Une étrange époque commença pour Raskolnikov ; un brouillard sembla l’envelopper, l’isoler, lui cacher toute issue possible. Se souvenant plus tard de cette période, il se rendait compte que sa conscience avait semblé s’obscurcir et que cet état avait persisté, entrecoupé de moments de lucidité, jusqu’à la catastrophe finale. Il était fermement convaincu qu’il avait commis des erreurs à propos de bien des choses, par exemple, au sujet de la succession, de la durée et des dates de certains événements – du moins lorsqu’il fouillait dans ses souvenirs et qu’il essayait de s’expliquer ce qu’il se rappelait. Il apprit beaucoup de choses sur lui-même, en s’aidant des indications fournies par les autres. Il confondait les événements, il prenait certains faits pour la conséquence d’autres qui ne s’étaient produits que dans son imagination. Parfois il était saisi d’une inquiétude maladive et pénible qui dégénérait en terreur panique. Mais il se rappelait aussi qu’il y avait des minutes, des heures, des jours même où il était plein d’apathie – par opposition à ses terreurs passées – apathie semblable à l’indifférence morbide de certains mourants. En général, ces derniers jours, il avait essayé lui-même de se cacher la position exacte de sa situation ; certains problèmes quotidiens, qui exigeaient une solution immédiate, avaient fortement pesé sur lui ; il aurait été immensément heureux, pourtant de se libérer de certains soucis qu’il ne pouvait négliger sous peine de se perdre totalement et irrémédiablement.
À présent, ce qui l’inquiétait le plus, c’était l’intervention de Svidrigaïlov ; on peut même dire que sa pensée s’était fixée sur lui. Depuis l’instant où il avait entendu les paroles – qui n’étaient que trop compréhensibles – de Svidrigaïlov, dans le logis de Sonia, au moment de la mort de Katerina Ivanovna, le cours habituel de ses pensées avait été dérangé. Malgré le fait que cet événement nouveau l’inquiétait extrêmement, Raskolnikov ne se hâtait pas de se faire une opinion à ce sujet. Parfois, lorsqu’il se trouvait être dans quelque quartier éloigné et isolé de la ville, dans quelque minable taverne, seul à une table, perdu dans ses pensées et se rappelant à peine comment il était tombé là, il se souvenait tout à coup de Svidrigaïlov ; il se rendait alors compte, avec inquiétude, qu’il faudrait au plus vite s’entendre avec cet homme et arrêter définitivement avec lui ce qui pouvait être arrêté.
Un jour que ses pas l’avaient porté au-delà des barrières de la ville, il s’imagina qu’il attendait là Svidrigaïlov et qu’il avait rendez-vous avec lui à cet endroit. Une autre fois, il se réveilla à l’aube, quelque part dans les buissons, ne comprenant pas comment il avait échoué là. Du reste, pendant les deux jours qui avaient suivi la mort de Katerina Ivanovna, il avait déjà rencontré plusieurs fois Svidrigaïlov, presque toujours chez Sonia, où il allait sans but précis, pour quelques instants. Ils échangeaient quelques paroles, mais ils ne s’étaient jamais mis à parler de la chose essentielle, tout comme s’ils avaient convenu de se taire pour le moment.
Le corps de Katerina Ivanovna reposait encore dans le cercueil. Svidrigaïlov s’occupait de l’enterrement : Sonia était aussi très affairée. Lors de leur dernière rencontre, Svidrigaïlov expliqua à Raskolnikov que ses démarches pour caser les enfants de Katerina Ivan orna avaient heureusement abouti ; que grâce à ses relations,
il avait pu toucher des gens par l’intervention desquels on avait pu placer les trois orphelins dans une institution extrêmement convenable ; que l’argent déposé à leur nom avait facilité les choses, parce qu’il est beaucoup plus facile de caser des orphelins qui possèdent un capital que ceux qui sont indigents. Il dit quelque chose au sujet de Sonia, il promit de passer un de ces jours chez Raskolnikov et il remarqua, entre autres, « qu’il voudrait bien prendre son conseil ; qu’il fallait absolument qu’ils parlent ensemble ; qu’il avait des affaires qui… ». Cette conversation eut lieu sur le palier. Svidrigaïlov regardait Raskolnikov fixement dans les yeux et, soudain après un silence, il demanda :
– Mais pourquoi donc, Rodion Romanovitch, n’êtes-vous pas dans votre assiette ? Vraiment, vous écoutez et vous regardez comme si vous ne compreniez pas. Reprenez courage. Attendez que nous puissions parler ; dommage que j’aie tant d’affaires, les miennes et celles des autres, qui m’occupent en ce moment… Ah, là, là, Rodion Romanovitch, ajouta-t-il tout à coup, tous les hommes ont besoin d’air, d’air, d’air… avant tout !
Il s’écarta soudain, pour laisser passer le prêtre et le chantre. Ils venaient pour célébrer l’office des morts. Svidrigaïlov avait donné ordre pour que cet office fût célébré ponctuellement deux fois par jour. Il partit à ses occupations. Raskolnikov resta un moment sur place, à réfléchir, puis il pénétra à la suite du prêtre, dans le logis de Sonia.
Il s’arrêta sur le seuil. L’office commençait, paisible, digne et triste. La conscience de la mort et la sensation de sa présence avaient toujours eu pour lui quelque chose de pénible, lui occasionnaient une sorte d’épouvante mystique ; et il y avait déjà longtemps qu’il n’avait plus assisté à l’office des morts. Cette cérémonie provoquait en lui une autre sensation, terrible et inquiétante. Il regardait les enfants ; ils étaient tous agenouillés près du cercueil ; Polètchka pleurait. Derrière eux, Sonia priait en pleurant doucement et, aurait-on dit, avec timidité. « Elle ne m’a pas jeté un coup d’œil, ni dit un mot, ces jours-ci », pensa Raskolnikov.
Le soleil éclairait brillamment la chambre ; la fumée de l’encens montait en volutes épaisses et le prêtre lisait la prière des morts. Raskolnikov resta jusqu’à la fin de l’office. Lorsqu’il donna les bénédictions et qu’il prit congé, le prêtre regarda bizarrement autour de lui. Après la cérémonie, Raskolnikov s’approcha de Sonia.
Celle-ci le prit par les deux mains et mit sa tête sur l’épaule du jeune homme. Ce geste bref et amical étonna profondément Raskolnikov ; il trouva étrange qu’elle n’eût pas manifesté la moindre répugnance, le moindre dégoût pour lui, qu’elle n’eut pas eu le moindre tremblement de la main ! C’était vraiment l’humiliation poussée à l’extrême.
Du moins est-ce ainsi qu’il le comprit. Sonia ne disait rien. Raskolnikov lui serra la main et sortit.
Il était effroyablement accablé. S’il avait eu la possibilité d’aller, à cet instant, quelque part où il aurait été absolument seul, même pour la vie, il se serait considéré comme heureux. Mais le malheur était que, quoiqu’il fût toujours solitaire ces derniers temps, il ne se sentait jamais seul. Il lui arrivait de sortir hors de la ville, de s’engager sur une grand-route, une fois même il avait pénétré dans une forêt, mais plus l’endroit était solitaire, plus il sentait une présence proche et inquiétante, une présence qui n’était pas effrayante mais plutôt importune, ce qui le faisait rentrer au plus vite en ville, se mêler à la foule, entrer dans une taverne, un débit de boissons, aller au marché Tolkoutchi, ou place Sennoï. Là, il respirait plus facilement, il se sentait davantage seul.
Dans une taverne, un soir où des gens chantaient en chœur, il resta toute une heure à les écouter et il se souvint plus tard que cette heure lui avait été très agréable. Mais, à la fin, il devint à nouveau inquiet ; il ressentit comme un remords : « Je reste là, à écouter des chansons, est-ce bien cela que je devrais faire ! », pensa-t-il. Du reste, il comprit tout de suite que ce n’était pas la seule chose qui l’inquiétait ; il y avait quelque chose d’autre qui exigeait une solution immédiate, mais qu’il ne pouvait s’expliquer ni formuler clairement. Tout s’emmêlait. « Non, mieux vaut avoir à lutter ! Plutôt Porfiri ou Svidrigaïlov… Qu’on me lance à nouveau un défi, qu’on m’attaque… Oui ! Oui ! », pensait-il.
Il sortit de la taverne presque en courant. Il fut pris, Dieu sait pourquoi, d’une terreur panique à la pensée de Dounia et de sa mère. Ce fut cette nuit-là qu’il se réveilla, à l’aube, dans les buissons de l’île Krestovski, tout transi, tout fiévreux ; il revint vers son logis où il arriva au petit matin. Après un repos de quelques heures, la fièvre passa, mais quand il se leva, il était déjà fort tard dans l’après-midi ; il était près de deux heures.
Il se souvint que c’était le jour des funérailles de Katerina Ivanovna et il fut heureux de n’y avoir pas assisté. Nastassia lui apporta de la nourriture ; il but et mangea avec grand appétit, presque avec avidité. Sa tête était plus fraîche et lui-même était plus tranquille qu’à aucun autre moment pendant ces trois derniers jours. Il s’étonna même, un instant, de ses accès de terreur panique.
La porte s’ouvrit et Rasoumikhine pénétra dans la chambre.
– Ah ! il mange, donc il n’est pas malade ! dit-il.
Il s’empara d’une chaise et s’assit en face de Raskolnikov. Il était alarmé et ne cherchait pas à le dissimuler. Il parlait avec quelque dépit, mais sans se hâter et sans hausser particulièrement la voix. On aurait dit qu’il avait pris une décision exceptionnelle.
– Écoute, commença-t-il avec résolution, – pour moi… que le diable vous emporte tous ; ceci parce que je vois clairement, à présent, que je n’y comprends goutte ; je t’en prie, ne va pas t’imaginer que je veuille te tirer les vers du nez. Je crache dessus ! Il ne m’en faut pas ! Tu te mettrais à me dévoiler tous tes secrets que je ne voudrais peut-être pas t’écouter ; je cracherais et je partirais. Je suis venu pour apprendre personnellement et définitivement s’il est vrai, en premier lieu, que tu es fou ? Tu vois, il y a des gens (là-bas, quelque part) qui sont convaincus que tu es fou ou enclin à le devenir. Je t’avoue que je suis moi-même fort porté à soutenir cette opinion ; en premier lieu, à en juger d’après tes actes absurdes et sordides (actes que rien ne peut expliquer) ; en second lieu, d’après ta récente conduite vis-à-vis de ta mère et de ta sœur. Seul un monstre ou un infâme individu (si ce n’est pas un fou) aurait pu agir ainsi avec elles ; par conséquent j’en conclus que tu es fou…
– Il y a longtemps que tu les as vues ?
– Je les quitte. Et toi ? Depuis quand ne les as-tu plus vues ? Où traînes-tu toujours comme tu le fais, dis-le moi, je te prie, je suis déjà venu trois fois chez toi. Ta mère est sérieusement malade depuis hier. Elle voulait venir ici ; Avdotia Romanovna essaya de la retenir ; elle n’a rien voulu entendre : S’il dit qu’il est malade, si son esprit se trouble, qui pourrait le secourir sinon sa mère ? ». Alors nous sommes arrivés ici tous ensemble, parce qu’on ne pouvait pas la laisser seule, n’est-ce pas ? Tout le long du chemin, nous l’avons suppliée de se calmer. Nous entrons, tu n’y es pas (c’est là qu’elle s’est assise). Elle reste dix minutes à t’attendre ; nous restons à côté d’elle. Elle se lève et dit : « S’il sort et que par conséquent, il est bien portant, c’est donc qu’il a oublié sa mère, alors il n’est pas convenable, ni décent, pour celle-ci, de rester sur le seuil à attendre une caresse, comme une aumône, la main tendue ». Elle rentre chez elle et elle se met au lit ; maintenant, elle a la fièvre : « Je vois, dit-elle qu’il a du temps pour sa petite amie ». Elle pense que « ta petite amie » est Sophia Sèmionovna, ta fiancée ou ta maîtresse, je ne sais pas. Alors je vais chez Sophia Sèmionovna pour voir de quoi il s’agit. J’arrive et je vois le cercueil et les enfants qui pleurent. Sophia Sèmionovna leur fait essayer leur robe de deuil. Toi, tu n’es pas là. Je regarde, je m’excuse, je m’en vais et je fais le rapport à Avdotia Romanovna ; tout cela n’est donc que bêtises, il ne s’agit pas de « petite amie » et, par conséquent, il s’agit de folie.
Mais voici, je vois que tu t’empiffres de bœuf bouilli comme si tu n’avais plus mangé depuis trois jours. Il est vrai que les fous mangent aussi, et, pourtant, malgré le fait que tu n’as pas dit deux mots, tu… n’es pas fou ! Je suis prêt à le jurer. Tu n’es pas fou : c’est évident. Alors, que le diable vous emporte tous, car il y a là quelque mystère, quelque secret ; et je ne suis pas disposé à me casser la tête avec vos secrets. Je ne suis venu que pour crier une bonne fois, conclut-il, pour me soulager et je sais ce que je dois faire maintenant !
– Alors, que veux-tu faire ?
– Cela te regarde-t-il, ce que je veux faire ?
– Prends garde, tu vas te mettre à boire !
– Comment… comment le sais-tu ?
– Allons, allons !
Rasoumikhine se tut une minute.
– Tu as toujours été un homme judicieux et tu n’as jamais, jamais été fou, remarqua-til soudain avec feu. C’est ainsi, je vais me mettre à boire ! Adieu !
Et il fit un mouvement pour s’en aller.
– Je crois bien avoir parlé de toi avec ma sœur il y a trois jours, Rasoumikhine.
– De moi ! Mais… où as-tu pu la voir il y a trois jours ? dit celui-ci qui s’arrêta et pâlit même un peu. On pouvait deviner que son cœur s’était mis à battre avec force dans sa poitrine.
– Elle est venue ici, seule, elle est restée à me parler.
– Elle ?
– Oui, elle.
– Qu’as-tu dit… je veux dire, à mon sujet ?
– Je lui ai dit que tu es un homme excellent, très honnête et travailleur. Je ne lui ai pas dit que tu l’aimes, car elle le sait sans cela.
– Elle le sait sans cela ?
– Bien sûr ! Où que j’aille, quoi qu’il m’arrive, tu dois être leur Providence. Pour ainsi dire, je les remets entre tes mains, Rasoumikhine. Je te le dis parce que je sais, à coup sûr, que tu l’aimes et que je suis convaincu de la pureté de ton cœur. Je sais également qu’elle peut aussi t’aimer, que, peut-être, elle t’aime déjà. À présent, décide toi-même s’il vaut mieux te mettre à boire.
– Rodka… Eh bien, par tous les démons ! Et toi, où veux-tu aller ? Vois-tu, si tout cela est secret, laisse !… Mais je… connaîtrai le secret… Et je suis sûr que c’est nécessairement quelque bêtise, une vétille dont il est superflu de parler, et que tu as voulu monter une énorme farce. Mais, après tout, tu es un type excellent ! Je te dis, excellent !…
– Et moi, je voulais précisément ajouter que tu as fort bien fait en décidant, tout à l’heure, de ne pas chercher à percer ces secrets. Laisse ça pour le moment, ne te donne pas de mal. Tu sauras tout en son temps, lorsqu’il faudra. Hier quelqu’un m’a dit qu’il faut de l’air à un homme, de l’air, de l’air ! Je veux aller voir cet homme aujourd’hui et lui demander ce qu’il entend par là.
Rasoumikhine restait debout, pensif et agité ; il réfléchissait à une idée qui lui était venue.
« C’est un conspirateur politique ! C’est sûr ! Et il se trouve à la veille d’un pas décisif, certainement ! Autrement c’est impossible… et… Dounia le sait… », pensa-til.
– Alors, Avdotia Romanovna, vient te voir, prononça-t-il en scandant les mots, et toi tu te proposes d’aller voir l’homme qui te dis qu’il faut plus d’air, plus d’air et… par conséquent, cette lettre a la même origine, conclut-il, comme s’il se parlait a luimême.
– Quelle lettre ?
– Elle a reçu, aujourd’hui, une lettre qui l’a beaucoup inquiétée. Beaucoup. Même trop. J’ai commencé à parler de toi – elle m’a demandé de me taire. Après… elle m’a dit qu’il était possible que nous devions nous quitter très bientôt. Ensuite elle s’est mise à me remercier chaudement pour quelque chose, puis elle s’est retirée chez elle et elle s’est enfermée.
– Elle avait reçu une lettre ? redemanda pensivement Raskolnikov.
– Oui, tu ne le savais pas ? Hum.
Ils se turent un instant.
– Au revoir, Rodion. Moi, mon vieux… il y avait eu un moment… mais après tout, au revoir, tu vois, il y avait eu un moment… Au revoir ! Je dois partir. Je ne me mettrai pas à boire. Ce n’est plus nécessaire…
Il se hâtait, il avait presque refermé la porte sur lui lorsqu’il l’ouvrit à nouveau et dit, en regardant de côté :
– À propos ! Tu te souviens de cet assassinat, tu sais, Porfiri, la vieille, etc. ?… Eh bien, sache que l’assassin est découvert ; il a avoué lui-même et il a apporté toutes les preuves. C’est l’un de ces ouvriers, de ces peintres, – imagine-toi (tu t’en souviens ?) que je les avais défendus ici même. Croiras-tu que toute cette scène de bagarre et de rires avec son camarade sur l’escalier, lorsque les autres – le portier et les deux témoins – montaient voir, eh bien ! croirais-tu qu’il avait monté cette scène pour détourner les soupçons ? Quelle astuce, quelle présence d’esprit chez ce blanc-bec ! Il serait difficile de le croire, mais il a tout expliqué, il a avoué ! Je me suis laissé attraper ! Eh bien ! d’après moi, c’est un génie de la dissimulation, de la présence d’esprit, de l’alibi juridique et, par conséquent, il n’y a pas lieu de s’étonner particulièrement ! De tels hommes peuvent exister. Je le crois d’autant plus qu’il n’a pas su tenir son rôle et qu’il a avoué !… Mais comment, moi, me suis-je laissé prendre ? J’étais prêt à mettre ma main au feu qu’il était innocent !
– Explique-moi, je te prie, comment tu as appris cela et pourquoi ça t’intéresse tellement ? demanda Raskolnikov visiblement agité.
– En voilà une question ! Pourquoi ça m’intéresse ? Ça ? Je l’ai appris par Porfiri, d’autres l’ont entendu aussi, mais c’est par lui que j’ai presque tout appris.
– Par Porfiri ?
– Oui.
– Que… dit-il ? demanda Raskolnikov avec effroi.
– Il m’a très bien expliqué. Il me l’a expliqué psychologiquement, à sa manière.
– Il te l’a expliqué. Il te l’a expliqué lui-même ?
– Oui, oui, lui-même ; au revoir ! Je te raconterai encore quelque chose plus tard, maintenant j’ai à faire… Il y eut un moment où je pensais… Eh bien, c’est fini ; plus tard !… Pourquoi me soûlerais-je maintenant ? Tu m’as soûlé sans vin, à présent… bon, au revoir. Je viendrai te voir très bientôt.
Il sortit.
« C’est un conspirateur politique, c’est certain ! », décida définitivement Rasoumikhine en descendant l’escalier. « Et il a entraîné sa sœur, cela est très possible, étant donné le caractère d’Avdotia Romanovna. Ils ont eu un rendez-vous…
Elle y a fait allusion. C’est ainsi, si l’on se rappelle ses paroles… ses allusions ! Et puis comment pourrait-on expliquer autrement cet embrouillamini ? Hum ! Et moi qui pensais… Oh, mon Dieu, qu’allais-je imaginer ! Oui c’était une aberration, je suis coupable vis-à-vis de lui. C’est lui-même qui m’avait troublé l’entendement l’autre jour, sous la lampe, dans le corridor. Ouais ! Quelle pensée détestable, grossière, vile, de ma part. Quel brave type, Mikolka, d’avoir avoué… D’ailleurs tout ce qui s’est passé ces temps-ci s’explique maintenant ! Cette maladie, ces actes étranges et avant, bien avant, sa conduite lorsqu’il était encore à l’université ; il était toujours ci sombre et si renfrogné… Mais que signifie cette lettre ? Il y a aussi quelque chose là. Qui l’a envoyée ? Je soupçonne… Hum. Eh bien, je tirerai tout ça au clair. »
Sa pensée se reporta sur Dounia, il se rendit compte de tout ce que l’aventure signifiait pour elle et son cœur se glaça. Il sursauta et se mit à courir.
Lorsque Rasoumikhine fut parti, Raskolnikov se leva, se dirigea vers la fenêtre, alla buter contre le mur, dans un coin, puis contre un autre, comme s’il avait perdu de vue l’étroitesse de son réduit, et… il s’assit de nouveau sur le divan. Il ressentait, en luimême, un renouveau, il allait avoir à lutter, donc une issue était possible.
« Oui, l’issue était possible ! L’atmosphère où il vivait sentait vraiment trop le renfermé ; il était oppressé, douloureusement oppressé, un vertige l’envahissait. Il étouffait depuis la scène avec Mikolka chez Porfiri. Après cela, le même jour, avait eu lieu la scène chez Sonia, qui s’était jouée et terminée autrement qu’il ne l’avait prévu… il avait donc eu un moment de faiblesse ! Car il avait bien convenu, convenu lui-même avec Sonia, sincèrement, qu’il lui était impossible de vivre avec un tel poids sur le cœur ! Et Svidrigaïlov ? Svidrigaïlov constituait une énigme qui l’inquiétait, c’est vrai, mais d’une autre manière. Sans doute aurait-il à lutter avec lui aussi, mais cette lutte constituait peut-être également une issue. Mais Porfiri, c’était une autre histoire.
» Alors Porfiri lui-même a expliqué la chose à Rasoumikhine, il l’a expliqué psychologiquement ! Il a, de nouveau, mis en branle sa maudite psychologie ! Porfiri !
Porfiri aurait donc cru – ne fût-ce qu’une minute – que Mikolka était le coupable après la « conversation » qu’ils avaient eue, en tête à tête, avant l’arrivée de Mikolka, « conversation » pour laquelle on ne pouvait trouver qu’une seule interprétation convenable ? (Des lambeaux de cette scène lui étaient revenus en mémoire de temps à autre, ces jours-ci ; il n’aurait pu supporter de ce rappeler la scène tout entière.) De telles paroles avaient été prononcées entre eux, de tels gestes, de tels mouvements avaient été faits, de tels coups d’œil avaient été échangés, certains mots avaient été prononcés avec une telle expression, ils en étaient arrivés à un tel point, que ce n’est pas Mikolka qui aurait pu ébranler les fondements des convictions de Porfiri – ce Mikolka que Porfiri avait deviné au premier mot, au premier geste.
» Pensez ! Rasoumikhine lui-même avait eu la puce à l’oreille ! La scène dans le corridor, près de la lampe, avait fait son effet. Il s’était précipité chez Porfiri… Mais pourquoi donc celui-ci s’était-il mis à le mystifier ? Pour quelle raison voulait-il détourner l’attention de Rasoumikhine sur Mikolka ? Il a sûrement combiné quelque chose ; son attitude a un but, mais lequel ? Il est vrai que bien du temps s’est écoulé depuis ce matin-là, – trop de temps, – et Porfiri n’a pas donné de ses nouvelles. Eh bien, c’est mauvais signe… »
Raskolnikov prit sa casquette et s’apprêta à sortir. C’était le premier jour, depuis tout ce temps, où il se sentait l’esprit lucide.
« Il faut régler cette affaire avec Svidrigaïlov », pensa-t-il, « et au plus vite, à tout prix ; celui-ci attend d’ailleurs aussi que je vienne moi-même chez lui ». En cet instant, une telle haine souleva son cœur fatigué qu’il aurait bien tué, s’il l’avait pu, un de ses deux ennemis, Svidrigaïlov ou Porfiri. Tout au moins, il sentit que, sinon immédiatement, du moins plus tard, il serait capable de faire cela. « Nous verrons, nous verrons », répétait-il à part soi.
Il venait à peine d’ouvrir la porte du palier qu’il buta contre Porfiri. Celui-ci était sur le point d’entrer dans la chambre. Raskolnikov resta figé sur place un instant, mais un instant à peine. Il était étrange qu’il ne s’étonnât pas trop de voir Porfiri et qu’il ne s’en effrayât presque pas. Il frissonna, puis, en un instant, il fut prêt. « C’est peut-être le dénouement ! Mais comment a-t-il fait pour arriver si doucement, comme un chat, sans que j’entende rien ? Serait-il possible qu’il eût écouté à la porte ? »
– Vous ne vous attendiez pas à ma visite, Rodion Romanovitch, s’écria, en riant, Porfiri Pètrovitch. Il y a déjà longtemps que je voulais passer chez vous ; il m’arrivait de me demander « Pourquoi ne pas aller un moment chez lui ? ». Vous partiez ? Je ne vous retiendrai pas. Le temps de fumer une cigarette, si vous le permettez.
– Mais asseyez-vous, Porfiri Pètrovitch, asseyez-vous, disait Raskolnikov en installant son visiteur, avec un air apparemment si content, si amical, qu’il se serait admiré luimême s’il avait pu se voir. Il ramassait ainsi le restant de son courage. Il arrive qu’un brigand inspire à un homme une demi-heure de mortelle angoisse, et que celle-ci se dissipe lorsqu’il lui met définitivement le couteau sur la gorge. Raskolnikov s’était assis directement en face de Porfiri et le regardait sans sourciller. Porfiri cligna des yeux et se mit en devoir d’allumer sa cigarette.
« Allons, parle donc, parle donc », criait en lui-même Raskolnikov. « Eh bien quoi, pourquoi ne parles-tu pas ? »
« Ah, ces cigarettes ! commença Porfiri Pètrovitch qui avait enfin allumé la sienne et rejeté une bouffée de fumée. C’est une vraie nuisance et je ne puis m’en passer ! Je tousse, la gorge me gratte et j’ai de l’asthme. Je suis peureux, vous savez ; je suis allé hier chez B… ; il examine chaque malade une demi-heure au minimum59 ; eh bien, il s’est esclaffé en me voyant et puis il s’est mis à m’ausculter et à me tapoter. « Entre autres », me dit-il enfin, « le tabac ne vous vaut rien : vos poumons sont dilatés ».
Mais comment ferais-je pour ne plus fumer ? Par quoi vais-je remplacer le tabac ? Je ne bois pas – voilà le malheur. Hé, hé, hé ! C’est un malheur que je ne boive pas ! Tout est relatif, Rodion Romanovitch, tout est relatif. »
« Eh bien ! il a l’air de vouloir reprendre ses vieux procédés ! », pensa Raskolnikov avec dégoût. Il se rappela leur dernière entrevue et la même sensation qu’alors afflua de nouveau à son cœur.
– Je suis déjà venu chez vous un soir, il y a trois jours vous ne le saviez pas ? continua Porfiri Pètrovitch en examinant la chambre. Cela s’est fait comme aujourd’hui ; je passais par ici et je me suis dit : « Si je lui faisais une petite visite ? ». J’entre, la porte est grande ouverte, je regarde, j’attends un peu et puis je sors sans rien dire à la servante. Vous ne fermez pas la porte à clé ?
Le visage de Raskolnikov se rembrunissait de plus en plus. Porfiri sembla deviner ses pensées.
– Je suis venu m’expliquer, Rodion Romanovitch, très cher, je sais venu m’expliquer !
Je vous dois des explications, je vous en dois, continua-t-il avec un sourire et il donna une petite tape de la main sur le genou de Raskolnikov, mais presque en même temps son visage prit une mine sérieuse et préoccupée ; il sembla même se voiler de tristesse, à l’étonnement de Raskolnikov. Celui-ci ne lui avait jamais connu une telle expression et il n’aurait même pas soupçonné que cela fût possible. – Une scène bizarre a eu lieu dernièrement entre nous, Rodion Romanovitch. Il est vrai que, lors de notre première rencontre, il s’était aussi produit une scène bizarre… Enfin, à présent, c’est bien égal !
Voici : je suis peut-être très coupable vis-à-vis de vous ; je le sens. Vous vous souvenez comment nous nous sommes quittés : vos nerfs étaient à bout et vos genoux tremblaient ; mes nerfs à moi étaient aussi à bout et mes genoux tremblaient également. Et vous savez, notre entrevue a joliment manqué de distinction, nous n’avons pas agi comme des gentlemen. Nous sommes des gentlemen pourtant ; c’est-à-dire, nous sommes avant tout des gentlemen, il faut s’en souvenir. Rappelez-vous jusqu’où nous en sommes venus, ce n’était même pas convenable.
« Eh bien ! pour qui me prend-il ? », se demanda Raskolnikov avec stupéfaction et en regardant vivement Porfiri.
– Je suis arrivé à la conclusion que nous ferions mieux d’agir maintenant avec franchise, continua Porfiri Pètrovitch, la tête rejetée un peu en arrière et les yeux baissés, comme s’il ne voulait plus troubler son ancienne victime par son regard et comme s’il avait décidé de négliger ses anciens procédés et ses anciennes ruses. – Oui, on ne peut s’éterniser longtemps sur de tels soupçons ni répéter souvent de telles séances. C’est Mikolka qui nous a départagés cette fois-là, sinon je ne sais pas où nous en serions venus. Ce maudit bonhomme était resté tout ce temps derrière la cloison – pouvez-vous imaginer cela ? Vous le savez, évidemment ; je sais d’ailleurs aussi qu’il est venu vous voir après ; mais ce que vous avez supposé alors n’existait pas : je n’avais encore envoyé chercher personne à ce moment et je n’avais donné aucun ordre. Vous me demanderez pourquoi je n’avais pas donné d’ordres ? Comment vous dire ? – cela m’aurait choqué moi-même à ce moment-là. J’ai eu de la peine à me décider à envoyer chercher les portiers… alors. (Les avez-vous au moins remarqués, les portiers, en passant ?) Une certaine idée m’était venue en éclair ; vous voyez, j’étais vraiment trop convaincu, Rodion Romanovitch. Je vais, pensais-je, empoigner l’un, même si je dois lâcher l’autre pour ça ; au moins, le mien, je ne le lâcherai pas.
Vous êtes vraiment trop irritable, Rodion Romanovitch, irritable par nature ; vraiment trop irritable étant donné toutes les particularités de votre caractère et de votre cœur que je me flatte d’avoir compris. Évidemment, je ne pouvais me rendre compte – même moi – en ce moment-là, qu’il n’arrive pas souvent qu’un accusé se lève tout à coup et vous livre toute l’histoire jusqu’au fond. Cela arrive, notez bien, surtout lorsqu’on pousse l’homme hors de lui, mais en tout cas, c’est assez rare. Ça, je l’ai compris. Eh bien ! me dis-je, il me faut un petit bout de fait ! Rien qu’un petit bout de fait de rien du tout, un seul, mais qu’on puisse s’en saisir à pleines mains, que ce soit un fait et non pas de la pure psychologie. Parce que, pensais-je, si l’homme est coupable, on peut toujours s’attendre à ce qu’il vous livre quelque chose de positif ; il est même permis de compter sur un résultat tout à fait inattendu. Alors, j’ai compté sur votre caractère, Rodion Romanovitch, j’ai surtout compté sur votre caractère ! Je comptais vraiment beaucoup sur vous.
– Mais vous… mais que me racontez-vous là, maintenant ? bredouilla Raskolnikov, ne comprenant pas très bien le sens des paroles de Porfiri. « De quoi parle-t-il », se demandait-il perplexe. « Est-il possible qu’il me croie vraiment innocent ? ».
– Ce que je vous raconte ? Mais je suis venu m’expliquer ; je considère, pour ainsi dire, cette démarche comme un devoir sacré. Je veux vous exposer tout jusqu’au fin fond de l’affaire ; je veux vous dire comment tout s’est passé, toute cette histoire d’obscurcissement de la pensée, pour ainsi dire. Je vous ai fait beaucoup souffrir, Rodion Romanovitch, mais je ne suis pas un monstre. Moi aussi, je suis capable de comprendre combien il est dur de supporter tout cela pour un homme accablé mais fier, autoritaire et impatient ; surtout impatient ! Je vous considère, en tout cas, comme un homme des plus honorables, et je crois que votre caractère n’est pas dépourvu de générosité, quoique je n’aie pas en tout les mêmes convictions que vous ; je considère comme mon devoir de vous le déclarer, car je ne veux pour rien au monde vous tromper. Je me suis senti de l’attachement pour vous lorsque j’ai compris votre caractère. Peut-être allez-vous vous moquer de mes paroles ? Vous en avez le droit ; je sais que je vous ai déplu au premier coup d’œil, car, en somme, il n’y a rien en moi qui puisse plaire. Comprenez cela comme vous voudrez, mais je veux immédiatement, de mon côté, essayer d’effacer, par tous les moyens, l’impression que je vous ai produite et vous prouver que j’ai un cœur et une conscience. Je parle sincèrement.
Porfiri Pètrovitch s’interrompit avec dignité. Raskolnikov sentit affluer en lui une nouvelle terreur. La pensée que Porfiri le croyait innocent commença soudain à l’effrayer.
– Il n’est sans doute pas nécessaire de raconter en détail tout ce qui s’est passé, continua Porfiri Pètrovitch. Je pense même que ce serait superflu. Et puis, pourrais-je le faire ? Car, comment voulez-vous que j’explique cela en détails ? D’abord, il y a eu des bruits. Je pense qu’il est également superflu de dire quels étaient ces bruits, de qui ils provenaient, quand ils prirent naissance et à quel propos vous fûtes mêlé à l’affaire.
En ce qui me concerne, cela débuta par un coup de hasard, un coup de hasard absolument fortuit, qui, au sens le plus strict de cette expression, aurait pu se produire ou ne pas se produire. Quel coup de hasard ? Hum. Je pense qu’il est aussi inutile de le dire. Tout ça, bruits et coup de hasard, a fait naître en moi une idée. J’avoue franchement car si l’on se met à avouer, il faut aller jusqu’au bout : c’est moi qui ai, le premier, flairé votre piste. Toutes ces histoires, ces inscriptions de la vieille sur les emballages, par exemple, etc., etc… ce sont des bêtises. On les compte par centaines, des indices de cette nature. J’ai eu aussi la chance d’apprendre en détail la scène du commissariat – c’était aussi un coup du hasard – et je ne l’ai pas appris par des ouï-dire, mais par un narrateur exceptionnel, capital, qui, sans s’en rendre compte, avait merveilleusement pénétré l’atmosphère de la scène. Tout ça s’accumulait, s’accumulait, Rodion Romanovitch, très cher ! Alors, comment auriez-vous voulu que tout cet ensemble n’attirât pas mon attention dans une certaine direction ? Cent lapins ne font jamais un cheval, cent soupçons ne font jamais une preuve ; c’est ce que dit un proverbe anglais, et ce n’est que du bon sens. Il faut essayer d’autre part de maîtriser ses passions, car le juge d’instruction est un homme comme les autres. Alors, je me suis souvenu de votre article, publié dans ce journal… vous vous rappelez ? On en a discuté les détails lors de votre première visite. Je me suis permis de me moquer de vous, alors, mais ce n’était que pour vous pousser à quelque faux pas. Je vous le répète, vous êtes fort impatient et fort malade, Rodion Romanovitch. Que vous soyez audacieux, arrogant, sérieux, et que vous ayez beaucoup, beaucoup ressenti, ça, je le savais depuis longtemps. Toutes ces sensations m’étaient connues et j’ai abordé votre article comme une vieille connaissance. Il a été conçu au long de nuits sans sommeil, dans le délire, le cœur battant à force d’enthousiasme refoulé. Et il est dangereux, cet enthousiasme refoulé, orgueilleux, d’un jeune homme ! Je me suis moqué de vous alors et maintenant, je vous dirai que j’aime terriblement – j’aime comme un amateur, veux-je dire – ce premier, ce juvénile, cet ardent essai de la plume. De la fumée, de la brume ; le son clair d’une corde pincée dans le brouillard… Votre article est absurde et fantastique, mais il a un tel accent de sincérité, il y a là de la fierté jeune et incorruptible ; il y a là l’audace du désespoir ; il est sombre, votre article ; mais il est très bien réussi. J’ai lu votre article et je l’ai rangé… et lorsque je l’eus mis de côté, j’ai pensé : « Eh bien ! les choses n’en finissent pas là avec cet homme ! ». Dites-moi comment, étant en possession d’un tel antécédent, ne pas se laisser séduire par un tel conséquent ! Oh, mon Dieu ! Mais est-ce que je vous affirme quelque chose ? Je n’avais fait que le remarquer. Je ne pense rien du tout ! Il n’y a rien là-dedans, absolument rien du tout, et il ne peut rien y avoir. Et puis, il n’est pas du tout convenable, pour un juge d’instruction, de se laisser ainsi séduire : j’ai Mikolka sur les bras, Mikolka avec un tas de faits – peu importent les à-côtés, mais les faits sont les faits ! Et il apporte son argumentation psychologique avec lui ; il faut s’en occuper, c’est une affaire de vie ou de mort. Pourquoi je vous explique tout ça, me demanderezvous ? Pour que vous le sachiez et pour que vous, un homme intelligent et sensible, ne m’accusiez pas d’avoir agi méchamment à votre égard. Je n’ai pas agi méchamment, je vous le dis sincèrement, hé, hé ! Et vous pensez que je n’ai pas fait de perquisition chez vous, alors ? Je l’ai faite, je l’ai faite, hé, hé ! Je l’ai faite lorsque vous étiez malade et au lit, très cher ! Cela n’a été fait ni officiellement ni personnellement, mais cela a été fait. Tout a été examiné ; jusqu’au dernier poil, mais… umsonst ! Et j’ai pensé : maintenant, cet homme viendra de lui-même, et fort bientôt ; puisqu’il est coupable, il viendra immanquablement. Un autre ne viendrait pas, mais celui-ci viendra. Vous souvenez-vous comme M. Rasoumikhine a commencé à vendre la mèche ? Cela, nous l’avions arrangé pour vous alarmer – nous avions fait exprès de lancer cette rumeur pour qu’il vous vende la mèche, car nous savions que Rasoumikhine est homme à ne pas savoir contenir son indignation. C’est M. Zamètov que votre colère et votre audace ouverte frappèrent d’abord : « Comment est-il possible de déclarer « j’ai tué », brusquement, dans un café ? » C’est trop audacieux, trop imprudent, et si, pensais-je, il est coupable, dans ce cas, c’est un terrible lutteur !
C’est alors que l’idée m’est venue. Je me suis mis à vous attendre ! Je me suis mis à vous attendre de toutes mes forces. Quant à Zamètov, il fut littéralement anéanti et… le hic, c’est précisément que cette maudite psychologie est une arme à deux tranchants ! Alors, je me mets à vous attendre et voici que le bon Dieu vous envoie !
Mon cœur ne fait qu’un bond ! Eh !… Pourquoi êtes-vous donc venu, alors ? Et votre rire, lorsque vous êtes entré, vous vous souvenez, votre rire m’a fait tout deviner : j’ai vu à travers vous comme à travers un cristal. Dire que si je ne vous avais pas attendu de cette façon spéciale, je n’aurais rien trouvé d’insolite à votre rire. Voilà ce que c’est que d’être à l’affût. Et alors, M. Rasoumikhine… ah ! la pierre, la pierre, vous vous souvenez, la pierre sous laquelle sont cachés les objets ? C’est comme si je la voyais là, quelque part, dans un potager – vous avez bien parlé de potager à Zamètov, puis à moi, la deuxième fois ? Et quand nous nous sommes mis à examiner votre article en détail, lorsque vous l’avez exposé, eh bien, je comprenais chaque mot deux fois, tout comme si chaque mot était flanqué d’un autre ! Bon, Rodion Romanovitch, c’est ainsi que j’en suis arrivé aux derniers piliers, je me suis cogné la tête et je me suis réveillé.
Eh bien, où avais-je la tête ? Mais si l’on voulait, on pourrait retourner toute l’argumentation sens dessus dessous et, ainsi retournée, elle semblerait encore plus naturelle. Une torture ! « Non, pensai-je, il me faudrait à tout prix un petit bout de fait !… » Et alors, j’ai entendu parler de l’histoire de la sonnette, et ma respiration en fut coupée, je me suis même mis à frissonner. Eh bien, pensais-je, le voilà, le petit bout de fait. C’est ce que j’avais attendu ! Et je n’ai même pas pris la peine de réfléchir, je n’en avais pas envie. J’aurais bien donné mille roubles de ma bourse pour vous avoir vu de mes propres yeux lorsque vous avez marché cent pas à côté de l’homme qui vous avait jeté « assassin » à la face, et que tout au long de ces cent pas, vous n’avez pas osé lui poser une seule question !… Et encore, ce froid dans votre moelle épinière ? Et cette sonnette dont vous avez parlé pendant votre maladie, dans un demidélire ? En un mot, Rodion Romanovitch, pourquoi s’étonner après tout cela que j’aie joué ce jeu avec vous ? Et pourquoi êtes-vous venu précisément à ce moment-là ? On aurait dit que quelqu’un vous poussait, je vous le jure, et si Mikolka ne nous avait pas départagés, alors… Vous souvenez-vous de Mikolka à cet instant-là ? Avez-vous bien retenu tout ce qu’il a fait et dit ? Mais c’était un coup de tonnerre ! Mais c’était la foudre qui tombait du ciel ! Eh bien, avez-vous vu comme je l’ai reçu ? Je n’ai pas cru à la foudre du ciel, vous l’avez bien vu ! Mais quoi ? Après votre départ, lorsqu’il s’est mis à répondre fort logiquement à certaines questions, je me suis étonné, mais je n’ai quand même pas cru un mot de ce qu’il racontait ! Voilà ce que c’est que de s’entêter, de s’endurcir dans une idée. Non, pensai-je, grand merci, ce n’est pas un coup pour Mikolka !
– Rasoumikhine vient de me dire que vous continuez à charger Nikolaï et que vous lui aviez vous-même affirmé…
Le souffle lui manqua et il n’acheva pas. Il écoutait, avec une inexprimable émotion, comment l’homme qui l’avait percé à jour reniait ses paroles. Il ne le croyait pas et craignait de le croire. Dans les phrases ambiguës qu’il entendait, il cherchait avidement quelque chose de plus précis et de plus positif.
– Ah, voilà ! M. Rasoumikhine s’écria Porfiri Pètrovitch, comme s’il était heureux de la question de Raskolnikov, jusque-là silencieux. – Hé, hé, hé ! Mais il faudrait l’écarter, M. Rasoumikhine, pour bien faire : deux c’est bon, trois c’est trop, M. Rasoumikhine, ce n’est pas ça, et puis il est étranger à l’affaire ; voilà qu’il accourt chez moi tout pâle… Bah, que le Seigneur soit avec lui, pourquoi le mêler à l’histoire ? Et savez-vous quel sujet est ce Mikolka, je veux dire, tel que je le comprends ? Tout d’abord, c’est un enfant mineur et, ce n’est pas qu’il soit poltron, il est simplement quelque chose dans le genre d’un artiste. C’est ainsi, ne riez pas de ce que je le caractérise ainsi. Il est innocent et sensible. Il a du cœur, c’est un fantasque. Il sait chanter et il sait danser ; il sait si bien conter, dit-on, qu’on venait de loin pour l’écouter. Il va à l’école ; il lui arrive de rire jusqu’à se rouler par terre, parce qu’on lui a montré un doigt ; il se soûle jusqu’à l’inconscience, non par vice, mais à l’occasion, quand on l’enivre, comme un enfant. Il a volé, alors, et il ne le savait pas, « car ce n’est pas voler que de ramasser par terre ». Savez-vous que c’est un raskolnik ou, plutôt, un sectaire quelconque ; il y a eu des bègouni dans sa famille, et, il n’y a pas longtemps, il a été deux ans sous l’obédience spirituelle d’un staretz, au village. J’ai appris tout cela par Mikolka et les gens de Zaraïsk, son pays. Et ce n’est pas tout !
Imaginez-vous qu’il a voulu s’enfuir dans le désert, devenir ermite ! Il avait la vocation, il priait Dieu la nuit, il lisait les livres antiques, « véritables », et se perdait là-dedans corps et âme. Petersbourg l’a fort influencé, surtout le sexe faible, ainsi que le vice. Il est fort impressionnable, il a oublié le staretz et tout le reste. Je sais qu’il a plu à un artiste peintre d’ici, lequel est allé le voir, mais ensuite est arrivée cette affaire ! Il a pris peur, il était prêt à se pendre, à s’enfuir. Que faire lorsque de pareilles idées au sujet de notre justice sont ancrées dans le peuple ! ! Ils ont peur de ce que la machine judiciaire ne les entraîne mécaniquement vers la condamnation ; ils ont même un mot pour désigner cela. Qui est le coupable ? Voilà la question à laquelle les nouveaux tribunaux pourront répondre. Ah, la, la ! Je ne demanderais pas mieux que le Seigneur leur donne ce pouvoir ! Bon ; le vénérable staretz lui revint en mémoire ; la Bible réapparut aussi. Savez-vous ce que signifie pour certains d’entre eux le mot « souffrir » ? Il ne s’agit pas de souffrir pour quelqu’un, non, ils se disent simplement « qu’il faut souffrir un peu » ; il s’agit donc « d’accepter une souffrance », et tant mieux si elle vient des autorités. De mon temps, il y avait un prisonnier qui était depuis un an sous clé ; il grimpait la nuit sur le poêle, il lisait la Bible, et il s’était enfoncé corps et âme dans cette lecture : cela lui tourna la tête. Un jour, il détacha une brique du poêle et la jeta à la tête du chef-garde, sans autre provocation de ce dernier.
Mais il faut voir comment il l’avait lancée : il avait visé à une aune sur le côté, pour ne faire aucun mal au garde ! Alors, vous savez quel est le sort réservé aux prisonniers qui font une agression à main armée contre l’autorité : et voilà, il avait donc « accepté la souffrance ». Eh bien, je soupçonne maintenant Mikolka d’avoir voulu « expier » ou quelque chose de ce genre. Cela, je le sais à coup sûr, avec des faits à l’appui.
Seulement il ignore que je le sais. Ne concevriez-vous pas, par hasard, qu’un tel peuple puisse engendrer des gens aussi fantastiques ? Mais il y en a des tas ! Le staretz de jadis reprend de nouveau possession de son esprit, surtout après qu’il eut essayé de se pendre. Du reste, il viendra bientôt me raconter tout lui-même. Vous pensez qu’il tiendra le coup ? Attendez un peu et il viendra déballer son histoire. J’attends qu’il vienne renier sa déposition d’un moment à l’autre. Je me suis pris d’affection pour Mikolka et je l’étudie à fond. Et qu’auriez-vous pensé ? Hé, hé ! Il répond avec beaucoup de justesse sur certains points ; il avait donc reçu les renseignements nécessaires et il a su préparer ses réponses avec astuce ; mais sur d’autres points, il ne sait rien, ses réponses ne riment à rien du tout, il ne sait pas lui-même qu’il ne sait rien. Non, petit père Rodion Romanovitch, ce n’est pas de Mikolka qu’il s’agit dans cette affaire ! C’est une affaire fantastique, sombre, moderne, un événement de notre temps où le cœur de l’homme est devenu trouble, où on a dit que le sang « purifie », où on prêche la vie confortable. Il y a là des rêves livresques, l’audace du premier pas, mais c’est une audace d’un genre spécial, il s’est bien décidé à faire ce premier pas, mais après cela, il y eut une rupture, – c’était comme s’il était tombé dans un précipice ou du haut d’un clocher – il alla commettre son crime comme s’il était poussé par une force étrangère. Il a oublié de fermer la porte derrière lui, mais il les a tuées toutes les deux d’après sa théorie. Il a tué, mais il n’a pas su s’emparer convenablement de l’argent, et ce qu’il a volé, il est allé le cacher sous une pierre. Et, non content d’avoir souffert mille morts lorsqu’on agitait la sonnette, et qu’on secouait la porte derrière laquelle il se trouvait, il s’en retourne vers l’appartement vide, dans un demi-délire, pour se rappeler le tintement de la sonnette et pour éprouver à nouveau le même frisson dans le dos… Mais laissons cela, il était malade, et voici autre chose : il a tué, et il se considère comme un honnête homme, il méprise les autres hommes, il erre comme un ange pâle, – non, ce n’est pas le fait de Mikolka, Rodion Romanovitch, mon cher, ce n’est pas le fait de Mikolka !
Ces dernières paroles, après tout ce qu’il avait dit, après cette espèce d’abjuration qu’il venait de faire, étaient par trop inattendues. Raskolnikov frissonna comme s’il avait
été transpercé.
– Alors… qui… a tué ?… demanda-t-il, perdant le souffle, d’une voix qu’il ne put raffermir.
Porfiri se renversa sur le dossier de la chaise, comme s’il avait été stupéfait par le caractère inattendu de la question.
– Comment ça « qui a tué » ?… prononça-t-il comme s’il n’en croyait pas ses oreilles, mais vous avez tué, Rodion Romanovitch ! C’est vous qui avez tué… ajouta-t-il à voix très basse, d’un accent absolument convaincu.
Raskolnikov bondit du divan, resta debout quelques secondes, puis se rassit sans dire un mot. Les mêmes convulsions parcoururent encore son visage.
– Votre lèvre frissonne de nouveau, comme l’autre fois, murmura Porfiri, avec compassion, eût-on dit. Je crois que vous m’avez mal compris, Rodion Romanovitch, ajouta-t-il, après un instant de silence. – C’est pour cela que vous avez été tellement surpris. Je suis venu précisément pour tout dire et pour conduire l’affaire au grand jour.
– Ce n’est pas moi qui ai tué, chuchota Raskolnikov avec indécision, comme un enfant effrayé, surpris en faute.
– Si, c’est vous, Rodion Romanovitch, c’est vous et personne d’autre n’aurait pu le faire, répondit Porfiri avec sévérité et conviction.
Ils se turent tous les deux et leur silence dura si longtemps que c’en fut étrange : une dizaine de minutes. Raskolnikov s’était accoudé à la table et s’ébouriffait silencieusement les cheveux. Porfiri Pètrovitch attendait. Soudain Raskolnikov lui jeta un coup d’œil méprisant.
– Vous enfourchez de nouveau votre vieux cheval, Porfiri Pètrovitch ! Toujours les mêmes procédés ! Je ne comprends pas que vous n’en ayez pas assez !
– Laissez donc ! Qu’ai-je besoin de procédés pour l’instant ! Ce serait bien autre chose s’il y avait des témoins, mais nous parlons en tête à tête. Vous voyez bien que je ne suis pas venu pour vous faire la chasse comme à un lièvre. Que vous avouiez ou non, c’est indifférent pour le moment. Pour moi, je suis convaincu sans cela.
– Si c’est ainsi, pourquoi êtes-vous venu ? demanda Raskolnikov avec irritation. Je vous pose à nouveau la même question : si vous me considérez comme coupable, pourquoi ne me mettez-vous pas en prison ?
– Quelle question ! Je vous répondrai point par point : en premier lieu, il n’est pas avantageux de vous arrêter directement.
– Comment ça, pas avantageux ? Puisque vous êtes convaincu ? vous devez…
– Eh, qu’est-ce que cela peut faire, que je sois convaincu ? Tout cela, ce ne sont que mes idées. Et pourquoi vous mettrais-je « au repos » ? Vous savez que c’est « au repos » puisque vous demandez qu’on vous y mette. Par exemple, je vous amènerais l’homme, pour une confrontation, et vous lui diriez « tu étais saoul. Qui m’a vu avec toi ? Je t’avais pris pour un ivrogne, et d’ailleurs tu étais ivre. » Que me resterait-il à faire ? Rien ! Et ce, d’autant plus que votre version serait plus vraisemblable que la sienne, parce que la sienne ne serait basée que sur la seule psychologie, ce qui ne s’harmonise pas avec sa trogne – tandis que vous toucheriez le point juste parce que ce chenapan n’est que trop connu comme un ivrogne. Et puis, je vous ai déjà avoué sincèrement plusieurs fois que cette psychologie est une arme à double tranchant et que le deuxième tranchant est plus acéré et plus vraisemblable que le premier, et je n’ai pour le moment aucune autre arme contre vous. Et bien que je doive quand même vous faire arrêter, et que je vienne moi-même, contre tous les usages, vous en avertir, je vous dis franchement (encore une fois contre les usages) que cela n’est pas avantageux. Bon ; en deuxième lieu, je suis venu chez vous parce que…
– Eh bien, en deuxième lieu ? (Raskolnikov suffoquait toujours).
– Parce que, comme je vous l’ai expliqué hier encore, je me considère comme redevable envers vous d’une explication. Je ne veux pas que vous me preniez pour un monstre, d’autant plus que je suis, en toute franchise, bien disposé envers vous, que vous le croyiez ou non. En conséquence, et en troisième lieu – je suis venu vous faire une proposition ouverte et franche : venez vous dénoncer. Cela vous sera avantageux – et à moi aussi, parce que je serai quitte de cette histoire. Eh bien, est-ce assez franc de ma part ?
Raskolnikov réfléchit une minute.
– Écoutez, Porfiri Pètrovitch, vous dites vous-même qu’il ne s’agit que de psychologie, et pourtant vous vous engagez en plein dans les certitudes mathématiques. Qu’arriverait-il si vous vous trompiez à présent ?
– Non, Rodion Romanovitch, je ne me trompe pas. Je possède un bout de fait. Je l’ai trouvé l’autre jour, c’est Dieu qui me l’a envoyé.
– Quel bout de fait ?
– Je ne vous le dirai pas. D’ailleurs, en tout cas, je n’ai plus le droit de tarder davantage ; je vais vous faire arrêter. Alors, réfléchissez : pour moi, à présent, la chose est indifférente ; par conséquent, c’est pour vous que je me donne du mal en ce moment. Et je vous jure que ce serait mieux si vous vous dénonciez, Rodion Romanovitch !
Raskolnikov sourit méchamment.
– Ce n’est pas seulement ridicule, c’est même impudent. Allons, même si j’étais coupable (ce que je ne dis nullement) eh bien, en l’honneur de quoi irais-je me dénoncer, puisque vous dites vous-même que ce serait une mise au repos ?
– Ah, là, Rodion Romanovitch, ne croyez pas entièrement aux mots qu’on dit ; peut-être ne serez-vous pas absolument au repos ! Ce n’est qu’une théorie, ce n’est que ma théorie, et je ne suis pas une autorité en la matière. Peut-être que je vous cache encore quelque chose en ce moment ! Pourquoi irais-je tout vous dévoiler ? Hé, hé ! Et puis, cette question de l’avantage !… Mais savez-vous quelle diminution de peine vous obtiendriez ? Vous rendez-vous compte de l’importance du moment que vous auriez choisi pour vous dénoncer ? Réfléchissez-y. Vous vous dénonceriez à un moment où un autre s’est déjà chargé de la culpabilité du crime et où il a brouillé toute l’affaire. Et moi, – je vous le jure devant Dieu – j’arrangerai les choses « là-bas », aux assises, pour que votre dénonciation soit prise pour une chose absolument spontanée. Je vais détruire toute cette psychologie, anéantir toutes les suspicions qui pèsent sur vous, si bien que votre crime se présentera comme le résultat d’une altération de la raison, parce que c’est cela, en effet. Je suis un homme honnête, Rodion Romanovitch, et je tiendrai parole.
Raskolnikov baissa la tête ; il se taisait tristement. Il réfléchit longtemps, enfin il eut de nouveau un sourire, mais ce sourire était à présent doux et triste.
– Non ! prononça-t-il, comme s’il n’avait plus rien à cacher à Porfiri. – C’est inutile ! Il ne m’en faut pas, de votre diminution de peine !
– C’est ce que je craignais ! s’écria Porfiri avec feu, et, aurait-on dit, involontairement.
C’est ce que je craignais que vous ne voudriez pas de notre clémence !
Raskolnikov lui jeta un regard triste et profond.
– Ne dédaignez pas la vie ! continua Porfiri. Vous en avez encore une bonne partie devant vous. Pourquoi donc ne vous faudrait-il pas de réduction de peine ? Vous êtes un homme impatient !
– De quoi ai-je encore une bonne partie devant moi ?
– De la vie ! Qu’en savez-vous ? Seriez-vous un prophète ? Cherchez et vous trouverez ! Peut-être Dieu vous attendait-il à ce tournant ? Et puis, on ne vous mettra pas les chaînes pour l’éternité !
– Il y aura une réduction… dit Raskolnikov, en riant.
– Seriez-vous saisi de honte bourgeoise ? Peut-être en êtes-vous saisi sans le savoir, car vous êtes jeune ! Pourtant, ce n’est pas vous qui devriez avoir peur ou avoir honte de vous dénoncer !
– Bah ! Je m’en fiche ! balbutia Raskolnikov avec mépris et dégoût, comme s’il n’avait pas envie de parler.
Il se souleva, comme s’il avait voulu sortir, mais il se rassit avec un désespoir visible.
– Vous vous en fichez ! Vous avez perdu confiance et vous croyez que je vous flatte ; mais avez-vous donc si longtemps vécu ? Comprenez-vous donc tellement de choses ?
Vous avez inventé une théorie et puis vous avez eu honte de votre échec, honte de ce que cela manquât d’originalité ! Votre acte se trouva bien être infâme, mais vous n’êtes quand même pas un infâme individu sans espoir ! Vous n’êtes pas tellement infâme ; vraiment ! Au moins, vous ne vous êtes pas cassé longtemps la tête, vous en êtes venu immédiatement aux décisions extrêmes. Pour qui je vous prends ? Je vous prends pour un de ceux qui regarderaient avec un sourire leurs tortionnaires leur arracher les boyaux – dans le cas où ils se seraient trouvé une foi ou un Dieu. Alors, trouvez et vous pourrez vivre. Vous devez depuis longtemps changer d’air. Eh bien, la souffrance, c’est bon aussi. Souffrez un peu. Mikolka a peut-être raison de vouloir de la souffrance. Je sais que vous trouvez ça incroyable, mais vous feriez mieux de ne pas philosopher ; abandonnez-vous franchement au courant de la vie, sans réfléchir ; ne vous inquiétez pas, ce courant-là vous rejettera sur le rivage et vous remettra sur pieds.
Sur quel rivage ? Qu’en sais-je ? Je suis sûr que vous vivrez longtemps. Je sais que vous prenez mes paroles pour un sermon appris par cœur, mais peut-être vous en souviendrez-vous plus tard et cela vous servira-t-il ; c’est pour cela que je vous le dis.
Il vaut mieux que vous n’ayez fait que tuer une petite vieille. Si jamais vous aviez inventé une autre théorie, vous auriez peut-être fait quelque chose de cent mille fois pire ! Il faut peut-être même que vous remerciiez Dieu ; qu’en savez-vous, peut-être Dieu vous réserve-t-il pour quelque chose. Ayez un grand cœur et soyez moins peureux. Auriez-vous peur de la grande tâche future ? Vous devriez avoir honte de cette peur. Puisque vous avez fait le premier pas, alors prenez courage. C’est juste.
Accomplissez ce qu’exige la justice. Je sais que vous n’y croyez pas, mais, je vous le jure, vous ne périrez pas. Vous vous y ferez. Mais maintenant, il y a trop peu d’air, de l’air, de l’air !
Raskolnikov frissonna.
– Mais pour qui vous prenez-vous ! s’écria-t-il. Pour un prophète ? De quel droit vous donnez-vous ces airs tranquilles et glorieux pour laisser tomber ces prophéties du haut de votre sagesse ?
– Pour qui je me prends ? Je me prends pour un homme fini, c’est tout. Je suis un homme qui sent, sans doute, qui compatit, qui sait quelque chose, mais un homme absolument fini. Vous, c’est autre chose. Dieu vous a préparé une vie (qui peut-être passera aussi comme une fumée et qui ne laissera rien). Peu importe que vous changiez de milieu. Quand même, ce n’est pas le confort que vous regretteriez, avec un cœur comme le vôtre ! Peu importe que vous soyez dérobé aux yeux de tous pendant si longtemps ! Ce n’est pas le temps qui importe, c’est vous-même. Devenez comme le soleil et tout le monde vous verra. Le soleil doit, avant tout, être soleil.
Pourquoi souriez-vous encore ? Parce que je joue au Schiller ? Je parie que vous pensez que je cherche à vous amadouer ! Eh bien, peut-être est-ce ainsi, en somme.
Hé, hé, hé ! N’ajoutez pas foi à ma parole, Rodion Romanovitch, cela vaudra mieux, ne croyez même pas tout ce que je vous dis, – ma nature est telle, j’en conviens ; mais voici ce que j’ajouterai : je crois que vous pouvez évaluer vous-même jusqu’à quel point je suis vil et jusqu’à quel point je suis honnête !
– Quand allez-vous me faire arrêter ?
– Mais je pense vous laisser courir encore un jour ou deux. Réfléchissez, très cher, et priez Dieu aussi. Et puis, c’est plus avantageux, je vous le jure.
– Et si je m’enfuyais ? demanda Raskolnikov avec un bizarre sourire.
– Non, vous ne vous enfuirez pas. Un paysan s’enfuirait, un adhérent des idées à la mode – laquais de la pensée des autres – s’enfuirait, parce qu’il suffit de mettre un doigt sous le nez d’un de ces messieurs, pour qu’il croie, toute sa vie durant, ce que vous avez avancé. Tandis que vous, vous ne croyez plus à votre théorie, – avec quoi vous enfuiriez-vous ? Et qu’obtiendriez-vous en vous enfuyant ? L’exil est mauvais et difficile, et il faut avant tout, dans la vie, une situation déterminée, une atmosphère correspondante ; trouveriez-vous une atmosphère convenable dans l’exil ? Vous vous enfuiriez puis vous reviendriez de vous-même. Vous ne pourriez pas vous passer de nous. Et si je vous mets en prison, vous y resterez un mois, deux mois, trois mois même, et puis vous vous souviendrez de mes paroles et vous ferez de vous-même vos aveux, d’une façon tout inattendue pour vous. Vous ne saurez pas que vous allez avouer une heure avant de le faire. Je suis même sûr que vous en arriverez à « vouloir accepter la souffrance » ; vous ne me croyez pas sur parole, maintenant, mais vous y arriverez. Car la souffrance est une grande chose, Rodion Romanovitch, une grande chose ; ne faites pas attention au fait que j’ai engraissé dans le confort ; en revanche, je sais, – ne vous moquez pas de mes paroles, – qu’il y a une idée dans la souffrance.
Mikolka a raison. Non, Rodion Romanovitch, vous ne vous enfuirez pas.
Raskolnikov se leva et prit sa casquette. Porfiri Pètrovitch se leva aussi.
– Vous allez vous promener ? La soirée sera belle ; pourvu qu’il n’y ait pas d’orage.
Mais… en somme, cela pourrait bien rafraîchir l’air…
Il prit aussi sa casquette.
– N’allez pas vous imaginer, Porfiri Pètrovitch, prononça Raskolnikov avec sévérité et insistance, – que j’ai avoué aujourd’hui. Vous êtes un homme bizarre et je vous ai écouté par pure curiosité. Mais je ne vous ai rien avoué… Souvenez-vous-en.
– Bon bon, je le sais, je m’en souviendrai, – regardez-moi comme il se trouble ! Ne vous inquiétez pas, très cher, il en sera comme vous voudrez. Promenez-vous ; mais je ne peux pas vous laisser vous promener trop longtemps. À tout hasard, j’ai encore une petite prière à vous faire, ajouta-t-il en baissant la voix. Si jamais l’idée vous venait, pendant ces quarante-huit heures, de clôturer l’affaire d’une manière ou d’une autre, de quelque fantastique façon, par exemple en vous suicidant (ma supposition est absurde mais vous me pardonnerez bien, n’est-ce pas ?) – eh bien, laissez dans ce cas, je vous prie, un mot bref mais explicite. Deux lignes suffiront, deux lignes seulement et n’oubliez pas de parler de la pierre : ce sera plus honorable ainsi. Alors, au revoir…
Je vous souhaite de bonnes pensées et d’heureuses résolutions.
Porfiri sortit, un peu courbé, et en évitant de regarder Raskolnikov. Celui-ci s’approcha de la fenêtre et se mit à attendre avec impatience et irritation que Porfiri eût le temps de sortir dans la rue et de s’éloigner quelque peu. Ensuite, il sortit luimême, en hâte, de sa chambre.
Il voulait voir Svidrigaïlov au plus vite. Il ne savait pas lui-même ce qu’il pouvait espérer de cet homme. Mais il lui semblait qu’il avait un pouvoir étrange sur lui. S’en étant rendu compte, il ne tenait plus en place ; d’autre part, le temps était venu où il fallait lui parler.
En chemin, la question de savoir si Svidrigaïlov avait parlé à Porfiri le tourmenta beaucoup.
Pour autant qu’il pouvait en juger, il aurait juré que c’était « non ». Il réfléchit encore et se rappela tous les détails de son entrevue avec Porfiri et il en conclut : non, il ne lui avait pas parlé !
Et s’il n’a pas parlé, parlera-t-il ou non ?
Pour l’instant, il lui parut qu’il ne dirait rien. Pourquoi ? Il ne pouvait se l’expliquer et, s’il l’avait pu, il ne se serait pas donné la peine de se tracasser à ce propos. Tout cela le torturait, mais en même temps il semblait avoir d’autres préoccupations plus importantes. C’était étrange, incroyable même, mais il ne se souciait que fort peu de son sort immédiat. Quelque chose d’autre le torturait, de bien plus important, de bien plus extraordinaire, – qui le concernait lui-même et qui ne concernait personne d’autre, – qui était quelque chose de capital.
En outre, il ressentit une fatigue morale infinie, quoique, ce matin-là, il raisonnât mieux que pendant ces derniers jours.
Et puis, qu’avait-il besoin désormais, après tout ce qui était arrivé, de chercher à vaincre ces misérables difficultés nouvelles ? Fallait-il se donner la peine, par exemple, d’intriguer pour empêcher Svidrigaïlov d’aller chez Porfiri ? D’étudier la situation, de s’informer, de perdre du temps à cause d’un quelconque Svidrigaïlov !
Oh, comme il en avait assez de tout cela !
Pourtant, il se hâtait d’arriver chez Svidrigaïlov. N’attendait-il pas quelque chose de neuf de cet homme, quelque indication, quelque moyen d’en sortir ? Il arrive qu’on s’accroche même à une paille ! N’était-ce pas le destin, n’était-ce pas quelque instinct qui les poussait l’un vers l’autre ? Peut-être n’était-ce que la fatigue, le désespoir ?
Peut-être lui fallait-il quelqu’un d’autre que Svidrigaïlov et n’était-il tombé sur lui que par hasard. Sonia ? Pourquoi serait-il allé chez Sonia maintenant ? Lui demander de nouvelles larmes ? Et puis, il avait peur de Sonia. Sonia représentait, pour lui, la condamnation sans appel, la décision irrévocable. C’était à choisir : l’idée de Sonia ou la sienne. Il ne se sentait pas la force de la rencontrer, surtout en cette minute. Non, ne valait-il pas mieux éprouver Svidrigaïlov, savoir ce qui se cachait derrière cet homme.
Et il ne pouvait plus nier que Svidrigaïlov lui était depuis longtemps nécessaire.
Mais, en somme, que pouvaient-ils avoir de commun ? Même leurs infamies ne pouvaient être pareilles. Cet homme était, en outre, très désagréable, il était évidemment, extrêmement vicieux, astucieux et trompeur, très méchant peut-être. De telles rumeurs circulaient à son sujet ! Il est vrai qu’il s’était donné du mal pour les enfants de Katerina Ivanovna. Mais Dieu sait pour quelle raison et ce que cela signifiait ? Cet homme avait toujours on ne sait quelles intentions et quels projets.
Une autre idée avait effleuré Raskolnikov ces jours-ci et l’avait terriblement inquiété, bien qu’il eût essayé de la chasser, tant elle était effrayante ! Il y pensait parfois ; Svidrigaïlov avait tourné autour de lui et, d’ailleurs, il n’avait pas cessé ; Svidrigaïlov avait appris son secret, Svidrigaïlov avait eu des vues sur Dounia. Et s’il en avait encore ?
On pouvait dire, presque à coup sûr : Oui, il en a. Et si, maintenant, connaissant son secret et ayant acquis de ce fait un pouvoir sur lui, Svidrigaïlov voulait employer ce pouvoir, comme une arme contre Dounia ?
Cette pensée le tourmentait même parfois pendant son sommeil, mais c’était la première fois qu’elle se présentait aussi clairement à sa conscience, la seule pensée de cette possibilité le mettait dans une rage profonde. D’abord, si c’était exact, toute la situation changerait ; il faudrait immédiatement révéler le secret à Dounia. Il faudrait peut-être aller se dénoncer pour empêcher Dounétchka de faire quelque imprudence ?
La lettre ? Ce matin, Dounétchka avait reçu une lettre. Qui aurait pu, à Petersbourg, lui envoyer une lettre ? (Serait-ce Loujine ?) « Il est vrai que Rasoumikhine fait la garde de ce côté ; mais Rasoumikhine ne sait rien. Peut-être ferais-je bien de m’ouvrir à Rasoumikhine aussi ? » Raskolnikov fut dégoûté à cette pensée.
En tout cas, il faut parler à Svidrigaïlov le plus vite possible, décida-t-il définitivement. Grâce à Dieu, dans ce cas-ci, ce qui importe ce ne sont pas les détails, mais plutôt l’essence de l’affaire. Mais s’il était capable de… Si Svidrigaïlov manigançait quelque chose contre Dounia, alors…
Les événements de ce dernier mois avaient tellement fatigué Raskolnikov qu’il ne pouvait plus résoudre de pareils problèmes autrement que par une seule décision : « Alors, je le tuerai ». Il pensa cela avec un froid désespoir.
Une sensation pénible serra son cœur, il s’arrêta au milieu de la rue et chercha à reconnaître l’endroit où il se trouvait et à se rappeler comment il y était arrivé. Il était perspective Z…, à trente ou quarante pas de la place Sennoï qu’il venait de traverser.
Tout le premier étage de la maison qui se trouvait à sa gauche était occupé par une taverne. Les fenêtres de celle-ci étaient grandes ouvertes ; la taverne était comble, à en juger par les gens qu’on voyait aux fenêtres. On entendait des chansons, le son d’une clarinette et d’un violon et le bruit d’une grosse caisse. On entendait des cris de femmes. Il se demandait pourquoi il avait pris la perspective Z…, il voulut revenir sur ses pas, mais soudain, il vit Svidrigaïlov assis, une pipe entre les dents, devant l’une des fenêtres ouvertes de la taverne, à une table où était servi le thé. Raskolnikov en fut stupéfait, presque épouvanté. Svidrigaïlov l’examinait en silence et, ce qui frappa Raskolnikov, il fit un mouvement pour se lever, comme s’il voulait s’en aller avant qu’on ne le remarquât. Raskolnikov fit mine de ne pas l’avoir vu et de regarder pensivement ailleurs, tout en continuant de l’observer du coin de l’œil. Son cœur battait d’inquiétude. C’était bien cela : Svidrigaïlov ne voulait pas qu’on le vît. Il enleva la pipe de sa bouche et voulut se cacher ; il se leva et écarta la chaise, mais, ce faisant, il vit que Raskolnikov l’observait. Il se passa, entre eux, une scène semblable à celle qui avait eu lieu chez Raskolnikov lors de leur première entrevue. Un sourire fripon apparut sur les lèvres de Svidrigaïlov et s’élargit rapidement. Chacun d’eux savait que l’autre l’observait. Enfin Svidrigaïlov éclata d’un rire sonore.
– Allons, allons ! Entrez, puisque vous le voulez ; je suis ici ! cria-t-il de la fenêtre.
Raskolnikov monta à la taverne. Il le trouva dans une petite pièce du fond, éclairée par une seule fenêtre, contiguë à la grande salle où des marchands, des employés d’administration et bien d’autres gens, assis à une vingtaine de petites tables, prenaient le thé en écoutant un chœur, au milieu d’un bruit incessant.
On entendait des billes de billard s’entre-choquant dans une autre pièce. Svidrigaïlov avait devant lui une bouteille de champagne entamée et un verre à demi plein. Il y avait encore, dans la minuscule pièce, un garçon avec un petit orgue de barbarie et une jeune fille de dix-huit ans, aux joues rouges, vêtue d’une jupe rayée un peu troussée et d’un chapeau tyrolien garni de rubans, qui, malgré le chant du chœur de la pièce voisine, chantait elle-même, d’une voix de contralto assez enrouée, une chanson de valet accompagnée par l’orgue.
– Bon, c’est assez ! interrompit Svidrigaïlov lorsque Raskolnikov entra.
La jeune fille s’arrêta net de chanter et attendit respectueusement d’autres ordres. Elle avait chanté sa chanson triviale avec une nuance de sérieux et de respect dans le visage.
– Holà, Philippe, un verre ! cria Svidrigaïlov.
– Je ne veux pas boire, dit Raskolnikov.
– Comme vous voulez ; ce n’est pas pour vous d’ailleurs que j’ai demandé le verre.
Bois, Katia ! Je n’ai plus besoin de rien aujourd’hui. Va ! – Il lui versa un plein verre de champagne et sortit un billet de banque jaune.
Katia but le verre d’un coup, comme font les femmes, c’est-à-dire sans quitter celui-ci des lèvres, en une vingtaine de petite gorgées ; elle prit le billet, baisa la main de Svidrigaïlov, ce qu’il laissa faire avec beaucoup de sérieux, et sortit de la chambre ; le gamin la suivit en traînant les pieds. Svidrigaïlov avait ramassé Katia et le gamin en rue. Il n’était pas depuis une semaine à Petersbourg et il était déjà considéré comme un ancien client. Le garçon de taverne, Philippe, était déjà « une vieille connaissance » et il rampait devant lui. On fermait la porte qui conduisait à la grande salle et Svidrigaïlov se trouvait comme chez lui dans la petite pièce ; il y passait, sans doute, des journées entières. C’était une méchante et sale taverne, d’une classe plus basse que la moyenne de ce genre d’établissements.
– J’allais chez vous, commença Raskolnikov. Mais pourquoi ai-je tourné la perspective Z…, en venant de la place Sennoï ? Je ne prends jamais la perspective Z… Je tourne toujours à droite après avoir traversé la place Sennoï. Et puis, ce n’est pas le chemin pour me rendre chez vous. Je viens de m’engager dans cette perspective et vous voilà. C’est bizarre !
– Pourquoi ne dites-vous pas directement que c’est un miracle ?
– Parce que ce n’est peut-être qu’un hasard.
– Voilà comment ils sont faits, les gens ! dit Svidrigaïlov en riant. Ils n’avoueront pas qu’ils croient au miracle, même s’ils y croient en eux-mêmes. Vous dites bien que ce n’est « peut-être » qu’un hasard. Et comme ils sont tous poltrons ici, lorsqu’il s’agit de leur opinion personnelle ! Vous ne sauriez vous l’imaginer, Rodion Romanovitch ! Je ne parle pas de vous. Vous avez une opinion personnelle et vous n’avez pas peur de l’avoir. C’est pour cela que vous avez éveillé ma curiosité.
– Et pour rien d’autre ?
– Mais cela suffit.
Svidrigaïlov était dans un état quelque peu exalté, mais légèrement ; il n’avait bu qu’un demi-verre de champagne.
– Il me semble que vous êtes venu chez moi avant de savoir que je suis capable d’avoir une opinion personnelle, remarqua Raskolnikov.
– À ce moment, c’était une autre affaire. À chacun ses procédés. À propos du miracle, je vous dirai que vous dormez sans doute debout depuis trois jours. Je vous ai moimême indiqué cette taverne et il n’y a aucun miracle à ce que vous soyez venu ; je vous ai aussi indiqué le chemin pour y venir, décrit l’endroit où elle se trouve et les heures où vous pouvez m’y trouver. Vous vous en souvenez ?
– Je l’ai oublié, répondit Raskolnikov avec étonnement.
– Je vous crois. Je vous en ai parlé deux fois. L’adresse s’est gravée mécaniquement dans votre mémoire. Alors vous avez, automatiquement, emprunté cette avenue, mais allant quand même à l’adresse précise, sans le savoir. Lorsque je vous en avais parlé, je n’espérais pas que vous m’eussiez compris. Vous vous relâchez trop, Rodion Romanovitch. Voici encore une chose : je suis convaincu que beaucoup de gens à Petersbourg se parlent à eux-mêmes en marchant. C’est la ville des demi-fous. Si les sciences étaient cultivées chez nous, les médecins, les juristes et les philosophes auraient pu faire les plus précieuses observations à Petersbourg, chacun dans son domaine. Il y a peu d’endroits où une âme humaine subisse tant de sombres, de violentes, d’étranges influences. Et déjà rien que les influences climatériques ! En outre, c’est le centre administratif de toute la Russie et ce caractère doit se refléter sur tout ce qui se passe et sur tout ce qui vit ici. Mais il ne s’agit pas de cela pour l’instant.
Je vous ai regardé plusieurs fois, à distance. Vous sortez de chez vous avec la tête droite. Après avoir fait vingt pas, vous commencez à baisser la tête et vous mettez vos mains derrière le dos. Vous regardez mais, de toute évidence, vous ne voyez plus rien ni devant ni sur le côté. Enfin vous commencez à remuer vos lèvres en vous parlant à vous-même ; vous libérez un bras et vous déclamez ; finalement, vous vous arrêtez au milieu du chemin, et ceci pour longtemps. C’est très mauvais. Quelqu’un vous observe peut-être, et c’est vraiment désavantageux pour vous. Cela m’est égal, en somme, et je ne vous guérirai pas, mais vous me comprenez évidemment.
– Et vous savez qu’on me surveille ? demanda Raskolnikov en lui jetant un coup d’œil inquisiteur.
– Non, je ne sais rien du tout, répondit Svidrigaïlov qui sembla étonné.
– Alors, laissons donc ma personne en paix, murmura Raskolnikov en se renfrognant.
– C’est bien. Laissons votre personne en paix.
– Dites-moi plutôt pourquoi vous avez essayé de vous écarter de la fenêtre et de vous cacher quand j’ai regardé dans la rue, puisque vous êtes habitué à venir ici et que vous m’avez dit, par deux fois, de venir vous y rejoindre ? J’ai très bien vu votre jeu.
– Hé, hé ! Et pourquoi avez-vous fait semblant de dormir tout en étant éveillé, lorsque j’étais debout sur le seuil de votre chambre et que vous étiez couché sur le divan, les yeux fermés ? J’ai très bien vu votre jeu aussi.
– J’ai pu aussi avoir mes raisons, quoique vous ne le sachiez pas.
Raskolnikov mit le coude droit sur la table, appuya son menton sur les doigts de la main droite et fixa Svidrigaïlov d’un regard aigu. Il examina pendant une minute son visage qui l’avait toujours frappé. C’était un étrange visage, pareil à un masque ; il était blanc et rose, avec des lèvres vermeilles, une barbe très blonde, des cheveux blonds encore bien touffus. Les yeux étaient trop bleus aurait-on dit, et leur regard trop lourd et immobile. Il y avait quelque chose d’affreusement désagréable dans ce visage, beau et fort bien conservé, étant donné l’âge de Svidrigaïlov. Ses vêtements étaient élégants, c’étaient de légers vêtements d’été ; mais ce qui était particulièrement élégant dans sa mise, c’était son linge. Il avait au doigt une énorme bague avec une pierre de grande valeur.
– Dois-je me gêner avec vous aussi ! dit tout à coup Raskolnikov, sortant en terrain découvert avec une impatience fébrile. – Vous seriez peut-être l’homme le plus dangereux si vous vous décidiez à nuire. Mais je ne suis pas disposé à biaiser davantage. Je vous montrerai que je ne tiens pas à moi-même autant que vous le pensez sans doute. Sachez que je suis venu vous dire franchement que, si vous avez gardé vos intentions au sujet de ma sœur et si vous comptez vous servir, dans ce but, de ce que vous avez découvert dernièrement, alors je vous tuerai avant que vous ne me fassiez mettre en prison. Ma parole est sûre, vous savez que je saurai la tenir. En second lieu, si vous désirez me déclarer quelque chose, car il m’a semblé, pendant tout ce temps, que vous aviez quelque chose à me dire, faites vite, car mon temps est précieux et il sera peut-être bientôt trop tard.
– Pourquoi êtes-vous si pressé ? demanda Svidrigaïlov en l’examinant avec curiosité.
– Chacun a ses affaires, prononça Raskolnikov sombrement et impatiemment.
– C’est vous qui m’avez invité à être franc et vous refusez de répondre à la première question que je vous pose, remarqua Svidrigaïlov avec un sourire. Il vous semble toujours que je poursuis un but et c’est pour cette raison que vous êtes si soupçonneux à mon endroit. C’est évidemment très compréhensible dans votre position. Si désireux que je sois de m’entendre avec vous, je ne me donnerais néanmoins pas la peine de vous tromper. Le jeu n’en vaut pas la chandelle, je vous le jure, et puis je n’avais même pas l’intention de vous parler de quelque chose de bien spécial.
– Qu’avez-vous eu besoin de moi alors ? Car vous avez tourné autour de moi.
– Simplement parce que vous êtes un curieux sujet d’observation. Vous m’avez plu par le fantastique de votre position, voilà ; en outre, vous êtes le frère d’une personne qui m’a beaucoup intéressé et, enfin, cette même personne m’a beaucoup parlé de vous en son temps, d’où j’ai conclu que vous aviez beaucoup d’influence sur elle. N’est-ce pas assez ? Hé ! hé ! hé ! Du reste, j’avoue que votre question est fort complexe pour moi, et qu’il m’est très difficile d’y répondre. Eh bien, par exemple, vous êtes venu chez moi, non seulement pour affaire, mais aussi pour entendre quelque chose de nouveau.
C’est bien ainsi ? C’est ainsi, n’est-ce pas ? insistait Svidrigaïlov avec un sourire fripon. Eh bien, après cela, imaginez-vous que lorsque j’étais dans le train, en route pour Petersbourg, je comptais sur vous, je comptais bien que vous me diriez quelque chose de nouveau, et que je réussirais à vous emprunter quelque chose ! Voilà comment nous sommes, nous les riches !
– M’emprunter quoi ?
– Comment vous dire ? Est-ce que je sais ? Vous voyez dans quelle minable taverne je passe mon temps ; et ça me plaît, c’est-à-dire, ce n’est pas que cela me plaise, mais il faut bien manger quelque part ! Et cette pauvre Katia, par exemple, vous l’avez vue ?
… Et si, au moins, j’étais un bâfreur, un gastronome de club, mais non ! Voici ce que je mange ! (Il pointa le doigt vers le coin où, sur une petite table, il y avait un plat de tôle contenant les restes d’un affreux bifteck aux pommes de terre.) À propos, avezvous dîné ? J’ai mangé un morceau et je n’ai plus faim. Je ne bois pas de vin du tout, par exemple. Aucun vin, excepté le champagne ; de celui-ci j’ai bu à peine un verre de toute la soirée et j’en ai déjà mal à la tête. La bouteille que vous voyez, je l’ai fait servir pour me remonter, parce que je dois aller quelque part ; vous me voyez dans une disposition d’esprit spéciale. C’est pour cela que je me suis caché tout à l’heure comme un écolier ; je pensais que vous me gêneriez ; mais je crois (il regarda sa montre) que je peux rester une heure avec vous ; il est quatre heures et demie. Croyezmoi, il me manque vraiment quelque chose : être un châtelain, un père, un uhlan, un photographe, un journaliste !… Je ne suis rien de tout cela, je n’ai aucune spécialité !
C’est même fastidieux parfois. Vraiment je pensais que vous me diriez quelque chose de neuf.
– Mais qui êtes-vous et qu’êtes-vous venu faire ici ?
– Qui je suis ? Vous le savez : un gentilhomme ; j’ai servi deux ans dans la cavalerie, après cela, j’ai traîné ici, à Petersbourg, puis j’ai épousé Marfa Pètrovna et j’ai vécu à la campagne. Voilà ma biographie !
– Vous êtes joueur, je crois ?
– Oh non, je ne suis pas un joueur. Je suis un tricheur.
– Vous avez triché ?
– Oui, j’ai triché.
– On vous a rossé ?
– Cela arrivait. Pourquoi ?
– Eh bien on aurait pu, par conséquent, vous provoquer en duel… et puis, cela ajoute du sel à la vie, en général.
– Je ne vous contredis pas et d’ailleurs je ne suis pas habile à philosopher. Je vous avoue que je suis venu ici plutôt pour les femmes.
– Et vous venez d’enterrer Marfa Pètrovna !
– Mais oui, dit Svidrigaïlov en souriant du sourire de la franchise triomphante. – Et alors ? Il me semble que vous trouvez mal que je parle ainsi des femmes ?
– C’est-à-dire, vous me demandez si je trouve quelque chose de mal dans la débauche ?
– Dans la débauche ? Voilà où vous voulez en venir ! Bah, en somme, je vous répondrai dans l’ordre, d’abord au sujet des femmes en général, vous savez que je suis disposé à bavarder. Dites-moi, pourquoi irais-je me contenir ? Pourquoi cesserai-je de m’occuper des femmes puisque j’en suis amateur ? Au moins c’est une occupation.
– Alors, votre but était la débauche, en venant ici ?
– Et après, qu’est-ce que cela peut faire ? Eh bien, oui, la débauche ! Vous en revenez toujours à la débauche. Pourtant, la question me plaît ; au moins elle est franche. Il y a quelque chose de permanent dans la débauche, quelque chose qui est basé sur la nature et qui n’est pas soumis à la fantaisie, quelque chose de semblable à un morceau de charbon ardent, présent dans le sang, et qu’on n’éteindrait pas de sitôt, pas avant des années peut-être. Convenez, n’est-ce pas une occupation, dans son genre ?
– Pourquoi s’en réjouir ? C’est une maladie et une maladie dangereuse.
– Ah, voilà où vous voulez en venir ! Je suis d’accord : c’est une maladie, comme tout ce qui dépasse la mesure – et, ici, il faudra nécessairement dépasser la mesure, – mais, en premier lieu, pour les uns, ça va d’une manière, pour les autres, d’une autre manière et, en second lieu, il faut s’assigner une limite en tout : c’est un vil calcul, mais qu’y faire ? S’il n’y avait pas cela, il ne resterait plus qu’à se suicider. Je conviens qu’un homme honnête est obligé de s’ennuyer, mais, quand même…
– Vous seriez capable de vous suicider ?
– Ah voilà ! répliqua Svidrigaïlov avec dégoût – Faites-moi le plaisir de ne pas parler de cela, ajouta-t-il avec hâte et même sans aucune des fanfaronnades qui avaient percé jusqu’ici dans chacune de ses paroles. Même son visage avait changé. – J’avoue une impardonnable faiblesse ; j’ai peur de la mort et je n’aime pas qu’on en parle. Savezvous que je suis un mystique ?
– Ah, oui ! Le fantôme de Marfa Pètrovna ! Eh bien, continue-il à vous visiter ?
– Ne parlez pas de lui ; il n’est pas encore venu à Petersbourg ; et puis, qu’il aille au diable ! s’écria-t-il avec un air bizarrement irrité. – Non, parlons plutôt de… en somme… Hum ! Ah, là, on n’a pas le temps, je ne puis plus rester longtemps avec vous ; c’est dommage ! J’ai pourtant des choses à vous raconter.
– Une femme ?
– Oui. Une histoire accidentelle… mais ce n’est pas de cela que je voulais vous parler.
– Et l’horreur de cette ambiance n’agit pas sur vous ? Vous n’avez plus la force de vous arrêter ?
– Vous avez des prétentions à la force aussi ? Hé, hé, hé ! Vous pouvez vous vanter de m’avoir étonné, Rodion Romanovitch, quoique j’aie su d’avance que ce serait ainsi.
Vous parlez de la débauche et de l’esthétique ! Vous êtes un Schiller, vous êtes un idéaliste ! Tout cela doit, évidemment, être ainsi et il faudrait s’étonner si c’était autrement ; mais, quand même, c’est drôle de tomber sur un cas bien réel… Comme c’est regrettable que nous ayons si peu de temps, parce que vous-même vous êtes un sujet des plus curieux ! À propos, vous aimez Schiller ? Je l’aime terriblement.
– Vous êtes un fameux fanfaron, après tout, prononça Raskolnikov avec quelque dégoût.
– Mais je vous jure que non ! répondit Svidrigaïlov en riant aux éclats. – Bah, après tout, je ne discuterai pas, soit, je suis un fanfaron ; mais pourquoi ne pas fanfaronner un peu, lorsque la chose est inoffensive ? J’ai vécu sept ans à la campagne chez Marfa Pètrovna et, pour cette raison, étant tombé sur un homme intelligent comme vous et au plus haut point curieux, je suis simplement heureux de bavarder, un peu ; en outre, j’ai bu ce demi-verre et le vin m’est monté quelque peu à la tête. Et surtout, il y a une certaine chose qui m’a fortement troublé, mais dont… je ne dirai rien. Où allez-vous ? demanda soudain Svidrigaïlov avec effroi.
Raskolnikov s’apprêtait à se lever, il lui était venu une sensation pénible, une impression de manque d’air, il fut tout à coup gêné d’être venu ici. Il était maintenant convaincu que Svidrigaïlov était le scélérat le plus vil et le plus insignifiant du monde.
– Allons ! Restez encore, dit Svidrigaïlov en essayant de le retenir. Commandez donc du thé. Allons, restez, je ne vais plus raconter de calembredaines… à mon sujet, veuxje dire. Je vous raconterai quelque chose, Allons, voulez-vous, je vais vous raconter comment une femme s’était mise à me « sauver » comme vous dites. Cela constituera même la réponse à votre première question, parce que cette personne, c’est votre sœur.
Puis-je commencer ? C’est une façon de tuer le temps.
– Commencez, mais j’espère que vous…
– Eh, ne vous inquiétez pas ! Du reste, Avdotia Romanovna ne peut inspirer que le respect le plus profond, même à un homme mauvais et futile comme moi.
– Vous savez peut-être (mais je vous l’ai déjà raconté, je crois), commença Svidrigaïlov, – que j’ai été mis en prison, ici, pour dettes, pour un énorme montant impayé, n’ayant aucun moyen de régler la créance. Inutile de s’étendre sur la manière dont Marfa Pètrovna m’a racheté ; vous savez jusqu’à quel degré de démence peut arriver l’amour d’une femme. C’était une femme honnête et pas bête du tout, quoiqu’elle fût sans culture aucune. Imaginez-vous que cette femme honnête, mais jalouse, s’est décidée à s’abaisser – après de nombreuses scènes pleines de rage et de reproches – jusqu’à conclure avec moi une espèce de contrat qu’elle a respecté pendant toute notre vie commune. La difficulté résidait dans le fait qu’elle était beaucoup plus âgée que moi, et, de plus, elle mâchonnait toujours une espèce de clou de girofle. J’avais eu l’âme assez vile, et assez honnête en son genre, pour lui déclarer que je ne pourrais pas lui rester absolument fidèle. Cet aveu la plongea dans la rage, mais je crois que ma rude franchise lui plut en un certain sens : « Cela signifie qu’il ne veut pas me tromper, puisqu’il me le déclare ainsi d’avance » – c’est la chose la plus importante pour une femme. Après bien des larmes, nous sommes arrivés à conclure un contrat oral du genre de celui-ci : primo, je n’abandonnerai jamais Marfa Pètrovna et je resterai toujours son mari ; secundo, je ne quitterai jamais le domaine sans sa permission ; tertio, je n’aurai jamais de maîtresse permanente ; quarto, en revanche, Marfa Pètrovna m’autorise à lorgner les servantes, mais pas autrement qu’avec son assentiment secret ; quinto, défense formelle d’aimer une femme de notre condition ; sexto, si jamais il m’arrivait – Dieu m’en garde ! – d’être visité par une grande et sérieuse passion, je devrais m’en ouvrir à Marfa Pètrovna. Au sujet de ce dernier point, Marfa Pètrovna avait toujours été assez tranquille : c’était une femme intelligente et, par conséquent, elle ne pouvait me considérer autrement que comme un débauché et un coureur de jupons, incapable d’aimer sérieusement. Mais une femme intelligente et une femme jalouse sont deux choses différentes et c’était là que gisait le malheur.
D’ailleurs, pour juger impartialement certaines gens, il faut se débarrasser de certaines idées préconçues et de la mentalité engendrée par la fréquentation quotidienne des gens et des objets qui nous entourent habituellement. J’ai toutes les raisons pour avoir confiance en votre jugement plus qu’en aucun autre. Peut-être vous a-t-on dit beaucoup de choses ridicules, et absurdes au sujet de Marfa Pètrovna. Elle avait, en effet, beaucoup d’habitudes cocasses ; mais je vous dirai franchement que je regrette sincèrement les nombreuses peines que je lui ai causées. Je crois que cela suffit ; cela fait une très honorable oraison funèbre64 pour la plus tendre des femmes par le plus tendre des maris. Lors de nos querelles, je me taisais la plupart du temps, sans donner cours à mon irritation et le fait de me donner ainsi des allures de gentleman produisait toujours son effet ; cela l’influençait et lui plaisait ; il lui arrivait d’être fière de moi.
Néanmoins, elle n’a pas supporté l’histoire de votre sœur. Je me demande bien comment elle s’est risquée à faire entrer une telle beauté comme gouvernante dans sa maison ? Je m’explique cela par le fait que Marfa Pètrovna était une femme ardente et impressionnable et qu’elle était simplement tombée amoureuse – littéralement amoureuse – de votre sœur. Bon, Marfa Pètrovna a fait elle-même le premier pas, – le croiriez-vous ? Croiriez-vous qu’elle était arrivée à m’en vouloir de ce que je ne disais jamais rien au sujet de votre sœur, de ce que j’acceptais avec indifférence les paroles amoureuses qu’elle ne cessait de prodiguer à son endroit ? Je ne comprenais pas moimême ce qu’elle voulait ! Évidemment, Marfa Pètrovna raconta à Avdotia Romanovna toute son histoire dans ses moindres détails. Elle avait un trait malheureux : elle racontait à tout le monde absolument tous nos secrets de famille et elle se plaignait de moi à tous ; comment aurait-elle laissé passer l’occasion d’avoir une amie aussi merveilleuse que votre sœur ? Je suppose qu’elles n’ont jamais parlé d’autre chose que de moi, et, évidemment, Avdotia Romanovna fut mise au courant de toutes les histoires sombres et mystérieuses qui circulaient sur mon compte… Je parie que vous avez aussi déjà entendu quelque chose de ce genre ?
– Oui, Loujine vous a accusé d’avoir été cause de la mort d’un enfant. Est-ce vrai ?
– Faites-moi le plaisir de laisser ces bassesses en paix, dit Svidrigaïlov avec dégoût et hargne. Si vous voulez absolument connaître cette histoire sans queue ni tête, je vous la raconterai, mais à présent…
– On m’a parlé aussi d’un de vos valets, on m’a dit que vous l’avez poussé à je ne sais quel acte !
– Je vous en prie, cela suffit ! interrompit Svidrigaïlov avec une visible impatience.
– N’est-ce pas ce valet qui est venu bourrer votre pipe après sa mort ?… Vous m’en avez parlé, dit Raskolnikov en s’irritant de plus en plus.
Svidrigaïlov regarda attentivement Raskolnikov, et il sembla à celui-ci qu’un éclair, une haineuse raillerie passait dans son regard ; mais Svidrigaïlov se domina et répondit fort poliment :
– C’est celui-là même. Je vois que tout cela vous agite extrêmement, aussi je considérerai comme de mon devoir de satisfaire votre curiosité sur tous ces points à la première occasion. Que le diable m’emporte ! Je vois que je peux vraiment passer pour une figure romantique. Pensez à quel point je dois être reconnaissant à feu Marfa Pètrovna de ce qu’elle ait raconté à votre sœur tant de choses curieuses et mystérieuses à mon sujet. Je n’oserais pas chercher à deviner l’effet que cela produisit, mais, en tout cas, la chose me fut avantageuse. Malgré toute la répugnance spontanée d’Avdotia Romanovna à mon égard, et malgré mon air sombre et ma façon rebutante, elle finit par concevoir de la pitié pour moi, de la pitié pour l’homme perdu que j’étais. Et quand un cœur de jeune fille se met à avoir pitié, le danger, pour elle, est au maximum. Alors, elle a tout de suite envie de faire entendre raison, de « sauver », de « ressusciter », de montrer des buts nobles et d’appeler l’homme qu’elle veut sauver à une activité et à une vie nouvelles et ainsi de suite – on sait bien ce qu’il est possible d’inventer dans ces cas-là. Je me suis immédiatement rendu compte que l’oiseau va de lui-même se faire prendre au filet et, de mon côté, je me suis apprêté. Je crois que vous froncez les sourcils, Rodion Romanovitch ? Cela ne fait rien, l’affaire s’est limitée à des vétilles. (Que le diable m’emporte, je bois trop de vin !) Vous savez, j’ai toujours trouvé regrettable qu’il n’ait pas été donné à votre sœur de naître au deuxième ou au troisième siècle de notre ère, fille de quelque principicule régnant, de quelque gouverneur, de quelque proconsul d’Asie Mineure. Elle aurait été, sans aucun doute, l’une de celles qui ont souffert le martyre et, évidemment, elle aurait souri lorsqu’on lui aurait brûlé la poitrine avec des pinces chauffées au rouge. Elle serait allée d’ellemême au-devant du supplice ; au quatrième ou au cinquième siècle, elle serait partie dans le désert égyptien et elle y aurait vécu trente ans en se nourrissant de racines, d’extases et de visions. Elle n’aspire qu’à se faire martyriser pour quelqu’un, et, si on lui refusait ce supplice, elle se jetterait par la fenêtre. On m’a parlé d’un certain M. Rasoumikhine. On dit que c’est un homme judicieux (ce qu’indique d’ailleurs son nom, c’est sans doute un séminariste ?) et bien, qu’il protège votre sœur. En un mot, je crois l’avoir comprise, ce que je considère être tout à fait à mon honneur. Mais alors… je veux dire, au début des relations, vous le savez bien, on est toujours plus futile et plus sot, on se fait de fausses idées. Que le diable m’emporte, pourquoi donc est-elle si jolie ? Ce n’est pas ma faute. Les choses commencèrent pour moi par un irrésistible élan de volupté. Avdotia est vertueuse d’une façon terrible, inouïe.
(Remarquez que je vous rapporte ça comme un fait. Elle est vertueuse jusqu’à s’en rendre malade, malgré sa vaste intelligence, et cela lui fera du tort). Il y avait à ce moment-là chez nous une jeune fille, Paracha, la Paracha aux yeux noirs, que l’on venait d’amener d’un autre village ; c’était une fille de service que je n’avais encore jamais vue, – elle était très jolie, mais sotte jusqu’à l’invraisemblance ; elle a fondu en larmes et elle s’est mise à hurler et à ameuter toute la maisonnée : il en résulta un scandale. Une fois, après le dîner, Avdotia Romanovna vint me trouver dans une allée du jardin et exigea que je laisse la pauvre Paracha en paix. C’était notre première conversation en tête à tête. J’ai considéré, évidemment, comme un honneur de satisfaire à son désir, j’ai essayé de paraître stupéfait et confus ; en un mot, je n’ai pas mal joué mon rôle. Nos relations commencèrent, des conversations mystérieuses, de la morale, des sermons, des prières, des supplications, des larmes même, – le croiriezvous, – même des larmes ! Voilà jusqu’à quelles limites arrive, chez certaines jeunes filles, la passion de la propagande ! J’ai évidemment rejeté toute la faute sur ma destinée, j’ai fait semblant d’être affamé et assoiffé de lumière et, enfin j’ai mis en action le moyen le plus puissant et le plus infaillible pour vaincre un cœur de femme, le moyen qui n’a jamais trompé personne, mais qui agit absolument sur toutes les femmes, jusqu’à la dernière sans exception. Ce moyen est connu : c’est la flatterie. Il n’y a rien de plus difficile au monde que la droiture, et il n’y a rien de plus facile, que la flatterie. Il suffit qu’il y ait une infime note de fausseté dans une attitude franche pour qu’il se produise immédiatement une dissonance et, par conséquent, un scandale.
Si notre flatterie est tout entière tissée de fausseté, elle reste quand même agréable et ce nom commun signifie « raison, bon sens ». Le suffixe y ajoute une note ridicule. À propos de noms, signalons aussi que la racine de « Raskolnikov » est « raskol », qui veut dire « schisme, scission ».
l’on y prête l’oreille non sans plaisir. Le plaisir est peut-être grossier, mais c’est un plaisir quand même. Et si grossière que soit la flatterie, il semblera toujours à celui que vous flattez que ce que vous dites est au moins à moitié vrai. Et c’est vrai pour les gens de tous les milieux culturels et sociaux. On pourrait même séduire une vestale à force de flatterie, sans parler des gens ordinaires. Je ne peux pas me souvenir sans rire de la façon dont j’ai séduit une dame dévouée à son mari, à ses enfants et à ses vertus.
Comme c’était amusant et comme cela m’a coûté peu de travail ! Et la dame était vraiment vertueuse, tout au moins à sa façon. Toute ma technique consistait à être écrasé constamment par sa pureté, à me prosterner devant cette pureté. Je la flattais sans pitié ; lorsqu’il m’arrivait d’obtenir d’elle qu’elle se laisse serrer la main, ou simplement un regard, je me reprochais de l’avoir extorqué de force, j’affirmais qu’elle avait résisté, résisté à ce point que je ne l’aurais jamais obtenu, si je n’avais été moi-même aussi vicieux ; que son innocence n’avait pas su prévoir l’astuce, et qu’elle avait cédé sans le savoir, etc… etc… En un mot, j’ai obtenu tout, et la dame est restée persuadée au plus haut point qu’elle était innocente et pure, qu’elle avait rempli tous ses devoirs et qu’elle avait succombé par pur hasard. Et comme elle s’est fâchée lorsque je lui ai déclaré en fin de compte qu’à mon avis, elle avait autant que moi cherché la jouissance. La pauvre Marfa Pètrovna se laissait aussi facilement prendre à la flatterie, et, si j’avais voulu, j’aurais évidemment fait transférer de son vivant tout le domaine en mon nom, (Je bois vraiment trop de vin et je bavarde à l’excès.) J’espère que vous ne vous fâcherez pas si je mentionne ici que le même effet commença à se produire dans le cas d’Avdotia Romanovna ? Mais j’ai été bête et impatient et j’ai gâté toute l’affaire. Le fait est qu’une certaine expression de mes yeux déplut plusieurs fois (et une fois surtout) à Avdotia Romanovna, le croiriez-vous ? En un mot, une certaine flamme y apparaissait, de plus en plus vive et impudente, et cela l’effrayait et lui devint odieux à la fin. Inutile de se lancer dans les détails, mais nous nous sommes séparés. Ici, j’ai encore fait une bêtise. Je me suis mis à me railler de la façon la plus grossière de toute sa propagande et de tous ses sermons ; Paracha réapparut en scène – et pas seulement Paracha, – en un mot, la maison devint un vrai Sodome, si vous aviez vu, Rodion Romanovitch, ne fut-ce qu’une foi dans votre vie, les yeux de votre sœur quand ils se mettent à jeter des éclairs ! Ce n’est rien, ne prêtez pas attention au fait que j’ai déjà bu tout un verre de vin et que je suis déjà ivre – je dis la vérité ; je vous assure que je m’étais mis à rêver de ce regard ; je ne pouvais plus supporter d’entendre le frou-frou de sa robe. Vraiment, je croyais que j’allais attraper le haut mal ; je ne m’étais jamais imaginé que je pourrais atteindre un tel paroxysme de rage. En un mot, il était indispensable pour moi d’arriver à une réconciliation ; mais c’était déjà impossible. Imaginez-vous ce que j’ai fait alors ? Jusqu’à quel abrutissement la rage peut mener un homme ! N’entreprenez jamais rien lorsque vous êtes en proie à la rage, Rodion Romanovitch. Comptant sur le fait qu’Avdotia Romanovna était pratiquement indigente (oh, excusez-moi, je n’ai pas voulu dire… mais, en somme, l’expression n’est-elle pas indifférente ?) en un mot, comptant sur le fait qu’elle vivait du travail de ses mains, qu’elle devait pourvoir à la subsistance de sa mère et de vous-même (ah, diable, vous faites de nouveau la grimace !) j’ai résolu de lui offrir tout mon argent (je pouvais, déjà alors, réaliser une trentaine de mille roubles) pour qu’elle s’enfuie avec moi, ne fût-ce qu’à Petersbourg. Évidemment, arrivé là, je lui aurais juré l’amour éternel, le bonheur, etc… etc… Croiriez-vous, j’en étais tellement fou que si elle m’avait dit d’égorger ou d’empoisonner Marfa Pètrovna et de l’épouser par après, ç’aurait été immédiatement fait ! Mais tout finit en catastrophe, comme vous le savez, et vous pouvez vous imaginer dans quelle rage m’a mis la nouvelle que Marfa Pètrovna était allée pêcher ce vil gratte-papier de Loujine et que le mariage était en bonne voie, – ce qui était, en somme, dans le genre de ce que j’avais proposé à Avdotia Romanovna. N’est-ce pas ? N’est-ce pas ? C’est ainsi n’est-ce pas ? Je remarque que vous vous êtes mis à écouter très attentivement… intéressant jeune homme…
Svidrigaïlov donna avec impatience un coup de poing sur la table. Il était devenu rouge. Raskolnikov voyait que le verre ou le verre et demi de champagne qu’il avait bu par petites gorgées avait affaibli ses nerfs, et il décida de profiter de l’occasion.
Svidrigaïlov lui était très suspect.
– Après cela, je suis absolument sûr que vous êtes venu ici pour ma sœur, dit-il franchement à Svidrigaïlov, pour l’exciter davantage.
– Allons, que dites-vous ? dit celui-ci, se reprenant soudain. Je vous avais bien dit… et, en outre, votre sœur ne peut pas me supporter.
– Je suis bien persuadé qu’elle ne le peut pas, mais il ne s’agit pas de cela.
– Vous êtes sûr, qu’elle ne le peut pas ? (Svidrigaïlov cligna des yeux et sourit railleusement.) Vous avez raison, elle ne m’aime pas ; mais ne jurez jamais lorsqu’il s’agit d’affaires entre mari et femme ou entre amant et maîtresse. Il y a toujours dans ces affaires un petit coin qui est inconnu de tous, sauf d’eux seuls. Vous garantissez qu’Avdotia me considère avec dégoût ?
– À en juger par certains mots et certaines petites expressions que vous avez employés dans votre récit, vous avez encore maintenant des vues et des intentions sur Dounia ; il va sans dire que ces intentions sont viles.
– Comment ! J’ai laissé échapper de tels mots et de telles expressions ? dit Svidrigaïlov, naïvement effrayé et sans accorder la moindre attention à l’épithète appliquée à ses intentions.
– Oui, et il vous en échappe encore. Allons, pourquoi êtes-vous effrayé ?
– Je me suis effrayé ? J’aurais peur de vous ? C’est plutôt vous qui devriez avoir peur de moi, cher ami66. Que me chantez-vous là !… Du reste, je suis gris, je le vois ; j’ai manqué de me trahir à nouveau. Au diable, le vin ! Oh, là, de l’eau !
Il saisit la bouteille et la lança sans cérémonie par la fenêtre. Philippe apporta de l’eau.
– Assez de balivernes ! dit Svidrigaïlov en mouillant une serviette et en se l’appliquant sur le front. Je peux vous désarmer d’un coup et réduire d’un seul mot tous vos soupçons à néant. Savez-vous, par exemple, que je me marie ?
– Vous me l’avez déjà dit.
– Oui. Je l’ai oublié. Mais alors je ne pouvais parler aussi affirmativement, parce que je n’avais même pas vu ma fiancée ; ce n’était encore qu’un projet. Mais, maintenant, j’ai une fiancée et la chose est faite ; si je n’avais pas des affaires urgentes, je vous conduirais immédiatement chez elle, – car je veux vous demander votre avis. Ah, diable ! Il ne me reste plus que dix minutes. Vous voyez, regardez la montre ; après tout, je vais vous raconter ça, parce que c’est une histoire intéressante que mon mariage, intéressante dans son genre, veux-je dire, – où allez-vous ? Vous voulez de nouveau partir ?
– Non, non, maintenant, je ne pars plus.
– Vous ne partez plus ? Nous verrons ! Je vous y mènerai, je vous montrerai ma fiancée, mais pas maintenant ; à présent, vous devez bientôt partir. Nous nous dirons au revoir, vous tournerez à droite et moi je tournerai à gauche. Vous connaissez cette Resslich ? Cette même Resslich chez laquelle je loge maintenant, – comment ? Vous entendez ? Eh bien, qu’en pensez-vous ? C’est cette même Resslich dont on raconte qu’à cause d’elle une fillette s’est jetée à l’eau, en hiver, – vous entendez ? Vous entendez ? Eh bien, c’est elle qui a monté toute l’histoire. « Tu t’ennuies, dit-elle, amuse-toi donc un peu. » Car je suis un homme sombre, porté à l’ennui. Vous pensez que je suis gai ? Non, je suis sombre ; je ne fais de mal à personne, mais je reste dans mon coin ; il m’arrive de passer trois jours d’affilée sans dire un mot. Resslich, c’est une friponne, je vous l’affirme ; si vous saviez ce qu’elle mijote : las de ma femme, je l’abandonnerai, je m’en irai ailleurs et ma femme lui restera ; alors elle la mettra en circulation, – dans notre milieu, je veux dire, et dans le plus beau monde possible. Le père, me dit-elle, est un vieillard impotent, un fonctionnaire retraité ; il garde le fauteuil depuis trois ans, il ne sait plus mouvoir ses jambes. Il y a aussi me dit-elle, la mère ; une dame judicieuse. Le fils travaille quelque part en province et ne soutient pas la famille. La fille aînée est mariée et ne vient plus les voir ; ils ont deux petits neveux sur les bras (ils n’avaient pas assez de leurs enfants) et, enfin, ils ont retiré leur fille cadette du gymnase avant la fin de ses études : elle aura seize ans dans un mois, et donc, dans un mois, on pourra la marier. Et c’est à moi qu’on pensait la donner en mariage. Nous y allons ; comme tout est drôle chez eux ! – Je me présente : châtelain, veuf, nom connu, belles relations, capital, – et qu’est-ce que cela peut faire que j’aie cinquante ans et qu’elle n’en ait que seize ! Qui y prend garde ? Eh bien, c’est séduisant, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Ha, ha ! Vous auriez dû voir comme j’ai parlé avec le père et la mère ! Il aurait fallu faire payer une entrée pour permettre de me voir en cet instant. Elle entre, elle fait une petite révérence et – pouvez-vous l’imaginer ! – elle est même encore en robe courte : un bouton non encore ouvert, elle rougit violemment, – une aurore – (on lui a dit la chose, évidemment). Je ne sais ce que vous aimez en fait de visages féminins, mais, à mon idée, ces seize ans, ces yeux enfantins, cette timidité, ces larmes de pudeur, – eh bien, à mon avis, ça vaut mieux que la beauté, et elle est, en outre, belle comme une image. Les cheveux clairs, bouclés comme chez un agneau, des petites lèvres potelées, vermeilles ; des petits pieds, des amours de petits pieds !… Eh bien, nous avons fait connaissance ; j’ai déclaré que je devais me hâter pour des raisons relatives à la propriété, et le lendemain, – c’est-à-dire, il y a trois jours, – les parents bénissaient nos fiançailles. Depuis lors, chaque fois que je viens chez eux, je la prends sur mes genoux et je ne la lâche plus… Elle rougit comme une pivoine, et moi je l’embrasse à chaque minute ; la maman, évidemment, lui persuade que je serai son mari et qu’il faut ça ; c’est une perle ! Et cet état de fiancé est peut-être plus agréable que l’état de mari. Il y a là ce qu’on appelle la nature et la vérité ! Je lui ai parlé une fois ou deux ; elle n’est pas bête du tout, la fillette, – il lui arrive de me jeter un de ces regards qui vous transpercent ! Vous savez, elle a un petit visage dans le genre de la Madone de Raphaël. Car la Madone de la Sixtine a un visage fantastique, le visage d’une fanatique religieuse affligée, cela ne vous a jamais frappé ? Eh bien, c’est dans ce genre-là. Le lendemain du jour où nous avons reçu la bénédiction des fiançailles, je leur ai apporté des cadeaux pour quinze cents roubles : une parure de brillants, une autre parure de perles et une grande boîte d’argent contenant un nécessaire de toilette et toutes sortes de choses, si bien que le visage de ma Madone s’empourpra. Je l’ai prise hier sur mes genoux et, sans doute, vraiment avec trop peu de cérémonie ; elle rougit violemment et les larmes lui vinrent aux yeux, mais elle n’a pas voulu crier. Tout le monde était parti pour une minute et nous étions restés seuls ; soudain, elle se précipita à mon cou (d’elle-même et pour la première fois), elle m’entoura de ses petits bras et elle jura qu’elle serait pour moi une femme soumise, fidèle et bonne, qu’elle me rendra heureux, qu’elle me consacrera toute sa vie, chaque minute de sa vie, qu’elle va tout, tout sacrifier pour moi et qu’en échange, elle ne veut qu’une chose, ma considération, « et, dit-elle, il ne me faut plus, plus rien du tout, plus aucun cadeau, ni rien ! » Convenez qu’à écouter une pareille déclaration d’un petit ange de seize ans, qui a les joues enflammées par la pudeur virginale et les larmes de l’enthousiasme aux yeux, – convenez que c’est assez attrayant. C’est attrayant ! Ça vaut la peine, n’est-ce pas ? Eh bien… eh bien, écoutez… allons chez ma fiancée… mais pas maintenant !
– En un mot, la monstrueuse différence d’âge et de développement excite vos sens ! Est-il possible que vous l’épousiez réellement !
– Pourquoi pas ? Mais je n’y manquerai pas. Chacun s’occupe de soi-même et celui qui parvient le mieux à se faire illusion s’amuse le mieux. Ha, ha ! Mais pourquoi plongez-vous la tête la première en plein dans la vertu ? Ayez pitié de moi, petit père, je ne suis qu’un pauvre pécheur ! Hé, hé, hé !
– Vous avez cependant assuré l’avenir des enfants de Katerina Ivanovna ; mais, en somme… en somme, vous aviez vos raisons pour le faire… je comprends tout, maintenant.
– J’aime en général les enfants, j’aime beaucoup les enfants, dit Svidrigaïlov en riant aux éclats. Je puis même vous raconter à ce sujet un curieux épisode, qui n’est pas encore terminé, d’ailleurs. Dès que je suis arrivé ici, je me suis précipité dans toutes sortes de cloaques ; vous comprenez, après sept ans d’absence… Vous avez sans doute remarqué que je ne me presse pas de me mêler à mon ancienne compagnie, à mes anciens amis. Je veux les éviter le plus longtemps possible. Vous savez, là-bas, à la campagne, chez Marfa Pètrovna, le souvenir de tous ces endroits clandestins, où les initiés peuvent obtenir bien des choses, me torturait l’imagination. Que le diable m’emporte ! Le peuple se livre à l’ivrognerie, la jeunesse cultivée se consume en rêves érotiques, se défigure à force de théorie, par oisiveté ; une nuée de juifs se sont abattus sur la ville et amassent de l’argent ; tout le restant de la population est plongé dans la débauche. La ville m’a soufflé son haleine au visage dès la première heure ; elle a une odeur que je connais bien. Je suis tombé dans ce qu’on appelle une soirée dansante, un affreux cloaque (moi, j’aime bien les cloaques, surtout avec un piment de crasse), on y menait là un train d’enfer, un cancan comme il n’y en a pas et comme on n’en voyait pas de mon temps. Oui, on a fait des progrès dans ce domaine… Soudain, je vois une fillette d’environ treize ans, gentiment habillée, qui danse avec une espèce de virtuose ; un autre virtuose lui fait vis-à-vis. Quant à la mère, elle est assise sur une chaise, près du mur. Pouvez-vous vous représenter quelle danse c’était ! La fillette est toute confuse, elle rougit, se croit enfin offensée et se met à pleurer. Le virtuose la saisit et se met à tourner avec elle en lui faisant des grimaces ; le public rit aux éclats, – j’aime notre public en ces moments-là, – ils s’esclaffent et ils crient : « Tant pis, ce n’est pas un endroit pour y amener des enfants ! » Moi, je m’en fiche, évidemment !
Ce n’est pas mon affaire, qu’ils s’amusent ou non ! Je choisis une place à côté de la mère, je vais m’y asseoir, je lui raconte que je suis aussi nouvellement arrivé dans la ville, je me plains de l’impolitesse des gens d’ici, de ce qu’ils sont incapables de reconnaître le mérite réel et de témoigner le respect adéquat ; j’insinue que j’ai beaucoup d’argent, j’offre de la conduire dans ma voiture et, finalement, je les ramène chez elles et je fais leur connaissance (elles habitent un réduit sous-loué, elles viennent d’arriver dans la ville). Elles me déclarent qu’elles ne peuvent considérer le fait de me connaître que comme un honneur pour elles : pour la mère et pour la fille ; j’apprends qu’elles n’ont ni feu ni lieu et qu’elles sont venues faire je ne sais quelles démarches auprès d’une administration ; j’offre mes services, mon argent ; j’apprends qu’elles se sont rendues par erreur à la soirée dansante en croyant que l’on y apprenait réellement à danser ; j’offre de contribuer, de mon côté, à l’éducation de la jeune fille ; de lui enseigner le français et la danse. Elles acceptent avec enthousiasme, elles considèrent mon offre comme un honneur et je suis toujours en relations avec elles… Voulez-vous qu’on y aille ? – mais pas maintenant.
– Laissez, laissez vos viles, vos basses anecdotes ; vous êtes un homme vicieux, voluptueux, infâme !
– Schiller ! Notre Schiller ! Voici Schiller ! Où va-t-elle se nicher la vertu ? Vous savez, je vais finir par vous raconter de telles aventures, expressément pour entendre vos exclamations. C’est une vraie jouissance !
– Comment donc ! Ne suis-je pas ridicule à mes propres yeux pour l’instant, murmura haineusement Raskolnikov.
Svidrigaïlov riait à gorge déployée ; enfin, il appela Philippe, régla l’addition et s’apprêta à partir.
– Eh bien, je suis saoul, assez causé !, dit-il. – Une jouissance !
– Comment ne serait-ce pas une jouissance, s’écria Raskolnikov en se levant aussi ; n’est-ce pas une jouissance pour un débauché blasé que de faire le récit de telles aventures (tout en ayant en vue quelque monstrueux dessein de ce genre) et surtout dans de telles circonstances et à un homme tel que moi… Cela excite.
– Et bien, si c’est ainsi, répondit Svidrigaïlov avec quelque étonnement, en examinant Raskolnikov, – si c’est ainsi, alors, vous êtes vous-même un fameux cynique. En tout cas, il y a énormément d’étoffe en vous. Vous êtes capable de concevoir beaucoup… d’ailleurs, vous êtes capable de réaliser beaucoup aussi. Après tout, ça suffit. Je regrette sincèrement que l’entretien ait été si bref, mais je saurai remettre la main sur vous… Attendez un peu et vous verrez…
Svidrigaïlov, pourtant, n’était que légèrement ivre ; le vin lui était monté un instant à la tête, mais l’ivresse se dissipait rapidement. Il semblait fort préoccupé par quelque chose d’important, ce qui lui faisait froncer les sourcils. Quelque attente l’agitait et l’inquiétait. Il avait changé, pendant les dernières minutes, son attitude envers Raskolnikov ; il devenait de plus en plus grossier et railleur. Le jeune homme avait remarqué tout cela et il en était très inquiet. Svidrigaïlov lui était devenu fort suspect, il décida de le suivre.
Ils descendirent sur le trottoir.
– Vous allez à droite, moi à gauche, ou plutôt, c’est l’inverse, – adieu mon plaisir, à la joie de vous revoir !
Et il s’en alla vers la droite, dans la direction de la place Sennoï.
Raskolnikov le suivit.
– Qu’est-ce que c’est ! s’écria Svidrigaïlov en se retournant. Je croyais vous avoir dit…
– Cela signifie que je ne vous lâcherai plus, maintenant.
– Comment ?
Ils s’étaient tous deux arrêtés et ils se mesurèrent du regard.
– De tous vos récits d’homme à moitié ivre, coupa brutalement Raskolnikov, – j’ai conclu positivement que, non seulement vous n’aviez pas abandonné vos vils desseins à l’endroit de ma sœur, mais que vous vous en occupez plus que jamais. Je sais que celle-ci a reçu une lettre ce matin. Vous ne teniez pas en place tout à l’heure… Vous avez très bien pu dénicher une fiancée quelque part, mais cela ne signifie rien. Je veux m’assurer personnellement…
Il est douteux que Raskolnikov lui-même eût pu dire ce qu’il désirait et de quoi, précisément, il aurait voulu s’assurer personnellement.
– Ah, c’est ainsi ! Voulez-vous que j’appelle la police ?
– Appelez-la !
Ils restèrent encore une minute l’un en face de l’autre. Enfin le visage de Svidrigaïlov changea. Voyant que Raskolnikov n’avait pas eu peur de la menace, il prit soudain l’air le plus enjoué et le plus amical.
– Voilà comment vous êtes ! J’ai fait exprès de ne pas vous parler de cette affaire, quoique la curiosité m’eût torturé. C’est une affaire fantastique. J’aurais voulu remettre la conversation à plus tard, mais vous êtes capable d’exaspérer un mort… Allons, venez ; mais je vous le dis avant tout : je rentre un instant chez moi chercher de l’argent ; ensuite je ferme l’appartement à clé, je prends un fiacre et je vais toute la soirée aux Îles. Alors pourquoi me suivez-vous ?
– Je vous accompagne jusque chez vous, je n’entrerai même pas. Je vais chez Sophia Sèmionovna pour m’excuser de n’être pas venu à l’enterrement.
– Comme vous voulez, mais Sophia Sèmionovna n’est pas chez elle. Elle a emmené les enfants chez une certaine dame, une noble dame âgée, une ancienne amie à moi, qui est ordonnatrice dans je ne sais quel orphelinat. J’ai charmé cette dame, je lui ai versé l’argent pour les trois oiselets de Katerina Ivanovna et j’ai fait don d’une somme aux orphelinats ; enfin je lui ai raconté l’histoire de Sophia Sèmionovna avec tous les détails, sans rien lui cacher. Voilà pourquoi Sophia Sèmionovna a été convoquée aujourd’hui, directement à l’hôtel X… où s’est arrêtée provisoirement la grande dame en revenant de villégiature.
– Peu importe, je vais quand même.
– Comme vous voudrez, mais je ne vous y accompagne pas ; qu’est-ce que cela peut me faire ? Nous voici presque arrivés. Dites-moi, je suis sûr que je vous suis suspect parce que j’ai été assez délicat pour ne pas vous avoir importuné par des questions… vous comprenez ? Cela vous a semblé étrange ; je parie que c’est ça ! Allez vous conduire avec délicatesse après cela !
– Et vous écoutez aux portes !
– Ah, c’est à cela que vous pensez ! dit Svidrigaïlov en riant. Oui, j’aurais été étonné si, après tout ce qui a été dit, vous aviez laissé passer l’occasion de faire cette remarque. Ha, ha ! quoique je n’aie rien compris à ce que vous avez… fabriqué… là-bas et à ce que vous avez raconté à Sophia Sèmionovna, pourtant je voudrais bien savoir ce que cela signifie. Je suis peut-être un rétrograde et je ne suis peut-être plus capable de rien comprendre. Expliquez-moi la chose, très cher, pour l’amour de Dieu ! Éclairez-moi en vous basant sur les principes nouveaux.
– Vous n’avez rien pu entendre, vous mentez !
– Mais je ne parle pas de ça, pas de ça du tout (quoique j’ai bien entendu quelque chose) ; je parle du fait que vous soupirez sans cesse ! Le Schiller, en vous, s’indigne constamment. Et à présent, vous me défendez d’écouter aux portes. Si c’est ainsi, allez déclarer aux autorités : « Voici ce qui est arrivé, voici mon cas j’ai fait une petite erreur dans ma théorie. » Si vous êtes convaincu qu’il n’est pas permis d’écouter aux portes, mais qu’on peut trucider les petites vieilles tant qu’on veut, partez alors au plus vite quelque part aux Amériques ! Fuyez, jeune homme ! Vous en avez peut-être encore le temps. Je vous parle sincèrement. Vous n’avez sans doute pas d’argent ? Je vous paierai le voyage.
– Je pense à tout autre chose, l’interrompit Raskolnikov avec dégoût.
– Je vous comprends (du reste, ne vous forcez pas ; ne parlez pas si vous n’en avez pas envie) je comprends quelles questions vous préoccupent : des questions morales peut-être ? La question de l’homme et du citoyen ? Balancez-les au diable, par-dessus bord ; pourquoi vous en préoccuper maintenant ? Hé, hé ! Serait-ce parce que vous pensez toujours en homme et en citoyen ? Et si c’est ainsi, il ne fallait pas vous fourrer dans cette affaire ; inutile d’entreprendre une besogne qui n’était pas faite pour vous. Suicidez-vous. Mais peut-être n’en avez-vous pas envie ?
– Je vois que vous voulez m’irriter dans l’espoir de vous débarrasser de moi…
– Vous êtes drôle ; mais nous voici arrivés ; entrez, je vous prie, voici l’escalier. Voici l’entrée du logement de Sophia Sèmionovna, vous voyez qu’il n’y a personne ! Vous ne me croyez pas ? Demandez à Kapernaoumov ; elle lui laisse toujours sa clé. Et voici Madame de Kapernaoumov, n’est-ce pas ? Comment (Elle est un peu sourde.) Partie ? Où ? Voilà ; avez-vous entendu ? Elle n’est pas là et elle ne rentrera pas avant la nuit. Maintenant, allons chez moi. C’est ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Et bien, nous y voici.Madame Resslich est absente. Cette femme a toujours des affaires, mais c’est une excellente femme, je vous assure. Peut-être pourrait-elle vous être utile, si vous étiez un peu raisonnable. Et bien, veuillez regarder : je prends une obligation à cinq pour cent dans le bureau (voyez comme j’en ai beaucoup !) et cette obligation va être changée aujourd’hui même. Et bien, avez-vous vu ? Il est inutile que je perde plus de temps. Je ferme le bureau ; je ferme l’appartement et nous voici de nouveau dans l’escalier. Alors, voulez-vous que nous prenions un fiacre ? Voici, je loue cette voiture pour aller à la pointe Élaguine ; comment ? Vous refusez ? Vous ne tenez pas le coup ? Cela ne fait rien, allons faire un tour. Je crois que la pluie s’annonce ; mais ce n’est rien, nous relèverons la capote…
Svidrigaïlov était déjà monté dans la voiture. Raskolnikov pensa que ses soupçons étaient, au moins en ce moment, injustifiés. Il ne répondit pas un mot, se détourna et s’en fut dans la direction de la place Sennoï. S’il s’était retourné en chemin, il aurait pu voir comment Svidrigaïlov qui ne s’était pas éloigné à plus d’une distance de cent pas, en voiture, régla le cocher et se retrouva sur le trottoir. Mais il ne pouvait déjà plus rien voir, car il avait tourné le coin. Un profond dégoût lui faisait fuir Svidrigaïlov. « Et j’ai pu m’attendre à quelque chose de la part de ce grossier scélérat, de ce débauché, de cet individu voluptueux et infâme ! » s’écria-t-il involontairement. Il est vrai que Raskolnikov avait prononcé son jugement avec trop de hâte et de légèreté. Il y avait quelque chose dans la personnalité de Svidrigaïlov qui lui donnait une certaine originalité, sinon un certain mystère. En ce qui concernait sa sœur, Raskolnikov restait fermement persuadé que Svidrigaïlov ne la laisserait pas en paix. Mais il lui était trop pénible, trop insupportable de penser davantage à cela.
À son habitude, resté seul, et après avoir fait une vingtaine de pas, il tomba dans une profonde méditation. Ayant atteint le pont, il s’arrêta près du garde-fou et se mit à regarder l’eau. Pourtant Avdotia Romanovna se tenait non loin de lui à l’observer.
Ils s’étaient croisés, en effet, en s’engageant sur le pont, mais il était passé à côté d’elle sans la remarquer. Dounétchka ne l’avait pas encore rencontré dans un pareil état et elle en fut stupéfaite jusqu’à l’effroi. Elle s’était arrêtée et se demandait si elle allait l’interpeller. Soudain elle remarqua Svidrigaïlov qui venait d’un autre côté.
Celui-ci semblait s’approcher avec prudence et mystère. Il ne s’engagea pas sur le pont mais s’arrêta à l’écart, sur le trottoir, tâchant de se dissimuler aux yeux de Raskolnikov. Il avait remarqué Dounia depuis longtemps et il essayait d’attirer son attention. Il sembla à Dounétchka que Svidrigaïlov la suppliait par signes de ne pas appeler son frère et de venir vers lui.
C’est ce que fit Dounia. Elle contourna silencieusement son frère et s’approcha de Svidrigaïlov.
– Venez vite, lui chuchota-t-il. Je ne désire pas que Rodion Romanovitch soit informé de notre rendez-vous. Je vous avertis que je viens de lui parler dans une taverne, non loin d’ici où il est venu me relancer lui-même et j’ai eu toutes les peines du monde à me débarrasser de lui. Il connaît l’existence de ma lettre et il soupçonne quelque chose. Ce n’est certes pas vous qui lui avez dévoilé la chose. Mais pourtant si ce n’est pas vous, qui est-ce ?
– Nous voici derrière le coin, l’interrompit Dounia ; – à présent, mon frère ne peut plus nous voir. Je vous déclare que je n’irai pas plus loin avec vous. Dites-moi tout ici ; tout cela peut être dit en rue.
– En premier lieu, cela ne peut en aucun cas être dit en rue ; en second lieu, vous devez écouter ce que Sophia Sèmionovna aura à vous dire ; en troisième lieu, je vous montrerai certains documents… Et puis, si vous refusez de venir chez moi, je refuserai toute explication et je m’en irai immédiatement. En outre, je vous prie de ne pas oublier que le très curieux secret de votre frère bien-aimé se trouve entièrement en ma possession.
Dounia s’arrêta, indécise, et scruta d’un regard aigu le visage de Svidrigaïlov.
– De quoi avez-vous peur ? remarqua celui-ci calmement. En ville ce n’est pas la même chose qu’à la campagne. Vous m’avez fait plus de tort, à la campagne, que je ne vous en ai fait ici…
– Sophia Sèmionovna est prévenue ?
– Non, je ne lui ai pas dit un mot de tout cela et je ne suis même pas certain qu’elle soit chez elle. Pourtant, je crois bien qu’elle y est. Elle a enterré une parente aujourd’hui ; on ne va pas faire de visites à ces moments-là. Maintenant je ne veux parler de cela à personne et je regrette même de vous en avoir causé. Dans le cas présent, la moindre imprudence équivaudrait à une dénonciation. J’habite là, dans cet immeuble ; nous voici arrivés. Voici le portier de la maison il me connaît très bien ; voici qu’il me salue ; il voit que j’arrive accompagné d’une dame et il a évidemment pu voir et retenir votre visage et ceci vous sera utile, puisque vous avez si peur et que vous me soupçonnez. Excusez-moi de vous dire des choses aussi grossières. Je sous-loue mon appartement. Sophia Sèmionovna loge dans une chambre contiguë à la mienne ; elle la sous-loue aussi. Tout l’étage est occupé. Pourquoi auriez-vous peur comme un enfant ? Suis-je tellement effrayant ?
Svidrigaïlov plissa péniblement sa bouche en une espèce de sourire, mais il avait déjà bien autre chose en tête pour pouvoir penser à sourire. Son cœur battait à grands coups et sa respiration était oppressée. Il parlait tant, expressément, pour cacher son agitation croissante. Mais Dounia ne remarqua pas cela, les paroles qu’il avait prononcées sur le fait qu’elle avait peur de lui comme un enfant l’avaient trop irritée.
– Je n’ai pas peur de vous, quoi que je sache que vous êtes un homme… sans honneur, dit-elle avec un calme apparent, mais son visage était très pâle.
Svidrigaïlov s’arrêta à la porte du logis de Sonia.
– Permettez-moi de m’informer si elle est chez elle. Non, elle n’est pas là. Quelle malchance. Mais je sais qu’elle peut rentrer très bientôt. Si elle est sortie, ce ne peut être que pour aller voir une dame au sujet des orphelins. Leur mère est morte. Je me suis occupé de cette affaire. Si Sophia Sèmionovna ne revenait pas dans dix minutes, je vous l’enverrais chez vous, si vous le voulez, aujourd’hui même ; voici ma porte. Voici mes deux chambres. Derrière cette porte se trouve le logement de Mme Resslich. Regardez maintenant ici, je vais vous montrer mes documents principaux : cette porte conduit de ma chambre à coucher dans deux pièces entièrement vides qui sont à louer. Les voici. Il faut que vous regardiez cela avec attention.
Svidrigaïlov occupait deux pièces meublées, assez vastes. Dounétchka jetait des regards méfiants autour d’elle, mais elle ne remarqua rien de particulier dans l’ameublement ni dans la disposition des pièces, quoiqu’elle eût pu, par exemple, observer que le logement de Svidrigaïlov se trouvait entre deux appartements quasi inoccupés. En venant du couloir on pénétrait chez lui après avoir traversé les deux chambres, pratiquement vides, de sa logeuse. Après avoir ouvert la porte de sa chambre à coucher, qui était fermée à clé, Svidrigaïlov montra à Dounétchka l’appartement qui était à louer. Dounia s’était arrêtée sur le seuil, ne comprenant pas pourquoi on l’invitait à regarder ces pièces, mais Svidrigaïlov se hâta d’expliquer :
– Regardez par là, dans cette grande chambre. Remarquez cette porte ; elle est fermée à clé. Il y a une chaise près de cette porte : la seule chaise dans ces deux chambres. Je l’ai apportée de chez moi pour écouter avec plus de commodité. Derrière cette porte se trouve la table de Sophia Sèmionovna et c’est à cette table qu’elle était assise pendant sa conversation avec Rodion Romanovitch. Quant à moi, j’ai écouté à cette porte, assis sur cette chaise, pendant deux soirées d’affilée, chaque fois deux heures, et, évidemment, dans ces conditions, j’ai pu entendre quelque chose, qu’en pensez-vous ?
– Vous avez écouté à la porte ?
– Oui ; allons maintenant chez moi ; il n’y a même pas de sièges ici.
Il ramena Avdotia Romanovna dans la première chambre, qui lui servait de salon, et lui offrit un siège. Il s’assit lui-même à l’autre bout de la table, à bonne distance d’elle, mais la flamme, qui avait déjà tant effrayé Dounétchka jadis, brillait dans ses yeux.
Elle frissonna et regarda encore une fois autour d’elle avec effroi. Ce geste avait été involontaire, il était visible qu’elle n’avait pas envie de montrer sa méfiance. Mais l’isolement de l’appartement de Svidrigaïlov la frappa enfin. Elle voulut demander si, au moins, sa logeuse était chez elle, mais elle ne posa pas la question… par orgueil. En outre, une autre souffrance, beaucoup plus intense que la crainte pour elle-même, habitait son cœur. Cette souffrance était insupportable.
– Voici votre lettre, débuta-t-elle, en déposant le pli sur la table. – Est-ce possible, ce que vous écrivez-là ? Vous faites allusion à un crime qu’aurait commis mon frère. Votre allusion est trop nette, vous ne pouvez plus, maintenant, renier vos paroles ! Sachez que j’ai déjà entendu parler auparavant de ce conte absurde et que je n’en crois pas un mot. C’est une suspicion hideuse et ridicule. Je suis au courant de l’histoire ; je sais comment et pourquoi elle a été inventée. Vous ne pouvez avoir de preuve. Vous avez promis de prouver vos affirmations, parlez donc ! Soyez persuadé, avant tout, que je ne vous crois pas ! Je ne vous crois pas…
Dounétchka dit ces paroles très rapidement, en se hâtant, et, pendant un instant, le sang monta à son visage.
– Si vous ne me croyiez pas, auriez-vous risqué de venir chez moi, seule ? Pourquoi êtes-vous venue ? Par pure curiosité ?
– Ne me torturez pas, parlez, parlez !
– Il n’y a pas à dire, vous êtes une vaillante jeune fille. Je vous le jure, je pensais que vous demanderiez à M. Rasoumikhine de vous accompagner ici. Mais il n’était ni avec vous, ni dans les environs ; j’ai bien regardé ; c’est audacieux ; vous avez donc eu pitié de Rodion Romanovitch. D’ailleurs, tout est divin en vous… Que vous dirais-je bien au sujet de votre frère ? Vous venez de le voir vous-même. Vous avez vu comment il est ?
– Mais vous ne vous basez que sur cela ?
– Non, pas sur cela, mais bien sur ses propres paroles. Il est venu ici chez Sophia Sèmionovna, deux soirs d’affilée. Il lui a fait une confession complète. C’est un assassin. Il a tué une vieille veuve de fonctionnaire, une usurière chez laquelle il avait des objets en gage ; il a tué aussi la sœur de celle-ci, une marchande nommée Lisaveta qui était entrée inopinément au moment du crime. Il les a tuées toutes les deux avec une hache qu’il avait apportée avec lui. Il les a tuées pour voler et il a volé : il a pris de l’argent et certains bijoux… Il a dit tout cela mot à mot à Sophia Sèmionovna qui est la seule à connaître le secret mais qui n’a participé au meurtre ni en paroles ni en actes et qui, au contraire, a été épouvantée, comme vous à présent. Soyez tranquille, elle ne le trahira pas.
– Ce n’est pas possible ! murmurait Dounétchka de ses lèvres devenues exsangues ; elle étouffait ; – ce n’est pas possible, il n’y a aucune raison, pas la moindre, aucun prétexte… c’est un mensonge ! Un mensonge !
– Il a volé : c’est là toute la raison. Il a pris l’argent et les bijoux. Il est vrai que, de son propre aveu, il n’a profité ni de cet argent ni de ces bijoux et il est allé les cacher sous une pierre où ils sont encore. Mais il a fait cela parce qu’il n’a pas osé s’en servir.
– Mais est-ce possible qu’il ait volé ? Qu’il ait pu avoir cette idée ? s’écria Dounia en bondissant de sa chaise. Vous le connaissez, vous l’avez vu. Est-il capable de voler ?
Il semblait qu’elle suppliait Svidrigaïlov ; elle avait oublié sa terreur.
– Il y a des millions de réponses à votre question, des millions de combinaisons et de classements, Avdotia Romanovna. Le voleur vole ; en revanche, il sait bien qu’il est vil. D’un autre côté, on m’a raconté l’histoire d’un homme honorable qui a dévalisé la poste ; qui sait, peut-être pensait-il qu’il avait fait vraiment quelque chose d’honnête ! Évidemment, je n’aurais pas cru cela – comme vous – si j’avais entendu ce récit fait par une tierce personne. Mais j’ai dû croire ce qu’ont entendu mes propres oreilles. Il a exposé toutes ses raisons à Sophia Sèmionovna ; et même celle-là n’a pas cru tout d’abord ce qu’il lui disait mais elle a dû finalement accepter l’évidence. Car il lui en a fait personnellement le récit.
– Et quelles sont… les causes ?
– C’est une longue histoire, Avdotia Romanovna, il y a là – comment vous dirais-je – une théorie qui autorise, par exemple, à commettre une mauvaise action partielle si le but principal est bon. Une seule mauvaise action, et cent bonnes ! Il est vrai aussi qu’il est vexant pour un jeune homme pourvu de mérites et d’un incommensurable amour-propre de savoir qu’il lui aurait suffi de trois mille roubles, par exemple, pour que son avenir s’agence d’une tout autre façon et de s’apercevoir qu’il n’a pas ces trois mille roubles ! Ajoutez à cela l’irritation provenant de la faim, du logement trop étroit, des vêtements en loques, de la vive conscience de sa position sociale et aussi de la situation de sa sœur et de sa mère. Mais surtout, la vanité, l’orgueil et la vanité ; du reste, Dieu sait peut-être qu’avec de bons sentiments… Je ne l’accuse pas, n’en croyez rien ; d’ailleurs, ce n’est pas mon affaire. Il y avait là aussi une certaine théorie personnelle – une simple théorie – suivant laquelle les hommes se subdivisent en « troupeau » et en exceptionnels, c’est-à-dire en « hommes supérieurs » pour qui la loi n’est pas écrite, mais qui, au contraire, écrivent la loi pour les autres hommes, pour le « troupeau », c’est-à-dire pour les rebuts… Pas mal, cette théorie : une théorie comme une autre. Il est terriblement emballé pour Napoléon, c’est-à-dire, ce qui l’a emballé, c’est que beaucoup de génies ne se soucient pas de méfaits isolés, qu’ils passent outre sans même y réfléchir. Je crois qu’il s’est imaginé être lui aussi un génie – c’est-à-dire qu’il en a été persuadé quelque temps. Il a beaucoup souffert et il souffre encore à la pensée qu’il a pu inventer une théorie, mais qu’il n’a pas été capable de passer outre du méfait isolé « sans même y réfléchir » et que, par conséquent, il n’est pas un génie ! Et ceci est bien humiliant pour un jeune homme plein d’orgueil, surtout à notre époque…
– Et les remords ? Vous lui niez donc tout sentiment moral ? Mais il n’est pas ainsi !
– Oh, Avdotia Romanovna, tout est troublé à présent, c’est-à-dire, en somme, cela n’a jamais été en ordre. Les Russes ont les idées grandes en général, Avdotia Romanovna, grandes comme leur pays et ils sont extrêmement enclins au fantastique et au désordonné ; mais c’est un malheur que d’être large l’idées sans être particulièrement génial. Vous souvenez-vous des longues conversations du même goût, et sur le même sujet, que nous avons eues entre nous, chaque soir après le dîner, sur la terrasse, dans le jardin ? Vous me reprochiez précisément cette largesse d’idées. Qui sait, peut-être parlions-nous de cela pendant qu’il restait couché à ruminer son dessein. Chez nous, la société cultivée n’a pas de traditions particulièrement sacrées, Avdotia Romanovna : peut-être arrive-t-il que l’un ou l’autre s’en établisse d’après les livres… ou qu’il déduise, à son usage, des chroniques anciennes… Mais ceux-là sont plutôt des savants et, vous savez, ce sont des benêts dans leur genre, si bien qu’il ne serait pas convenable pour un homme du monde de suivre cette voie. Du reste, vous connaissez mes idées ; je n’accuse absolument personne. Moi-même je suis oisif, j’ai les mains blanches et je garde cette ligne de conduite. Nous avons d’ailleurs parlé de tout cela plus d’une fois. J’ai même eu le bonheur de pouvoir vous intéresser avec mes raisonnements… Vous êtes très pâle, Avdotia Romanovna !
– Je connais cette théorie. J’ai lu son article dans la revue au sujet des hommes exceptionnels auxquels tout est permis… Rasoumikhine me l’a apporté…
– Monsieur Rasoumikhine ? L’article de votre frère ? Dans la revue ? Il existe un tel article ? Je ne le savais pas. Comme ce doit être curieux ! Mais où allez-vous, Avdotia Romanovna ?
– Je veux voir Sophia Sèmionovna, dit Dounétchka d’une voix faible. Quel est le chemin pour aller dans sa chambre ? Elle est peut-être arrivée ; je veux absolument la voir maintenant ! Je veux qu’elle…
Avdotia Romanovna ne put achever : le souffle lui fit littéralement défaut.
– Sophie Sémionovna ne rentrera pas avant la nuit, je le présume. Elle devait rentrer tout de suite ou sinon très tard…
– Ah ! tu mens, alors ! Je vois… tu as menti… tu mentais tout le temps !… Je ne te crois pas ! Je ne te crois pas ! Je ne te crois pas ! criait Dounétchka saisie de rage et perdant complètement la tête.
Elle s’effondra, sur le point de s’évanouir, sur une chaise que Svidrigaïlov s’était hâté de lui avancer.
– Avdotia Romanovna, qu’avez-vous, reprenez vos esprits ! Voici de l’eau. Buvez une gorgée…
Il l’aspergea d’eau. Dounétchka frissonna et revint à elle.
– Quel effet ! murmura Svidrigaïlov à part lui, en fronçant les sourcils. Avdotia Romanovna, tranquillisez-vous ! Sachez qu’il a des amis. Nous le sauverons ; nous le tirerons de ce mauvais pas. Voulez-vous que je parte avec lui à l’étranger ? J’ai de l’argent. Je saurai obtenir un billet pour lui avant trois jours. Même s’il a tué, il fera une foule de bonnes actions, plus tard, si bien que tout sera effacé ; tranquillisez-vous. Il peut encore devenir un grand homme. Eh bien ! qu’avez-vous ? Comment vous sentez-vous ?
– Le scélérat ! Il raille encore. Laissez-moi aller…
– Où allez-vous ? Mais où allez-vous ?
– Chez lui. Où est-il ? Vous le savez ? Pourquoi cette porte est-elle fermée à clé ? Nous sommes entrés par cette porte et maintenant elle est fermée à clé. Quand avez-vous pris le temps de la fermer ?
– Nous ne pouvions pas parler, toutes portes ouvertes. Je ne raille pas du tout ; je suis tout simplement las de parler ce langage. Allons, comment voulez-vous partir dans l’état où vous êtes ? Vous voulez le trahir ? Vous le rendrez enragé et il se trahira lui-même. Sachez qu’on le surveille déjà, qu’ils sont déjà sur sa piste. Vous ne feriez que le trahir. Attendez ; je viens de le voir et de lui parler ; on peut encore le sauver. Asseyez-vous, réfléchissons ensemble. C’est pour cela que je vous ai fait venir ici, pour parler de cela seul à seul avec vous et pour bien examiner le problème sur toutes ses faces. Mais asseyez-vous donc !
– Comment pouvez-vous le sauver ? Est-il possible de le sauver ?
Dounia s’assit. Svidrigaïlov s’assit à côté d’elle.
– Tout cela dépend de vous, de vous, de vous seule, commença-t-il, les yeux étincelants, à voix très basse, en bafouillant et, dans son émotion, ne pouvant prononcer certains mots.
Dounia se recula effrayée. Il tremblait tout entier :
– Vous… un mot de vous et il est sauvé ! Je le sauverai. J’ai de l’argent et des amis. Je l’enverrai immédiatement à l’étranger, et moi, je prendrai un passeport, deux passeports. Un pour lui, un pour moi. J’ai des amis. Je connais des gens bien placés… Voulez-vous ?… Je prendrai aussi un passeport pour vous… pour votre mère… qu’avez-vous besoin de Rasoumikhine ? Je vous aime aussi… Je vous aime infiniment ! Laissez-moi baiser le bas de votre robe, laissez-moi ! Laissez-moi ! Je ne peux pas supporter de l’entendre bruisser. Dites-moi : « Faites ceci » et je le ferai. Je ferai l’impossible. Je croirai ce que vous croyez. Je ferai tout, tout ! Ne me regardez pas, ne me regardez pas ainsi ! Savez-vous que votre regard me tue…
Le délire s’emparait de lui. Quelque chose venait de se passer en lui, comme s’il avait un coup de sang. Dounia bondit et se précipita vers la porte.
– Ouvrez ! Ouvrez ! cria-t-elle, appelant au secours et secouant la porte. Ouvrez donc ! N’y a-t-il personne ?
Svidrigaïlov revint à lui et se leva. Un sourire méchant et railleur plissa lentement ses lèvres qui tremblaient encore.
– Il n’y a personne à la maison, prononça-t-il doucement avec des pauses. La logeuse est partie, ce n’est pas la peine de crier : vous vous agitez pour rien.
– Où est la clé ? Ouvre la porte tout de suite, tout de suite, vil individu !
– J’ai perdu la clé, je ne peux pas la retrouver.
– Oh ! Mais c’est un piège ! s’écria Dounia ; elle devint pâle comme une morte et se précipita vers un coin où elle se réfugia derrière une petite table qui s’y trouvait. Elle ne criait pas, mais elle braqua ses yeux sur son bourreau en suivant chacun de ses gestes. Svidrigaïlov ne bougeait pas de sa place et lui faisait face de l’autre bout de la pièce. Il s’était dominé, tout au moins superficiellement. Mais son visage était toujours pâle. Un sourire railleur ne quittait pas ses lèvres.
– Vous avez dit « piège », Avdotia Romanovna. Si je me suis proposé de vous faire violence, vous pouvez bien penser que j’ai pris des dispositions en conséquence. Sophia Sèmionovna n’est pas chez elle, le logement des Kapernaoumov est fort éloigné : il y a cinq pièces vides et fermées qui les séparent de celui-ci. Enfin, je suis au moins deux fois plus fort que vous et, en outre, je n’ai rien à craindre, car vous ne pourrez pas porter plainte après cela, vous ne livrerez pas votre frère ? Et puis, personne ne vous croira ; allons, pourquoi une jeune fille se serait-elle rendue chez un homme seul ? Si bien que même si vous sacrifiez votre frère, vous ne prouveriez quand même rien : il est très difficile de prouver qu’il y a un viol, Avdotia Romanovna.
– Infâme individu ! balbutia Dounia, indignée.
– Comme vous voudrez, mais remarquez que je n’ai émis que des hypothèses. D’après ma conviction personnelle, vous avez absolument raison ; le viol est une horreur. J’ai parlé seulement pour vous faire comprendre que vous n’aurez absolument rien sur la conscience, même si… même si vous consentiez de plein gré à sauver votre frère de la manière que je vous propose. Ce serait vous soumettre aux circonstances, à la force, enfin, puisqu’on ne peut pas se passer de ce mot. Réfléchissez à cela ; le sort de votre frère et de votre mère est entre vos mains. Quant à moi, je serai votre esclave… toute ma vie… Je vais attendre ici votre décision…
Svidrigaïlov s’assit sur le divan, à huit pas de Dounia. Celle-ci n’avait plus le moindre doute sur le caractère inébranlable de sa décision. En outre, elle le connaissait…
Soudain, elle sortit un revolver de sa poche, l’arma et appuya la main qui le tenait sur la table. Svidrigaïlov bondit.
– Ah ! c’est ainsi ! s’écria-t-il étonné mais en souriant méchamment. Et bien, cela change du tout au tout la marche de l’affaire ! Vous me facilitez extrêmement les choses, Avdotia Romanovna ! Mais où avez-vous pris ce revolver ! Ne serait-ce pas M. Rasoumikhine ? Bah ! Mais c’est mon revolver ! Une vieille connaissance ! Et moi qui l’ai tant cherché là-bas !… – Les leçons que j’ai eu l’honneur de vous donner n’ont, par conséquent, pas été perdues.
– Ce n’est pas ton revolver, il appartient à Marfa Pètrovna que tu as tuée, scélérat ! Tu n’avais rien à toi, dans sa maison. Je l’ai pris quand j’ai commencé à soupçonner ce dont tu es capable ! Ose faire ne fût-ce qu’un pas et je te jure que je te tuerai !
Dounia était proche de la crise de nerfs. Elle tenait le revolver, prête à faire feu.
– Et le frère ? Je le demande par curiosité, demanda Svidrigaïlov toujours debout à la même place.
– Dénonce-le si tu veux ! Ne bouge pas ! Pas un pas ! Je vais tirer. Tu as empoisonné ta femme, je le sais, tu es toi-même un assassin…
– Êtes-vous sûre que j’ai empoisonné Marfa Pètrovna ?
– Oui, toi ! Tu avais fait allusion à cela, tu m’avais parlé de poison… – je sais, tu es allé en chercher en ville… tu avais préparé… C’est sûrement toi, monstre !
– Si même c’était vrai, ç’aurait été à cause de toi… c’est toi qui en aurais été la cause.
– Tu mens ! Je t’ai toujours haï, toujours…
– Oh-là, Avdotia Romanovna ! Vous avez oublié, je vois comment dans le feu de la propagande, vous vous penchiez vers moi, toute pâmée… Je l’ai vu à vos yeux ; vous souvenez-vous, le soir, la lune, le rossignol qui chantait ?
– Tu mens ! (la rage étincela dans les yeux de Dounia) tu mens, calomniateur !
– Je mens ? Et bien soit, je mens. J’ai menti. Les femmes n’aiment pas qu’on leur rappelle ces petites choses-là. (Il eut un sourire). Je sais que tu feras feu, petit animal joli. Eh bien, tire !
Dounia leva le revolver et, mortellement pâle, la lèvre inférieure exsangue et tremblante, le regarda de ses grands yeux noirs étincelants, toute décidée, mesurant la distance et attendant son premier mouvement. Jamais il ne l’avait vue aussi merveilleusement belle. Il lui sembla que le feu qui jaillit des yeux de Dounia, au moment où elle leva le revolver, l’avait brûlé et son cœur se serra douloureusement. Il fit un pas et le coup partit. La balle lui frôla les cheveux et frappa le mur derrière lui. Il s’arrêta et se mit à rire silencieusement :
– Piqûre de guêpe ! Elle vise la tête… Qu’est-ce ? Du sang !
Il sortit son mouchoir pour essuyer le sang qui coulait en un mince filet sur sa tempe droite ; probablement, la balle lui avait légèrement éraflé la peau du crâne. Dounia baissa le revolver et regarda Svidrigaïlov avec une sorte d’épouvante, plutôt avec une sorte d’atroce perplexité. Il semblait qu’elle ne comprît pas ce qu’elle avait fait et ce qui se passait !
– Et bien, vous m’avez manqué ! Tirez encore, j’attends prononça doucement Svidrigaïlov, toujours souriant mais d’un sourire quelque peu sombre – si vous tardez tant, j’aurai le temps de sauter sur vous avant que vous n’armiez le revolver !
Dounétchka frissonna, arma rapidement le revolver et le leva de nouveau.
– Laissez-moi ! prononça-t-elle avec désespoir – je vous le jure, je vais tirer encore… Je tuerai !…
– Eh bien… à trois pas il est impossible de ne pas tuer. Mais si vous ne me tuez pas… alors…
Ses yeux étincelèrent et il fit deux pas en avant.
Dounétchka pressa la gâchette. L’arme rata !
– Vous l’avez mal chargé. Ce n’est rien ! Vous avez encore une capsule. Corrigez cela, j’attendrai.
Il était debout, à deux pas d’elle, il attendait et il la regardait avec une farouche résolution, d’un regard enflammé, passionné et lourd. Dounia comprit qu’il mourrait plutôt que de la laisser échapper. « Et… et évidemment, elle le tuerait sûrement, maintenant qu’il était à deux pas ».
Soudain, elle jeta le revolver.
– Elle le jette ! prononça Svidrigaïlov avec étonnement et il poussa un profond soupir.
Il lui sembla qu’un grand poids était tombé de son cœur et peut-être, n’était-ce pas uniquement le poids de l’angoisse de la mort : il était douteux, d’ailleurs, qu’il l’eût ressentie en cette minute. C’était plutôt la délivrance d’un autre sentiment, d’un sentiment plus profond et plus sombre qu’il n’aurait pu lui-même déterminer dans toute son ampleur.
Il s’approcha de Dounia et l’enlaça doucement par la taille. Elle ne résistait pas, tremblant comme une feuille, elle le regardait de ses yeux suppliants. Il voulut lui dire quelque chose mais ses lèvres se tordaient sans qu’aucun son n’en sortît.
– Laisse-moi ! supplia Dounia.
Svidrigaïlov frissonna ; ce tutoiement était différent de celui de tout à l’heure.
– Ainsi, tu ne m’aimes pas ? demanda-t-il doucement.
Dounia fit « non » de la tête.
– Et… tu ne pourras pas ?… Jamais ? chuchota-t-il avec désespoir.
– Jamais ! souffla Dounia.
Une lutte effrayante et silencieuse se livra dans l’âme de Svidrigaïlov. Il la regarda d’un regard inexprimable. Soudain, il enleva son bras de sa taille, s’éloigna rapidement et s’arrêta à la fenêtre.
Un moment passa encore.
– Voici la clé ! (Il la sortit de la poche gauche de son paletot et la mit derrière lui sur la table, sans regarder et sans se tourner vers Dounia). Prenez ; partez vite !…
Il regardait fixement par la fenêtre.
Dounia s’avança vers la table et s’empara de la clé.
– Vite ! Vite ! répéta Svidrigaïlov, toujours immobile et sans se retourner.
Mais dans cette exclamation perçait une note effrayante.
Dounia le comprit, saisit la clé, se précipita vers la porte, l’ouvrit rapidement et s’échappa de la chambre. Une minute plus tard, elle déboucha en courant comme une folle sur le quai du canal et se dirigea dans la direction du pont Z…
Svidrigaïlov resta encore près de trois minutes à la fenêtre ; enfin il se retourna lentement, regarda autour de lui et se passa doucement la main sur le front. Un étrange sourire, lui plissa le visage, un sourire impitoyable, triste, faible, le sourire du désespoir. Le sang, déjà sec, lui tachait la paume de la main ; il le regarda avec haine ; ensuite il mouilla une serviette et se frotta la tempe. Le revolver, qui avait été jeté par Dounia et qui avait glissé jusqu’à la porte, lui tomba sous les yeux. Il le ramassa et l’examina. C’était un petit revolver de poche, à trois coups, d’un ancien modèle ; il y restait encore deux charges et une capsule. On pouvait tirer encore un coup. Il réfléchit un instant, mit le revolver dans sa poche, prit son chapeau et s’en alla.
Toute cette fin de journée, jusqu’à dix heures, il la passa dans divers bouges et tavernes, allant de l’un à l’autre. Il tomba quelque part sur Katia, qui lui chanta, de nouveau, une autre chanson de valet, qui célébrait l’exploit d’un « coquin et tyran » qui
Se mit à embrasser Katia.
Svidrigaïlov abreuva Katia et le joueur d’orgue de barbarie, ainsi que les chansonniers, les laquais et deux pitoyables scribes. Il avait lié conversation avec ceux-ci parce qu’ils avaient tous deux le nez de travers : chez l’un le nez partait vers la droite, chez l’autre vers la gauche. Cela avait frappé Svidrigaïlov. Ils l’entraînèrent enfin dans un parc d’attractions, dont il leur paya l’entrée. Ce jardin comportait un chétif sapin et trois buissons. En outre on y avait construit un « vaux-hall » qui n’était, en réalité, qu’une taverne ; on pouvait y obtenir du thé et il y avait là quelques tables vertes et quelques chaises. Un chœur de mauvais chansonniers et un Munichois, vêtu en paillasse, pourvu d’un nez rouge, semblant d’ailleurs extrêmement abattu, amusaient le public.
Les scribes se querellèrent avec des collègues et furent sur le point d’en venir aux mains. Svidrigaïlov fut choisi comme juge. Il les écouta un quart d’heure, mais ils criaient tellement qu’il n’y avait pas la moindre possibilité d’entendre quelque chose. La version la plus probable était que l’un d’eux avait volé quelque chose et avait réussi à le vendre à un Juif, qui se trouva être là, mais ne voulut pas partager l’argent avec ses camarades. On découvrit enfin que l’objet était une cuillère à thé en argent, appartenant au « vaux-hall ». On avait remarqué le vol et l’affaire menaçait de s’envenimer.
Svidrigaïlov, pour apaiser le conflit, paya la cuillère, se leva et sortit du parc. Il était près de dix heures. Il n’avait pas bu une goutte de vin, s’étant borné à commander du thé, plutôt pour se conformer aux usages que par soif. La soirée était étouffante et le ciel était sombre. Vers dix heures, des nuages s’amoncelèrent, menaçants ; un coup de tonnerre éclata et la pluie se mit à crépiter. L’eau ne tombait pas en gouttes, mais en véritables filets qui, semblait-il, cravachaient le sol. Les éclairs brillaient à chaque minute et l’on pouvait bien compter jusqu’à cinq avant que l’obscurité revînt après chacun d’eux. Svidrigaïlov rentra chez lui, complètement transpercé ; il s’enferma, ouvrit son bureau, prit tout son argent et déchira deux ou trois papiers. Ayant fourré l’argent en poche, il voulut changer de vêtements, mais, après avoir jeté un coup d’œil par la fenêtre et écouté un instant l’orage et le crépitement de la pluie, il fit un geste de la main, prit son chapeau et sortit sans fermer son appartement à clé. Il alla droit chez Sonia. Celle-ci était chez elle. Elle n’était pas seule ; les quatre petits enfants de Kapernaoumov se trouvaient autour d’elle. Sophia Sèmionovna leur faisait boire du thé. Elle reçut Svidrigaïlov silencieusement et avec déférence, jeta un coup d’œil étonné à ses vêtements mouillés, mais ne dit mot. Quant aux enfants, ils s’étaient sauvés en proie à une terreur indescriptible.
Svidrigaïlov s’assit près de la table et pria Sonia de s’asseoir à côté de lui. Elle s’apprêta timidement à l’écouter.
– Je vais vraisemblablement partir pour l’Amérique, Sophia Sèmionovna, dit Svidrigaïlov, et comme nous nous voyons sans doute pour la dernière fois, je suis venu prendre quelques derniers arrangements. Alors, avez-vous rencontré cette dame aujourd’hui ? Je sais ce qu’elle vous a dit, ce n’est pas la peine de me le répéter. (Sonia fit un mouvement et rougit). Ces gens-là ont leurs manies. En ce qui concerne vos sœurs et votre petit frère, ils sont vraiment à l’abri et l’argent qui leur revient a déjà été déposé par moi, contre reçu, en mains sûres. D’ailleurs, gardez ce reçu ; on ne sait jamais… Voici, prenez-le ! Bon, ceci est réglé. Voici trois obligations à cinq pour cent, pour un montant total de trois mille roubles. Prenez-les pour vous, en toute propriété et que cela reste entre nous ; que personne n’en sache rien, quoique vous appreniez. Par après, elles vous seront utiles parce que, Sophia Sèmionovna, c’est mal de continuer à vivre ainsi, et puis, c’est devenu inutile.
– Vous m’avez comblé de vos bienfaits, moi, les orphelins et la défunte, se hâta de dire Sonia – et, si je vous ai si peu remercié jusqu’ici… ne prenez pas cela…
– Voyons, laissons cela.
– Je vous suis très reconnaissante, Arkadi Ivanovitch, mais je n’ai plus besoin de cet argent maintenant. Je saurai toujours subvenir à mes propres besoins ; ne prenez pas cela pour de l’ingratitude : puisque vous êtes si généreux, cet argent vous pourriez le…
– Le donner à vous, Sophia Sèmionovna, et je vous en prie, inutile d’en parler davantage, car je n’ai pas le temps. Il vous sera utile. Rodion Romanovitch se trouve devant l’alternative suivante : une balle dans la tête ou bien la Sibérie. (Sonia lui jeta un regard épouvanté et se mit à trembler). Ne vous inquiétez pas, j’ai tout appris de lui-même et je ne suis pas bavard ; je ne le dirai à personne. Vous avez bien fait, l’autre fois, de le pousser à se dénoncer. C’est beaucoup plus avantageux pour lui. Et s’il doit partir en Sibérie, vous le suivrez, n’est-ce pas ? C’est ainsi ? C’est bien ainsi ? Et, dans ce cas, l’argent vous viendra bien à point. Pour lui, vous comprenez ? Vous le donner revient à le lui donner. En outre, vous avez promis de payer la dette à Amalia Ivanovna ; je l’ai entendu. Pourquoi, Sophia Sèmionovna, vous engagez-vous, sans réfléchir, à de pareilles obligations ? C’est Katerina Ivanovna et non pas vous qui devait de l’argent à cette Allemande, alors vous auriez dû l’envoyer au diable. Ce n’est pas ainsi que l’on parvient à joindre les deux bouts dans la vie. Bon, si l’on vous demandait, demain ou après-demain, quelque chose à mon sujet (et on vous le demandera certainement), et bien, ne dites rien à propos de ma visite, ne mentionnez pas l’argent, ne le montrez pas et ne dites à personne que je vous l’ai donné. Bon. Et maintenant, au revoir. (Il se leva). Saluez Rodion Romanovitch de ma part. À propos, remettez plutôt l’argent à M. Rasoumikhine jusqu’à ce que le temps vienne de s’en servir. Vous connaissez M. Rasoumikhine ? Évidemment ! C’est un garçon qui est très bien. Portez-lui l’argent demain, ou… quand viendra le moment. En attendant, cachez-le le mieux possible.
Sonia s’était également levée d’un mouvement vif et le regardait, effrayée. Elle avait terriblement envie de dire, de demander quelque chose, mais elle ne sut, pendant les premiers moments, par où commencer.
– Comment allez-vous… comment allez-vous partir par une pluie pareille ?
- Mais quoi, s’apprêter à partir en Amérique et avoir peur de la pluie ; hé, hé ! Adieu, chère Sophia Sèmionovna ! Vivez, vivez longtemps, les autres ont besoin de vous. À propos… dites à M. Rasoumikhine que je le salue. Dites bien ainsi : Arkadi Ivanovitch Svidrigaïlov vous salue. Ne l’oubliez surtout pas.
Il sortit en laissant Sonia stupéfaite, effrayée et oppressée par un sombre et vague pressentiment.
On apprit par la suite, qu’il fit, dans la même soirée, une autre visite fort inattendue et extraordinaire. Il arriva à onze heures vingt tout trempé, chez sa fiancée qui habitait, avec ses parents, dans un petit appartement perspective Mali, île Vassilievsky. Il eut peine à se faire ouvrir et son arrivée produisit une agitation considérable ; mais Arkadi Ivanovitch eut des façons tellement séduisantes que la supposition (du reste fort astucieuse) que les raisonnables parents de la fiancée avaient faite, à savoir qu’Arkadi Ivanovitch s’était probablement déjà soûlé quelque part jusqu’à en perdre l’esprit, tomba d’elle-même.
La raisonnable et compatissante mère de la fiancée roula le fauteuil du père impotent dans la pièce où se trouvait Arkadi Ivanovitch et, selon son habitude, se lança dans des considérations lointaines. (Cette femme ne posait jamais de questions directes ; elle mettait d’abord en ligne des sourires, des frottements de mains et, ensuite, s’il lui fallait absolument apprendre quelque chose, par exemple quand il plairait à Arkadi Ivanovitch de célébrer les noces, elle commençait par poser des questions curieuses et presque avides sur Paris et la vie de Cour de là-bas, pour en arriver, progressivement, à l’île Vassilievsky.)
En un autre moment, ce procédé aurait inspiré, évidemment, bien de la considération, mais, cette fois-ci, il se trouva qu’Arkadi Ivanovitch était particulièrement impatient et il coupa court aux discours d’approche en déclarant qu’il voulait voir la fiancée au plus vite, quoiqu’on lui eût annoncé dès le début, que celle-ci était déjà au lit. Bien entendu, la fiancée ne manqua pas de paraître. Arkadi Ivanovitch lui déclara directement qu’il devait s’absenter de Petersbourg pour un certain temps, pour des motifs fort sérieux et que, pour cette raison, il lui apportait quinze mille roubles, valeur argent, sous forme de diverses obligations, dont il lui faisait don, parce qu’il voulait, depuis longtemps, lui faire cadeau de cette bagatelle. Ces explications ne mirent nullement en lumière le lien logique entre le cadeau, le départ et la nécessité pour lui de venir, vers minuit et par la pluie, néanmoins l’affaire s’arrangea sans heurt. Même les indispensables gémissements, questions et étonnements, furent particulièrement modérés et contenus ; en revanche, le sentiment de reconnaissance ne se fit pas faute de se manifester chaleureusement et fut même renforcé par les larmes de la très raisonnable mère.
Arkadi Ivanovitch se leva, se mit à rire, donna un baiser à sa fiancée, lui tapota la joue, répéta qu’il reviendrait bientôt et, ayant remarqué dans ses yeux, en plus d’une curiosité tout enfantine, une interrogation silencieuse et grave, il réfléchit un instant, l’embrassa une seconde fois et pensa immédiatement combien il était regrettable que son cadeau allait être tout de suite mis sous clé par la plus raisonnable des mères. Il sortit, les laissant tous dans la plus intense agitation. Mais la mère compatissante, chuchotant rapidement, eut tôt fait de résoudre certaines questions qui les rendaient perplexes.
Elle mit notamment en lumière qu’Arkadi Ivanovitch était un homme important, un homme pourvu de relations et ayant des affaires, un richard – Dieu sait ce qu’il avait en tête : il décide de partir et il part, il décide de donner de l’argent et il le donne ; aussi était-il inutile de s’étonner. Il était évidemment étrange qu’il vint tout trempé, mais les Anglais, par exemple, sont encore plus excentriques, et puis tous ces gens de la haute société ne tiennent pas compte de ce qu’on peut dire d’eux ; ils n’ont pas l’habitude de faire des façons. Peut-être est-il venu comme ça expressément pour montrer qu’il n’a peur de personne. Mais surtout, il n’en faut rien dire à qui que ce soit, car Dieu sait ce qui peut encore arriver. Il faut mettre au plus vite l’argent sous clé et, évidemment, le meilleur de l’histoire c’est que Fédossia, la servante, était restée dans sa cuisine et, surtout, il ne faut à aucun prix, à aucun prix, parler de cela à cette fine mouche de Resslich, etc…, etc…
Ils restèrent à chuchoter jusqu’aux environs de deux heures. La fiancée, du reste, était allée se recoucher beaucoup plus tôt, étonnée et quelque peu attristée.
Dans l’entre-temps, Svidrigaïlov était arrivé au pont K… qu’il traversa à minuit précise dans la direction de la ville. La pluie avait cessé, mais le vent soufflait toujours. Il commençait à frissonner et il jeta, un instant, avec une curiosité spéciale, un coup d’œil à l’eau noire de la Petite Neva. Mais il lui parut bientôt que la proximité de l’eau lui donnait froid ; il se détourna et s’engagea dans la perspective L… Il marcha très longtemps, presque une demi-heure, le long de cette interminable avenue, faisant plus d’un faux pas sur la chaussée pavée de bois ; chemin faisant, il observait le côté droit de l’avenue en y cherchant quelque chose. Il n’y avait pas longtemps, il était passé par là et avait remarqué, quelque part, à l’extrémité de l’avenue, un hôtel bâti en bois, mais assez spacieux, qui s’appelait, si ses souvenirs étaient bons, « Adrianople » ou d’un nom de ce genre. Il ne s’était pas trompé : cet hôtel, situé dans un endroit aussi retiré, était néanmoins assez visible pour qu’il ne soit pas possible de ne pas le découvrir, même en pleine nuit.
C’était un long bâtiment noirci, dans lequel, malgré l’heure tardive, on voyait encore des lumières et quelque mouvement. Il entra et demanda une chambre à un loqueteux qu’il rencontra dans le couloir. Celui-ci examina Svidrigaïlov d’un coup d’œil, se retourna et le conduisit immédiatement dans une chambre séparée, mal aérée, étroite, située tout au bout du corridor, dans un coin, sous l’escalier. Il n’y avait plus autre chose ; toutes les chambres étaient occupées. Le loqueteux le regardait interrogativement.
– Y a-t-il du thé ? demanda Svidrigaïlov.
– Oui, on peut vous en apporter.
– Qu’avez-vous encore ?
– Du veau, de la vodka, des hors-d’œuvre.
– Apporte du veau et du thé.
– Ne désirez-vous pas autre chose ? demanda le loqueteux quelque peu perplexe.
– Non, rien !
L’homme s’étonna tout à fait déçu.
« Ce doit être un bel endroit », pensa Svidrigaïlov ; « comment ne le connaissais-je pas ? J’ai sans doute l’air d’un noctambule revenant de quelque café-chantant, mais qui a déjà eu une aventure en route. Je serais pourtant curieux de savoir quelle est la clientèle de cet hôtel ? ».
Il alluma la bougie et examina la chambre de plus près. C’était une cage à ce point minuscule qu’elle semblait trop petite pour sa taille ; il n’y avait qu’une fenêtre ; le lit très sale, une table peinte et une chaise occupaient presque tout l’espace. Les murs, qui paraissaient être faits de planches, étaient recouverts de papier, à ce point crasseux et usé que, quoiqu’on pût encore reconnaître sa couleur jaune, on ne pouvait plus en discerner le dessin. Une partie du mur et du plafond était coupée de biais, comme dans une mansarde, mais, ici, la chose était due à un escalier qui passait par là.
Svidrigaïlov posa la bougie, s’assit sur le lit et devint pensif. Cependant, un chuchotement étrange et continu qui, parfois, s’élevait jusqu’au cri, provenait du réduit voisin et attira finalement son attention. Ce chuchotement ne s’était pas interrompu un instant depuis qu’il était entré. Il prêta l’oreille ; quelqu’un grondait une autre personne, lui faisait des reproches, les larmes dans la voix, mais on ne distinguait qu’une seule voix. Svidrigaïlov se leva et abrita la bougie derrière sa main : une fente brilla tout de suite dans la paroi de la cloison. Il s’approcha et se mit à regarder. Dans la chambre voisine, quelque peu plus grande que la sienne, il y avait deux hommes. L’un d’eux, à la tête crépue, sans redingote, le visage rouge et enflammé, était debout dans une pose d’orateur, les jambes écartées pour ne pas perdre l’équilibre, il se frappait la poitrine du poing, reprochait pathétiquement à l’autre d’être indigent, de ne pas avoir de grade dans l’administration, alors que lui, qui l’avait tiré de la boue, pouvait le chasser quand il lui plairait et que seul le doigt du Très Haut voyait tout cela. Celui à qui on faisait ces reproches était assis sur une chaise et avait l’air d’un homme qui a une forte envie d’éternuer et qui ne parvient pas à le faire. Il regardait de temps en temps l’orateur d’un regard de mouton, mais il était évident qu’il n’avait pas la moindre idée de ce dont il était question et il était même douteux qu’il entendit quoi que ce fût. Sur la table se trouvait une bougie qui achevait de se consumer, un flacon de vodka presque vide, des verres, un morceau de pain, un plat de concombres et de la vaisselle avec des restants de thé. Ayant attentivement examiné ce tableau, Svidrigaïlov quitta la fente de la cloison avec indifférence et s’assit de nouveau sur le lit.
Le loqueteux, qui était revenu avec le thé et un plat de veau, ne sut se retenir et demanda encore une fois « s’il ne fallait vraiment plus rien ? » et, ayant reçu une réponse négative, se retira définitivement. Svidrigaïlov se précipita sur le thé dans l’espoir de se réchauffer et il en but un verre, mais il ne put avaler un morceau de nourriture, l’appétit lui faisant totalement défaut. La fièvre l’envahissait. Il enleva son paletot, sa jaquette, s’enroula dans une couverture et se coucha sur le lit. Il était dépité ; « il aurait mieux valu être en bonne santé cette fois-ci », pensa-t-il et il eut un sourire.
L’air de la chambre était suffocant, la bougie jetait une faible lueur, le vent soufflait bruyamment dehors ; une souris grattait dans un coin ; d’ailleurs la chambre sentait la souris et le cuir. Il était couché et il rêvait ; les pensées se succédaient dans sa tête. Il semblait avoir envie d’accrocher son imagination à quelque chose. « Il y a sans doute un jardin sous la fenêtre », pensa-t-il, « on entendait le bruit des arbres agités par le vent ; je n’aime pas ce bruit, par les nuits de tempête ; une désagréable sensation ! ». Et il se rappela comment il avait passé, tout à l’heure, le long du parc Pètrovsky, il y pensa même avec dégoût. Alors il se souvint du pont K… et de la Petite Neva, et il eut de nouveau froid comme lorsqu’il se trouvait debout près de l’eau.
« Je n’ai jamais aimé l’eau, même en peinture », pensa-t-il, et il sourit de nouveau à une étrange pensée qui lui vint. « Cela devrait m’être égal maintenant, toute cette esthétique, ce confort, et c’est précisément ce moment que j’ai choisi pour devenir exigeant, comme un animal qui choisit soigneusement sa place… en pareil cas. J’aurais dû tourner vers l’île Pètrovsky ! Eh bien, non, l’endroit me semblait trop sombre et trop froid, hé, hé ! Pour peu j’aurais demandé des sensations agréables… À propos, pourquoi n’éteindrais-je pas la bougie ? » (il la souffla). « Les voisins se sont couchés », pensa-t-il, ne voyant plus de lumière par la fente. « Eh bien ! Marfa Pètrovna, voici une occasion de venir, il fait sombre, l’endroit est propice et l’instant original. Mais vous ferez exprès de ne pas venir… »
Il se souvint, Dieu sait pourquoi, avoir recommandé à Raskolnikov de placer Dounétchka sous la protection de Rasoumikhine, une heure avant de mettre à exécution son dessein contre celle-ci. « En vérité, je l’avais probablement dit plutôt pour m’agacer moi-même, comme l’avait d’ailleurs deviné Raskolnikov. Quel fripon, ce Raskolnikov ! Il a pu cependant supporter pas mal de coups durs. Il pourra devenir un plus grand fripon encore, lorsqu’il deviendra moins bête, mais maintenant il a vraiment trop envie de vivre ! À ce point de vue, ces gens-là sont des lâches. Et puis, qu’il aille au diable, comme il veut, qu’est-ce que cela peut me faire ? ».
Il ne s’endormait toujours pas. Peu à peu, l’image de Dounétchka se reconstitua devant lui et, soudain, un frisson lui traversa le corps. « Non, il me faut quitter ces choses-là maintenant », pensa-t-il en reprenant conscience. « Il faut que je pense à quelque chose d’autre. C’est drôle et c’est ridicule ; je n’ai jamais eu de grande haine pour personne, je n’ai même jamais particulièrement désiré me venger et, cela, c’est mauvais signe, mauvais signe ! Je n’aimais même pas les discussions – c’est mauvais signe aussi. Et que ne lui avais-je pas promis tout à l’heure – ouais, diable ! Mais il est bien possible qu’elle aurait réussi à faire de moi un autre homme… »
Il se tut et serra les dents : l’image de Dounia apparut de nouveau à son esprit, exactement comme elle était lorsque, venant de faire feu la première fois, elle avait baissé l’arme, terriblement effrayée et devenue mortellement pâle et qu’elle le regardait, si bien qu’il aurait pu la saisir deux fois sans qu’elle levât la main pour se défendre, s’il ne lui avait pas rappelé lui-même. Il se souvint d’avoir eu une sorte de pitié pour elle en ce moment, que son cœur s’était serré… « Eh ! Au diable ! Encore ces pensées, il me faut quitter tout cela !… »
Le sommeil l’envahissait déjà, les frissons fiévreux s’apaisaient ; soudain, il eut la sensation que quelque chose parcourait son bras, puis sa jambe. Il frissonna : « Ouais », pensa-t-il, « mais c’est une souris ! C’est sans doute à cause du plat de veau que j’ai laissé sur la table… ». Il lui répugnait terriblement de se découvrir, de se lever, d’avoir froid de nouveau, mais quelque chose frôla sa jambe encore une fois ; il arracha la couverture et ralluma la bougie. Tout tremblant d’un froid fiévreux, il se pencha et examina le lit – il n’y avait rien ; il secoua la couverture et, soudain, une souris sauta sur le drap. Il s’élança pour l’attraper, mais la souris ne quittait pas le lit, qu’elle parcourait en zigzag dans tous les sens ; elle glissait entre ses doigts, passait sous sa main et, soudain, elle se faufila sous l’oreiller ; il rejeta celui-ci, mais il sentit instantanément que la souris avait grimpé sous son aisselle, qu’elle lui parcourait tout le corps, qu’elle était déjà sur son dos, sous sa chemise. Il se mit à trembler nerveusement et se réveilla. La chambre était sombre, il était couché dans le lit, roulé dans la couverture, comme tout à l’heure ; dehors, le vent hurlait. C’est dégoûtant », pensa-t-il avec dépit.
Il se leva et s’assit sur le bord du lit, le dos tourné à la fenêtre. « Il vaut mieux ne pas dormir du tout », décida-t-il. Un air froid et humide venait de la fenêtre ; il tira la couverture à lui et s’en enveloppa sans se lever. Il n’alluma pas la bougie. Il ne pensait à rien et il n’avait nullement envie de penser ; mais les rêves succédaient aux rêves, des lambeaux d’idées défilaient dans son esprit sans commencement, ni fin, ni liaison. Il s’assoupissait. Était-ce le froid ou la nuit, l’humidité ou le vent hurlant dehors et secouant les arbres, qui provoquèrent en lui un désir fantastique, mais il rêva surtout de fleurs.
Un merveilleux paysage lui apparut ; c’était un jour ensoleillé, tiède, presque chaud, un jour de fête : la Trinité. Un cottage de campagne dans le goût anglais, magnifique, luxueux, s’élevait au milieu d’un parterre de fleurs entouré de plates-bandes ; le perron était envahi par des plantes grimpantes et enlacé de rosiers ; l’escalier, clair et frais, était couvert d’un somptueux tapis, orné de fleurs rares dans des vases de Chine. Il remarqua surtout, sur les fenêtres, dans des vases remplis d’eau, des bouquets de narcisses blancs, penchés sur leurs longues et grosses tiges vert vif, et qui exhalaient un arôme pénétrant. Il n’avait pas envie de s’éloigner des narcisses, mais il monta quand même l’escalier et pénétra dans une vaste et haute salle, et là aussi, il y avait des fleurs partout, près des fenêtres, près de la porte ouverte, sur la terrasse elle-même. Le plancher était semé d’herbe fraîchement fauchée, répandant une odeur agréable, les fenêtres étaient ouvertes, l’air frais, léger, pénétrant dans la pièce, les oiseaux chantaient sous les fenêtres. Au milieu de la salle, sur une table couverte d’un drap mortuaire de satin blanc, se trouvait un cercueil. Ce cercueil était capitonné de gros-de-Naples et bordé d’une ruche de tulle. Des guirlandes de fleurs l’entouraient. Toute couverte de fleurs, une fillette reposait dans le cercueil, vêtue d’une robe de tulle blanc ; les bras, qu’on aurait dit sculptés dans le marbre, croisés sur sa poitrine. Mais ses cheveux blond clair, tout épars, étaient mouillés ; une couronne de roses entourait sa tête. Son profil, sévère et déjà figé, semblait aussi être taillé dans le marbre, mais le sourire de ses lèvres pâles était plein d’un chagrin infini, n’ayant rien d’enfantin et exprimant une grande douleur.
Svidrigaïlov connaissait cette fillette ; il n’y avait ni icône, ni cierge allumé, ni aucun bruit, ni prières auprès de ce cercueil. Cette fillette s’était suicidée : – noyée. Elle n’avait que quatorze ans, mais elle avait déjà le cœur brisé et elle s’était tuée après un outrage qui avait étonné et épouvanté sa jeune conscience, qui avait couvert d’une honte imméritée son âme d’ange pur, qui avait arraché à sa gorge un dernier cri de désespoir, un cri qui ne fut pas entendu, mais brutalement étouffé dans la nuit noire, le froid, le dégel humide, tandis que le vent hurlait…
Svidrigaïlov reprit connaissance, se leva et alla à la fenêtre. Il trouva le verrou en tâtonnant et ouvrit la croisée. Le vent s’engouffra sauvagement dans l’étroit réduit qu’il occupait et lui souffla un embrun glacé au visage et sur sa poitrine à peine couverte par sa chemise. Il y avait, en effet, quelque chose comme un jardin sous la fenêtre ; un parc d’attractions, lui sembla-t-il ; il était probable qu’ici aussi l’on chantait et l’on servait du thé sur des petites tables dans la journée. Maintenant, des gouttelettes d’eau tombaient des arbres, il faisait noir comme dans une cave, si bien qu’il n’était possible de distinguer que de vagues taches sombres. Svidrigaïlov, penché et accoudé à la fenêtre, fixait depuis cinq minutes déjà les ténèbres, lorsqu’un coup de canon, puis un autre retentirent dans la nuit.
« Ah, le signal ! L’eau monte », pensa-t-il. « Au matin, elle se précipitera vers les endroits bas, le long des rues, elle envahira les caves, les rats des caves surnageront, au milieu du vent et de la pluie ; les gens, tout mouillés, se mettront, en jurant, à transporter leurs misérables hardes vers les étages supérieurs… Mais, quelle heure est-il ? À peine venait-il de penser cela, qu’une horloge sonna trois heures quelque part. « Tiens, mais l’aube va pointer dans une heure ! Pourquoi attendre davantage ? Je vais sortir maintenant et j’irai droit à l’île Pètrovsky, je choisirai là un gros arbrisseau tout dégoulinant de pluie, si bien qu’il suffirait de l’effleurer à peine de l’épaule pour qu’une multitude de gouttes vous arrosent la tête… » Il s’éloigna de la fenêtre, alluma la bougie, remit avec peine son gilet, son paletot, prit son chapeau et sortit dans le couloir avec la bougie pour essayer de trouver le loqueteux, qui dormait sans doute dans quelque réduit encombré d’objets hétéroclites et de bouts de chandelles, afin de lui régler l’addition et de sortir de l’hôtel. « C’est le meilleur moment, impossible de mieux choisir ! »
Il erra longtemps dans le long et étroit couloir sans trouver personne et il voulut même appeler, quand, soudain, dans un coin sombre, entre une armoire et une porte, il distingua une forme bizarre, quelque chose qui semblait vivant. Il se baissa en avançant la bougie et vit un enfant, une fillette de cinq ans à peine, dans un petit paletot trempé comme une loque ; la petite tremblait et pleurait. Il semblait qu’elle ne fût pas effrayée par l’arrivée de Svidrigaïlov, elle le regardait de ses grands yeux noirs écarquillés, avec un étonnement stupide ; elle laissait de temps en temps échapper un sanglot comme les enfants qui ont longtemps pleuré, qui sont déjà consolés, mais qui font encore entendre parfois un bref sanglot.
Le visage de la petite fille était pâle et exténué ; elle était engourdie par le froid. « Mais comment se fait-il qu’elle soit là ? Elle a dû se cacher ici, et elle n’a pas dormi de toute la nuit. » Il se mit à l’interroger ; la petite fille sortit tout à coup de sa torpeur et se mit à lui raconter quelque chose dans un langage rapide d’enfant. Elle parla de « mama », elle dit que « mama donnera des coups », elle dit quelque chose au sujet d’une tasse qu’elle aurait cassée. La petite parlait sans s’arrêter ; on pouvait deviner plus ou moins à travers son récit qu’elle était une enfant que sa mère n’aimait pas, que celle-ci, quelque cuisinière de l’hôtel, éternellement ivre, la battait sans cesse, que la petite avait cassé la tasse de sa mère et qu’elle en avait été tellement effrayée qu’elle s’était enfuie, qu’elle s’était cachée pendant longtemps, sans doute dans la cour, sous la pluie et qu’enfin elle s’était glissée ici, blottie derrière l’armoire, qu’elle avait passé toute la nuit en pleurant, en tremblant de froid et de peur et qu’elle serait fortement battue pour ce qu’elle avait fait.
Ses petits souliers étaient si trempés, qu’ils semblaient avoir passé toute la nuit dans une mare. Svidrigaïlov la porta dans sa chambre, la déshabilla, la coucha sur le lit et l’enroula tout entière dans la couverture. Elle s’endormit tout de suite. Après avoir fait cela, il devint à nouveau sombrement pensif.
« Qu’avais-je à m’embarrasser de cette fillette ! », pensa-t-il tout à coup avec une sensation pénible et haineuse. « Quelles bêtises ! » Plein de dépit, il prit la bougie pour aller immédiatement à la recherche du loqueteux et quitter l’hôtel au plus vite. « Et la fillette ? », pensa-t-il en la maudissant dans son âme, lorsqu’il ouvrit la porte ; il revint sur ses pas pour lui jeter un coup d’œil et voir si oui ou non elle dormait. Il souleva prudemment la couverture. La petite fille dormait à poings fermés. Elle s’était réchauffée sous la couverture et le sang avait déjà coloré ses joues pâles. Mais il était étrange que cette couleur faisait des taches plus vives et plus nettes que chez les enfants ordinaires. « C’est une rougeur fiévreuse », pensa Svidrigaïlov ; « on dirait qu’elle est due au vin ; comme si on lui avait fait boire tout un verre de vin. Ses lèvres vermeilles semblent brûler ; mais, qu’est-ce ? ». Il lui semble soudain que ses longs cils noirs frissonnent, qu’ils se soulèvent et qu’elle laisse filtrer un regard aigu, rusé, qui n’est plus du tout un regard d’enfant, comme si la petite fille faisait seulement semblant de dormir.
Oui, c’est ainsi en effet : ses lèvres se disjoignent en un sourire, les commissures des lèvres frissonnent comme si elle réprimait un rire. Mais voici qu’elle ne se contient plus ; c’est déjà du rire, un rire flagrant ; quelque chose d’insolent, de provocant, apparaît dans ce visage qui n’est plus enfantin du tout ; c’est le visage du vice ; c’est le visage effronté d’une fille de joie. Voici que ses yeux sont déjà franchement ouverts : ils le caressent d’un regard ardent et impudent, ils l’appellent, ils rient… Il y a quelque chose de hideux, d’offensant, dans ce rire, dans ces yeux, dans le vice qui apparaît sur ce visage d’enfant. « Comment ! Et elle n’a que cinq ans ! » bégaya Svidrigaïlov épouvanté, – « mais comment… comment est-ce possible ? » Mais, voici qu’elle tourne déjà vers lui son visage ardent, qu’elle tend vers lui ses petits bras… Il se réveilla au même moment…
Il est toujours dans le lit, toujours enroulé dans la couverture ; la bougie ne brûle plus ; le plein jour éclaire la chambre.
« J’ai eu le cauchemar toute la nuit ! » pensa-t-il. Il se souleva, haineux, se sentant courbaturé ; tous ses os lui faisaient mal. Dehors, il y avait un épais brouillard : impossible de rien distinguer. Il était près de cinq heures, bien plus tard que l’heure à laquelle il avait pensé se réveiller ! Il se leva et mit sa jaquette et son paletot encore humides. Sentant le revolver dans sa poche, il le sortit et mit en place la capsule ; ensuite il s’assit, prit son calepin et inscrivit quelques lignes sur la page de garde. Ayant relu ce qu’il avait écrit, il devint pensif et s’accouda à la table. Le revolver et le carnet étaient restés sur celle-ci, près de son coude. Les mouches réveillées couraient sur la tranche de veau qu’il n’avait pas touchée et qui était restée dans un plat sur la table. Il les regarda longtemps et se mit enfin en devoir d’en attraper une de sa main droite restée libre. Il s’épuisa longtemps en vains efforts. Enfin, il se surprit à cette intéressante occupation, revint à lui, se leva et sortit avec décision de la chambre. Une minute plus tard, il était dans la rue.
Un épais brouillard recouvrait la ville. Svidrigaïlov se dirigea vers la Petite Neva, en marchant sur la chaussée, pavée de bois, glissante et sale. Il imagina l’eau de la Petite Neva, qui avait monté très haut pendant la nuit, l’île Pètrovsky, les sentiers mouillés, les arbres et les arbustes dégoulinants d’eau et, enfin, ce même arbrisseau auquel il avait pensé tout à l’heure. Il se mit à examiner les maisons avec dépit, pour penser à autre chose. Il n’y avait ni passant ni fiacre dans l’avenue. Les petites maisons de bois, jaune vif, leurs volets fermés, avaient un air chagrin et sale. Le froid et l’humidité le transperçaient et il se mit à grelotter. Il passait de temps à autre devant quelque enseigne d’épicier ou de légumier et il les lisait toutes attentivement. Voici que le pavé de bois finissait. Il arrivait déjà à la hauteur d’un grand immeuble de briques. Un petit chien sale et tout transi traversa la chaussée. Un homme ivre-mort, vêtu d’un manteau, était couché face contre terre sur le trottoir. Il lui jeta un coup d’œil et passa outre. Il aperçut une haute tour sur la gauche.
« Bah ! pensa-t-il, mais voici une excellente place, pourquoi aller à l’île Pètrovsky ? Au moins, j’aurai un témoin officiel… » Il sourit à cette nouvelle idée et tourna dans la rue P… Il y avait là une grande maison avec un haut campanile. Près de la porte cochère fermée, était debout un homme de petite taille qui s’y appuyait de l’épaule ; il était emmitouflé dans un manteau gris de soldat et coiffé d’un casque d’Achille en cuivre. Il jeta de biais un regard froid et ensommeillé à Svidrigaïlov. Son visage exprimait cette perpétuelle affliction hargneuse qui rend si amer le visage des Israélites. Tous deux, Svidrigaïlov et lui, s’examinèrent pendant quelque temps en silence. Il sembla enfin bizarre à l’Achille qu’un homme qui n’était pas ivre restât à trois pas devant lui à le regarder sans rien dire.
– Que voulez-vous, prononça-t-il, en restant toujours immobile.
– Mais rien, mon vieux ; bonjour ! répondit Svidrigaïlov.
– Allez plus loin.
– Moi, mon vieux, je pars vers des contrées étrangères.
– Étrangères ?
– En Amérique.
– En Amérique ?
Svidrigaïlov sortit le revolver et l’arma.
L’Achille leva les sourcils :
– Qu’est-ce que c’est que cela ? C’est pas l’endroit !
– Pourquoi ne serait-ce pas l’endroit ?
– Parce que ce n’est pas l’endroit.
– Bah, mon vieux, c’est égal. L’endroit est bon ; si on te questionne, tu répondras que je suis parti pour l’Amérique.
Il mit le canon du revolver contre sa tempe droite.
– Vous ne pouvez pas ici, c’est pas l’endroit ! dit l’Achille ; il tressaillit et ses yeux se dilatèrent encore davantage.
Svidrigaïlov appuya sur la gâchette…
Le même jour, mais déjà vers le soir, passé six heures, Raskolnikov arrivait à l’appartement occupé par sa mère et sa sœur et qu’avait loué pour elles Rasoumikhine, dans l’immeuble Bakaléïev. L’entrée de l’escalier donnait sur la rue. Raskolnikov approchait en retenant toujours davantage le pas, comme s’il hésitait à entrer ou non. Mais il ne serait pour rien au monde retourné sur ses pas : sa décision était prise. « Du reste, c’est indifférent ; elles ne savent encore rien, pensa-t-il, et elles sont habituées à me prendre pour un original… » Son costume était dans un état lamentable ; tous ses vêtements étaient sales, déchirés, froissés d’avoir passé toute une nuit sous la pluie. Son visage était tordu par la fatigue physique et la lutte qu’il s’était livrée à lui-même. Il avait passé cette nuit seul. Dieu sait où, mais du moins, il s’était décidé.
Il frappa à la porte, ce fut sa mère qui lui ouvrit. Dounétchka n’était pas là. Il se trouva que la servante même était absente. Poulkhéria Alexandrovna resta d’abord muette d’étonnement et de bonheur ; puis elle le saisit par le bras et l’attira dans la chambre.
– Ah ! te voilà enfin ! commença-t-elle d’une voix tremblante de joie. – Ne m’en veux pas, Rodia, que je te reçoive si sottement, avec des larmes aux yeux : je ris, je ne pleure pas. Tu penses que je suis triste ? Non, je me réjouis, et ce n’est qu’une de mes mauvaises habitudes, ces larmes qui coulent. Depuis la mort de ton père, je pleure pour la moindre chose. Assieds-toi, mon chéri, tu es sans doute fatigué, comme je vois. Oh, comme tu t’es sali !
– J’ai été sous la pluie, hier, maman… commença Raskolnikov.
– Mais non, mais non ! interrompit Poulkhéria Alexandrovna. Tu craignais que je me mette à t’interroger, suivant mon ancienne habitude de vieille femme ? Ne crains rien. Car je comprends, je comprends tout maintenant ; je sais comment on agit ici à Petersbourg et je vois bien qu’on y est plus intelligent que chez nous. Je me suis rendu compte, une fois pour toutes, que je ne suis pas capable de comprendre tes raisons et qu’il ne fallait pas te demander de comptes. Tu as, peut-être, Dieu sait quelles affaires et quels plans en la tête, je ne sais quelles idées peut engendrer ton cerveau, et c’est moi qui irais te tirer par la manche et te questionner sur ce que tu penses ? Moi, je… Oh ! mon Dieu ! J’ai tout à fait perdu la tête… Je lis déjà pour la troisième fois ton article paru dans la revue : c’est Dmitri Prokofitch qui me l’a apporté. J’ai poussé un cri, quand je l’ai lu : quelle sotte suis-je, ai-je pensé, voilà de quoi il s’occupe, voilà la solution de toute l’histoire ! Les savants sont toujours comme ça ; il a sans doute maintenant de nouvelles idées en tête ; il s’occupe de les mettre au point, et c’est moi qui vais le troubler et le tourmenter. J’ai lu ton article, mon ami, et, évidemment, je n’y comprends pas grand-chose ; d’ailleurs, ce doit être ainsi ; comment pourrais-je être capable de comprendre cela !
– Montrez-le moi, maman.
Raskolnikov prit la petite revue et jeta un coup d’œil sur son article. Si contradictoire que ce fût avec sa situation et son état présent, il eut cette sensation bizarre, à la fois mordante et douce, que ressent un auteur qui se voit imprimé pour la première fois ; de plus, son âge, vingt-trois ans, l’influença aussi. Cela ne dura qu’un instant. Après avoir lu quelques lignes, il se rembrunit et une affreuse angoisse étreignit son cœur. Toute la lutte soutenue dans son âme lui revint d’un coup à la mémoire. Il jeta son article sur la table avec dépit et dégoût.
– Seulement, Rodia, si sotte que je sois, je pense que tu seras très bientôt l’un des premiers, – si pas le tout premier personnage de notre monde savant. Et ils osaient dire que tu étais devenu fou. – Elle rit. – Tu ne le sais pas – ils l’avaient vraiment pensé. Oh, ces misérables vers de terre, comment pourraient-ils comprendre ce qu’est l’intelligence ! Et Dounétchka, Dounétchka elle-même avait été près de le croire, qu’en penses-tu ? Ton défunt père a envoyé deux fois des manuscrits aux journaux : d’abord des vers (j’ai conservé le cahier, je te montrerai) et puis toute une nouvelle (je suis parvenue à obtenir de lui de pouvoir la copier), – comme nous avons prié tous les deux pour qu’elle soit acceptée – et elle ne fut pas acceptée ! Il y a six ou sept jours, j’étais affligée à l’aspect de tes vêtements, j’étais attristée de voir comment tu vivais et ce que tu mangeais. Et maintenant, je me rends bien compte que j’étais sotte, car, si tu le voulais, tu pourrais te procurer tout ce que tu veux, grâce à ton intelligence et à ton talent. C’est que pour le moment, tu ne le veux pas et que tu t’occupes de choses plus importantes…
– Dounia n’est pas ici, maman ?
– Non, Rodia. Elle est souvent absente ; elle me laisse seule. Dmitri Prokofitch – merci à lui – vient parfois passer un moment avec moi et il me parle toujours de toi. Il t’aime, mon ami, et il te respecte. Quant à ta sœur, je ne dirai pas qu’elle manque vraiment d’égards pour moi. Je ne me plains pas du tout, elle a son caractère, moi le mien ; elle a des secrets maintenant, moi je n’ai pas de secrets pour vous. Évidemment, je suis fermement persuadée que Dounia est trop intelligente… et qu’en outre elle nous aime toi et moi… Mais je ne sais pas où tout cela va nous mener. Voilà, tu m’as rendue heureuse, Rodia, en venant me voir, tandis qu’elle est partie ; quand elle reviendra, je lui dirai : ton frère est venu en ton absence, et toi, où as-tu bien passé le temps ? Ne me gâte pas particulièrement, Rodia, viens si tu le peux, si tu ne le veux pas – j’attendrai. Car je saurai quand même que tu m’aimes et cela me suffira. Je vais lire tes écrits, je vais entendre parler de toi, et, de temps en temps, il arrivera que tu viennes toi-même me voir pour un moment – quoi de mieux ? Car voilà, tu es bien venu pour consoler ta mère, et je vois…
Ici, Poulkhéria Alexandrovna se mit soudain à pleurer.
– Encore ! Ne me regarde pas ; sotte que je suis ! Oh, mon Dieu, pourquoi est-ce que je reste ainsi à ne rien faire s’écria-t-elle, en se levant précipitamment. J’ai du café et je ne pense même pas à t’en offrir ! Voilà ce qu’est l’égoïsme d’une vieille femme. Tout de suite, tout de suite !
– Maman, laissez cela ; je m’en vais immédiatement. Je ne suis pas venu pour cela. Écoutez-moi, je vous prie.
Poulkhéria Alexandrovna s’approcha timidement de lui.
– Maman, quoi qu’il arrive, quoi que vous entendiez dire à mon sujet, m’aimerez-vous toujours comme maintenant ? demanda-t-il soudain du fond de son cœur, comme s’il ne pensait pas aux mots qu’il disait, comme s’il ne les pesait pas.
– Rodia, Rodia, qu’as-tu ? Comment peux-tu me poser une question pareille ? Mais qui oserait me dire quelque chose de mal à ton sujet ? Mais je ne le croirais pas, qui que ce soit, je le chasserais simplement.
– Je suis venu pour vous assurer que je vous ai toujours aimée, et maintenant, je suis heureux de ce que nous soyons seuls, je suis même heureux de ce que Dounétchka ne soit pas là, continua-t-il avec le même élan. – Je suis venu vous dire franchement que, quoique malheureuse, vous devez toujours vous dire que votre fils vous aime plus que lui-même et que tout ce que vous avez pensé de moi – que je suis cruel et que je ne vous aime pas – n’est pas vrai. Je vous aimerai toujours… Et c’est assez ; il me semblait qu’il fallait faire cela et qu’il fallait commencer par là…
Poulkhéria Alexandrovna l’embrassait silencieusement, le serrait contre sa poitrine et pleurait doucement.
– Je ne sais ce que tu as, Rodia, dit-elle enfin. Je pensais tout ce temps que nous t’ennuyions simplement, mais, maintenant, je vois à tout ce qui se passe qu’un grand malheur t’attend et que c’est cela qui t’angoisse. Je pressens cela depuis longtemps, Rodia. Pardonne-moi d’en avoir parlé, j’y pense sans cesse et n’en dors pas la nuit. Cette nuit ta sœur a déliré sans arrêt et elle a parlé tout le temps de toi. J’ai entendu quelque chose, mais je n’ai rien compris. J’ai erré toute la matinée dans la chambre comme une condamnée à mort ; j’attendais, je pressentais quelque chose, et voilà que cela arrive ! Rodia, Rodia, que vas-tu faire ? Tu t’en vas, peut-être ?
– Oui.
– Je l’ai bien pensé. Mais je puis aller avec toi, si je peux t’être utile. Et Dounia aussi, elle t’aime, elle t’aime beaucoup. Et que Sophia Sèmionovna vienne aussi avec nous, s’il le faut ; tu vois, je la prendrai volontiers avec moi, comme ma fille. Et Dmitri Prokofitch nous aidera à tout apprêter pour notre départ… Mais… où… pars-tu donc ?
– Adieu, maman.
– Comment, aujourd’hui même, s’écria-t-elle, comme si elle le perdait pour l’éternité.
– Je ne peux pas, il est temps, je dois absolument…
– Et ne puis-je aller avec toi ?
– Non, mettez-vous à genoux, et priez Dieu pour moi. Peut-être votre prière sera-t-elle entendue ?
– Laisse-moi te bénir ! Comme cela, comme cela ! Oh, mon Dieu, que faisons-nous là !
Oui, il était content, très content qu’il n’y eût là personne d’autre, qu’il fût seul avec sa mère. Depuis le début de ces terribles événements, c’était la première fois qu’il sentait son cœur s’attendrir. Il tomba à genoux devant elle, il lui embrassa les pieds, et tous deux pleurèrent enlacés. Elle ne s’étonna pas cette fois-ci et ne l’interrogea pas. Elle avait compris déjà depuis longtemps que quelque chose de terrible se passait et qu’une effrayante minute était proche pour son fils.
– Rodia, mon petit, mon premier-né, disait-elle en sanglotant, – tu es maintenant comme quand tu étais petit et que tu venais m’embrasser ; quand ton père vivait encore – et que nous avions du chagrin, tu nous consolais par ta seule présence ; et quand il est mort, combien de fois ne sommes-nous pas restés, comme maintenant, serrés l’un contre l’autre, à pleurer sur sa tombe ! Et si je pleure depuis si longtemps, c’est que mon cœur de mère a pressenti le malheur. Dès que je t’ai vu l’autre soir, tu te rappelles, à notre arrivée à Petersbourg, j’ai tout deviné à ton seul regard et mon cœur a frissonné ; et, aujourd’hui, lorsque j’ai ouvert la porte et que je t’ai vu : « eh bien, pensais-je, l’heure fatale est arrivée ». Rodia, Rodia, tu ne pars pas tout de suite, dis ?
– Non.
– Tu viendras encore ?
– Oui… je viendrai encore.
– Rodia, ne te fâche pas, je n’ose pas te questionner. Je sais que je ne le peux pas, mais dis-moi deux mots seulement : c’est un long voyage ?
– Très long.
– Et qu’est-ce qui t’attends là-bas, un emploi, une carrière ?
– Ce que Dieu m’enverra. Priez seulement pour moi…
Raskolnikov marcha vers la porte, mais elle s’agrippa à lui et le regarda droit dans les yeux d’un regard désespéré. Son visage était contracté par l’épouvante.
– Allons, maman, dit Raskolnikov, regrettant amèrement d’être venu.
– Pour toujours ? Ce n’est pas encore pour toujours ? Tu viendras, n’est-ce pas, tu viendras encore demain.
– Oui, oui, je viendrai ; adieu.
Il s’échappa enfin.
La soirée était tiède, aérée et claire. Au matin, déjà, le temps s’était remis. Raskolnikov se rendait chez lui ; il se hâtait. Il voulait en finir avec tout avant le coucher du soleil. Il n’avait pas envie de rencontrer qui que ce soit jusqu’alors. En montant chez lui, il remarqua que Nastassia, abandonnant le samovar, le suivit attentivement des yeux. « Y aurait-il quelqu’un chez moi ? » se demanda-t-il. Il pensa avec dégoût à Porfiri. Mais, arrivé à sa porte et l’ayant ouverte, il vit Dounétchka. Elle était assise, toute seule, perdue dans une profonde méditation et il semblait qu’elle attendait depuis longtemps. Il s’arrêta sur le seuil ; elle se leva, effrayée, et se dressa devant lui. Son regard, fixé sur lui, exprimait l’épouvante et un chagrin infini. Et ce seul regard suffit à lui faire comprendre qu’elle savait déjà tout.
– Eh bien, dois-je entrer, ou bien dois-je m’en aller ? demanda-t-il avec méfiance.
– Je suis restée toute la journée chez Sophia Sèmionovna ; nous t’attendions. Nous pensions que tu ne pouvais manquer de passer chez elle.
Raskolnikov entra dans la chambre et s’assit, épuisé, sur une chaise.
– Je suis faible, Dounia, je suis trop fatigué ; pourtant j’aurais voulu être, en ce moment, en pleine possession de mes moyens.
Il lui jeta un coup d’œil défiant.
– Où as-tu donc été toute la nuit ?
– Je ne me souviens pas bien ; tu vois, Dounia, j’ai voulu me décider définitivement, et j’ai rôdé en passant bien des fois près de la Neva ; cela, je me le rappelle. J’ai voulu en finir ainsi, mais… je ne suis pas parvenu à me décider… chuchota-t-il, en jetant un nouveau coup d’œil défiant à Dounia.
– Dieu merci ! C’est précisément ce que nous craignions, Sophia Sémionovna et moi ! Par conséquent, tu crois encore à la vie, que Dieu en soit remercié !
Raskolnikov eut un sourire plein d’amertume.
– Je n’y croyais pas, pourtant, je viens de pleurer avec notre mère dans mes bras ; je ne crois pas et pourtant je lui ai demandé de prier pour moi. C’est Dieu qui sait comment tout cela se passe, Dounétchka ; moi, je n’y comprends rien.
– Tu es allé chez notre mère ? Tu lui as dit ? s’écria Dounia épouvantée. Est-il possible que tu te sois décidé à lui dire cela ?
– Non, je ne le lui ai pas dit… explicitement ; mais elle a compris bien des choses. Elle t’avait entendu délirer cette nuit. Je suis sûr qu’elle comprend déjà à moitié. J’ai peut-être mal fait d’y aller. Je ne sais même pas pourquoi j’y suis allé. Je suis un homme bas, Dounia.
– Tu es un homme bas, mais tu es prêt à marcher à l’expiation ! Car tu y vas !
– Oui. Tout de suite. Oui, c’est pour éviter cette honte que j’ai voulu me noyer, Dounia, mais j’ai pensé, au dernier moment, que je m’étais considéré comme fort jusqu’ici, et qu’il ne fallait pas avoir peur de la honte. – C’est de l’orgueil, Dounia.
– Oui, Rodia.
Il sembla qu’une flamme brillât dans ses yeux éteints ; il lui était très agréable de se savoir encore de l’orgueil.
– Tu ne penses pas, Dounia, que j’ai simplement eu peur de l’eau ? demanda-t-il, en la dévisageant avec un affreux sourire.
– Oh, Rodia, je t’en prie ! s’écria Dounia amèrement.
Le silence persista pendant près de deux minutes. Il restait assis, la tête baissée, à regarder le sol ; Dounétchka était debout, à l’autre extrémité de la salle ; elle le regardait avec douleur. Soudain il se leva :
– Il se fait tard. Il est temps. Je vais maintenant aller me dénoncer. Mais j’ignore pourquoi je vais faire cela.
De grosses larmes coulaient sur les joues de Dounia.
– Tu pleures, Dounia, mais peux-tu me tendre la main ?
– En doutes-tu ?
Elle l’étreignit.
– En allant vers l’expiation, n’effaces-tu pas ton crime à moitié ? s’écria-t-elle en le serrant contre elle et en l’embrassant.
– Un crime ? Quel crime ? s’écria-t-il, en proie à une fureur soudaine. Est-ce un crime que de tuer un pou infâme et nuisible, une vieille usurière dont personne n’avait besoin, pour le meurtre de laquelle quarante péchés seront pardonnés au meurtrier, une affreuse vieille qui suçait le sang des pauvres ? Je n’y pense même pas et je n’ai pas à effacer ce crime. Et qu’ont-ils tous à me jeter ça à la tête : « un crime, un crime ! » Ce n’est que maintenant que je vois toute l’absurdité de ma faiblesse d’âme, maintenant que je me suis décidé à accepter cette honte inutile !… Simplement, c’est ma bassesse et mon incapacité qui m’ont poussé à me décider, ou peut-être encore pour l’avantage que j’en aurai, comme le disait ce… Porfiri !…
– Frère, frère, que dis-tu là ! Mais tu as versé le sang ! s’écria Dounia désespérée.
– Tout le monde le verse le sang, reprit-il hors de lui. Le sang coule et a toujours coulé, comme une cascade. Ceux qui le font couler comme du champagne sont couronnés au Capitole et sont nommés bienfaiteurs de l’humanité. Mais ouvre donc tes yeux et regarde plus attentivement ! Moi-même, j’ai voulu du bien aux hommes et j’aurais fait des centaines, des milliers de bonnes actions, en échange de cette unique bêtise, pas même, de cette maladresse ! – Car l’idée n’était pas si bête qu’elle apparaît maintenant à la lumière de l’échec… (à la lumière de l’échec, tout paraît bête) ! Au moyen de cette « bêtise », j’ai voulu me placer dans une situation indépendante, faire les premiers pas, avoir des moyens ; et, ensuite, tout aurait été effacé par l’incommensurable utilité du résultat… Mais je n’ai pas été capable de faire ces premiers pas, parce que je suis un lâche ! Voilà la difficulté ! Mais, quand même, je n’adopterai pas vos vues ; si j’avais réussi, j’aurais été couronné de feuilles de laurier, tandis, que, maintenant, on me tend des pièges !
– Mais ce n’est pas cela, pas cela du tout ! Frère, que dis-tu là !
– Ah ! La forme n’est pas bonne, la forme n’est pas acceptable du point de vue esthétique ! Eh bien, décidément, je ne comprends pas pourquoi envoyer des bombes sur les gens, au cours d’un siège en règle, répond à des exigences de forme plus honorable ? La crainte de l’esthétique est le premier, signe de l’impuissance !… Jamais, jamais je n’en ai eu aussi clairement conscience que maintenant et moins que jamais je ne comprends pourquoi mon acte est un crime ! Je n’ai jamais, jamais été plus fort et plus convaincu qu’à présent !
Le sang était monté à son visage pâle et épuisé. Mais en prononçant la dernière phrase, il rencontra par hasard le regard de Dounia, et il lut tant de souffrance dans ce regard, qu’il revint à lui. Il sentit que, malgré tout, il avait rendu malheureuses ces deux pauvres femmes. Il était quand même la cause…
– Dounia chérie ! Si je suis coupable, pardonne-moi (quoiqu’on ne puisse me pardonner si je suis vraiment coupable). Adieu, ne discutons pas ! Il est temps, grand temps. Ne me suis pas, je t’en supplie. Je dois encore passer… Va plutôt tout de suite chez notre mère et assieds-toi auprès d’elle. Je t’en supplie, c’est la dernière prière que je te fais et la plus grande. Ne la laisse pas un instant ; je l’ai abandonnée dans une anxiété telle que je doute qu’elle y survive : elle en mourra ou elle en deviendra folle. Reste donc avec elle ! Rasoumikhine sera également près de vous ; je lui ai parlé… Ne me pleure pas, j’essayerai d’être vaillant et honnête toute ma vie, quoique je sois un assassin. Peut-être entendras-tu prononcer mon nom un jour ? Vous n’aurez pas à avoir honte de moi ; tu verras ; je prouverai encore que… maintenant au revoir, en attendant, se hâta-t-il de conclure, ayant remarqué de nouveau qu’une étrange expression était apparue dans les yeux de Dounia, pendant qu’il prononçait ces derniers mots et ces dernières promesses. – Eh bien, pourquoi pleures-tu ainsi ? Ne pleure pas, ne pleure pas ; nous ne nous séparons pas pour toujours ! Ah oui, attends, j’ai oublié !…
Il revint près de la table, prit un gros volume couvert de poussière, l’ouvrit et en sortit un portrait qui se trouvait entre les feuilles ; c’était un petit portrait à l’aquarelle peint sur ivoire. Il représentait la fille de la logeuse, son ancienne fiancée, morte d’un accès de fièvre chaude, cette jeune fille bizarre qui avait voulu entrer en religion. Il regarda attentivement pendant quelques instants le petit visage expressif et maladif, il embrassa l’image et la tendit à Dounétchka.
– Avec celle-là, je pouvais parler, même de cela, avec elle seule, prononça-t-il d’un air méditatif. – J’ai confié à son cœur beaucoup de mon projet qui s’est accompli après, avec tant de laideur. Ne crains rien – dit-il à Dounia – elle n’était pas d’accord avec moi, je suis content, content qu’elle ne soit plus. Ce qui est le plus grave, c’est que tout va prendre maintenant une autre voie, tout va se briser, s’écria-t-il soudain, revenant à son angoisse, – tout, tout ! Et y suis-je préparé ? Est-ce que je le désire ? On me dit qu’il faut passer cette épreuve ! À quoi bon, à quoi bon, ces épreuves insensées ! À quoi bon ? Vais-je mieux en concevoir la nécessité lorsque je serai écrasé par les souffrances, l’idiotie, lorsque je serai frappé d’impuissance sénile après vingt ans de bagne – et à quoi me servira-t-il de vivre à ce moment ? Pourquoi est-ce que je consens à présent à vivre ainsi ? Oh, je savais que j’étais un lâche, lorsque j’étais près de la Neva ce matin à l’aube !
Ils sortirent enfin tous deux. Dounia ressentait une peine infinie, mais elle l’aimait ! Elle s’éloigna, mais, après une cinquantaine de pas, elle se retourna pour lui jeter un dernier coup d’œil. Elle pouvait toujours le voir. Arrivé au coin, il se retourna aussi ; leurs yeux se rencontrèrent pour la dernière fois ; mais ayant remarqué qu’elle le regardait, il fit un geste agacé de la main pour lui faire signe de s’en aller ; lui-même tourna brusquement le coin.
« Je suis méchant, je le vois bien », pensa-t-il, ayant honte de son geste agacé, une minute après l’avoir fait, – Mais pourquoi m’aiment-elles tant, si je n’en vaux pas la peine ! Oh, si j’étais seul, si personne ne m’aimait et si je n’aimais personne ! Tout cela ne serait pas arrivé ! Je serais curieux de savoir s’il est vraiment possible que mon âme soit domptée à ce point, au bout de ces quinze ou vingt ans à venir, que je me mettrai à pleurnicher devant les gens et à me traiter à tout propos de brigand ? Oui, oui, précisément, c’est pour cela qu’ils me bannissent à présent, c’est cela qu’ils voulaient obtenir… Les voici qui courent dans la rue dans tous les sens et chacun d’eux est déjà un brigand ou un coquin par nature ; pis que cela, chacun d’eux est un idiot ! Mais qu’on essaie seulement de me faire éviter le bagne et tous, tant qu’ils sont, deviendront enragés, à force de noble indignation ! Oh, combien je les hais !
Il devint profondément pensif. « Par quel processus pourrais-je arriver finalement à m’humilier devant eux tous, à m’humilier en conscience ? Eh bien, pourquoi pas ? Cela doit être ainsi, de toute évidence. Vingt ans de contrainte continuelle ne vont-ils pas m’écraser définitivement ? L’eau ronge bien la pierre. Et à quoi bon, à quoi bon vivre après cela, pourquoi vais-je maintenant me dénoncer lorsque je sais bien que tout se passera exactement comme il était écrit et pas autrement ! »
Il s’était posé déjà cent fois cette question depuis hier soir, mais il marchait quand même.
Lorsqu’il entra chez Sonia, le soir tombait déjà. Toute la journée, Sonia l’avait attendu dans une terrible anxiété. Dounia avait attendu avec elle. Elle était arrivée dès le matin, s’étant rappelé les paroles de Svidrigaïlov disant qu’elle « savait tout ». Nous n’allons pas rendre les détails de la conversation et les larmes des deux femmes, ni dire à quel point elles s’entendirent. Dounia emporta au moins une consolation de cette conversation : son frère ne serait pas seul ; c’est chez elle, chez Sonia, qu’il était allé en premier lieu faire sa confession, c’était en elle qu’il avait cherché un être humain lorsqu’il en eut le besoin ; et c’est elle qui allait le suivre là où son sort allait le mener. Elle ne l’avait même pas demandé, mais elle savait que ce serait ainsi. Elle regardait Sonia avec une sorte de vénération et celle-ci en fut tout d’abord tourmentée. Sonia fut même prête à pleurer de honte : elle se sentait indigne de lever les yeux sur Dounia. L’image merveilleuse de celle-ci s’inclinant avec tant d’attention et de déférence devant elle, au moment de leur première rencontre chez Raskolnikov, était restée à jamais gravée dans son âme comme une des visions les plus splendides et les plus pures de sa vie.
Dounétchka perdit enfin patience. Elle laissa Sonia pour aller attendre son frère dans la chambre de celui-ci ; il lui semblait qu’il viendrait d’abord là-bas. Restée seule, la pensée que, peut-être en effet, il s’était suicidé, commença tout de suite à torturer Sonia. Dounia craignait la même chose. Pendant toute la journée, elles s’étaient persuadées, avec tous les arguments possibles, que cela ne serait pas, ce qui les avait tranquillisées tant qu’elles furent ensemble. Maintenant qu’elles étaient séparées, elles s’étaient mises chacune à penser à cette éventualité. Sonia se souvint de la façon dont Svidrigaïlov lui avait dit hier que Raskolnikov n’avait qu’une seule alternative : la Sibérie ou bien… Elle connaissait en outre sa vanité, son orgueil, son amour-propre et son manque de foi. « Était-il possible que seules la lâcheté et la peur de la mort puissent le contraindre à vivre ? » pensa-t-elle enfin, désespérée. Dans l’entre-temps, le soleil s’était couché.
Elle restait debout, toute triste, à la fenêtre, et elle regardait attentivement au dehors ; pourtant, elle ne pouvait voir que le grand mur crépi à la chaux de la maison voisine. Enfin, lorsqu’elle en arriva à la conviction absolue que le malheureux était mort, celui-ci entra dans la chambre.
Un cri de bonheur s’échappa de la poitrine de Sonia. Mais après l’avoir regardé plus attentivement, elle pâlit soudain.
– Eh bien, oui ! dit Raskolnikov avec un sourire bizarre, – je viens chercher tes croix. C’est toi-même qui voulais que j’aille m’accuser au carrefour, et maintenant que les choses en viennent là, tu prends peur ?
Sonia le regardait avec stupéfaction. Le ton qu’il avait pris lui semblait bien étrange ; un frisson glacé la traversa, mais bientôt elle devina que ces paroles et ce ton étaient artificiels. Il lui parlait même en la regardant de biais, comme s’il évitait de la dévisager.
– Tu vois, Sonia, j’ai compris que ce serait plus avantageux de faire ça ainsi. Il y a là une certaine circonstance… Bah, c’est long à raconter et puis, il n’y a rien à raconter. Tu sais ce qui me fait enrager ? C’est que toutes ces stupides trognes de brutes vont braquer leurs yeux sur moi, me poser de sottes questions auxquelles il me faudra répondre, me montrer du doigt… Ouais ! Tu sais, je ne vais pas chez Porfiri, j’en suis las. J’irai plutôt chez mon ami La Poudre ; il sera bien étonné ; cela fera un fameux effet en son genre ! Il faudrait être davantage de sang-froid ; je suis devenu trop bilieux ces derniers temps. Le croirais-tu, j’étais prêt à montrer le poing à ma sœur parce qu’elle s’était retournée pour me jeter un dernier regard. C’est dégoûtant, un état pareil ! Ah, voilà où j’en suis arrivé ! Eh bien, où sont donc les croix ?
Il n’était plus lui-même. Il ne pouvait même pas rester en place une minute, ni concentrer son attention sur un objet ; ses pensées se chevauchaient, il divaguait, ses mains tremblaient légèrement.
Sonia sortit silencieusement d’un tiroir deux croix, l’une de cyprès, l’autre de cuivre ; elle se signa, le bénit, et lui passa au cou la petite croix de cyprès.
– C’est donc le symbole de ce que je prends la croix sur moi, hé, hé ! Comme si je n’avais pas assez souffert jusqu’ici ! La croix de cyprès c’est la croix du peuple ; la croix de cuivre est à Lisaveta ; tu la prends pour toi, – montre-la-moi ? Alors elle la portait… en ce moment-là ? Je connais aussi deux objets pareils : une croix d’argent et une médaille. Je les ai jetées alors sur la poitrine de la vieille. Elles seraient venues bien à point maintenant, tu me les aurais passées au… En somme je divague et j’oublie de te parler de l’affaire ; je suis quelque peu distrait !… Tu vois, Sonia, je suis venu, en somme, pour te prévenir, pour que tu saches… Eh bien, c’est tout… Ce n’est que pour cela que je suis venu. (Hum, je pensais en dire davantage, après tout.) Et puis, tu voulais toi-même que j’aille me dénoncer, eh bien voici, je vais être mis en prison, et ton vœu sera exaucé ; eh bien, pourquoi pleures-tu ? Toi aussi ? Laisse, ça suffit ; oh, comme c’est difficile !
Une émotion pourtant le gagna ; son cœur se serra à la vue des larmes de Sonia : « Et celle-ci, pourquoi souffre-t-elle ? pensa-t-il. Que suis-je pour elle ? Pourquoi pleure-t-elle, pourquoi prépare-t-elle mon départ comme une mère, comme Dounia ? Elle sera ma bonne d’enfant ! »
– Faites le signe de la croix, priez, ne fût-ce qu’une fois, demanda Sonia d’une voix tremblante et timide.
– Oh, je t’en prie, tant que tu veux ! et de tout cœur, Sonia, de tout cœur…
Il aurait voulu, pourtant, dire tout autre chose.
Il se signa plusieurs fois. Sonia saisit son châle et le mit sur sa tête. C’était un châle de drap vert, ce même châle, probablement, dont avait parlé Marméladov comme d’un châle « de famille ». La pensée en vint à l’esprit de Raskolnikov, mais il ne demanda rien. Vraiment, il commençait à sentir lui-même qu’il était terriblement distrait et en proie à quelque hideuse inquiétude. Il s’en effraya. Il fut tout à coup frappé par la pensée que Sonia voulait partir avec lui.
– Eh bien ! Où vas-tu ? Reste, reste ! J’y vais seul, s’écria-t-il plein d’un lâche dépit et, presque furieux, il se dirigea vers la porte. – À quoi bon avoir toute une suite ! murmura-t-il en sortant.
Sonia resta au milieu de la chambre. Il ne lui avait même pas dit adieu, il l’avait déjà oubliée ; un doute mordant et rebelle s’était allumé dans son âme :
« Mais est-ce bien ainsi, est-ce vraiment ainsi ? » pensa-t-il de nouveau, en descendant l’escalier. « N’y a-t-il pas moyen de s’arrêter et de tout arranger autrement… et de ne pas y aller ? »
Mais il marchait toujours. Il sentit soudain définitivement qu’il était inutile d’hésiter. Lorsqu’il était sorti dans l’escalier, il se souvint qu’il n’avait pas dit adieu à Sonia et qu’elle était restée au milieu de la chambre, la tête couverte du châle vert, sans oser bouger après les mots qu’il lui avait lancés, et il s’arrêta un instant. Au même moment, une pensée lui vint soudain à l’esprit, claire comme le jour, comme si elle avait attendu ce moment pour le frapper enfin.
« Pourquoi donc suis-je venu chez elle maintenant ? Je lui ait dit que je venais pour parler de l’affaire ; quelle affaire ? Il n’y avait pas l’ombre d’une affaire ! Suis-je venu lui dire que j’y vais ; eh bien ? Qu’avais-je besoin de faire cela ? Est-ce que je l’aime ? Mais non, non ! Car je viens de l’écarter comme un chien. Avais-je besoin de me faire donner ces croix ? Oh, comme je suis tombé bas ! Non, ce sont ses larmes dont j’avais besoin, j’avais besoin de voir l’effroi sur son visage, j’avais besoin de voir comme son cœur se déchire et souffre ! J’avais besoin de m’accrocher à quelque chose, à n’importe quoi, de reculer l’échéance, de voir un être humain ! Et j’avais osé mettre tant d’espoir en moi, croire en moi ; je suis un mendiant, un misérable, un homme vil, vil ! »
Il suivait le quai du canal et il n’avait plus loin à aller. Mais arrivé au pont, il s’arrêta un instant, puis tourna et se dirigea vers la place Sennoï.
Il regardait avec avidité à droite et à gauche, fixant chaque objet d’un regard aigu et sans pouvoir concentrer son attention sur rien ; tout échappait à son esprit. « Eh bien, dans une semaine, dans un mois, on me transportera quelque part, dans une voiture cellulaire, sur ce pont ; quel regard jetterai-je alors sur ce canal, – retenir cela ? pensa-t-il. Et cette enseigne, dans quel état d’esprit lirai-je alors ces mêmes lettres ? Il est marqué là Compagnie, eh bien, je vais faire retenir ce a, la lettre a et regarder cette même lettre a un mois plus tard : de quel regard la regarderai-je ? Que vais-je ressentir et penser alors ?… Mon Dieu, comme elles sont basses, mes actuelles… préoccupations ! Évidemment, tout cela doit être curieux… dans son genre… (Il rit : à quoi vais-je penser ! ») je deviens comme un enfant, je fanfaronne devant moi-même ; mais pourquoi est-ce que j’essaie de me faire honte ? Ouais, comme ces gens se bousculent ! Ce gros, – un Allemand, probablement, – qui m’a bousculé, eh bien, sait-il qui il vient de bousculer ? Cette femme avec un bébé demande l’aumône ; il est curieux qu’elle me considère, sans doute, comme plus heureux qu’elle ! Tiens, si je lui donnais une aumône, par curiosité. Bah, j’ai encore une pièce de cinq kopecks en poche, d’où vient-elle ? Tiens, tiens… prends, petite mère ! »
– Que Dieu te garde ! entendit-il dire d’une voix pitoyable par la mendiante.
Il déboucha place Sennoï. Il lui était désagréable, très désagréable, de se cogner aux gens, mais il allait là précisément où il voyait le plus de monde. Il aurait tout donné pour rester seul ; mais il sentait qu’il ne pourrait plus rester seul une minute. Un ivrogne faisait du tapage dans la foule : il essayait de danser, mais il chavirait toujours. Un petit groupe l’entourait. Raskolnikov se fraya un chemin, regarda l’ivrogne pendant quelques minutes et, soudain, il eut un bref éclat de rire. Un instant plus tard, il l’avait déjà oublié, il ne le voyait même plus, quoiqu’il le regardât encore. Il s’éloigna enfin, ne se rappelant plus où il se trouvait ; mais lorsqu’il arriva au milieu de la place, un mouvement se produisit dans son âme, une sensation le saisit tout entier, corps et âme.
Il s’était soudain souvenu des paroles de Sonia : « Va au carrefour, prosterne-toi devant le peuple, embrasse la terre, car tu as péché devant elle, et dis au monde entier, à haute voix : « j’ai tué ! » Il se mit à trembler à ce souvenir. Et il était à ce point oppressé par l’anxiété et l’angoisse sans issue qui le torturaient depuis si longtemps et surtout ces dernières heures, qu’il se précipita avidement sur cette possibilité d’une sensation entière, nouvelle et pleine. Il en fut frappé comme d’une attaque ; il sembla que tout s’était embrasé dans son âme. Tout s’adoucit en lui et les larmes se mirent à ruisseler sur son visage. Il tomba à genoux à l’endroit où il était…
Il s’était agenouillé au milieu de la place ; il se prosterna et embrassa cette terre sale avec bonheur et délice. Il se releva et se prosterna encore une fois.
– Eh bien, il a pris une fameuse cuite, celui-là ! remarqua un gars qui se trouvait près de lui.
On entendit rire.
– C’est parce qu’il va à Jérusalem, mon vieux, et il fait ses adieux à ses enfants et à sa patrie, il se prosterne devant le monde entier et il embrasse notre capitale, Saint-Petersbourg, et son sol, ajouta un petit bourgeois quelque peu gris.
– Un gars encore jeune ! intervint un troisième.
– Et de bonne famille, remarqua un autre d’une voix posée.
– De nos jours, on ne sait plus les distinguer, ceux qui sont de bonne famille et les autres.
Toutes ces remarques et ces conversations eurent l’effet de contenir Raskolnikov et les mots « j’ai tué » qui, peut-être, étaient prêts à tomber de ses lèvres, ne furent pas prononcés. Pourtant, il supporta silencieusement tous ces cris et, sans regarder en arrière, il s’engagea tout droit dans la ruelle qui menait au commissariat. Une vision avait passé devant ses yeux, mais il n’en fut pas étonné : il avait pressenti que cela devait être ainsi. Au moment où, place Sennoï, il s’était incliné pour la seconde fois jusqu’à terre, il se tourna vers la gauche et il vit Sonia à une cinquantaine de pas. Elle se cachait derrière une des baraques de bois qui se trouvaient sur la place : elle l’accompagnait dans son pénible calvaire ! Raskolnikov comprit en cet instant, une fois pour toutes, que Sonia était maintenant avec lui pour toujours et qu’elle le suivrait, fût-ce au bout du monde, là où son destin le mènerait. Il se sentit bouleversé… mais le voici arrivé à l’endroit fatal…
Il entra courageusement dans la cour. Il fallait monter au second. « Montons toujours », pensa-t-il. Il lui semblait en général que la minute fatale était encore lointaine, qu’il avait encore beaucoup de temps, qu’il pouvait encore réfléchir à bien des choses.
Il vit de nouveau la même crasse, les mêmes pelures dans l’escalier en colimaçon, les portes des appartements grandes ouvertes, les mêmes cuisines qui exhalaient puanteur et fumées. Raskolnikov n’était plus revenu ici depuis sa première visite. Ses jambes s’engourdissaient et pliaient sous lui, mais il avançait quand même. Il s’arrêta un moment pour souffler, pour se remettre, pour entrer comme un homme. « Et pourquoi ? À quoi bon ? », pensa-t-il soudain, s’étant rendu compte du sens de son mouvement. « Si je dois boire cette coupe, tout n’est-il pas égal ? Au plus c’est dégoûtant, au mieux c’est ». L’image de Ilia Pètrovitch, La Poudre, passa dans son esprit. Est-il possible qu’il allait chez lui ? N’y avait-il pas moyen d’aller chez un autre ? Chez Nikodim Fomitch ? Tourner bride et aller à l’appartement même du Surveillant ? Au moins les choses se passeraient ainsi plus en privé… « Non, non ! chez La Poudre, chez La Poudre ! S’il faut boire, buvons d’un trait… »
Tout transi et à peine conscient, il ouvrit la porte du bureau. Cette fois-ci il y avait très peu de monde ; il n’y avait qu’un portier et un homme du peuple. Le garde ne regarda même pas par-dessus la cloison. Raskolnikov passa dans la pièce suivante. « Peut-être pourrais-je ne rien dire encore », pensa-t-il. Un clerc quelconque, en redingote civile, s’apprêtait à écrire quelque chose sur le bureau. Un autre clerc s’installait dans un coin. Zamètov n’était pas là. Nikodim Fomitch était évidemment absent lui aussi.
– Il n’y a personne ? demanda Raskolnikov au clerc assis au bureau.
– Qui désirez-vous voir ?
– A-a-ah ! On ne l’entend plus et on ne le voit plus, l’esprit russe, comment est-ce dans le conte… je l’ai oublié ! Tous mes respects ! s’écria tout à coup une voix connue.
Raskolnikov se mit à trembler. La Poudre était debout devant lui ; il venait de sortir de la troisième pièce. « C’est le destin », pensa Raskolnikov, « pourquoi est-il là ? »
– Vous venez chez nous ? Pour quelle affaire ? s’exclama Ilia Pètrovitch. (Il était visiblement dans le meilleur état d’esprit et même il était quelque peu en train.) Si c’est pour affaire, il est un peu tôt. Je suis ici par hasard… Mais après tout, si je puis vous être utile… Je vous avoue… Monsieur comment ? Comment ? Excusez…
– Raskolnikov.
– Ah oui : Raskolnikov ! Est-il possible que vous ayez pu supposer que j’avais oublié ! Je vous en prie, ne me prenez pas pour… Rodion Ro-Ro… Rodionovitch, est-ce ainsi ?
– Rodion Romanovitch.
– Oui, oui, oui ! Rodion Romanovitch, Rodion Romanovitch. Je vous avoue que j’ai été sincèrement affligé depuis que nous nous sommes ainsi… on m’a expliqué après, j’ai appris que vous êtes un jeune littérateur et même un savant… et, pour ainsi dire, les premiers pas… Oh mon Dieu ! Mais qui, parmi les littérateurs et les savants n’a pas commencé par faire des démarches originales ! Moi et ma femme respectons tous deux la littérature, et ma femme la respecte jusqu’à la passion ! La littérature et l’art ! Pourvu qu’on soit noble de cœur, tout le reste on peut l’acquérir à force de talent, de connaissances, de raison, de génie ! Un chapeau ! Eh bien, que signifie, par exemple un chapeau ? Un chapeau est une crêpe, je peux l’acheter chez Zimmermann ; mais ce que le chapeau protège, ce que le chapeau couvre, cela, je ne peux l’acheter ! Je vous avoue, je voulais même aller m’expliquer chez vous, mais j’ai pensé, peut-être vous… Pourtant, pourquoi ne vous le demanderais-je pas : désirez-vous vraiment quelque chose ?
– Oui, ma mère et ma sœur.
– J’ai même eu l’honneur et le bonheur de rencontrer votre sœur, – c’est une personne instruite et charmante. Je l’avoue, j’ai regretté que nous nous soyons un peu échauffés, l’autre fois. C’est un cas ! Et quant aux hypothèses établies sur votre évanouissement. – eh bien, tout ça s’est expliqué de la façon la plus brillante ! Exaltation et fanatisme ! Je comprends votre indignation. Peut-être changez-vous d’appartement à cause de l’arrivée de votre famille ?
– N-non, c’est simplement… Je suis venu demander… je pensais que je trouverais Zamètov ici.
– Ah, oui ! vous vous êtes liés d’amitié, je l’ai entendu dire. Eh bien, Zamètov n’est pas là, – il est absent. Oui, nous sommes privés d’Alexandre Grigorievitch ! Nous l’avons perdu hier ; il a été transféré… et ce faisant, il s’est brouillé avec tout le monde… c’était même impoli… un gamin versatile, voilà ce qu’il est, et c’est tout ; il ne donnait aucune espérance ; mais que voulez-vous faire d’eux, de nos brillants jeunes gens ! Il veut passer je ne sais quel examen, mais un examen chez nous, ça consiste à bavarder un peu, à faire un peu le fanfaron, c’est tout, voilà l’examen terminé ! Car ce n’est pas la même chose que vous, ou bien par exemple M. Rasoumikhine, votre ami ! Votre carrière, c’est la science, et les échecs ne vous troubleront pas ! Pour vous, tous les charmes de la vie – Nihil est, peut-on dire ; vous êtes ascète, moine, ermite ! Ce qu’il vous faut, c’est un livre, une plume derrière l’oreille, des investigations scientifiques, voilà où plane votre esprit ! Moi-même, en partie, je… avez-vous lu les mémoires de Livingstone ?
– Non.
– Moi bien. De nos jours, d’ailleurs, il y a énormément de nihilistes ; après tout, c’est compréhensible ; quel temps nous vivons, je vous le demande bien ? Mais en somme, je vous… vous n’êtes évidemment pas nihiliste ! Répondez franchement ! Franchement !
– N-non…
– Non, vous savez, vous devez être franc avec moi, vous ne devez pas vous gêner, faites comme si vous étiez seul à seul avec vous-même ! Le service est une chose, autre chose est… vous croyiez que j’allais dire : l’amitié : non, vous n’avez pas deviné ! Non, pas l’amitié, mais le sentiment du citoyen et de l’homme, le sentiment humanitaire et celui de l’amour du Très-Haut. Je puis être un personnage officiel et occuper une fonction, mais j’ai toujours le devoir de sentir en moi l’homme et le citoyen et d’en rendre compte… Vous avez bien voulu parler de Zamètov. Zamètov fait du scandale à la française dans une maison close, en buvant un verre de champagne ou de vin du Don, – voilà ce qu’est notre Zamètov ! Tandis que moi, je me suis consumé, peut-on dire, à force de fidélité et de sentiments élevés et, en outre, j’ai un rang, un grade, j’occupe un poste ! Je suis marié et j’ai des enfants. Je remplis les devoirs de l’homme et du citoyen et lui, qu’est-il donc, permettez-moi de vous le demander ? Je vous parle comme à un homme ennobli par l’instruction. En outre, il y a maintenant tant de ces accoucheuses !
Raskolnikov leva interrogativement les sourcils. Les paroles d’Ilia Pètrovitch martelaient de toute évidence son tympan comme des sons vides de sens. Mais il en comprenait quand même une partie ; il le regardait et ne savait pas comment tout cela finirait.
– Je parle de ces filles aux cheveux courts, continua le disert Ilia Pètrovitch ; – je les appelle, pour moi, accoucheuses et je trouve que ce sobriquet est très satisfaisant. Hé, hé ! Elles se fourrent dans l’académie, elles étudient l’anatomie ; dites-moi un peu, si je tombais malade, appellerais-je une jeune fille pour me soigner ? Hé, hé !
Ilia Pètrovitch riait, très content de ses mots d’esprit.
– Évidemment, c’est la soif de s’instruire, une soif immodérée ; mais une fois instruit, ça suffit. Pourquoi donc abuser ? Pourquoi insulter des personnes honorables, comme fait ce coquin de Zamètov ? Pourquoi m’a-t-il insulté, je vous le demande ? Et puis, il y a tant de suicides de nos jours, vous ne pourriez vous imaginer. Tous ces gens dilapident leurs derniers sous et puis se suicident. Des filles, des garçons, des vieillards… Ce matin encore on nous a informé du cas d’un monsieur récemment arrivé dans la capitale. Nil Pavlitch, dites Nil Pavlitch ! Comment s’appelle-t-il ce gentleman… on nous en a informé tout à l’heure… celui qui s’est tiré une balle dans la tête, rue Petersbourgskaïa ?
– Svidrigaïlov, répondit quelqu’un d’une voix enrouée et indifférente, de l’autre pièce.
Raskolnikov frissonna.
– Svidrigaïlov ! Svidrigaïlov s’est suicidé ! s’écria-t-il.
– Comment ! Vous connaissez Svidrigaïlov ?
– Oui… je le connais… Il est arrivé il n’y a pas longtemps…
– Mais oui, pas longtemps ; il avait perdu sa femme, c’est un homme de mœurs déréglées, et voici qu’il se suicide et d’une manière si scandaleuse, qu’on aurait peine à l’imaginer… Il a laissé quelques mots écrits sur son calepin, comme quoi il mourait en possession de sa raison et qu’il demandait de n’accuser personne de sa mort. Il avait de l’argent, celui-là, dit-on. Comment se fait-il que vous le connaissiez ?
– Je… je le connais… ma sœur avait été gouvernante chez eux…
– Tiens, tiens, tiens… Mais alors vous pouvez nous donner des renseignements sur lui. Vous ne lui aviez pas attribué de tels desseins ?
– Je l’ai vu hier… il… buvait du vin… je ne savais rien. Raskolnikov avait l’impression que quelque chose était tombé sur lui et l’écrasait.
– Il me semble que vous avez pâli de nouveau. Nos fenêtres sont toujours fermées…
– Oui, il est temps que je m’en aille, bredouilla Raskolnikov. Excusez-moi de vous avoir dérangé…
– Oh, mais je vous en prie, tant que vous voulez ! Votre visite m’a fait plaisir et je suis heureux de vous dire…
Ilia Pètrovitch tendit même la main.
– Je voulais seulement… je venais voir Zamètov…
– Je comprends, je comprends, et vous m’avez fait plaisir.
– Je suis… très heureux… au revoir… dit Raskolnikov tout souriant.
Il sortit ; il chancelait. Il avait le vertige. Il ne sentait pas ses jambes. Il se mit à descendre l’escalier en s’appuyant de la main droite au mur. Il lui sembla qu’un portier, un registre en main, le bouscula en montant vers le bureau, qu’un petit chien se mit à aboyer quelque part au rez-de-chaussée et qu’une femme lui jeta en criant un rouleau à la tête. Il pénétra dans la cour. Là, près de l’entrée, Sonia était debout, toute pâle, toute figée et elle lui jeta un regard atroce. Il s’arrêta devant elle. Quelque chose de maladif, d’épuisé par la torture, quelque chose de désespéré apparut dans les traits de son visage. Elle joignit les mains brusquement. Un sourire difforme, éperdu, vint péniblement sur les lèvres de Raskolnikov. Il resta un moment sur place, puis retourna sur ses pas au bureau.
Ilia Pètrovitch était assis et il fouillait dans ses papiers.
Le moujik qui avait bousculé Raskolnikov en montant l’escalier était debout devant lui.
– A-a-ah ! Vous revenez ! Vous avez oublié quelque chose ?… Mais qu’avez-vous ?
Raskolnikov, les lèvres blanches, le regard fixe, s’approcha doucement de lui ; il vint tout contre la table, s’y appuya de la main, voulut dire quelque chose, mais ne put le faire ; il faisait entendre des sons bizarres et inarticulés.
– Vous vous trouvez mal, une chaise ! Voici, asseyez-vous sur la chaise, asseyez-vous ! De l’eau !
Raskolnikov s’assit, mais il ne quittait pas des yeux le visage d’Ilia Pètrovitch, fort désagréablement étonné. Ils se regardèrent ainsi près d’une minute ; ils attendaient. On apporta l’eau.
– C’est moi, commença Raskolnikov.
– Buvez un peu d’eau.
Raskolnikov écarta le verre de la main et prononça, avec des pauses, doucement, mais distinctement :
– C’est moi qui ai tué, à coups de hache, pour les voler, la vieille veuve de fonctionnaire et sa sœur Lisaveta.
Ilia Pètrovitch resta bouche bée. On accourut de tous côtés.
Raskolnikov répéta sa déposition…
I
La Sibérie. Sur la rive d’un fleuve large et désert se trouve une ville, l’un des centres administratifs de la Russie ; dans la ville il y a une forteresse où se trouve une prison.
Dans la prison est détenu depuis neuf mois déjà le forçat-déporté de deuxième catégorie, Rodion Raskolnikov. Près d’un an et demi s’est écoulé depuis le jour de son crime.
Son procès s’était déroulé sans heurts. Le criminel soutint sa déposition avec fermeté, clarté et précision ; il n’embrouilla par les circonstances, ne tenta pas de les atténuer en sa faveur, n’oublia pas le moindre détail. Il raconta, jusqu’au dernier trait, tout le processus de l’assassinat, il résolut le mystère du gage (les planchettes de bois avec la languette de fer), qui était resté dans la main de la vieille ; il raconta comment il lui avait pris les clés, les décrivit, décrivit le coffret et son contenu ; il nomma même certains des objets qui s’y trouvaient ; il donna une réponse au problème de la mort de Lisaveta ; il rapporta comment arriva Koch, comment il frappa à la porte, comment il fut rejoint par l’étudiant et tout ce qui fut dit entre eux ; comment lui, le criminel, descendit en courant l’escalier et entendit les hurlements de Mikolka et de Mitka ; comment il se cacha dans l’appartement vide et comment il rentra chez lui ; pour terminer, il indiqua la pierre près de la porte de la cour, perspective Vosniessensky, où les bijoux et la bourse furent effectivement retrouvés.
En un mot, l’affaire était claire. Les magistrats chargés de l’enquête et le juge s’étaient beaucoup étonnés, entre autres, de ce qu’il avait caché la bourse et les bijoux sous une pierre, sans rien prendre et, surtout, de ce que non seulement il ne se souvenait pas de tous les objets qu’il avait volés, mais qu’il ne connaissait pas leur nombre. Le fait qu’il n’avait pas ouvert la bourse et qu’il ne savait même pas combien d’argent s’y trouvait, constituait une particularité qui parut invraisemblable (la bourse se trouva contenir trois cent dix-sept roubles argent et trois pièces de vingt kopecks ; d’avoir séjourné si longtemps sous la pierre, les billets du dessus – les plus gros – s’étaient fort détériorés).
On chercha longtemps à savoir pourquoi l’accusé mentait sur ce seul point, tandis qu’il avait avoué tout le reste volontairement et correctement. Enfin certains (surtout les psychologues) finirent par admettre la possibilité de ce qu’en effet, il pouvait n’avoir pas regardé dans la bourse et que c’était pour cette raison qu’il ne savait pas ce qu’elle contenait ; il l’avait donc portée tout droit sous la pierre. Cependant, ils en conclurent immédiatement que le crime n’avait pu être commis autrement qu’en état de folie passagère et, pour ainsi dire, en proie à la monomanie morbide du meurtre et du vol, sans but subséquent et sans compter sur un profit. Ici vint bien à point la nouvelle théorie à la mode de la folie passagère que l’on essaye si souvent d’appliquer de nos jours à certains criminels. En outre, l’état hypocondriaque dans lequel se trouvait depuis longtemps Raskolnikov fut attesté avec précision par beaucoup de témoins : le docteur Zossimov, ses anciens camarades, la logeuse, la servante. Tout cela contribua beaucoup à former l’opinion que Raskolnikov ne ressemblait pas tout à fait à un assassin, à un brigand, à un pillard ordinaire et qu’il y avait dans tout cela quelque chose d’autre.
Au grand dépit des partisans de cette opinion, le criminel lui-même n’essaya presque pas de se défendre ; aux questions qu’on lui posa afin de savoir ce qui l’avait poussé au meurtre et au vol, il répondit fort clairement, avec la précision la plus brutale, que la cause de son acte était sa situation pénible, sa misère et le désir de raffermir les premiers pas de sa carrière à l’aide des trois mille roubles qu’il avait compté trouver chez sa victime. Il s’était décidé à assassiner celle-ci, étant donné son caractère vil et futile et, en outre, il était exaspéré par les privations et les échecs. À la question de savoir ce qui l’avait incité à se dénoncer, il répondit franchement qu’il s’était sincèrement repenti. Tout cela était presque grossier…
Le verdict fut pourtant plus clément que l’on ne pouvait s’y attendre, étant donné le crime commis et cela précisément peut-être parce que le criminel n’avait pas voulu se justifier, mais qu’au contraire, il parut manifester le désir de se charger davantage.
Toutes les circonstances bizarres furent prises en considération. L’état maladif et l’indigence du criminel avant le crime étaient établis avec une certitude absolue. Le fait qu’il ne profita pas du produit de son vol fut attribué en partie à l’effet d’un réveil de sa conscience, en partie à ce que ses facultés mentales n’étaient pas parfaitement normales à l’époque du crime.
Les circonstances du meurtre fortuit de Lisaveta servirent même d’exemple à l’appui de cette dernière hypothèse : un homme commet deux meurtres et oublie que la porte est restée ouverte ! Enfin, le fait qu’il vint se dénoncer au moment où l’affaire s’était extraordinairement embrouillée à la suite de la fausse déposition d’un fanatique effrayé (Nikolaï) et lorsque non seulement il n’y avait pas de preuves contre le vrai criminel, mais qu’il n’y avait presque pas de soupçons à son égard (Porfiri Pètrovitch avait tenu parole), tout cela contribua grandement à adoucir le sort de l’accusé.
D’autre part, des circonstances tout à fait inattendues vinrent au jour qui lui furent très favorables. L’ancien étudiant Rasoumikhine fit connaître certains renseignements qu’il avait recueillis et présenta les preuves de ce que le criminel Raskolnikov avait aidé de son dernier argent un camarade d’université, pauvre et tuberculeux, et qu’il subvint pratiquement aux besoins de son existence pendant une demi-année. Lorsque celui-ci mourut, il soigna le père de son camarade, un vieillard impotent, dont l’entretien avait été assuré par le travail de son fils, et cela depuis que ce dernier atteignit l’âge de treize ans. Le criminel Raskolnikov avait enfin fait admettre ce vieillard dans un hôpital et lorsque celui-ci mourut aussi, il le fit enterrer à ses frais.
Tous ces renseignements eurent une influence favorable sur le sort de Raskolnikov.
Son ancienne logeuse elle-même, la mère de sa défunte fiancée, la veuve Zarnitzina, témoigna aussi que, lorsqu’ils habitaient une autre maison, près de Piat-Ouglov, lors d’un incendie, Raskolnikov réussit à sauver deux petits enfants d’un appartement déjà en proie aux flammes et qu’en faisant cela, il fut couvert de brûlures. Ce fait donna lieu à une enquête approfondie et il fut confirmé par le témoignage de nombreuses personnes. En un mot, l’affaire aboutit à une condamnation aux travaux forcés de deuxième catégorie pour une durée de huit ans seulement, en prenant en considération sa dénonciation volontaire et certaines circonstances atténuantes.
La mère de Raskolnikov tomba malade au commencement du procès. Dounia et Rasoumikhine trouvèrent le moyen de l’éloigner de Petersbourg pour toute la durée de celui-ci. Rasoumikhine choisit comme lieu de résidence une ville située sur le chemin de fer, non loin de la capitale, pour être en mesure de suivre régulièrement toutes les péripéties du procès et, en même temps, d’aller voir Avdotia Romanovna le plus souvent possible. La maladie de Poulkhéria Alexandrovna était étrange et s’accompagna d’effets pareils à ceux de la folie, sinon totale, tout au moins partielle.
Quand Dounia rentra de sa dernière entrevue avec son frère, elle trouva sa mère déjà malade, toute fiévreuse et délirante. Elle convint le soir même avec Rasoumikhine de ce qu’il fallait répondre aux questions de Poulkhéria Alexandrovna au sujet de son fils et elle inventa même avec lui toute une histoire à l’usage de sa mère : Raskolnikov était parti quelque part très loin, aux limites de la Russie pour exécuter une mission privée qui allait lui procurer enfin argent et renom. Ils furent stupéfaits de ce que Poulkhéria Alexandrovna ne les questionna pas à ce sujet, ni à ce moment ni plus tard.
Au contraire, elle se mit à conter elle-même toute une histoire au sujet du départ de son fils ; elle racontait, les larmes aux yeux, qu’il était venu lui dire adieu ; elle donnait à entendre par allusions que de nombreuses, importantes et mystérieuses circonstances, qui n’étaient connues que d’elle seule, obligeaient Rodia à se cacher, car il avait beaucoup d’ennemis très puissants.
En ce qui concernait sa future carrière, elle lui paraissait sûrement brillante lorsque certaines circonstances contraires auraient été éliminées ; elle assurait Rasoumikhine que son fils serait plus tard un homme d’État, ce que prouvaient ses articles et son brillant talent littéraire. Elle relisait constamment son article, elle le relisait parfois à haute voix, elle dormait avec lui, mais, néanmoins, elle ne demandait pas où se trouvait à présent Rodia, malgré le fait qu’on évitait de lui parler à ce sujet, – ce qui aurait dû éveiller ses soupçons. Cet étrange silence de Poulkhéria Alexandrovna leur fit enfin peur. Par exemple, elle ne se plaignait même pas de ne pas recevoir de lettre de lui, tandis qu’auparavant, dans sa petite ville, elle ne vivait que dans l’espoir de recevoir une lettre de son Rodia bien-aimé. Cette dernière circonstance était par trop inexplicable et elle inquiétait beaucoup Dounia : l’idée lui vint que sa mère pressentait bien quelque chose d’effrayant dans le sort de son fils, mais qu’elle ne questionnait pas de peur d’apprendre quelque chose de plus effrayant encore. En tout cas, Dounia voyait clairement que Poulkhéria Alexandrovna n’était pas saine d’esprit.
Une fois ou deux, pourtant, il lui arriva de tourner la conversation de telle manière qu’il était impossible de lui répondre sans parler de l’endroit où se trouvait Rodia.
Lorsque les réponses vinrent, forcément insatisfaisantes et douteuses, elle devint soudain extrêmement triste, sombre et silencieuse, ce qui persista pendant très longtemps. Dounia vit enfin qu’il était difficile d’inventer et de mentir et arriva à cette conclusion qu’il valait mieux ne plus dire un mot sur les points que l’on sait ; mais il devenait de plus en plus clair, jusqu’à l’évidence, que la pauvre mère soupçonnait quelque chose d’effrayant. Dounia se souvenait des paroles de son frère disant que sa mère avait prêté l’oreille lors de son délire, la nuit avant le jour fatal, après la scène avec Svidrigaïlov : n’aurait-elle pas entendu quelque chose alors ? Souvent, après quelques jours et même quelques semaines de sombre mutisme et de larmes silencieuses, la malade s’animait soudain d’une animation morbide et se mettait à parler sans cesse de son fils, de ses espoirs, de l’avenir… Ses fantaisies étaient parfois très bizarres. On la consolait, on évitait de la contredire (peut-être voyait-elle clairement elle-même que l’on évitait de la contredire et qu’on essayait de la consoler), mais elle continuait toujours à parler…
Cinq mois après la dénonciation, le verdict fut rendu. Rasoumikhine venait voir le criminel à la prison chaque fois que c’était possible. Sonia également. La séparation arriva enfin : Dounia assurait à son frère qu’ils ne se quittaient pas pour toujours ; Rasoumikhine faisait de même. Dans la tête jeune et ardente de Rasoumikhine était né le projet de poser les fondements de la prospérité future pendant les trois ou quatre ans à venir, d’économiser quelque argent et de partir s’établir en Sibérie, où le sol est riche dans tous les sens de cette expression, et où les gens, les travailleurs, les capitaux sont rares ; là-bas, on s’installerait dans la ville où se trouverait Rodia et… on commencerait tous ensemble une vie nouvelle. Tous pleurèrent en se disant adieu.
Les derniers jours, Raskolnikov fut fort pensif, il posait beaucoup de questions et s’inquiétait souvent au sujet de sa mère. Il se tourmentait même trop à son sujet, si bien que Dounia s’inquiéta. Ayant appris les détails de l’état maladif de sa mère, il devint très sombre. Avec Sonia, il fut pendant tout ce temps fort peu loquace. Celle-ci, à l’aide de l’argent que lui avait laissé Svidrigaïlov, avait déjà depuis longtemps terminé les préparatifs pour suivre le groupe des prisonniers déportés dont allait faire partie Raskolnikov. Pas un mot ne fut dit entre elle et lui à ce sujet, mais tous deux savaient que ce serait ainsi. Lors de leurs derniers adieux, il sourit bizarrement aux affirmations ardentes de sa sœur et de Rasoumikhine au sujet de l’avenir plein de bonheur qui les attendait à sa sortie du bagne et il prédit que la maladie de sa mère se terminerait bientôt par un malheur. Enfin, lui et Sonia partirent.
Deux mois plus tard, Dounétchka épousa Rasoumikhine. La cérémonie du mariage fut triste et paisible. Parmi les invités, il y avait, entre autres, Porfiri Pètrovitch et Zossimov. Pendant tous ces derniers temps, Rasoumikhine ressemblait à un homme qui a pris une ferme résolution. Dounia croyait aveuglément qu’il réalisait ses projets, et, d’ailleurs, elle n’aurait pu faire autrement ; il avait une volonté de fer, c’était visible. Entre autres, il se remit à fréquenter l’université pour achever ses études. Ils formaient constamment des projets d’avenir ; tous deux comptaient pouvoir, dans cinq ans au plus tard, aller s’établir en Sibérie. Jusqu’alors, ils comptaient sur Sonia…
Poulkhéria Alexandrovna avait béni avec joie le mariage de sa fille avec Rasoumikhine ; mais, après que celui-ci eut eu lieu, elle devint encore plus chagrine et préoccupée. Pour lui procurer un moment de plaisir, Rasoumikhine lui raconta, entre autres, l’histoire de l’étudiant et de son père impotent ainsi que celle de l’incendie de l’année passée, d’où Rodia sauva deux petits enfants et où il reçut des brûlures qui le forcèrent à s’aliter. Ces deux nouvelles exaspérèrent, jusqu’à l’enthousiasme, Poulkhéria Alexandrovna, dont la raison était déjà fort ébranlée. Elle en parlait sans cesse, elle engageait la conversation en rue (quoique Dounia l’accompagnât toujours).
Elle attrapait quelque auditeur dans les voitures publiques, dans les boutiques, et elle entamait la conversation sur son fils, sur l’article de celui-ci, elle racontait comment il avait secouru l’étudiant, comment il avait été brûlé dans l’incendie, etc… Dounétchka ne savait comment la retenir.
Outre le danger de cette disposition à l’enthousiasme maladif, existait la menace que quelqu’un se souvînt du nom de Raskolnikov et en parlât. Poulkhéria Alexandrovna réussit même à apprendre l’adresse de la mère des deux petits enfants sauvés de l’incendie et elle voulut à tout prix aller la voir. Son agitation crût enfin jusqu’aux limites extrêmes. Elle se mettait parfois à pleurer soudainement, elle tombait souvent malade et elle délirait dans sa fièvre. Un matin, elle déclara sans ambages que, d’après ses calculs, Rodia devait revenir bientôt, et qu’elle se rappelait qu’en lui faisant ses adieux, il avait dit que c’était précisément dans neuf mois qu’il fallait attendre son retour. Elle commença à mettre tout l’appartement en ordre et à se préparer à le recevoir ; elle se mit à arranger la chambre qui lui était destinée (sa chambre à elle), à nettoyer les meubles, à lessiver, à accrocher des rideaux propres, etc… Dounia en fut inquiète, mais elle ne dit rien et l’aida même à apprêter la chambre pour recevoir son frère. Après une journée agitée, passée à toutes sortes de fantaisies, à faire des rêves joyeux et à verser des larmes de bonheur, elle tomba malade la nuit et le matin suivant elle était déjà fébrile et délirante. Une fièvre chaude se déclara. Deux semaines plus tard, elle mourut. Les paroles lui échappèrent pendant son délire, d’après lesquelles on pouvait conclure qu’elle en savait bien plus qu’on ne l’avait supposé sur le terrible destin de son fils.
Raskolnikov resta longtemps dans l’ignorance de la mort de sa mère, quoique la correspondance avec Petersbourg fût établie dès son établissement en Sibérie. La chose se fit par l’intermédiaire de Sonia qui écrivit ponctuellement chaque mois à Petersbourg, adressant ses lettres à Rasoumikhine et en recevant les réponses. Les lettres de Sonia parurent tout d’abord sèches et insatisfaisantes à Dounia et à Rasoumikhine ; mais, finalement, ils trouvèrent qu’il aurait été impossible de mieux écrire, car c’était précisément sa manière de rédiger les lettres qui permettait en définitive de se faire l’idée la plus complète et la plus précise du sort de leur malheureux frère. Les lettres de Sonia décrivaient de la manière la plus simple et la plus claire qui soit, la vie de Raskolnikov au bagne.
Il n’y avait là ni énoncé de ses espoirs, ni conjectures d’avenir, ni description de ses propres sentiments. Au lieu d’essayer d’expliquer l’état d’âme de Raskolnikov et, en général, toute sa vie intérieure, elle ne donnait que des faits, c’est-à-dire ses paroles, des nouvelles détaillées sur son état de santé, les désirs qu’il avait exprimés lors de leur dernière entrevue, ce qu’il lui avait demandé, ce qu’il lui avait dit de faire, etc…
Toutes ces nouvelles étaient transmises avec un luxe extrême de détails. L’image du frère malheureux apparut enfin d’elle-même, se dessina avec netteté et précision à Dounia et à Rasoumikhine ; il ne pouvait y avoir d’erreur dans cette image, parce que tous les faits rapportés étaient exacts.
Cependant, les lettres de Sonia n’apportèrent que peu de joie à Dounia et à son mari, surtout au début. Sonia écrivait continuellement qu’il était toujours sombre, peu loquace, qu’il ne s’intéressait presque pas aux nouvelles qu’elle lui transmettait d’après les lettres qu’elle recevait ; qu’il s’informait parfois de sa mère ; et lorsque voyant qu’il devinait la vérité, elle lui apprit enfin la mort de celle-ci, à son grand étonnement, la nouvelle lui fit peu d’impression, tout au moins, c’est ce qu’il lui sembla. Elle leur apprit, entre autres, que malgré le fait qu’il semblait s’être enfoncé à ce point en lui-même et isolé de tous, il avait pris sa nouvelle vie d’une manière franche et simple ; qu’il comprenait clairement sa situation, qu’il n’attendait rien de mieux pour bientôt, qu’il ne nourrissait aucun espoir frivole (ce qui aurait été naturel dans sa position), et qu’il ne s’étonnait de rien de ce qui l’entourait maintenant et qui était si différent de ce qu’il avait connu.
Elle leur écrivait que sa santé était satisfaisante, qu’il allait aux travaux et qu’il n’essayait pas d’éviter ceux-ci. Il était presque indifférent à la qualité de la nourriture, mais cette nourriture était si mauvaise – à part les dimanches et les jours de fête – qu’il accepta quelque argent de Sonia pour pouvoir obtenir du thé chaque jour ; il lui demanda de ne pas s’inquiéter l’assurant que toutes ses désagréables questions ne faisaient que l’ennuyer. Sonia disait encore qu’il vivait dans une chambre commune ; qu’elle n’avait pas vu l’intérieur de leurs casernes, mais qu’elle pouvait déduire par ce qu’elle avait entendu dire qu’elles étaient étroites, laides et malsaines ; il dormait sur un lit de planches, en y étendant un morceau de feutre, et il ne voulait rien d’autre.
Mais il vivait ainsi, non pour suivre quelque plan préconçu ni avec quelque intention, mais bien par pure inattention et indifférence vis-à-vis de son sort.
Sonia écrivait franchement qu’au début surtout, non seulement il ne s’intéressait pas à ses visites, mais que celles-ci provoquaient son dépit ; il était peu loquace et même grossier avec elle, mais, finalement, ces entrevues devinrent une habitude pour lui et même presque une nécessité, si bien qu’il fut très chagriné lorsqu’elle tomba malade et dut interrompre ses visites pendant quelques jours. Elle le voyait les dimanche et les jours de fête près du portail de la prison ou au corps de garde, où on le faisait venir pour quelques minutes ; en semaine, elle le rencontrait aux travaux, aux ateliers, à la briqueterie, ou aux baraques au bord de l’Irtych. D’elle-même, Sonia disait qu’elle avait réussi à acquérir des relations et des protections dans la ville ; qu’elle s’occupait de couture et, comme il n’y avait presque pas de couturières, elle était devenue rapidement indispensable dans beaucoup de maisons ; elle ne mentionna pourtant pas le fait que, par son intermédiaire, Raskolnikov bénéficia de la protection des autorités, que le régime des travaux fut adouci pour lui, etc… Enfin elle annonça (Dounia avait remarqué à ce propos une inquiétude particulière dans ses dernières lettres) qu’il fuyait tout le monde, que les forçats ne l’aimaient pas ; qu’il n’ouvrait pas la bouche pendant des journées entières et qu’il devenait très pâle. Soudain, dans sa dernière lettre, Sonia écrivit qu’il était tombé sérieusement malade et qu’il se trouvait dans la salle des détenus de l’hôpital…
Il était déjà malade depuis longtemps, mais ce n’était ni l’horreur de sa vie de forçat, ni les travaux, ni la mauvaise nourriture qui avaient brisé ses forces. Oh ! Peu lui importaient les tortures et les souffrances ! Au contraire, il était même heureux de pouvoir travailler : l’épuisement physique lui procurait au moins quelques heures de sommeil paisible. Et qu’importait la nourriture : de la soupe claire où nageaient des cafards : Il lui était souvent arrivé, lorsqu’il était étudiant, de n’avoir même pas une telle pitance. Ses vêtements étaient chauds et adaptés à son genre de vie. Il ne sentait même pas les fers qu’il portait aux pieds. Serait-ce lui qui aurait eu honte de sa tête rasée et de sa veste en deux pièces ? Et devant qui ? Devant Sonia ? Sonia le craignait.
Pourquoi aurait-il eu honte devant elle ?
Eh bien, c’était ainsi. Il avait honte même devant Sonia, que, pour se venger, il torturait par ses manières méprisantes et grossières. Mais ce n’était ni de sa tête rasée ni des fers aux pieds qu’il avait honte : son orgueil avait été profondément blessé et c’est cela qui le fit tomber malade. Ô ! comme il eût été heureux s’il avait pu s’accuser lui-même ! Il aurait tout supporté alors, même la honte et l’ignominie. Mais il s’était examiné lui-même avec sévérité et sa conscience acharnée et attentive ne trouva dans son passé, aucune faute bien terrible, excepté le fait d’avoir manqué son coup, ce qui pouvait arriver à tout le monde. Il avait honte précisément de ce que lui, Raskolnikov, s’était perdu, si aveuglément, avec une aussi totale absence d’espoir, si obscurément et si stupidement, suivant quelque arrêt d’une aveugle destinée et qu’il devait s’humilier, se soumettre à « l’absurdité » d’une quelconque condamnation, s’il voulait trouver enfin un peu de repos.
Au présent : l’inquiétude sans objet et sans but ; dans l’avenir : un sacrifice continuel par lequel rien n’était obtenu : voilà quel était son sort. Et qu’importait si dans huit ans, âgé alors de trente-deux ans seulement, il pourrait de nouveau commencer à vivre ! Pourquoi vivre ? Quels projets ferait-il ? Vers quoi tendrait-il ? Vivre pour exister ? Mais il avait été mille fois prêt, même auparavant, à donner son existence pour une idée, pour un espoir, pour une fantaisie même. La satisfaction d’exister ne lui suffisait pas ; il avait toujours voulu davantage. Il était possible que la seule intensité de ses désirs ait déjà suffi à ce qu’il se considère lui-même comme un homme auquel il est permis plus qu’à d’autres.
Pourquoi la Providence ne lui envoyait-elle pas le repentir, le repentir brûlant qui brise le cœur et qui chasse le sommeil, un de ces repentirs dont la torture fait rêver de corde et d’eau profonde ? Combien il en aurait été heureux ! Les tortures et les larmes, c’est la vie aussi ! Mais il ne se repentait pas d’avoir commis son crime.
Au moins il aurait pu s’en vouloir d’être sot, comme il s’en était voulu pour avoir commis les actes affreux et stupides qui l’avaient conduit en prison. Mais maintenant qu’il était en prison, avec la liberté de méditer, il réfléchissait ; il passa de nouveau en revue tous ses actes et il ne les trouva nullement aussi affreux ni aussi stupides qu’ils lui avaient paru lors de cette fatale époque qui avait immédiatement précédé sa dénonciation.
« En quoi, en quoi donc, pensait-il, mon idée était-elle plus stupide que d’autres idées ou d’autres théories qui pullulent et s’entre-choquent dans le monde depuis qu’il existe. Il suffit d’aborder la question avec un esprit absolument indépendant, large, délivré des influences habituelles, et alors, évidemment, mon idée ne paraîtra plus du tout aussi… insolite. Oh, négateurs, oh, sages à cinq sous pièce, pourquoi vous arrêter à mi-chemin ! »
« Je me demande pour quelle raison mon acte leur semble si affreux ? » se disait-il.
« Est-ce parce que c’est un forfait ? Que signifie le mot forfait ? Ma conscience est tranquille. Évidemment, un crime a été commis ; évidemment le sang a été versé et cela est contraire à la lettre de la loi ; eh bien, prenez donc ma tête puisque c’est contre la lettre de la loi… et que cela suffise ! Évidemment, dans ce cas-là, beaucoup parmi les bienfaiteurs de l’humanité, qui n’ont pas hérité de leur pouvoir mais qui ont dû s’en emparer, auraient dû être exécutés au moment où ils faisaient leurs premiers pas.
Mais ces gens-là avaient pu supporter les premières épreuves et pour cela ils ont été justifiés, tandis que moi, je n’ai pas pu les supporter et, à cause de cela, je n’avais pas le droit de me permettre de faire ce pas. »
Voici uniquement ce qui, pour lui, était un crime : le fait qu’il ait faibli et qu’il se soit dénoncé.
Il souffrait aussi à cette pensée : pourquoi ne s’était-il pas suicidé ? Pourquoi lorsqu’il était debout près du fleuve, avait-il préféré aller se dénoncer ? Est-il possible qu’il y ait une telle force dans le désir de vivre et qu’il soit si difficile de la maîtriser ? Svidrigaïlov l’avait bien maîtrisée, lui qui, pourtant, craignait la mort ?
Il se torturait avec cette question et il ne pouvait comprendre que déjà alors, au moment où il était debout près du fleuve, il pressentait peut-être en lui-même une profonde erreur dans ses convictions. Il ne comprenait pas que ce pressentiment pouvait annoncer un changement prochain dans sa vie, sa résurrection à venir, une façon nouvelle de considérer l’existence.
Il admettait plus facilement avoir cédé à la pression de l’instinct brutal qu’il n’avait pas été en mesure de refouler ni d’éviter (à cause de sa faiblesse et de sa médiocrité).
Il observait ses camarades de bagne et il s’étonnait de voir à quel point ils aimaient tous la vie, comme ils y tenaient ! Il semblait qu’en prison, précisément, les gens aimaient plus la vie qu’en liberté. Quelles affreuses souffrances n’avaient pas connues certains d’entre eux, par exemple, les vagabonds ! Était-il possible qu’ils attachassent tant de prix à un rayon de soleil, à la forêt touffue, à quelque source glacée perdue dans le plus épais du taillis, qu’ils avaient aperçue il y a trois ans déjà et à laquelle ils rêvaient comme à une entrevue avec une maîtresse, la voyant en rêve, avec le gazon vert tout autour d’elle et un petit oiseau chantant dans le buisson. En les examinant avec plus d’attention, il voyait des exemples encore plus inexplicables.
Au début, il n’observa évidemment pas beaucoup le milieu qui l’entourait en prison et il n’en avait nulle envie. C’était comme s’il vivait les yeux fixés au sol : regarder était insupportable pour lui, cela provoquait son dégoût. Mais beaucoup de choses finirent pas l’étonner et, involontairement, il se mit à remarquer ce qu’il ne soupçonnait pas avant. D’une manière générale ce qui l’étonna surtout, c’était cet effarant, cet infranchissable abîme qui le séparait de tout ce monde. Il semblait qu’ils fussent de races différentes. Ils se considéraient même avec défiance et inimitié. Il connaissait et comprenait les causes générales de cette scission ; mais jamais il n’avait pensé auparavant que ces causes étaient en réalité aussi profondes et aussi puissantes. Il y avait aussi dans la prison des Polonais déportés, criminels politiques. Ceux-ci considéraient simplement tout ce monde comme un troupeau d’ignorants et de valets et les méprisaient du haut de leur grandeur ; mais Raskolnikov ne pouvait les voir sous ce jour : il comprenait clairement que ces ignorants étaient dans bien des choses beaucoup plus intelligents que ces mêmes Polonais. Il y avait également des Russes qui méprisaient aussi par trop ce monde-là : un ancien officier et deux séminaristes ; Raskolnikov comprit également leur erreur.
Quant à lui, il n’était pas aimé et tous l’évitaient. On en vint finalement à le détester, – pourquoi ? Il ne le savait. On le méprisait, on le raillait ; des prisonniers bien plus coupables que lui se moquaient de son crime.
– Tu es un monsieur ! lui disaient-ils. Une hache, ce n’est pas fait pour toi ; ce n’est pas la besogne d’un monsieur !
À la deuxième semaine du carême, son tour vint de remplir ses devoirs religieux en compagnie de toute sa caserne. Il alla à l’église et il pria comme tout le monde. Une querelle survint – il ne sut même pas pour quelle raison – et tous se précipitèrent avec rage sur lui :
– Tu es un impie ! Tu ne crois pas en Dieu ! lui cria-t-on. – Il faudrait te tuer.
Il ne leur avait jamais parlé ni de Dieu ni de religion, et pourtant ils voulaient le tuer parce qu’il était impie ; il ne leur répondit pas. L’un des forçats se précipita sur lui en proie à une rage folle ; Raskolnikov était tranquille et silencieux : il ne leva pas un sourcil, pas un trait de son visage ne frissonna. Un garde eut le temps de s’interposer entre lui et son agresseur, sinon, le sang aurait été versé.
Une autre question encore restait sans solution : pourquoi, tous, aimaient-ils tant Sonia ? Elle ne cherchait pas leurs bonnes grâces ; ils ne la rencontraient que rarement, parfois seulement aux chantiers où elle venait le voir pour un instant. Et pourtant, tous la connaissaient déjà, tous savaient qu’elle l’avait suivi lui, tous savaient comment elle vivait, où elle vivait. Elle ne leur donnait pas d’argent, elle ne leur rendait pas de services particuliers. Une fois seulement, à la Noël elle apporta un cadeau pour toute la prison : des pâtés et des petits pains blancs. Mais peu à peu, entre eux et Sonia, s’établirent des relations plus étroites : elle écrivait pour eux des lettres à leur proches et elle les postait. Leurs parents et parentes qui venaient dans la ville laissaient chez elle, suivant les indications des détenus, des paquets et même de l’argent qui leur étaient destinés. Leurs femmes et leurs maîtresses la connaissaient et allaient la voir.
Et lorsqu’elle se rendait aux chantiers pour voir Raskolnikov ou bien quand elle rencontrait un groupe de prisonniers qui s’y rendaient, tous soulevaient leur chapeau, tous la saluaient : « Petite mère, Sophia Sèmionovna ! disaient les grossiers bagnards marqués par l’infamie, à ce petit être frêle – tu es notre mère tendre et douce ! » Ils lui souriaient. Ils aimaient même sa démarche, se retournaient pour la suivre des yeux et la vantaient ; ils la félicitaient même d’être si petite, ils ne savaient plus que dire à sa louange. On venait même se faire soigner par elle.
Il resta à l’hôpital pendant toute la fin du Carême et la Semaine-Sainte. Déjà convalescent, il se souvint de ses rêves du temps où il était couché fiévreux et délirant.
Il avait rêvé que le monde entier était condamné à devenir la victime d’un fléau inouï et effrayant qui venait d’Asie et envahissait l’Europe. Tous devaient y succomber, excepté certains élus, fort peu nombreux. Des trichines d’une espèce nouvelle avaient fait leur apparition ; c’étaient des vers microscopiques qui s’insinuaient dans l’organisme de l’homme, mais ces êtres étaient des esprits pourvus d’intelligence et de volonté. Les gens qui les avaient ingérés devenaient immédiatement possédés et déments. Mais jamais personne ne s’était considéré comme aussi intelligent et aussi infaillible que les gens qui étaient contaminés. Jamais ils n’avaient considéré comme plus infaillibles leurs jugements, leurs déductions scientifiques, leurs convictions et leurs croyances morales. Des villages, des villes, des peuples entiers étaient infectés et succombaient à la folie. Tous étaient dans l’inquiétude et ne se comprenaient plus entre eux ; chacun pensait que lui seul était porteur de la vérité et chacun se tourmentait à la vue de l’erreur des autres, se frappait la poitrine, versait des larmes et se tordait les bras. On ne savait plus comment juger ; on ne pouvait plus s’entendre sur le point de savoir où était le mal et où était le bien. On ne savait plus qui accuser ni qui justifier. Les gens s’entretuaient, en proie à une haine mutuelle inexplicable. Ils se rassemblaient en armées entières ; mais à peine en campagne, ces armées se disloquaient, les rangs se rompaient, les guerriers se jetaient les uns sur les autres, se taillaient en pièces, se pourfendaient, se mordaient et se dévoraient. Le tocsin sonnait sans interruption dans les villes ; on appelait, mais personne ne savait qui appelait et pour quelle raison, et tous étaient dans une grande inquiétude. Les métiers les plus ordinaires furent abandonnés parce que chacun offrait ses idées, ses réformes et que l’on ne parvenait pas à s’entendre ; l’agriculture fut délaissée. Par endroits, les gens se rassemblaient en groupes, convenaient quelque chose tous ensemble, juraient de ne pas se séparer mais immédiatement après, ils entreprenaient de faire autre chose que ce qu’ils s’étaient proposé de faire, ils se mettaient à s’accuser entre eux, se battaient et s’égorgeaient. Des incendies s’allumèrent, la famine apparut. Le fléau croissait en intensité et s’étendait de plus en plus. Tout et tous périrent. Seuls, de toute l’humanité, quelques hommes purent se sauver, c’étaient les purs, les élus, destinés à engendrer une nouvelle humanité et une nouvelle vie, à renouveler et à purifier la terre : mais personne n’avait jamais vu ces hommes, personne n’avait même entendu leur parole ni leur voix.
Raskolnikov fut tourmenté par le fait que ce cauchemar insensé se fût gravé si douloureusement et si tristement dans sa mémoire et que l’impression produite par ces rêves de fièvre lui restât si longtemps. C’était déjà la deuxième semaine après la Semaine-Sainte ; le temps était doux, clair et printanier ; on avait ouvert les fenêtres (garnies de barreaux et sous lesquelles veillait une sentinelle) de la salle réservée aux détenus. Sonia, tout le temps de sa maladie, n’avait pu le visiter que deux fois ; il fallait chaque fois demander l’autorisation et ce n’était pas chose aisée. Mais elle venait souvent dans la cour de l’hôpital, sous les fenêtres, surtout le soir ; parfois elle ne venait que pour rester une minute et regarder, ne fût-ce que de loin, les fenêtres de la salle. Un soir, Raskolnikov, qui était presque guéri, s’endormit ; s’étant réveillé, il s’approcha par hasard de la fenêtre et soudain, il vit au loin Sonia, debout près de la porte cochère. Il semblait qu’elle attendît quelque chose. Ce fut comme si on lui avait transpercé le cœur en cet instant ; il frissonna et s’éloigna vivement de la fenêtre. Le lendemain Sonia ne vint pas, le surlendemain non plus ; il se surprit à l’attendre avec inquiétude. Enfin il put quitter l’hôpital. Arrivé à la prison, il apprit des détenus que Sophia Sèmionovna était tombée malade, qu’elle gardait le lit et ne sortait plus.
Il fut très inquiet et il fit prendre de ses nouvelles. Il apprit bientôt que sa maladie n’était pas grave. Ayant su qu’il était si anxieux à son sujet, Sonia lui fit parvenir un mot écrit au crayon où elle lui disait qu’elle allait beaucoup mieux, que ce n’était qu’un léger rhume et qu’elle viendrait bientôt très bientôt, le voir au chantier. Pendant qu’il lisait ce billet, son cœur battait à faire mal.
La journée était de nouveau claire et tiède. Tôt au matin, vers six heures, il s’en alla au chantier du bord de la rivière où un four de cuisson et une installation de broyage d’albâtre étaient aménagés dans un hangar. Trois forçats seulement s’y rendaient.
Arrivés là, l’un des prisonniers, accompagné d’un garde, retourna à la forteresse pour y chercher un outil ; l’autre se mit à fendre du bois et à en garnir le four. Raskolnikov sortit du hangar sur la berge, s’assit sur un tas de poutrelles empilées près de la construction et se mit à regarder la large et déserte rivière. Une vaste vue se découvrait de la haute berge. À peine perceptible, une chanson parvenait de la rive opposée. Là-bas, dans la steppe infinie inondée de soleil, on apercevait les points noirs des tentes des nomades. Là-bas était la liberté ; d’autres gens, tout différents de ceux d’ici, y habitaient ; là-bas, le temps semblait s’être arrêté, le siècle d’Abraham et de ses troupeaux n’avait pas encore pris fin pour eux. Raskolnikov regardait au loin sans un mouvement et sans pouvoir détacher son regard de ce lointain ; sa pensée devenait un rêve, une vision ; il ne pensait plus à rien, mais une angoisse inconnue l’agitait et le tourmentait.
Soudain, Sonia se trouva près de lui. Elle s’était approchée silencieusement et s’était assise à ses côtés. C’était tout au début de la journée : la fraîcheur du matin ne s’était pas encore adoucie. Elle était vêtue de sa pauvre vieille cape et du châle vert. Son visage portait encore les traces de la maladie : elle avait pâli et maigri. Elle lui sourit d’un sourire accueillant et heureux, mais, à son habitude, elle ne lui tendit la main que timidement.
Elle faisait toujours ce geste avec timidité. Parfois, elle ne tendait même pas du tout la main, tant elle craignait de se voir repoussée. Il prenait toujours sa main avec une sorte de répugnance ; il montrait toujours du dépit de la rencontrer ; parfois, il se taisait obstinément pendant toute sa visite. Il arrivait qu’elle prenait peur et qu’elle s’en allait profondément chagrinée. Mais, à présent, leurs mains ne se séparèrent pas : il lui jeta un regard rapide, ne dit rien et baissa les yeux au sol. Ils étaient seuls ; personne ne les voyait. Le garde s’était détourné.
Il ne sut pas comment cela se passa, mais il se sentit soulevé par une force inconnue et jeté aux pieds de Sonia. Il pleurait et il étreignait ses genoux. Au premier moment, elle s’effraya terriblement et son visage devint mortellement pâle. Elle bondit et, toute tremblante, elle se mit à le regarder. Mais immédiatement, à l’instant même, elle comprit tout. Un bonheur infini brilla dans ses yeux ; elle avait compris, elle n’avait plus de doute maintenant, il l’aimait, il l’aimait d’un amour sans limite et son heure était enfin venue…
Ils voulaient parler, mais ils ne le pouvaient pas. Les larmes inondaient leurs yeux. Ils étaient hâves tous les deux ; mais ces visages maladifs et pâles s’auréolaient déjà du renouveau futur, de la résurrection totale à une vie nouvelle. L’amour les avait ressuscités ; le cœur de l’un contenait des sources intarissables de vie pour l’autre.
Ils décidèrent d’attendre et de patienter. Ils en avaient encore pour sept ans ; en attendant cette échéance, ils allaient vivre encore d’insupportables souffrances et tant d’infini bonheur ! Mais Raskolnikov avait ressuscité et il le savait, il le sentait pleinement de tout son être renouvelé, tandis qu’elle ne vivait que de sa vie à lui !
Le soir du même jour, pendant qu’on verrouillait les casernes, Raskolnikov était couché sur son lit de planches et pensait à elle. Il lui parut, ce jour-là, que les forçats, ses anciens ennemis, le regardaient d’un autre œil. Ils lui adressaient eux-mêmes la parole et ils lui répondaient aimablement. Il se souvint de cela à présent, mais, pensa-til, cela devait être ainsi : tout ne devait-il pas changer maintenant ?
Il pensait à elle. Il se souvint combien il avait constamment tourmenté et déchiré son cœur ; il se rappela son petit visage maigre et pâle, mais ces souvenirs ne le tourmentaient plus : il savait par quel amour infini il allait racheter à présent toutes ses souffrances.
Et puis, qu’étaient toutes ces souffrances du passé ! Tout, même son crime, même la condamnation et l’exil, lui paraissaient être à présent, dans ce premier élan, autant d’événements extérieurs, étranges, auxquels il ne s’était même pas trouvé mêlé. Du reste, il ne pouvait, ce soir-là, réfléchir longtemps, d’une façon continue, et concentrer sa pensée sur quelque chose ; et puis, il n’aurait rien pu résoudre consciemment à présent ; il ne faisait que sentir. La vie avait remplacé la dialectique, et sa conscience devait élaborer quelque chose de tout nouveau.
Un Évangile se trouvait sous son oreiller. Il le prit machinalement. Ce livre appartenait à Sonia ; c’était ce même volume dans lequel elle lui avait lu la résurrection de Lazare.
Au début de son séjour au bagne, il avait pensé qu’elle allait le persécuter de ses sermons religieux, qu’elle allait lui parler continuellement de l’Évangile et lui forcer la main pour qu’il accepte des livres. Mais, à son grand étonnement, elle ne fit jamais allusion à cela, elle ne lui offrit même pas d’Évangile. Il le lui avait lui-même demandé peu avant sa maladie et elle lui apporta le livre sans un mot. Il ne l’avait pas ouvert jusqu’ici.
Il ne l’ouvrit pas maintenant non plus, mais une pensée lui vint : « Est-il possible à présent que ses convictions ne fussent pas les miennes ? Ses sentiments, ses aspirations, tout au moins… »
Elle avait été aussi tout agitée pendant cette journée et, la nuit, la maladie la reprit.
Mais elle était à ce point heureuse que son bonheur l’effrayait. Sept ans, seulement sept ans !… Au début de leur bonheur, ils étaient, par instants, prêts à considérer ces sept ans comme sept jours. Il ignorait que la vie nouvelle ne lui serait pas donnée sans souffrances, qu’il devrait encore la payer très cher, la payer d’une grande épreuve héroïque et douloureuse…
Mais ici débute une autre histoire, l’histoire du renouvellement progressif d’un homme, l’histoire de sa régénération, de son passage progressif d’un monde à l’autre, de son accession à une nouvelle réalité qui lui était jusqu’alors totalement inconnue.
Cela pourra faire le thème d’un nouveau récit, mais celui-ci est terminé.
FIN
Fiodor Dostoïevski, 1866