pour ces premières années, d’enlever ainsi à ma mère ses tourments et ses soucis en ce qui concerne mes études et les premiers pas après l’université. Et j’ai décidé de faire tout cela largement, radicalement, de façon à me faire une carrière nouvelle, à me frayer une voie indépendante… Alors… alors, c’est tout… Et évidemment, j’ai mal agi en tuant la vieille… et cela suffit !Il arriva avec peine, tout épuisé, à la fin de son récit, et baissa la tête.

– Oh, non, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela, s’exclama anxieusement Sonia. Et il n’est pas possible que ce soit ainsi… non, ce n’est pas ainsi !

– Tu vois toi-même que ce n’est pas ainsi !… Mais moi, j’ai parlé sérieusement, j’ai dit la vérité !

– Cela, une vérité ! Oh, mon Dieu !

– Mais je n’ai tué qu’un pou, Sonia, un pou inutile, mauvais, néfaste.

– Ce pou était un être humain !

– Mais je le sens bien aussi que ce n’est pas un pou, répondit-il en la regardant bizarrement. Mais, en fait, je radote, Sonia, ajouta-t-il, je radote depuis longtemps… Ce n’est toujours pas cela, tu as raison. Les causes sont tout autres ! Il y a déjà longtemps que je n’ai plus parlé avec personne, Sonia… J’ai fort mal à la tête, maintenant.

Ses yeux avaient une lueur fébrile. Il était à nouveau presque en proie au délire ; une expression inquiète se voyait sur son visage. Une effrayante faiblesse était visible à travers l’excitation de son esprit. Sonia comprit combien il souffrait. Elle-même commençait à avoir le vertige. Et puis, il parlait d’une façon si étrange : elle comprenait bien quelque chose, mais… « mais comment est-ce possible ! Comment est-ce possible ! Oh, mon Dieu ! » Et elle se tordait les mains de désespoir.

– Non, Sonia, ce n’est pas ainsi ! commença-t-il de nouveau, levant soudain la tête, comme s’il était étonné et agité par une nouvelle direction prise par ses pensées et qui lui aurait découvert une perspective nouvelle. – Ce n’est pas ainsi ! Ce serait mieux… de supposer (oui, c’est en effet mieux !) suppose que je sois égoïste, envieux, méchant, vil, rancunier et… que je sois encore enclin à la folie. (Disons donc tout à la fois ! On avait déjà parlé de folie auparavant, je l’ai remarqué !) Je t’ai dit tout à l’heure que je ne pouvais pas payer mes études, mais peut-être n’aurais-je pas dû le faire ! Ma mère m’aurait envoyé l’argent nécessaire aux inscriptions et j’aurais gagné moi-même ce qu’il me fallait pour les bottes, les vêtements et le pain ; cela est sûr ! Les leçons me réussissaient, on me les payait un demi-rouble. Rasoumikhine le fait bien ! Mais je me suis aigri et je n’en ai pas voulu. Je me suis vraiment aigri (c’est le mot qu’il faut). Je me suis retiré dans mon coin comme une araignée. Tu as déjà été dans mon réduit, tu as vu… Sais-tu, Sonia, que les chambres étroites et les plafonds bas écrasent l’âme et l’intelligence ! Oh, comme je détestais ce réduit ! Mais je ne voulais quand même pas en sortir. Exprès ! Je n’en sortais pas pendant des journées entières, et je ne voulais pas travailler ; je ne voulais même pas manger, je restais toujours couché. Quand Nastassia m’apportait de la nourriture, je mangeais ; quand elle ne m’en apportait pas, je restais ainsi ; je ne lui demandais rien, volontairement, par méchanceté ! Je n’avais pas de lumière, la nuit ; je restais couché dans l’obscurité et je ne voulais pas gagner l’argent nécessaire à l’achat d’une bougie ! Il aurait fallu étudier, et j’avais vendu mes livres ; un doigt de poussière couvre encore mes notes de cours et les cahiers qui sont sur ma table. Je préférais rester couché, à penser. Je pensais toujours… Et je faisais toujours des rêves, divers rêves étranges, inutile de dire lesquels ! Et c’est alors qu’il me sembla, pour la première fois que… Non, ce n’est pas ainsi ! Ce n’est pas encore cela ! Tu vois, je me demandais toujours pourquoi, sachant que les autres sont bêtes, – et cela je le sais à coup sûr – pourquoi je n’essayais pas d’être plus malin qu’eux ? J’ai compris par après que, si j’avais dû attendre que tous deviennent intelligents, cela aurait été trop long… Après j’ai compris que cela ne sera jamais, que personne ne change, que personne n’est capable de les changer et qu’il est inutile de se fatiguer pour essayer de les changer ! Oui, c’est ainsi ! C’est leur loi… Leur loi, Sonia ! C’est ainsi !… Et je sais maintenant, Sonia, que c’est celui qui est ferme et fort d’esprit et d’intelligence qui est le maître ! Celui qui ose beaucoup est justifié par eux. Celui qui se moque le plus des choses, celui-là est leur législateur et celui qui est le plus décidé, celui-là a raison. C’était ainsi, et ce sera toujours ainsi ! Seul un aveugle ne le discernerait pas !

Raskolnikov, quoiqu’il regardât Sonia, en disant cela, ne se préoccupait plus de ce qu’elle comprît ou non. La fièvre avait entièrement pris possession de lui. Il était dans une sorte de sombre extase. (Vraiment, il y avait déjà longtemps qu’il n’avait plus parlé à personne !) Sonia devina que ce sombre catéchisme était devenu sa foi et sa loi.

– J’ai compris alors, Sonia, continua-t-il solennellement, – que le pouvoir n’est donné qu’à celui qui ose se baisser pour le ramasser. Il suffit uniquement – uniquement ! – d’oser ! Une certaine pensée m’est venue alors, pour la première fois de ma vie, une pensée qui n’était encore jamais venue à personne ! À personne ! Il devint pour moi aussi évident que le jour que personne n’a osé jusqu’ici et n’osera jamais, en passant devant toute cette absurdité, l’envoyer aux cent mille diables ! J’ai… j’ai voulu oser faire cela et j’ai tué… je n’ai voulu qu’oser, Sonia, voilà la raison de tout !

– Oh, taisez-vous, taisez-vous ! s’écria Sonia en frappant ses mains l’une contre l’autre. Vous vous êtes éloigné de Dieu, et Dieu vous a frappé ; il vous a livré au démon !…

– À propos, Sonia, figure-toi que, lorsque j’étais couché dans l’obscurité, il me semblait toujours que c’était le diable qui me tentait ! Qu’en penses-tu ?

– Taisez-vous ! Ne riez pas, blasphémateur, vous ne comprenez rien ! Oh, mon Dieu, il ne comprend rien du tout !

– Tais-toi, Sonia, je ne ris nullement ; je sais bien que c’est le diable qui m’a poussé. Tais-toi, Sonia, tais-toi, répéta-t-il sombrement, avec insistance. – Je sais tout. J’ai réfléchi à tout cela, je me le suis murmuré, lorsque je restais couché dans l’obscurité… J’ai débattu tout cela avec moi-même, jusqu’au moindre point ; je sais cela à fond ! Et j’en avais tellement par-dessus la tête de tout ce bavardage ! J’aurais voulu tout oublier et tout commencer à nouveau, Sonia ! et j’aurais voulu mettre un terme à ce bavardage. Est-il possible que tu penses que j’ai été tuer, tête baissée comme un imbécile ? J’ai fait cela intelligemment, et c’est ce qui m’a perdu. Penses-tu vraiment que j’ignorais, par exemple, que, dès l’instant où je m’étais mis à me demander si j’avais le droit de prendre ce pouvoir, – je n’avais plus ce droit-là ? Et que si je posais la question : « l’homme est-il un pou ? » c’est que l’homme n’est pas un pou pour moi, mais qu’il l’est pour celui à qui cette question ne vient même pas à l’esprit, qui va tout droit au but, sans se poser de questions… Si je me suis débattu tant de temps, en me demandant si Napoléon l’aurait fait, c’est que je sentais clairement que je ne suis pas un Napoléon. Toute la torture de ce bavardage, je l’ai soufferte, Sonia, et j’ai voulu la secouer de mes épaules : j’ai voulu, Sonia, tuer sans casuistique, tuer pour moi, pour moi seul ! Je n’ai pas voulu mentir dans cette affaire, même à moi ! Ce n’est pas pour aider ma mère que j’ai tué – bêtises que tout cela ! Ce n’est pas pour devenir le bienfaiteur de l’humanité, après avoir obtenu les moyens et les pouvoirs, que j’ai tué. Bêtises ! J’ai simplement tué, tué pour moi, pour moi seul, et que je sois devenu le bienfaiteur de quelqu’un ou que, au contraire, j’ai comme une araignée établi mes filets, sucé la sève de tout ce qui y serait tombé, pendant toute ma vie, tout cela ne m’inquiétait nullement à ce moment-là ! Et ce n’est pas d’argent que j’avais besoin, Sonia, quand j’ai tué, ce n’est pas tant l’argent mais autre chose que je voulais… Maintenant, je sais tout cela… Comprends-moi : si j’avais poursuivi mon chemin dans cette direction-là, peut-être n’aurais-je jamais commis de meurtre. C’est autre chose que je voulais savoir, c’est autre chose qui m’a poussé au meurtre : il fallait que je sache, au plus vite, si j’étais un pou comme tout le monde, ou un être humain. Suis-je capable de franchir le mur ou ne le suis-je pas ? Oserais-je, ou non, me « baisser pour ramasser ? » Suis-je une tremblante créature ou ai-je le droit…

– Le droit de tuer ? Vous prétendez avoir le droit de tuer ? s’exclama Sonia en entre-choquant ses mains.

– Oh, Sonia, toi ! s’écria-t-il avec irritation ; il voulut objecter quelque chose, mais il se tut avec mépris. – Ne m’interromps pas, Sonia ! Je voulais te dire une seule chose : le diable m’y a poussé et, après coup, il m’a expliqué que je n’avais pas le droit d’y aller parce que je suis un pou comme les autres, exactement. Il s’est moqué de moi, et alors, je suis venu chez toi. Reçois ton hôte ! Si je n’étais pas un pou, serai-je venu chez toi ? Écoute, lorsque je suis allé chez la vieille, je n’y étais allé que pour essayer… Sache-le !

– Et vous l’avez tuée ! Tuée !

– Mais de quelle façon l’ai-je tuée ? Est-ce qu’on tue comme cela ? Est-ce ainsi qu’on s’y prend pour tuer ? Une fois, je te raconterai ça, comment j’y suis allé… Est-ce la vieille que j’ai tuée ? C’est moi-même et non la vieille que j’ai tué ! Là, je me suis exterminé pour l’éternité… C’est le diable qui a tué la vieille, ce n’est pas moi… Assez, assez, Sonia, assez ! Laisse-moi, s’écria-t-il soudain, saisi par une angoisse convulsive. – Laisse-moi !

Il posa ses coudes sur ses genoux et serra, comme dans un étau, sa tête entre ses mains.

– Quelle souffrance ! cria Sonia d’une voix déchirante.

– Alors, que faire, maintenant, dis ? demanda-t-il en relevant soudain la tête, le visage déformé, enlaidi par le désespoir.

– Que faire ! s’écria-t-elle en bondissant soudain sur ses pieds ; ses yeux, qui jusqu’ici avaient été pleins de larmes, se mirent tout à coup à briller. – Lève-toi, (Elle le saisit par l’épaule ; il se leva, la regardant avec stupéfaction.) Va, tout de suite, à l’instant, au carrefour, prosterne-toi, embrasse d’abord la terre que tu as souillée ; incline-toi, alors, devant le monde entier, dans les quatre directions et dis à tous, à haute voix : « j’ai tué ! » Alors Dieu t’enverra de nouveau la vie. Tu iras ? lui demandait-elle toute tremblante, comme dans un accès de fièvre, en saisissant ses mains, en les serrant de toutes ses forces et en le transperçant de son regard de feu.

Il fut stupéfait par son soudain enthousiasme.

– Tu veux parler du bagne, Sonia ? Tu veux que je me dénonce ? demanda-t-il sombrement.

– Il faut accepter la souffrance, il faut te racheter.

– Non, je ne le ferai pas, Sonia.

– Et comment vas-tu vivre ? Comment pourras-tu vivre ? s’exclama Sonia. Est-ce possible, maintenant ? Comment pourrais-tu parler à ta mère ? (Oh, qu’adviendra-t-il d’elle, à présent !) Mais quoi, tu as déjà abandonné ta mère et ta sœur. Eh bien, que te dirais-je, tu les as abandonnées ! Oh, mon Dieu, s’écriait-elle, mais tu sais tout cela ! Comment pourrais-tu vivre sans compagnie humaine ! Qu’adviendra-t-il maintenant de toi ?

– Ne sois pas un enfant, Sonia, prononça-t-il doucement. De quoi suis-je coupable envers eux ? Pourquoi irais-je me dénoncer ? Que leur dirais-je ? Tout cela n’est que mirage… Ils font eux-mêmes périr des millions d’hommes et ils prennent cela pour une vertu. Ce sont des escrocs et de vils individus, Sonia !… Je n’irai pas. Et que leur dirais-je ? Que j’ai tué, mais que je n’ai pas osé employer l’argent, que je l’ai caché sous une pierre ? ajouta-t-il avec un sourire caustique. – Mais ils vont se moquer de moi, ils vont me dire : tu as été bien bête de ne pas le prendre. Un lâche et un imbécile ! Ils ne comprendront rien, Sonia ; et ils ne sont pas dignes de comprendre. Pourquoi irais-je ? je n’irai pas ! Ne sois pas un enfant, Sonia…

– Tu ne pourras pas supporter ta souffrance, tu périras, répétait-elle avec désespoir, en tendant ses mains vers lui dans un geste d’imploration.

– Je me suis peut-être calomnié, remarqua-t-il, sombre et pensif, – peut-être suis-je quand même un être humain, et non pas un pou ; peut-être me suis-je trop hâté de m’accuser. Je lutterai encore…

Un arrogant sourire naissait sur ses lèvres.

– Souffrir une telle torture ! Et toute la vie, toute la vie !

– Je m’y habituerai… prononça-t-il d’un air sombre et réfléchi. – Écoute, reprit-il une minute plus tard, – assez pleuré, il est temps de parler d’affaires sérieuses : je suis venu te dire que l’on me cherche, que l’on essaie de m’attraper…

– Oh ! s’écria Sonia, effrayée.

– Eh bien, pourquoi as-tu poussé ce cri ! Tu voulais que j’aille au bagne et à présent tu t’effraies ? Mais voici ce qu’il y a : je ne me laisserai pas prendre. Je lutterai encore contre eux et ils ne feront rien. Ils n’ont pas de véritables preuves. Hier, j’ai été en grand danger et j’ai pensé que c’en était fait de moi ; mais aujourd’hui, les choses se sont arrangées. Toutes leurs preuves sont des armes à double tranchant, c’est-à-dire que je puis retourner leurs accusations à mon profit, tu comprends ? Et je les retournerai, car je sais comment il faut faire, à présent… Cependant, l’on me mettra à coup sûr en prison.

Si un certain incident n’était pas arrivé, l’on m’aurait sans doute déjà arrêté aujourd’hui ; il n’est d’ailleurs pas trop tard encore… mais ce ne sera rien, Sonia, j’y resterai quelque temps, puis on me relâchera… parce qu’ils n’ont aucune véritable preuve et ils n’en auront pas, j’en donne ma parole. Ce qu’ils ont ne suffit pas pour faire condamner un homme. Allons, c’est assez… je dis ça seulement pour que tu saches. Quant à ma mère et à ma sœur, je tâcherai de leur faire oublier leurs inquiétudes et de ne pas les effrayer… Ma sœur est à l’abri du besoin, à présent, je crois… par conséquent, ma mère… Allons, c’est tout. Sois quand même prudente. Viendras-tu me voir lorsque je serai en prison ?

– Oh, oui ! Oui !

Ils étaient assis l’un à côté de l’autre, tristes et abattus, comme des êtres jetés par la tempête sur un rivage désert. Il regardait Sonia et il sentait combien d’amour il y avait en elle pour lui ; et chose étrange, il lui fut pénible et douloureux de se sentir aimé ainsi. Oui, c’était une sensation étrange et effrayante ! En allant chez Sonia, il s’était rendu compte qu’elle était son espoir et son unique refuge ; il avait pensé se décharger ne fût-ce que d’une partie de sa souffrance, et, soudain, maintenant que tout le cœur de Sonia s’était tourné vers lui, il sentit et prit conscience qu’il était devenu incomparablement plus malheureux qu’auparavant.

– Sonia, dit-il, j’aime mieux que tu ne viennes pas me voir lorsque je serai en prison.

Sonia ne répondit pas, elle pleurait. Quelques minutes passèrent.

– As-tu une croix à ton cou ? demanda-t-elle d’une façon inattendue, comme si elle venait de penser à cela.

Il ne comprit pas tout d’abord la question.

– Tu n’en as pas, n’est-ce pas ? Tiens, prends celle-ci, c’est une croix de cyprès. J’en ai une autre, une petite, celle de Lisaveta. Elle et moi, nous avions échangé nos croix : elle m’avait donné la sienne, et moi, je lui ai donné la mienne. Je porterai maintenant celle de Lisaveta, et celle-ci est pour toi. Prends… elle est à moi, suppliait-elle. Nous allons souffrir ensemble nous porterons ensemble la croix !…

– Donne ! dit Raskolnikov. Il ne voulait pas lui faire de peine. Mais il retira néanmoins brusquement la main qu’il avait tendue.

– Pas maintenant, Sonia. Il vaut mieux que je la prenne plus tard, ajouta-t-il pour la tranquilliser.

– Oui, il vaut mieux, ce sera mieux, approuva-t-elle, séduite par l’idée ; lorsque tu partiras pour expier, tu la mettras. Tu viendras chez moi, je te la passerai au cou, et tu te mettras en route.

À cet instant, quelqu’un frappa trois coups à la porte.

– Vous permettez, Sophia Sèmionovna ? dit une voix polie et connue.

Sonia se précipita vers la porte, tout effrayée. La tête blonde de M. Lébéziatnikov apparut dans l’entrebâillement.

V

Lébéziatnikov avait l’air inquiet.

C’est vous que je voulais voir, Sophia Sémionovna. Excusez-moi… Je pensais bien vous rencontrer ici, dit-il, en s’adressant soudain à Raskolnikov. C’est-à-dire que je ne pensais rien du tout… de ce genre… mais je pensais précisément… Katerina Ivanovna est devenue folle là-bas, jeta-t-il tout à coup à Sonia, abandonnant Raskolnikov.

Sonia poussa un cri.

– Du moins, c’est ce qu’il semble. D’ailleurs… Nous ne savons pas ce qu’il faut faire, voilà ce qu’il y a ! Elle est revenue, on ne sait d’où, je crois qu’on l’a chassée, peut-être l’a-t-on battue… du moins, c’est ce qu’il semble… Elle est allée chez le chef de Sémione Zacharovitch, elle ne l’a pas trouvé chez lui ; il dînait chez un autre général. Imaginez-vous qu’elle a couru là-bas… chez cet autre général et elle a réussi à se faire recevoir par le chef de Sémione Zacharovitch ; il a même quitté la table… Pouvez-vous vous représenter ce qui s’est passé là-bas. On l’a chassée, évidemment ; elle raconte qu’elle l’a injurié et qu’elle lui a lancé quelque chose, un objet. On peut même supposer… Je ne comprends pas comment on ne l’a pas arrêtée ! Maintenant, elle raconte cela à tout le monde, à Amalia Ivanovna aussi, mais il est difficile de la comprendre, tant elle crie et s’agite… Ah, oui : elle dit que, puisque tout le monde l’a abandonnée, elle prendra les enfants avec elle et elle ira dans la rue avec un orgue de barbarie ; les enfants vont chanter et danser, et elle aussi, et ils vont ramasser de l’argent ; ils vont aller chaque jour chanter sous la fenêtre du général… « Qu’il voie », dit-elle, « comment les honorables enfants d’un fonctionnaire sont obligés de traîner dans la rue » ! Elle bat les enfants et ils pleurent. Elle apprend à Lénia à chanter « Houtorok » et au petit garçon à danser, à Polina Mikhaïlovna aussi ; elle déchire toutes ses robes, elle en fait des bonnets pour les enfants, comme pour des acteurs ; elle veut prendre la cuvette avec elle pour la frapper, en guise de musique… Elle ne veut rien écouter… Imaginez-vous, comment est-ce possible ? Ce n’est pas permis !

Lébéziatnikov aurait continué, mais Sonia qui l’écoutait, le souffle coupé, saisit soudain sa cape, son chapeau et sortit en courant de la chambre, s’habillant en marchant. Raskolnikov sortit ensuite. Lébéziatnikov le suivit.

– Elle est vraiment devenue folle ! dit-il à Raskolnikov en sortant avec lui en rue. Je ne voulais pas effrayer Sophia Sèmionovna, et j’ai dit… « c’est ce qu’il semble » mais il n’y a pas de doute possible. On dit que ce sont des tubercules qui poussent sur le cerveau quand on est phtisique ; dommage que je ne connaisse pas la médecine. Du reste, j’ai essayé de la persuader, mais elle ne veut rien entendre.

– Vous lui avez parlé de tubercules ?

– Non, pas tout à fait. D’ailleurs, elle n’aurait rien compris. Dois-je vous dire que si l’on persuade quelqu’un qu’il est inutile de pleurer, en somme, et bien ce quelqu’un cessera de pleurer. C’est clair. Vous ne croyez pas qu’il cessera de pleurer ?

– La vie serait trop facile ainsi, répondit Raskolnikov.

– Permettez, permettez ; évidemment Katerina Ivanovna aurait peine à le comprendre… Mais savez-vous qu’on a déjà fait de sérieuses expériences à Paris sur la possibilité de guérir les fous en agissant sur eux par la seule persuasion logique ? Un professeur de là-bas qui est mort récemment, un savant sérieux, a imaginé qu’on peut les guérir de cette façon. Son idée fondamentale est qu’il n’y a pas de dérangement spécial dans l’organisme d’un fou et que la folie est pour ainsi dire, une faute de logique, une faute de jugement, une conception erronée des choses. Il réfutait progressivement les arguments du malade et, imaginez-vous, il est arrivé ainsi à de bons résultats ! Mais, comme il s’est servi, en outre, de la douche, ses résultats sont discutables… Du moins, c’est ce qu’il me semble…

Raskolnikov n’écoutait plus depuis longtemps. Arrivé à la hauteur de la maison où il habitait, il quitta Lébéziatnikov en lui faisant un signe de tête et tourna sous le porche. Lébéziatnikov reprit ses esprits, regarda autour de lui et continua son chemin.

Raskolnikov pénétra dans son réduit et s’arrêta au milieu de celui-ci. « Pourquoi suis-je revenu ici ? », pensa-t-il. Il regarda le papier de tapisserie jaunâtre et usé, la poussière, le divan… Un bruit continu de coups secs lui parvenait de la cour ; on clouait sans doute quelque chose… Il s’approcha de la fenêtre, se haussa sur la pointe des pieds et examina longuement la cour, avec un air d’attention extrême. Mais celle-ci était vide et ceux qui clouaient étaient invisibles. À gauche, dans le pavillon, on voyait quelques fenêtres ouvertes ; il y avait de maigres géraniums sur les appuis de ces fenêtres et du linge pendu au-dehors… Tout cela, il le connaissait par cœur. Il s’éloigna de la fenêtre et s’assit sur le sofa.

Jamais, jamais, il ne s’était senti si affreusement seul !

Oui, il sentit encore une fois qu’il pouvait vraiment se mettre à haïr Sonia, et ceci précisément maintenant qu’il l’avait rendue plus malheureuse.

« Pourquoi suis-je allé lui demander ses larmes ? », pensa-t-il. Pourquoi lui avait-il été nécessaire d’empoisonner sa vie ? Quelle vilenie !

– Je resterai seul ! prononça-t-il tout à coup avec décision. Et elle ne viendra pas me voir, lorsque je serai en prison !

Cinq minutes plus tard, il leva la tête et eut un bizarre sourire. Une étrange pensée lui était venue : « Peut-être serai-je mieux au bagne ? »

Il ne se rappelait plus depuis combien de temps il était resté assis avec ces pensées indéterminées grouillant dans sa tête, lorsque la porte s’ouvrit et Avdotia Romanovna entra. Elle s’arrêta tout d’abord et le regarda du seuil, comme lui-même avait fait tout à l’heure avec Sonia ; ensuite elle s’avança et s’assit en face de lui, sur la chaise qu’elle avait occupée la veille. Il la regarda silencieusement, la pensée absente.

– Ne te fâche pas, Rodia, je ne viens que pour une minute, dit Dounia…

L’expression de son visage était pensive, mais non austère. Son regard était clair et calme. Il voyait que celle-ci aussi était venue chez lui avec amour.

– Frère, je sais tout maintenant, tout. Dmitri Prokofitch m’a tout expliqué et tout raconté. On te persécute et on te torture à cause d’une stupide et hideuse suspicion… Dmitri Prokofitch m’a dit qu’il n’y a aucun danger et que tu as tort de prendre cela au tragique. Je ne pense pas ainsi et je comprends parfaitement que tu sois révolté et que ton indignation peut laisser des traces en toi pour toute la vie. Je crains cela. Je ne t’accuse pas et je ne peux pas t’accuser de nous avoir abandonnées ; excuse-moi de te l’avoir reproché auparavant. Je sens bien en moi-même que si j’avais eu un très grand chagrin, je serais partie également. Je ne raconterai rien à notre mère à ce sujet, mais je lui parlerai, sans cesse de toi et je lui dirai de ta part que tu viendras la voir, très bientôt. Ne t’inquiète pas pour elle ; je la tranquilliserai ; mais toi, ne la fais pas périr à force d’angoisse, viens ne fût-ce qu’une fois ; rappelle-toi qu’elle est ta mère ! Et maintenant, je ne suis venue que dans le but de te dire (Dounia se leva) que si jamais tu as besoin de moi, ou si tu as besoin… de ma vie tout entière, ou de quelque chose… fais un signe, j’accourrai. Adieu !

Elle se détourna d’un mouvement brusque, et marcha vers la porte. Raskolnikov l’arrêta :

– Dounia ! s’écria-t-il et il s’approcha d’elle. Ce Rasoumikhine, Dmitri Prokofitch, c’est un homme vraiment excellent.

Les joues de Dounia se colorèrent légèrement.

– Alors ? demanda-t-elle, après avoir attendu un instant.

– C’est un homme pratique, travailleur, honnête et capable d’aimer beaucoup. Adieu, Dounia.

Dounia rougit violemment, puis, immédiatement, elle devint inquiète.

– Mais qu’y a-t-il, Rodia, nous séparons-nous vraiment pour l’éternité, pour quoi fais-tu… un pareil testament ?

– C’est égal… Adieu…

Il se détourna et se dirigea vers la fenêtre. Elle resta un moment à le regarder, pleine d’inquiétude, et sortit enfin, alarmée.

Non, il n’était pas indifférent. Il y avait eu un moment (le dernier moment) où il avait eu terriblement envie de la serrer dans ses bras et de lui dire adieu et même de lui dire tout, mais il n’osa même pas lui tendre la main :

« Elle pourrait bien frissonner plus tard en se souvenant que je l’ai embrassée ; elle pourrait dire que je lui ai volé son baiser !

» Pourrait-elle le supporter, celle-ci ? », ajouta-t-il à part soi, quelques minutes plus tard… Non, elle ne pourrait le supporter ; elle n’est pas de celles qui le supporteraient !…

Il pensa à Sonia.

Une bouffée d’air frais souffla de la fenêtre. Il ne faisait plus aussi clair dehors. Il saisit soudain sa casquette et sortit.

Il ne pouvait et, d’ailleurs, il ne voulait pas s’occuper de sa santé. Mais cette agitation continuelle et toute cette horreur ne pouvaient passer sans influencer son état, et s’il n’était pas actuellement couché en proie à la fièvre, c’était peut-être parce que cette agitation intérieure continuelle le soutenait et le préservait de l’évanouissement, mais tout cela était artificiel et provisoire.

Il erra sans but. Le soleil se couchait. Ces derniers temps il ressentait une étrange angoisse. Elle n’avait rien de mordant, de brûlant ; mais elle avait un cachet permanent d’éternité ; il pressentait des années et des années de cette froide, de cette mortelle angoisse sans issue, il pressentait quelque éternité sur « un pied d’espace ». Quand le soir descendait, cette sensation le torturait davantage encore.

« Comment se retenir de faire une bêtise lorsqu’on est saisi par une de ces faiblesses stupides, purement physiques, en relation avec quelque coucher de soleil ! Je serais bien capable d’aller, non seulement chez Sonia, mais aussi chez Dounia », murmura-t-il haineusement.

On l’interpella. Il se retourna. Lébéziatnikov se précipitait vers lui.

– Imaginez-vous que j’ai été chez vous ; je vous cherche. Figurez-vous qu’elle a fait comme elle a dit : elle est partie avec les enfants ! Sophia Sèmionovna et moi avons eu toutes les peines du monde à les retrouver. Elle frappe sur une poêle et elle oblige les enfants à danser. Ceux-ci pleurent. Ils s’arrêtent aux carrefours et près des boutiques. Une foule de badauds les suit. Venez.

– Et Sonia ?… demanda Raskolnikov avec inquiétude, se hâtant de suivre Lébéziatnikov.

– Elle est hors d’elle-même. C’est-à-dire, pas Sophia Sémionovna, mais Katerina Ivanovna. D’ailleurs, Sophia Sèmionovna est également affolée. Quant à Katerina Ivanovna, elle est complètement hors d’elle-même. Je vous le dis, elle est devenue tout à fait folle. On les emmènera au commissariat. Imaginez-vous comme cela va impressionner… Elles sont maintenant sur le quai du canal, près du pont Z…, tout près de chez Sophia Sèmionovna. C’est à deux pas.

On voyait un petit groupe de gens sur le quai du canal, pas très loin du pont et à une distance de deux maisons avant d’arriver à l’immeuble où habitait Sonia. Il y avait surtout des petits garçons et des petites filles du quartier. La voix rauque de Katerina Ivanovna était déjà perceptible du pont. Et, en effet, c’était un étrange spectacle, capable d’intéresser le public de la rue. Katerina Ivanovna, vêtue de sa méchante robe, du châle de drap, d’un petit chapeau de paille défoncé, perché, comme une vilaine bosse, sur le côté de sa tête, semblait vraiment hors d’elle-même. Elle était fatiguée et elle suffoquait. Son visage de phtisique, épuisé par les souffrances, paraissait plus douloureux que jamais (du reste, un phtisique paraît toujours plus malade et plus défiguré en rue, au soleil, qu’à l’intérieur d’une maison) mais son excitation ne tombait pas et elle devenait de minute en minute plus irritable. Elle se précipitait vers les enfants, criait sur eux, les suppliait, leur apprenait, ici-même, devant le public, comment il fallait danser ; elle se mettait à leur expliquer pourquoi c’était nécessaire, leur incompréhension la mettait au désespoir et elle les frappait… Ensuite, sans avoir achevé ce qu’elle disait, elle se précipitait vers le public ; si elle remarquait un curieux assez correctement vêtu, elle se mettait tout de suite à lui expliquer où en étaient arrivés ces enfants « d’une maison honorable et on peut même dire aristocratique ». Si elle entendait un rire ou quelque remarque provocante dans la foule, elle se précipitait tout de suite sur les insolents et se querellait avec eux. Certains riaient en effet, d’autres branlaient la tête ; tout le monde était curieux de voir cette folle avec ces enfants effrayés. La poêle, dont avait parlé Lébéziatnikov, était absente de la scène, du moins Raskolnikov ne la vit pas, mais au lieu de frapper sur une poêle, Katerina Ivanovna frappait dans ses mains desséchées pour marquer la mesure lorsqu’elle forçait Polètchka à chanter et Lénia et Kolia à danser ; elle essayait elle-même de chantonner, mais chaque fois sa voix était interrompue, dès la deuxième note, par la toux ; elle tombait alors dans le désespoir, maudissait sa toux et pleurait. Ce qui la mettait surtout hors d’elle-même, c’étaient les sanglots et la terreur de Kolia et de Lénia. Elle avait, en effet, essayé de costumer les enfants, comme des chanteurs ou des chanteuses de rue. Le petit garçon, qui devait figurer un turc, portait un turban fait d’un chiffon rouge et blanc. Il n’y avait pas eu assez de loques pour faire un costume à Lénia ; elle lui avait mis un petit chapeau (plutôt un bonnet) rouge, en poils de chameau, qui avait été porté par feu Sémione Zacharovitch ; un morceau de plume d’autruche y était fiché qui avait appartenu à la grand-mère de Katerina Ivanovna et avait été conservé dans le coffre comme un souvenir de famille. Polètchka était vêtue de sa robe ordinaire. Elle regardait sa mère, timidement, toute perdue ; elle marchait à sa suite, et, devinant sa folie, ravalait ses larmes, regardant avec inquiétude autour d’elle. La rue et la foule l’effrayaient terriblement. Sonia ne quittait pas Katerina Ivanovna d’une semelle ; elle pleurait et la suppliait sans relâche de retourner à la maison. Mais Katerina Ivanovna était inflexible.

– Cesse, Sonia, cesse ! criait-elle en se hâtant, tout essoufflée, d’une voix coupée par la toux. Tu ne sais pas ce que tu demandes, tu es comme une enfant ! Je t’ai déjà dit que je ne retournerai pas chez cette Allemande. Que tout Petersbourg voie comment mendient les enfants d’un honorable père qui, toute sa vie durant, a servi fidèlement l’État et qui, peut-on dire, est mort à son poste (Katerina Ivanovna s’était déjà créé ce mirage et elle y croyait fermement). Que ce misérable petit général puisse voir ! Tu es sotte aussi, Sonia qu’allons-nous manger à présent, dis-moi ? Nous t’avons assez exploitée, je ne veux plus continuer ainsi ! Oh, Rodion Romanovitch, c’est vous ! s’exclama-t-elle en voyant Raskolnikov et en s’élançant vers lui. Faites comprendre, je vous prie, à cette petite sotte, qu’il est impossible de faire quelque chose de plus malin ! On donne des sous même aux joueurs d’orgue de barbarie, alors nous, on nous remarquera sûrement, on saura que nous sommes une famille pauvre et honorable tombée dans la misère… et ce petit général perdra sa place, vous verrez ! Nous irons chaque jour chanter sous ses fenêtres et si Sa Majesté passait, je me mettrais à genoux, je ferais avancer ceux-ci et je les lui montrerais : « Protège-les, Père ». Il est le père des orphelins. Il est miséricordieux. Il les protégera, vous verrez, et ce petit général, il le… Lénia ! Tenez-vous droite. Toi, Kolia, tu vas danser de nouveau, maintenant. Pourquoi renifles-tu ? Tu pleures encore ! Eh bien, de quoi as-tu peur, petit sot ! Mon Dieu ! Que voulez-vous que je fasse avec eux, Rodion Romanovitch ! Si vous saviez comme ils sont bornés ! Allons, que voulez-vous que je fasse d’eux !

Et elle lui montrait les enfants qui sanglotaient, tout en pleurant elle-même (ce qui ne gênait pas son débit extrêmement rapide). Raskolnikov essaya de la persuader de retourner ; il lui dit même, pour agir sur son amour-propre, que ce n’était pas convenable pour elle d’aller ainsi par les rues, comme font les joueurs d’orgue de barbarie, elle qui se préparait à être directrice d’une honorable pension pour jeunes filles…

– Directrice d’une pension ! – Elle s’esclaffa. – Elle est fameuse, la vie d’outre-monts ! s’écria Katerina Ivanovna qui fut prise de toux après son éclat de rire. Non, Rodion Romanovitch, mon rêve s’est évanoui ! Tout le monde nous a abandonnés !… Et ce misérable petit général… Vous savez, Rodion Romanovitch, je lui ai lancé un encrier à la tête, c’était dans l’antichambre même, il y avait justement un encrier, là, sur la table, à côté de la feuille où j’ai dû signer ; alors, j’ai signé, j’ai lancé l’encrier et je me suis enfuie. Oh, misérable, misérable ! Bah, je m’en fiche ; maintenant, je vais les nourrir moi-même, je ne m’inclinerai plus devant personne ! Nous l’avons assez torturée ! (elle montra Sonia). Polètchka combien d’argent a-t-on ramassé, montre ! Comment ? Deux kopecks, seulement. Oh, les misérables ! Ils ne font rien, ils ne font que courir à nos trousses, la langue pendante ! Eh bien ! qu’a-t-il à rire, ce butor ? (Elle montra quelqu’un de la foule). Tout cela arrive parce que Kolka a si peu de jugeotte ! Que veux-tu, Polètchka ? Parle-moi français. Je t’ai appris, tu connais quelques phrases !… Sinon, comment saurait-on que vous êtes des enfants d’une famille honorable, des enfants bien élevés et tout à fait différents des autres joueurs d’orgue de barbarie ; ce n’est pas un « Petrouchka » quelconque que nous allons présenter dans la rue, mais nous allons chanter une romance honorable… Ah oui… ! Qu’allons-nous chanter ? Vous m’interrompez toujours, et nous… vous voyez, nous nous sommes arrêtés ici, Rodion Romanovitch, pour choisir l’air que nous allons chanter – quelque air sur lequel Kolia pourrait danser… car nous faisons tout cela sans préparatifs, imaginez-vous ; il faut que nous tombions d’accord de façon à tout répéter, et puis, nous irons perspective Nevsky où il y a beaucoup de gens de la haute société et où nous serons tout de suite remarqués. Lénia connaît le « Houtorok »… Seulement, c’est toujours le « Houtorok » et tout le monde le chante ! Nous devrions chanter quelque chose de beaucoup plus honorable… Eh bien ! qu’as-tu trouvé, Kolia ? Tu devrais aider ta mère ! C’est la mémoire, qui me fait défaut, sinon je me serais souvenue ! Nous ne pouvons tout de même pas chanter « Le hussard appuyé sur son sabre ! ». Oh, chantons en français les Cinq sous. Je vous ai appris cette chanson, ne dites pas non ! Et surtout l’on entendra tout de suite que nous chantons en français et on saura que vous êtes des enfants de l’aristocratie et ce sera beaucoup plus touchant… On pourrait même essayer Marlborough s’en va-t-en guerre car c’est tout à fait une chanson enfantine et elle s’emploie dans toutes les maisons aristocratiques lorsqu’on veut bercer les enfants :

Marlborough s’en va-t-en guerre

Ne sait quand reviendra

commença-t-elle à chanter. Non ; mieux vaut chanter les Cinq sous. Allons Kolka, mets les poings sur les hanches, et toi, Lénia, tourne ainsi dans le sens opposé ; Polètchka et moi, nous allons chanter et frapper dans les mains !

Cinq sous, cinq sous,

Pour monter notre ménage

Elle se mit à tousser.

– Arrange ta robe, Polètchka, elle te tombe des épaules, remarqua-t-elle en toussant et en suffoquant. Maintenant surtout, vous devez être convenables et montrer vos belles manières pour que tout le monde voie que vous êtes des enfants de la noblesse. J’avais dit qu’il fallait couper le corsage plus long et, de plus, il aurait fallu mettre l’étoffe en double. C’est toi, Sonia, qui m’a conseillé alors de le faire plus court et voilà cette enfant affreusement mise… Eh bien ! vous pleurez toujours ! Mais qu’avez-vous à pleurer, sots que vous êtes ! Allons Kolia, commence vite, vite, vite ; oh, quel enfant insupportable !…

Cinq sous, cinq sous…

– De nouveau un soldat ! Eh bien ! que te faut-il !

Un agent se frayait, en effet, un chemin à travers la foule. Mais en même temps un monsieur en uniforme et en manteau d’ordonnance, un fonctionnaire posé, d’une cinquantaine d’années, portant la cravate d’un ordre (cette dernière circonstance était très agréable à Katerina Ivanovna et influença l’agent), s’approcha d’elle et lui tendit un billet vert de trois roubles. Une sincère compassion se peignait sur ses traits, Katerina Ivanovna prit l’argent, s’inclina poliment et non sans quelque cérémonie.

– Je vous remercie, Monsieur, commença-t-elle avec hauteur. Les raisons qui vous ont poussé… – prends l’argent Polètchka. Tu vois, il y a quand même des gens honorables et généreux prêts à venir en aide à une noble dame en détresse. – Vous voyez, Monsieur, des orphelins de bonne maison, qui ont des relations aristocratiques, pourrait-on dire… Et ce misérable petit général était assis à table et mangeait des gélinottes… il s’est mis à frapper le sol des pieds, parce que je l’ai dérangé… Votre Honneur, lui ai-je dit, protégez les orphelins, vous qui connaissiez intimement feu Sémione Zacharovitch, et, puisque le jour de sa mort, le plus odieux des chenapans a calomnié sa fille… De nouveau ce soldat ! Protégez-moi, cria-t-elle au fonctionnaire. Pourquoi ce soldat m’ennuie-t-il ? L’un d’eux nous a déjà fait fuir de la rue Mechtchanskaïa… allons ; que te faut-il, imbécile ?

– C’est parce qu’il est défendu de faire du bruit en ville. Veuillez cesser le tapage.

– C’est toi qui fais le tapage ! C’est comme si je circulais avec un orgue de barbarie, c’est la même chose, et qu’est-ce que cela peut te faire ?

– Il faut une autorisation pour circuler avec un orgue et vous n’avez pas d’orgue et, comme ça, vous dérangez les gens. Où êtes-vous domiciliée ?

– Une permission ? hurla Katerina Ivanovna. J’ai enterré mon mari aujourd’hui et on vient me parler d’autorisation !

– Madame, Madame, soyez calme, commença le fonctionnaire. Venez, je vous reconduirai… Ce n’est pas convenable, ici, en public… vous êtes souffrante.

– Monsieur, Monsieur, vous ne savez rien ! criait Katerina Ivanovna. Nous allons perspective Nevsky. – Sonia, Sonia ! Mais où est-elle ? Elle pleure aussi ! Mais qu’avez-vous donc tous ! Kolia, Lénia, où allez-vous ? s’écria-t-elle, effrayée. Oh, les petits sots ! Kolia, Lénia, mais où vont-ils ?…

Kolia et Lénia, effrayés au dernier degré par la foule et les excentricités de leur mère démente, voyant enfin le sergent de ville qui voulait les prendre et les emmener avec lui, se prirent par la main et s’enfuirent. Katerina Ivanovna se précipita avec un sanglot à leur poursuite. C’était un spectacle laid et pitoyable que cette femme qui courait en sanglotant et en suffoquant. Sonia et Polètchka s’élancèrent derrière elle.

– Fais-les revenir, je t’en supplie, Sonia ! Oh, enfants sots et ingrats !… Poila, attrape-les… C’est pour vous que je…

Elle trébucha en pleine course et tomba.

– Elle s’est blessée, il y a du sang ! Oh, mon Dieu ! s’écria Sonia en se penchant sur elle.

Tout le monde accourut et se pressa autour de Katerina Ivanovna. Raskolnikov et Lébéziatnikov arrivèrent les premiers ; le fonctionnaire s’était aussi hâté d’accourir.

L’agent l’avait suivi en grognant : « Ah, là ! » avec un geste de la main ; il pressentait que l’affaire allait être laborieuse.

– Circulez ! Circulez ! criait l’agent en essayant de disperser la foule.

– Elle se meurt, cria quelqu’un.

– Elle est devenue folle, prononça un autre.

– Mon Dieu, protégez-là, prononça une femme en se signant. A-t-on attrapé la fillette et le gamin ? Les voilà qui arrivent, leur aînée les a rattrapés. Regardez-les, les étourdis !

Mais lorsqu’on regarda Katerina Ivanovna de plus près, on vit qu’elle ne s’était nullement blessée à une pierre comme l’avait cru Sonia, mais que le sang qui avait rougi le pavé lui avait jailli de la poitrine par la gorge.

– Je sais ce que c’est, j’ai déjà vu ça, murmurait le fonctionnaire à Raskolnikov et à Lébéziatnikov. C’est la phtisie, le sang jaillit et vous étouffe. C’est arrivé à l’une de mes parentes, il n’y a pas longtemps, j’ai été témoin… il est jailli soudain un verre et demi de sang… Que faire, pourtant, elle va mourir tout de suite.

– Par ici, par ici, chez moi ! implorait Sonia. J’habite là !… c’est cette maison, à deux portes d’ici… chez moi, vite, vite !… priait-elle en s’adressant droite et à gauche. Envoyez chercher le docteur… Oh, mon Dieu !

Grâce à l’aide du fonctionnaire, les choses s’arrangèrent ; l’agent lui-même aida au transport de Katerina Ivanovna. On l’emporta, presque mourante, dans la chambre de Sonia, et on l’étendit sur le lit. L’hémorragie ne s’arrêtait pas, mais Katerina Ivanovna semblait revenir à elle. Plusieurs personnes pénétrèrent ensemble dans la chambre ; il y avait là Sonia, Raskolnikov, Lébéziatnikov, le fonctionnaire et l’agent qui avait d’abord dispersé la foule ; quelques curieux les avaient accompagnés jusqu’à la porte. Polètchka menait par la main Kolia et Lénia tout en larmes et tremblants. Des gens sortirent de l’autre pièce du logis : Kapernaoumov lui-même, un homme boiteux et tout difforme, l’air bizarre, les cheveux et les favoris en hérisson, sa femme qui semblait éternellement effrayée, et quelques-uns de leurs enfants, le visage figé dans une permanente expression d’étonnement et tenant la bouche ouverte. Parmi tous ces gens apparut Svidrigaïlov. Raskolnikov le considéra, étonné, ne comprenant pas d’où il était tombé, et ne s’expliquant pas sa présence dans la foule.

On parlait d’aller chercher le médecin et le prêtre. Le fonctionnaire, quoiqu’il eût chuchoté à l’oreille de Raskolnikov que c’était superflu, envoya quand même quérir un docteur. C’est Kapernaoumov lui-même qui alla le chercher.

Entre-temps, Katerina Ivanovna reprit haleine ; le sang s’était provisoirement arrêté. Elle regardait Sonia d’un regard douloureux mais aigu et perçant ; celle-ci toute pâle, lui essuyait les gouttes de sueur qui perlaient à son front ; enfin, Katerina Ivanovna demanda qu’on la fasse asseoir. On la releva sur le lit en la soutenant des deux côtés.

– Où sont les enfants ? demanda-t-elle d’une voix faible. Tu les as amenés, Polia ? Oh, les sots !… Allons, pourquoi vous êtes-vous enfuis… Oh !

Le sang souillait encore ses lèvres desséchées. Elle regarda de divers côtés, tâchant de reconnaître l’endroit :

– C’est ici que tu vis, Sonia ! Et je ne suis jamais venue chez toi !… il a fallu…

Elle la regarda avec souffrance.

– Nous avons sucé toute la vie hors de toi, Sonia… Polia, Lénia, Kolia, venez ici… Alors, les voici, Sonia, tous, prends-les entre tes mains… pour moi, c’est suffisant… Le bal est terminé ! Ah !… Laissez-moi, lâchez-moi ; laissez-moi au moins mourir en paix…

On la laissa aller sur les oreillers.

– Quoi ? Un prêtre ? Il n’en faut pas… Vous avez donc un rouble de trop ?… Je n’ai pas de fautes ! Dieu ne peut pas ne pas me pardonner quand même… Il sait bien, lui, comme j’ai souffert !… Et s’il ne pardonne pas, je m’en passerai !…

Un délire inquiet prenait de plus en plus possession d’elle. Parfois, elle frissonnait, regardait tout autour d’elle, reconnaissait tout le monde pour un instant, mais tout de suite, le délire s’emparait à nouveau d’elle. Elle râlait ; on entendait une sorte de bouillonnement dans sa gorge.

– Je lui dis : « Votre Honneur ! », s’écriait-elle en soufflant après chaque mot. Cette Amalia Ludwigovna… Oh ! Lénia, Kolia ! Allons, mettez les mains aux hanches, vite, vite, vite, glissez, glissez le pas de basque ! Frappez des pieds… Soyez des enfants gracieux.

Du hast Diamanten und Perlen.

Comment est-ce, la suite ? Si l’on pouvait chanter cela…

Du hast die schönsten Augen

Mädchen, was willst du mehr ?…

Évidemment, évidemment ! Was willst du mehr, – il l’a trouvé, le nigaud !… Ah, oui, voici encore :

Sous le soleil de midi, dans la vallée du Daghestan !

Oh, comme j’aimais… J’aimais cette romance à la folie, Polètchka ! tu sais, ton père… la chantait lorsqu’il était mon fiancé… Oh, ces jours !… Si nous pouvions la chanter ! Comment est-ce, comment est-ce donc… Je l’ai oubliée… rappelez-moi donc, comment est-ce ?

Elle était dans une agitation extrême et s’efforçait de se soulever. Enfin elle commença à chanter d’une voix effrayante, rauque, cassée, criant les mots, perdant haleine ; une expression d’effroi croissant envahissait son visage :

Sous le soleil de midi, dans la vallée du Daghestan !….

Du plomb dans la poitrine !…

– Votre Honneur ! hurla-t-elle tout à coup d’une voix déchirante, le visage tout baigné de larmes. – Protégez les orphelins ! Vous qui avez connu l’hospitalité de feu Sémione Zacharovitch !… On pourrait dire aristocratiquement !… Ha ! – Elle frissonna, et, reprenant soudain conscience, regarda ceux qui l’entouraient avec une sorte d’épouvante ; elle reconnut immédiatement Sonia. – Sonia, Sonia ! prononça-t-elle humblement et gentiment, comme si elle s’étonnait de la voir devant elle. – Sonia chérie, tu es là ?

On la redressa de nouveau.

– Assez !… Il est temps !… Adieu, ma vie malheureuse !… La rosse est fourbue !… É-rein-tée ! cria-t-elle avec désespoir et haine, et elle s’effondra sur l’oreiller.

Elle perdit de nouveau conscience, mais ce dernier évanouissement ne dura guère. Son visage émacié, jaune, se renversa en arrière, sa bouche s’ouvrit, ses jambes s’étendirent spasmodiquement. Elle soupira profondément et mourut.

Sonia tomba sur son cadavre, l’entoura de ses bras et resta figée dans cette pose, la tête appuyée contre la poitrine desséchée de la défunte. Polètchka embrassait les jambes de sa mère en sanglotant. Kolia et Lénia, ne comprenant pas encore ce qui était arrivé, mais pressentant que c’était quelque chose d’effrayant, s’étaient saisis l’un l’autre aux épaules, les yeux dans les yeux et, soudain, ils ouvrirent ensemble la bouche et se mirent à crier. Tous les deux étaient encore costumés l’un portait le turban, l’autre le bonnet avec la plume d’autruche.

Et comment arriva-t-il que le « bulletin d’éloges » se trouva là, sur le lit, à côté de Katerina Ivanovna ? Il se trouvait là, à côté de l’oreiller ; Raskolnikov l’aperçut.

Il s’approcha de la fenêtre. Lébéziatnikov accourut vers lui.

– Elle est morte ! dit-il.

– Rodion Romanovitch, je voudrais vous dire deux mots, dit Svidrigaïlov en s’approchant.

Lébéziatnikov céda tout de suite sa place et s’effaça avec délicatesse. Svidrigaïlov emmena Raskolnikov plus loin encore, dans le coin.

– Je prends sur moi toutes ces histoires, je veux dire l’enterrement, etc. Vous savez, il suffit d’avoir de l’argent et vous n’ignorez pas que j’ai de l’argent en trop. Ces deux petits et cette Polètchka, je les placerai dans quelque institution pour orphelins – quelque chose de bien – et je verserai un capital de quinze cents roubles au nom de chacun d’eux, argent qu’ils toucheront à leur majorité, pour que Sophia Sèmionovna soit complètement tranquille. Elle, je vais la tirer du pétrin aussi, parce que c’est une bonne jeune fille, n’est-ce pas ? Alors, dites à Avdotia Romanovna que c’est ainsi que j’ai employé ses dix mille roubles.

– Dans quel but faites-vous ces largesses ? demanda Raskolnikov.

– Ah – là ! Homme de peu de foi ! dit Svidrigaïlov et il se mit à rire. – Je vous ai dit que c’était de l’argent que j’avais en trop. Vous n’admettez pas que j’aie pu faire cela par simple humanité ? Quand même, ce n’était pas un « pou » (il montra du pouce le coin où reposait la défunte) comme la vieille usurière. Convenez-en. « Est-ce Loujine qui doit vivre et commettre des infamies ou est-ce elle qui doit mourir ? ». Et si je n’aidais pas, Polètchka, par exemple, suivrait la même voie…

Il avait prononcé ces paroles avec une mine gaie, friponne, avec l’air d’être prêt à faire un clin d’œil et sans quitter Raskolnikov des yeux. Raskolnikov pâlit et sentit un froid l’envahir en entendant répéter les paroles qu’il avait dites à Sonia. Il se recula vivement et regarda Svidrigaïlov, abasourdi.

– Comment… savez-vous ?… balbutia-t-il en respirant avec peine.

– Mais je me trouvais ici, derrière ce mur, chez Mme Resslich. Ici c’est Kapernaoumov, là-bas, c’est Mme Resslich, une très vieille et fidèle amie. Je suis un voisin.

– Vous ?

– Moi, continua Svidrigaïlov tout secoué par le rire. Et je puis vous assurer, très cher Rodion Romanovitch, que vous m’avez énormément intéressé. Je vous avais bien dit que nous allions nous entendre, je vous l’avais prédit, – et voilà, c’est fait ! Et vous verrez quel homme plein de bon sens je suis. Vous verrez qu’on peut encore vivre avec moi…

Sixième Partie