Fiodor Dostoïevski. Crime et Châtiment. Quatrième Partie

I

« Est-ce mon rêve qui continue ? » pensait Raskolnikov. Il examina prudemment et avec méfiance le visiteur inattendu.

– Svidrigaïlov ? Quelle bêtise ! C’est impossible ! prononça-t-il enfin tout haut, apparemment perplexe.

Le visiteur ne sembla nullement s’étonner de cette exclamation.

– Je viens chez vous pour deux raisons, dit-il ; en premier lieu, pour faire personnellement votre connaissance, car j’ai déjà, depuis longtemps, entendu dire de vous des choses curieuses et même élogieuses ; et, en second lieu, parce que j’espère bien que vous ne refuserez pas de m’aider dans une certaine entreprise qui touche de près les intérêts de votre sœur, Avdotia Romanovna. Si je me présentais chez elle ainsi, sans recommandation, elle ne me laisserait peut-être pas entrer à cause de ses préventions contre moi ; mais avec votre aide, au contraire, je compte…

– N’y comptez pas, dit Raskolnikov.

– Elles sont arrivées ici hier seulement, n’est-ce pas ?

Raskolnikov ne répondit rien.

– Oui, c’était hier, je le sais. Moi-même, je ne suis arrivé que depuis trois jours. Bon, voici ce que je vous dirai à ce sujet, Rodion Romanovitch ; je trouve superflu de me justifier à vos yeux, mais permettez-moi néanmoins de vous poser une question : qu’y a-t-il donc, dans toute cette affaire, de spécialement criminel de ma part, je veux dire en examinant les choses sans préjugés, en raisonnant sainement ?

Raskolnikov continuait à l’examiner silencieusement.

– Est-ce le fait que j’ai poursuivi, dans ma maison, une jeune fille sans défense et que « je l’ai offensée par mes viles propositions ? » est-ce cela ? (Je vais au-devant de vos accusations !) Mais pensez que je suis aussi un être humain, et nihil humanum… en un mot, que, moi aussi, je suis capable d’être séduit et d’aimer (ce qui arrive, sans aucun doute, indépendamment de notre volonté) ; alors tout s’éclaircit de la manière la plus naturelle. Tout le problème est là ! suis-je un être monstrueux ou une victime ? Car, en offrant à l’objet de ma passion de s’enfuir avec moi en Amérique ou en Suisse j’avais peut-être les sentiments les plus honorables, et j’avais peut-être en vue notre bonheur mutuel ! Le cœur a ses raisons… Je me serais probablement fait, en agissant ainsi, plus de tort qu’à n’importe qui, vous pensez…

– Mais là n’est pas la question, l’interrompit Raskolnikov écœuré. Vous lui êtes simplement odieux, que vous ayez raison ou non ; on ne veut plus de vous et l’on vous chasse, donc allez-vous-en !

Svidrigaïlov éclata soudain de rire.

– Oh ! vous… Vous ne vous laissez pas prendre ! prononça-t-il en riant de la façon la plus franche. J’ai voulu finasser, mais je crois que cela ne marche pas : vous êtes venu au fait en droite ligne !

– Mais vous continuez cependant à ruser, même en ce moment !

– Et alors ? Et alors ? répétait Svidrigaïlov, riant aux éclats. C’est de bonne guerre, comme on dit, et c’est une ruse des plus permises !… Mais vous m’avez interrompu. Quoi qu’il en soit, je vous le dis à nouveau : aucun ennui ne se serait produit, s’il n’y avait pas eu cette petite scène au jardin. Marfa Pètrovna…

– Marfa Pètrovna, vous l’avez aussi expédiée, dit-on, interrompit brutalement Raskolnikov.

– Tiens, vous savez ça aussi ?… Après tout, comment ne pas le savoir ? Eh bien, je ne sais vraiment que vous dire, quoique ma conscience soit tranquille au plus haut point à ce sujet. Je veux dire, ne croyez pas que j’aie quelque chose à craindre… non, tout a eu lieu suivant les règles les plus strictes : l’examen médical prouva qu’elle était morte d’une attaque d’apoplexie qui s’est produite pendant un bain pris immédiatement après un copieux repas au cours duquel ma femme avait bu presque toute une bouteille de vin ; et d’ailleurs, l’examen ne pouvait rien déceler d’autre… Non. Voici à quoi j’ai réfléchi un certain temps, surtout pendant mon voyage en chemin de fer : n’ai-je pas facilité ce… malheur, moralement, d’une façon ou d’une autre, en l’irritant, ou bien… par quelque chose de ce genre ? Mais j’ai conclu que ce n’était vraiment pas possible.

Raskolnikov se mit à rire :

– De quoi vous inquiétez-vous donc ?

– Pourquoi riez-vous ? Écoutez : je ne lui ai donné que deux coups de badine, il ne resta même pas de trace… Ne me prenez donc pas pour un être cynique, je vous prie ; je sais exactement combien c’était mal à moi, etc… Mais je sais aussi à coup sûr que Marfa Pètrovna était sans doute heureuse de ce que je… me sois laissé emporter. L’affaire avec votre sœur était épuisée jusqu’à Z. Marfa Pètrovna était contrainte, depuis trois jours, de rester chez elle. Elle n’avait plus rien à raconter en ville, et puis tout le monde était déjà excédé par sa lettre (vous avez entendu parler de la lecture de la lettre, n’est-ce pas ?). Et voici que ces deux coups de cravache lui tombent du ciel ! Faire atteler la voiture : ce fut son premier geste !… Et je ne parle même pas du fait que les femmes ont de ces moments où il leur est très agréable d’être offensées, malgré toute leur apparente indignation ; l’avez-vous remarqué ? On peut même dire que c’est de cela qu’elles vivent.

Raskolnikov avait pensé, un moment, se lever, partir et clôturer ainsi l’entrevue. Mais un certain besoin de savoir et peut-être même une sorte de calcul le retinrent un moment.

– Vous aimez vous servir du fouet ? demanda-t-il négligemment.

– Non, pas trop, répondit Svidrigaïlov avec calme. En ce qui concerne Marfa Pètrovna, je ne me suis presque jamais disputé avec elle. Nous vivions en bonne entente, et elle n’eut jamais à se plaindre de moi. Je n’ai employé la cravache que deux fois pendant les sept années de notre mariage (si l’on ne tient pas compte d’un troisième incident, du reste fort équivoque). La première fois, c’était deux mois après notre mariage, immédiatement après notre arrivée à la campagne, et la dernière fois, c’était le jour de sa mort. – Et vous pensiez que j’étais un monstre, un esprit rétrograde, un esclavagiste ? – Il rit… – À ce sujet, vous souvenez-vous, Rodion Romanovitch, qu’il y a quelques années, aux bienheureux temps de la parole publique, on a couvert de honte, dans la presse, un gentilhomme – j’ai oublié son nom – qui avait cravaché une étrangère, dans un wagon, vous vous souvenez ? C’est cette même année que s’est produit « l’acte odieux » du « Siècle » (et vous vous souvenez aussi des « Nuits Égyptiennes », des confidences publiques ? Les yeux noirs ! Oh, où es-tu, jeunesse !). Alors, voici mon avis : je n’excuse nullement le monsieur qui a fouetté l’étrangère, car enfin…, pourquoi l’excuserai-je ? Ceci dit, je ne peux m’empêcher de faire remarquer qu’il y a des « étrangères » à ce point provocantes qu’il n’y a pas, me semble-t-il, de progressiste qui puisse répondre de lui. Personne n’a abordé l’affaire de ce côté-là, et pourtant c’est précisément le côté le plus humain de la question ; c’est ainsi !

Ayant dit ceci, Svidrigaïlov se mit de nouveau à rire. Il était évident, pour Raskolnikov, que c’était un homme fermement décidé à arriver à ses fins et qui savait ce qu’il faisait.

– Vous n’avez sans doute parlé à personne depuis plusieurs jours ? demanda-t-il.

– C’est un peu cela. Mais dites, cela ne vous étonne-t-il pas que je sois de si bonne composition ?

– Parce que je ne suis pas froissé de l’insolence de vos questions ? Est-ce pour cela ? Mais… pourquoi s’en offenser ? J’ai répondu comme vous avez questionné, ajouta-t-il avec une étonnante bonhomie. Il n’y a pas grand-chose qui m’intéresse particulièrement, je vous le jure, continua-t-il pensivement. Surtout, actuellement, je n’ai absolument rien à faire ici. Du reste, il vous est loisible de penser que je m’efforce de gagner vos bonnes grâces par calcul, d’autant plus que je désire rencontrer votre sœur – je vous l’ai dit moi-même. Je vous le dirai ouvertement : je m’ennuie ! Surtout ces trois jours-ci : j’ai même été content de vous voir… N’en soyez pas irrité, Rodion Romanovitch, mais vous me semblez aussi – Dieu sait pourquoi – terriblement bizarre. Dites ce que vous voulez, mais il y a quelque chose d’étrange en vous, et surtout actuellement, c’est-à-dire pas précisément en cet instant, mais en général… maintenant. Allons, allons, c’est bon, je ne continue pas, ne vous rembrunissez pas. Je ne suis pas l’ours que vous pensez.

Raskolnikov le considéra d’un air sombre.

– Peut-être n’êtes-vous nullement un ours, dit-il. Il me semble même que vous êtes du meilleur monde, ou, tout au moins, que vous savez être très convenable, à l’occasion.

– Je ne me préoccupe de l’opinion de personne, répondit Svidrigaïlov sèchement, et même avec une pointe d’arrogance ; – et alors, pourquoi ne pas tâter de la trivialité, lorsque ce vêtement convient si bien à notre climat et… surtout si l’on s’y sent porté par sa nature, ajouta-t-il, se mettant de nouveau à rire.

– J’ai pourtant entendu dire que vous avez beaucoup d’amis ici. Vous êtes ce qu’on appelle un homme « ayant des relations ». Qu’avez-vous besoin de moi alors, si ce n’est dans un but précis ?

– C’est exact, repartit Svidrigaïlov, sans répondre au point principal de la question. J’en ai déjà rencontré plusieurs depuis trois jours que je bats le pavé ; j’en ai reconnu quelques-uns, et je pense que certains m’ont reconnu aussi. C’est normal ; je suis bien habillé et l’on me sait de la fortune ; car la réforme agraire ne nous a pas atteints : le revenu des bois et des prairies d’alluvions nous est resté ; mais… je n’irai plus voir mes amis ; j’en étais déjà excédé auparavant : voilà trois jours que je rôde, et je ne me suis encore mis en rapport avec personne… Et cette ville ! Dites-moi un peu comment elle s’est constituée, cette ville ! La ville des ronds-de-cuir et des séminaristes ! Vraiment, j’ai laissé passer beaucoup de choses sans les remarquer, il y a huit ans, lorsque je traînais par ici… Je n’espère plus qu’en l’anatomie, je vous le jure !

– Comment ça ?

– Bah, vous savez, à propos des clubs, de ces Dussaud, et encore à propos du progrès – qu’ils se passent de nous, maintenant, poursuivit-il, toujours sans relever la question. Et puis, pourquoi nécessairement être un tricheur ?

– Ah, vous avez triché aussi ?

– Comment donc ! Nous étions toute une bande, des gens des plus convenables, il y a huit ans ; nous tuions le temps, et c’étaient des gens vraiment très bien ; il y avait des poètes, des capitalistes. En général, chez nous, dans la société russe, ce sont les faussaires qui ont les meilleures manières,

– l’avez-vous remarqué ? (Je me suis relâché à la campagne.) Pourtant, un Grec a manqué de me faire mettre en prison pour dettes. Et c’est alors qu’est survenue Marfa Pètrovna ; elle a marchandé un peu, et elle m’a racheté pour trente mille deniers d’argent. (J’en devais soixante-dix mille.) Je l’ai épousée et elle m’a emmené tout de suite chez elle, à a campagne, comme si j’étais un trésor. Elle était mon aînée de cinq ans. Elle m’aimait énormément. Je n’ai pas quitté la campagne pendant sept ans. Et notez bien qu’elle a conservé toute sa vie, comme arme contre moi, un document établi au profit d’un tiers, au sujet de ces trente mille roubles. Et si jamais je m’étais révolté, j’étais fait comme un rat. Et elle n’aurait pas hésité ! Les femmes savent concilier tout ça, vous savez.

– Et s’il n’y avait pas eu ce document, vous auriez pris le large ?

– Je serais bien embarrassé de répondre. Ce document me gênait à peine. Je n’éprouvais pas le désir de m’en aller, et encore, Marfa Pètrovna, voyant mon ennui, m’avait elle-même invité deux fois à faire un voyage à l’étranger. Mais quoi ! J’étais déjà allé à l’étranger, et je m’y suis toujours ennuyé. Rien de précis, mais voilà, l’aurore, la baie de Naples, la mer, je regarde et ça me rend triste. Ce qui est le plus écœurant, c’est que, en effet, on se sent triste. Non, on est mieux dans son pays. Ici, au moins, on accuse les autres de tout et l’on se justifie soi-même. J’irais bien m’engager dans une expédition pour le Pôle Nord, parce que j’ai le vin mauvais et il me répugne de boire ; mais il ne me reste plus rien, à part le vin. J’en ai fait l’essai. On dit que Berg va partir du jardin Youssoupov, dans un immense ballon, et qu’il consent à embarquer des compagnons de voyage, moyennant finances, est-ce vrai ?

– Alors, vous voulez aller en ballon ?

– Moi ? Non… c’est simplement… murmura Svidrigaïlov qui sembla devenir pensif.

« Alors, est-il sérieusement… » pensa Raskolnikov.

– Non, le document ne m’entravait pas, poursuivit Svidrigaïlov pensivement. C’est moi qui ne voulais pas quitter la campagne. D’ailleurs, voici un an que Marfa Pètrovna m’a rendu le document pour ma fête et, de plus, elle m’a fait cadeau d’une forte somme. Car elle avait un capital. « Vous remarquez combien j’ai confiance en vous, Arkadi Ivanovitch » – c’est ainsi qu’elle a parlé, je vous le jure ! Vous ne croyez pas qu’elle a parlé ainsi ? Vous savez, j’étais devenu un bon agronome ; on me connaissait dans la région. J’avais même fait venir des livres. Marfa Pètrovna m’encouragea au début, puis elle eut peur que je ne m’absorbe trop dans l’étude.

– Je vois que vous regrettez beaucoup Marfa Pètrovna ?

– Moi ? Peut-être, c’est possible, après tout. À propos, croyez-vous aux fantômes ?

– Quels fantômes ?

– Mais ce qu’on entend généralement par là !

– Et vous y croyez, vous ?

– Bah, après tout, non, pour vous plaire… C’est-à-dire, ce n’est pas tout à fait « non »…

– Vous en avez vu ?

Svidrigaïlov lui jeta un regard étrange.

– Marfa Pètrovna est venue me visiter, prononça-t-il, en tordant sa bouche en un curieux sourire.

– Comment cela ?

– Voilà, elle m’a rendu visite trois fois déjà. Je l’ai vue la première fois le jour même des funérailles, une heure après mon retour du cimetière. C’était la veille de mon départ pour Petersbourg. La deuxième fois, c’était il y a trois jours, à l’aube, en voyage, à la gare de Malaïa-Vichera la troisième fois, il y a deux heures, dans ma chambre ; j’étais seul.

– Vous ne dormiez pas ?

– Pas du tout. Aucune des trois fois, d’ailleurs. Elle entre, elle parle une minute ou deux et elle s’en va par la porte. Il me semble que je l’entends se mouvoir.

– Pourquoi donc étais-je convaincu qu’il allait sûrement vous arriver quelque chose de ce genre ? dit Raskolnikov, et tout de suite il fut surpris d’avoir laissé échapper cela. Il était très agité.

– Tiens, tiens ! Vous pensiez cela ? demanda Svidrigaïlov étonné. Est-ce possible ? Allons, n’ai-je pas dit que nous avions des points communs ?

– Vous ne l’avez jamais dit, coupa Raskolnikov avec colère.

– Je ne l’ai pas dit ?

– Non !

– Il me semblait… Tout à l’heure, lorsque j’ai pénétré chez vous et que j’ai vu que vous étiez couché, les yeux fermés, feignant de dormir, je me suis dit immédiatement : « c’est lui ! »

– Que signifie : « c’est lui » ? De quoi parlez-vous ? s’écria Raskolnikov.

– De quoi je parle ? Je n’en sais vraiment trop rien… bredouilla Svidrigaïlov, hésitant, mais avec franchise.

Ils se turent pendant une minute, tout en se regardant en plein dans les yeux.

– Tout ça, ce sont des bêtises ! s’écria Raskolnikov avec dépit. De quoi vous entretient-elle lorsqu’elle vient ?

– Elle ? Figurez-vous, les plus banales futilités, c’est à ne pas y croire ; et c’est cela qui m’irrite. La première fois qu’elle est entrée (j’étais rompu, vous savez : le service funèbre, le requiem, le repas… j’étais enfin seul dans mon bureau ; je venais d’allumer un cigare, je réfléchissais – elle entre par la porte : « Arkadi Ivanovitch, dit-elle, tous ces soucis vous ont fait oublier de remonter la pendule de la salle à manger. » Cette pendule-là, je la remontais en effet moi-même chaque semaine, et quand il m’arrivait de l’oublier, elle me le rappelait. Le lendemain, je me mets en route pour Petersbourg. J’entre à l’aube dans la gare – j’avais peu dormi, je me sentais tout courbaturé, les yeux bouffis de sommeil – je commande du café, et voici Marfa Pètrovna qui s’assied à côté de moi, elle tient un jeu de cartes en main. « Voulez-vous, Arkadi Ivanovitch, que je vous tire les cartes pour votre voyage ? » Elle savait bien tirer les cartes. Je m’en voudrai toujours de ne pas l’avoir laissée faire ! J’ai eu peur, je me suis enfui ; il est vrai que le train était annoncé. Aujourd’hui, j’étais assis après un fichu repas, l’estomac lourd, je fumais ; tout à coup, Marfa Pètrovna entra de nouveau, en grande toilette, habillée d’une robe de soie neuve avec une longue traîne. « Bonjour, Arkadi Ivanovitch », dit-elle, « ma robe vous plaît-elle ? Aniska ne saurait pas en faire une pareille. » (Aniska c’était notre couturière, une ancienne serve qu’on avait envoyée comme apprentie à Moscou, une belle fille). Marfa Pètrovna resta à tourner devant moi. Je regardai la robe, puis, attentivement, ma femme elle-même. « Qu’avez-vous, Marfa Pètrovna », dis-je, « à venir m’importuner pour de telles vétilles ? » – « Mon Dieu, Arkadi Ivanovitch, voilà que je vous importune, maintenant ! » Et je lui dis, pour l’agacer : « Je veux reprendre femme, Marfa Pètrovna. » – « Cela vous regarde, Arkadi Ivanovitch. Cela ne vous fait d’ailleurs pas grand honneur, qu’à peine votre femme enterrée, vous songiez déjà à vous remarier. Et si seulement vous aviez fait un bon choix ; mais je sais : cela ne convient ni à vous ni à elle, vous allez simplement vous rendre ridicule. » Et elle s’en fut ; je crus entendre le bruissement de sa traîne. Quelles bêtises, n’est-ce pas ?

– Mais au fond, vous mentez peut-être en ce moment ? dit Raskolnikov.

– Il est rare que je mente, répliqua Svidrigaïlov, qui sembla ne pas remarquer l’incivilité de la question.

– Vous n’aviez jamais vu de fantôme auparavant ?

– Si… rien qu’une fois, il y a six ans. J’avais un valet, Filka ; on venait de l’enterrer, lorsque j’ai crié étourdiment : « Filka, ma pipe ! » – Il entra et alla tout droit au râtelier où je mettais mes pipes. « C’est pour se venger », pensai-je alors ; ceci parce que nous nous étions fortement disputés juste avant sa mort. « Comment oses-tu entrer chez moi avec un vêtement déchiré au coude ! Hors d’ici, coquin ! » Il se retourna, sortit, et je ne le revis plus jamais. Je n’en ai rien dit à Marfa Pètrovna à ce moment-là. J’ai voulu faire célébrer un office pour le repos de son âme, mais un scrupule m’a retenu.

– Allez voir un médecin.

– Vous n’avez pas besoin de me le dire, je sais moi-même que ma santé n’est pas brillante, quoique je ne sache pas très bien ce qui ne va pas ; à mon idée, je suis cinq fois mieux portant que vous. Je ne vous ai pas posé la question : croyez-vous qu’on puisse voir des fantômes ? Je vous ai demandé : Croyez-vous que les fantômes existent ?

– Non, pour rien au monde je ne le croirais ! s’écria Raskolnikov avec animosité.

– Que raconte-t-on, d’habitude ? chuchota Svidrigaïlov, comme à part soi, le regard détourné et la tête un peu penchée. On dit : « tu es malade, donc l’apparition que tu as vue, ce n’était que pur délire ». Mais ce n’est pas logique. Je conviens que les fantômes ne se montrent qu’aux malades, mais le fait qu’ils n’apparaissent qu’aux malades ne démontre pas que les fantômes n’existent pas en eux-mêmes.

– C’est évidemment faux ! insista nerveusement Raskolnikov.

– Non ? C’est cela que vous pensez ? poursuivit Svidrigaïlov, lui jetant un long regard. Et si nous raisonnions ainsi (aidez-moi) : « Les fantômes sont des parcelles, des fragments, des éléments d’autres mondes. L’homme sain ne les voit pas, parce qu’étant bien portant, il est plus terrestre, plus matériel et, par conséquent, il doit vivre de la seule vie d’ici-bas en vertu de la plénitude et de l’ordre. Mais, dès qu’il tombe malade, dès que l’ordre terrestre est quelque peu dérangé dans sa structure, la possibilité d’un autre monde lui paraît immédiatement. Et plus il est malade, plus les contacts avec l’autre monde sont étroits ; et, lorsqu’il meurt, il passe directement dans l’autre monde ». J’ai réfléchi depuis longtemps à cela. Si vous avez foi en la vie future, vous pouvez bien avoir foi en mon raisonnement aussi.

– Je ne crois pas à l’au-delà, affirma Raskolnikov.

Svidrigaïlov était pensif.

– Et s’il n’y avait dans l’autre monde que des araignées ou quelque chose de ce genre, dit-il soudain.

« C’est un dément », pensa Raskolnikov.

– L’éternité nous apparaît toujours comme une idée que l’on ne peut comprendre, comme quelque chose d’énorme ! Mais pourquoi est-ce nécessairement énorme ? Et si, par hasard, au lieu de tout cela, il n’y avait là qu’une seule petite pièce, comme une salle de bain de paysan : les murs tout enfumés et des araignées dans tous les coins, et que ce soit là toute l’éternité. J’ai déjà rêvé à quelque chose de ce genre, vous savez.

– Se peut-il qu’il ne vous vienne rien de plus réconfortant et de plus juste à l’esprit ! s’écria Raskolnikov avec une sensation maladive.

– De plus juste ? Comment savoir, après tout ; c’est peut-être juste ainsi, et, vous savez, si cela avait dépendu de moi, c’est ainsi que j’aurais fait ! répliqua Svidrigaïlov avec un vague sourire.

En entendant cette absurde affirmation, Raskolnikov sentit une vague de froid le submerger. Svidrigaïlov leva la tête, le regarda attentivement, et soudain éclata de rire.

– Non mais, pensez un peu ! s’écria-t-il. Il y a une demi-heure, nous ne nous étions encore jamais vus, nous pensions être des ennemis ; nous avons même encore une affaire à régler, nous avons plaqué l’affaire et nous nous sommes lancés dans toute cette littérature ! Allons, n’avais-je pas raison en disant que nous sommes deux baies du même buisson ?

– Faites-moi le plaisir… continua avec irritation Raskolnikov. Laissez-moi vous demander de vous expliquer au plus vite, afin de m’apprendre pourquoi vous m’avez honoré de votre visite… et… et… je n’ai pas le temps, je dois me hâter, je suis obligé de partir…

– Je vous en prie, voici : votre sœur, Avdotia Romanovna, a l’intention d’épouser M. Piotr Pètrovitch Loujine ?

– Vous serait-il possible d’éviter toute question concernant ma sœur et de ne pas citer son nom ; je suis même surpris de ce que vous osiez le faire en ma présence, si vous êtes réellement Svidrigaïlov ?

– Mais je viens pour parler d’elle ; comment ne pas citer son nom dans ce cas ?

– C’est bien. Dites vite.

– Je suis certain que vous vous êtes déjà fait une opinion au sujet de ce M. Loujine (qui est mon parent par ma femme), pour peu que vous vous soyez entretenu avec lui pendant une demi-heure, ou que vous ayez entendu dire quelque chose d’exact et de précis à son sujet. Ce n’est pas un parti pour Avdotia Romanovna. À mon avis elle se sacrifie dans cette affaire, très généreusement et sans calcul aucun, au profit de… de ses proches. Il m’a semblé, d’après ce que j’ai entendu dire de vous, que, de votre côté, vous seriez très content si ce mariage pouvait ne pas se faire et cela sans porter atteinte aux intérêts de votre sœur. Maintenant que j’ai fait personnellement votre connaissance, j’en suis même convaincu.

– C’est très naïf à vous ; pardonnez-moi, je voulais dire : impudent, dit Raskolnikov.

– Vous voulez dire par là que je n’ai en vue que mes intérêts personnels ? Ne craignez rien, Rodion Romanovitch, si c’était ainsi, je ne me serais pas ouvert à vous de cette façon ; je ne suis pas totalement idiot, après tout. À ce sujet, je vais vous révéler une singularité psychologique. Tout à l’heure, lorsque je justifiais mon amour pour Avdotia Romanovna, je vous ai dit que j’étais moi-même la victime. Bon. Sachez que je ne suis plus épris de votre sœur, plus du tout, à ce point que cela me semble étrange même, car j’étais indiscutablement amoureux d’elle.

– À force de désœuvrement et de vice, coupa Raskolnikov.

– Je suis en effet vicieux et désœuvré. Mais votre sœur a tant d’attraits que je n’aurais vraiment pas pu rester insensible. Mais tout cela n’était que bêtise, comme je le vois maintenant.

– Y a-t-il longtemps que vous l’avez remarqué ?

– Je l’ai constaté déjà auparavant et je m’en suis définitivement convaincu il y a trois jours, presque à l’instant de mon arrivée à Petersbourg. Du reste, je m’imaginais encore, lorsque j’étais à Moscou, que je m’étais mis en route pour aller conquérir la main d’Avdotia Romanovna et rivaliser avec M. Loujine.

– Veuillez m’excuser, mais je vous serais obligé d’abréger et de passer directement au but de votre visite. Je n’ai pas le temps, je dois partir…

– Certainement, je vous en prie ! Arrivé à Petersbourg et m’étant résolu à tenter un certain… « voyage », j’ai trouvé nécessaire de donner quelques ordres préalables. J’ai laissé mes enfants chez leur tante ; ils ont de la fortune et n’ont pas besoin de moi. Et puis, le rôle de père ne me convient pas ! Je n’ai pris pour moi que ce dont Marfa Pètrovna m’a fait cadeau il y a un an. Cela me suffit. Excusez-moi, je passe tout de suite à l’affaire. Avant de partir pour ce voyage, qui, d’ailleurs, aura lieu peut-être… je voudrais en finir avec M. Loujine. Ce n’est pas que vraiment je ne puisse le souffrir, mais quand même, c’est à cause de lui qu’a eu lieu cette querelle avec Marfa Pètrovna lorsque j’ai appris que c’était elle qui avait manœuvré pour que ce mariage se fasse. Maintenant je veux obtenir, par votre intermédiaire, qu’Avdotia Romanovna m’accorde un entretien, même si vous le voulez, en votre présence, afin de lui expliquer, en premier lieu, qu’elle ne doit s’attendre à aucun avantage de son union avec M. Loujine, mais qu’au contraire, il n’en résultera que des inconvénients. En second lieu, après l’avoir priée de me pardonner pour tous ces récents désagréments, je solliciterai l’autorisation de lui offrir dix mille roubles, ce qui faciliterait la rupture avec M. Loujine, rupture qu’elle souhaiterait voir se réaliser, si elle en avait la possibilité.

– Mais vous êtes vraiment, vraiment fou ! s’écria Raskolnikov, plus étonné qu’irrité. Comment osez-vous me dire de telles choses ?

– J’étais sûr que vous alliez crier ; mais tout d’abord, quoique je ne sois pas riche, ces dix mille roubles sont disponibles, je veux dire que je n’en ai absolument, absolument pas besoin. Si Avdotia Romanovna les refusait, je les emploierais encore plus stupidement. Bon. Secondement, ma conscience est tout à fait en paix ; j’offre cela sans aucun calcul. Croyez-le ou non, mais vous le saurez avec certitude plus tard, vous et Avdotia Romanovna. Le fait est que j’ai réellement causé quelques ennuis et des contrariétés à votre honorable sœur ; par conséquent, me sentant sincèrement repentant, je veux vraiment, non pas racheter ma faute, non pas payer pour les ennuis, mais simplement faire quelque chose d’avantageux pour elle, pour cette raison que je n’ai pas le monopole, après tout, de ne lui causer que du mal. Si mon offre renfermait la moindre part de calcul, je n’aurais pas proposé dix mille roubles seulement, alors que je lui offrais beaucoup plus il y a cinq semaines à peine. En outre, je vais me marier, peut-être bientôt, avec une certaine jeune fille ; par conséquent toutes les suspicions concernant quelque manœuvre de ma part contre Avdotia Romanovna doivent tomber par ce fait même. Je dirai pour terminer qu’en se mariant avec M. Loujine, Avdotia Romanovna accepte le même argent, mais venant d’un autre côté… Ne soyez donc pas fâché, Rodion Romanovitch, jugez sainement et avec sang-froid.

En disant cela, Svidrigaïlov était lui-même extrêmement calme et de sang-froid.

– Je vous prie de terminer, dit Raskolnikov. De toute façon ce que vous dites est d’une inadmissible insolence.

– Nullement. Si c’était ainsi, on n’aurait, en ce bas-monde, que le droit de faire du mal, et faire le bien serait défendu au nom d’un futile formalisme. C’est ridicule. Si je mourais et si je laissais cette somme à votre sœur par testament, serait-il possible qu’elle ne l’acceptât pas ?

– Très possible.

– Ah, non ! Là, je ne suis plus d’accord. Mais, après tout, si c’est non, c’est non : qu’il en soit ainsi. Quand même dix mille roubles, c’est quelque chose d’excellent, à l’occasion. En tout cas, je vous prie de transmettre ce qui a été dit à Avdotia Romanovna.

– Non, je ne le ferai pas.

– Dans ce cas, Rodion Romanovitch, je me vois forcé de chercher moi-même à la voir et, par conséquent, de la déranger.

– Et si je lui transmettais ce que vous m’avez dit, vous n’essayeriez pas de la voir ?

– Je ne sais vraiment quoi vous répondre. J’aurais beaucoup aimé la voir.

– Ne l’espérez pas.

– Dommage. En somme, je suis un inconnu pour vous. Peut-être, quand nous nous connaîtrons plus intimement.

– Vous croyez que nous nous connaîtrons plus intimement ?

– Pourquoi pas, en somme ? dit Svidrigaïlov en souriant, et il prit son chapeau. Ce n’est pas que je tienne tellement à vous déranger et, en venant ici, aujourd’hui, je ne comptais pas trop sur votre amabilité, bien qu’après tout, votre visage ait éveillé mon intérêt ce matin…

– Où m’avez-vous aperçu ce matin ? interrogea Raskolnikov inquiet.

– Par hasard… J’ai l’impression qu’il y a quelque chose en vous qui s’apparente à moi… Mais ne vous inquiétez pas, je ne suis pas un fâcheux ; je me suis entendu avec des tricheurs, j’ai réussi à ne pas ennuyer un grand seigneur, le prince Svirbei, mon parent éloigné, j’ai su écrire une petite chose sur la madone de Raphaël dans l’album de Mme Prikoulova, je suis resté sept ans sans désemparer chez Marfa Pètrovna, j’ai couché chez Viasemsky, place Sennoï, au bon vieux temps, et je prendrai peut-être l’envol, dans un ballon, avec Berg.

– Bon. Me permettez-vous de vous poser une question : est-ce bientôt que vous avez l’intention de partir en voyage ?

– Quel voyage ?

– Mais enfin, ce « voyage » dont vous avez parlé tout à l’heure…

– Ah ! le « voyage » ? Oh, oui !… Je vous ai, en effet, parlé de « voyage »… Mais ça, c’est un sujet très étendu… Si vous saviez, pourtant, quelle question vous venez d’aborder ! continua-t-il, en haussant la voix, et il eut un rire bref. Peut-être me marierai-je, au lieu de partir en « voyage » ; on me présente un parti.

– Ici ?

– Oui.

– Vous ne perdez pas votre temps.

– Mais, quand même, je voudrais beaucoup revoir Avdotia Romanovna, ne fût-ce qu’une fois. Je vous le demande avec insistance ! Eh bien, au revoir… Ah, oui ! Informez votre sœur, Rodion Romanovitch, qu’elle figure sur le testament de Marfa Pètrovna pour trois mille roubles. Ceci est absolument exact, Marfa Pètrovna a donné des ordres une semaine avant de mourir, cela a eu lieu devant moi. Avdotia Romanovna pourra toucher cet argent dans deux ou trois semaines.

– Est-ce vrai ?

– Oui, c’est vrai. Vous pouvez le lui dire. Allons, très honoré. Je suis descendu tout près d’ici.

En quittant la chambre, Svidrigaïlov rencontra Rasoumikhine devant la porte.

II

Huit heures allaient bientôt sonner. Raskolnikov et Rasoumikhine se dépêchaient afin d’atteindre l’hôtel Bakaléïev avant Loujine.

– Qui était-ce ? interrogea Rasoumikhine dès qu’ils furent sortis.

– C’était Svidrigaïlov, ce châtelain chez qui ma sœur a été gouvernante, et dans la maison duquel elle a été offensée. Elle est partie de là à cause de ses instances amoureuses, chassée par sa femme, Marfa Pètrovna. Celle-ci a demandé ensuite pardon à Dounia et, il n’y a pas longtemps, elle est morte. C’est la dame dont on a parlé tout à l’heure. Je ne sais pour quelles raisons, mais je crains beaucoup cet homme. Il est venu ici aussitôt que sa femme a été enterrée. Il est très bizarre et il est résolu à agir… Il semble savoir quelque chose… Dounia doit être protégée contre lui… c’est cela que je voulais te dire, tu comprends ?

– Protégée ? Qu’a-t-elle à craindre de lui ? Rodia, mon vieux, merci de me parler ainsi… Oui, oui, nous allons la protéger !… Où habite-t-il ?

– Je ne sais pas.

– Tu aurais dû le lui demander ! Dommage ! Bah, après tout, je le trouverai !

– As-tu vu son visage ? demanda Raskolnikov après un moment de silence.

– Mais oui, j’ai vu son visage. Je m’en souviendrai.

– Tu l’as bien vu ? Bien nettement ? reprit Raskolnikov avec insistance.

– Mais oui, je m’en souviens très bien ; je l’identifierais entre mille, j’ai une bonne mémoire des physionomies.

Ils se turent encore.

– Hum… alors, c’est bien… murmura Raskolnikov. Car, tu sais… j’ai pensé… il me semble… que peut-être – ce n’est que de l’imagination.

– Mais de quoi parles-tu ? Je ne comprends pas très bien ce que tu veux dire.

– Eh bien, vous dites tous, continua Raskolnikov, la bouche déformée par un sourire forcé, que je suis fou ; alors il m’a semblé que, peut-être, je le suis en effet, et que ce n’est qu’un fantôme que je viens de voir.

– Allons, Rodia !

– Qui sait ! Peut-être suis-je vraiment fou, et tout ce qui est arrivé ces jours-ci n’est peut-être qu’imagination pure.

– Ah, Rodia ! On t’a de nouveau ébranlé les nerfs… Mais de quoi a-t-il parlé ? Pour quelle raison est-il venu ?

Raskolnikov resta silencieux. Rasoumikhine médita pendant quelque temps.

– Écoute, voici mon rapport, dit-il enfin. Je suis passé par chez toi, tu étais endormi. Puis on a dîné, ensuite je me suis rendu chez Porfiri. Zamètov s’y trouvait encore. J’ai voulu tenter la chose, mais ça n’a pas pris. Je ne suis pas parvenu à attraper le ton juste. Ils ont eu l’air de ne pas comprendre ou de ne pas vouloir comprendre, mais ils ne se déconcertèrent pas non plus. J’ai emmené Porfiri près de la fenêtre et je lui ai parlé, mais, de nouveau, mon discours ne réussît pas : il regardait de côté et moi aussi. Enfin je lui ai mis « sur le pied familial » mon poing sous le nez, et je lui ai dit que j’allais l’écrabouiller. Il n’a fait que me jeter un coup d’œil ; j’ai craché et je suis parti ; c’est tout. C’est idiot. Je n’ai pas dit un mot à Zamètov. Seulement, tu vois, je pensais avoir fait du gâchis, mais en descendant l’escalier, une idée m’est venue une vraie inspiration : pourquoi donc nous donnons-nous tant de mal ? S’il y avait un danger ou quelque chose, alors évidemment… Mais maintenant, qu’est-ce que cela peut te faire ? Tu n’y es pour rien, alors tu craches dessus ; et nous allons bien rire ; à ta place, je m’amuserais à les mystifier. Comme ils seront gênés, après ! Fiche-toi d’eux ; plus tard, nous pourrons taper dessus, et maintenant, nous allons bien rire !

– C’est évident ! dit Raskolnikov. « Et que vas-tu dire demain ? » pensa-t-il. Fait bizarre, il ne lui était jamais passé par la tête de se demander « que va dire Rasoumikhine lorsqu’il saura ? »

Raskolnikov le regarda avec attention. Le rapport de Rasoumikhine sur sa visite chez Porfiri le laissait assez indifférent : tant de choses avaient pris de l’importance et tant d’autres avaient perdu leur intérêt depuis lors !

Dans le couloir, ils rencontrèrent Loujine ; celui-ci avait pénétré dans l’hôtel à huit heures précises, mais il avait dû chercher la chambre ; ils y entrèrent en même temps, mais sans échanger un regard ni un salut. Les jeunes gens précédèrent Piotr Pètrovitch qui, par courtoisie, traîna quelque peu dans l’antichambre enlevant son pardessus. Poulkhéria Alexandrovna vint immédiatement à sa rencontre sur le seuil. Pendant ce temps, Dounia accueillait son frère.

Piotr Pètrovitch entra et s’inclina devant les dames avec assez d’affabilité, quoique avec une importance marquée. Du reste, il semblait quelque peu dérouté et paraissait n’avoir encore pu reprendre pied. Poulkhéria Alexandrovna, un peu troublée elle aussi, se hâta de faire asseoir tout le monde autour d’une table ronde, sur laquelle se trouvait un samovar fumant. Dounia et Loujine s’assirent l’un en face de l’autre. Rasoumikhine et Raskolnikov s’étaient placés en face de Poulkhéria Alexandrovna : Rasoumikhine à côté de Loujine, Raskolnikov près de sa sœur.

Un court silence régna. Piotr Pètrovitch sortit lentement de sa poche un mouchoir de batiste parfumé et se moucha de l’air d’un honnête homme qui aurait été quelque peu blessé dans sa dignité et qui est fermement décidé à exiger des éclaircissements. La pensée lui était déjà venue, dans l’antichambre, de ne pas enlever son pardessus et de s’en aller, infligeant ainsi une punition sévère et sensible aux deux dames, pour leur faire comprendre tout de suite l’état des choses. Mais il ne s’y résolut pas. De plus, cet homme détestait les situations obscures, et, ici, il restait un point à élucider : sa volonté avait été si ouvertement méprisée qu’il s’était certainement passé quelque chose, et, par conséquent, il était préférable de savoir quoi le plus rapidement possible. Il serait toujours temps de punir par après, cela ne dépendait que de lui-même.

– J’espère que le voyage s’est passé sans incident ? demanda-t-il d’une voix officielle à Poulkhéria Alexandrovna.

– Grâce à Dieu, oui, Piotr Pètrovitch.

– J’en suis très heureux. Et pour Avdotia Romanovna, tout s’est-il également bien passé ?

– Je suis jeune et résistante, j’ai facilement supporté le voyage ; mais il a été très fatigant pour maman, répondit Dounétchka.

– Qu’y faire ? Nos voies ferrées nationales sont fort longues. Elle est grande, celle qu’on appelle « Notre Mère, la Russie »… Quant à moi, malgré mon désir, je n’ai pu me libérer à temps pour me rendre à la gare à votre rencontre. J’ai quand même l’espoir que les choses se sont passées sans trop de soucis pour vous ?

– Oh, non, Piotr Pètrovitch, nous étions très découragées, se hâta de déclarer Poulkhéria Alexandrovna avec une intonation spéciale. Et si Dieu lui-même ne nous avait envoyé Dmitri Prokofitch, je ne sais ce que nous serions devenues.

– Voici Dmitri Prokofitch Rasoumikhine, ajouta-t-elle, faisant la présentation.

– Mais j’ai déjà eu l’honneur…, murmura Piotr Pètrovitch, louchant avec animosité du côté de Rasoumikhine : ensuite il se rembrunit et se tut.

Piotr Pètrovitch semblait appartenir à cette variété d’hommes ayant des prétentions à l’affabilité et qui sont infiniment aimables en société, mais qui, pour peu que les choses n’aillent pas selon leur idée, perdent tout de suite leurs moyens et ressemblent plutôt à des sacs de farine qu’à d’élégants cavaliers susceptibles d’animer la compagnie. Le silence s’établit à nouveau. Raskolnikov s’était retranché dans un mutisme décidé, Avdotia Romanovna ne voulait pas ouvrir la bouche. Quant à Rasoumikhine, il n’avait rien à dire, si bien que Poulkhéria Alexandrovna s’inquiéta à nouveau.

– Saviez-vous que Marfa Pètrovna est morte, débuta-t-elle, en recourant à son moyen habituel.

– Bien sûr. J’ai connu la nouvelle de première main et je suis même venu pour vous dire que, immédiatement après les obsèques, Arkadi Ivanovitch Svidrigaïlov est parti subitement pour Petersbourg. Du moins en est-il ainsi d’après les renseignements que j’ai reçus de bonne source.

– À Petersbourg ? Ici ? interrogea Dounia avec inquiétude.

Elle et sa mère échangèrent un regard.

– Oui, c’est ainsi, et il a certainement un dessein quelconque si l’on considère la hâte de son départ et les circonstances qui ont précédé celui-ci.

– Mon Dieu ! Est-il possible que, même ici, il ne laisse pas Dounétchka en paix ? s’exclama Poulkhéria Alexandrovna.

– J’ai l’impression que ni vous ni Avdotia Romanovna n’avez lieu de vous inquiéter, à condition évidemment que vous refusiez d’entrer en contact avec lui. Quant à moi, je vais le surveiller et je cherche déjà maintenant où il est descendu…

– Oh, Piotr Pètrovitch, vous ne pouvez vous imaginer quelle frayeur vous m’avez causée ! poursuivit Poulkhéria Alexandrovna ; je ne l’ai rencontré que deux fois et il m’a semblé être un homme affreux ! Affreux ! Je suis certaine que c’est lui qui a causé la mort de Marfa Pètrovna.

– À ce sujet, il est impossible de conclure. Je possède des données exactes à ce sujet. Je ne nie pas qu’il ait hâté les choses, pour ainsi dire, par l’influence morale de l’offense ; mais en ce qui concerne la manière de vivre et la moralité du personnage, je suis de votre avis. Je ne sais s’il est riche à présent et combien lui a légué Marfa Pètrovna – ceci me sera connu dans le temps le plus court – mais il est évident qu’une fois à Petersbourg et ayant ne fût-ce qu’un peu de ressources, il va se remettre à son ancien genre de vie. C’est l’homme le plus dévergondé et le plus endurci dans le vice de tous les hommes de son genre ! J’ai de sérieuses raisons de croire que Marfa Pètrovna – qui a eu l’infortune de tellement l’aimer, et de racheter ses dettes il y a huit ans lui fut utile dans une autre histoire : ce n’est que grâce à ses efforts et à ses sacrifices que fût étouffée dans l’œuf une affaire criminelle, au sujet d’un attentat bestial et même fantastique, pour ainsi dire, pour lequel il aurait très bien pu être envoyé en Sibérie. Voici comment est cet homme, si vous voulez le savoir.

– Oh, mon Dieu ! s’exclama Poulkhéria Alexandrovna. Raskolnikov prêtait attentivement l’oreille.

– Est-ce vrai que vous avez des renseignements exacts à ce sujet ? demanda Dounia sérieusement et même sévèrement.

– Je ne vous ai dit que ce que m’a confié en secret feu Marfa Pètrovna. Il faut constater que, du point de vue juridique, l’affaire n’était pas claire du tout. Il y avait une certaine Resslich (je crois qu’elle y habite encore), c’est une étrangère, et, en outre, une usurière qui avait encore d’autres occupations. C’est avec cette Resslich que M. Svidrigaïlov entretenait depuis longtemps des relations fort étroites et mystérieuses. Chez cette femme, vivait une parente éloignée (une nièce, je pense), sourde et muette, une fille d’une quinzaine d’années – ou peut-être même avait-elle quatorze ans seulement – pour laquelle cette Resslich éprouvait une haine sans limite et à laquelle elle reprochait chaque bouchée de pain. Elle brutalisait la fillette, la frappait même cruellement. Un jour, on trouva celle-ci pendue dans le grenier. Le tribunal conclut au suicide. Après les procédures habituelles, l’affaire en resta là… mais quelque temps après, la justice reçut une dénonciation anonyme disant que la fillette avait été… sauvagement outragée par Svidrigaïlov. Il faut dire que l’affaire était très obscure : la dénonciation provenait d’une autre étrangère, une femme discréditée et très peu digne de foi ; enfin, la dénonciation n’eut pas de suite, grâce à l’intervention et à l’argent de Marfa Pètrovna ; tout se limita à des rumeurs. Ces rumeurs, pourtant, étaient hautement significatives. Vous avez évidemment entendu parler, Avdotia Romanovna, de ce qui se passa avec le valet Filka, mort des suites de tortures, il y a six ans environ, encore du temps du servage.

– L’on m’a affirmé, cependant, que ce Filka s’était pendu.

– C’est exact, mais c’est le système continu de persécutions et de corrections, instauré par M. Svidrigaïlov, qui l’a contraint, ou pour mieux dire, qui l’a poussé au suicide.

– Ceci, je l’ignorais, repartit Dounia d’une voix sèche ; l’on m’a raconté seulement une très étrange histoire. Filka était, disait-on, une sorte d’hypocondriaque, une espèce de philosophe de maison, les domestiques disaient « qu’il s’était perdu dans les livres » et qu’il s’est pendu plutôt à cause des railleries de M. Svidrigaïlov qu’à cause de ses mauvais traitements. Quand j’étais là, il se conduisait d’une manière convenable avec ses gens et ceux-ci l’aimaient, quoique, pourtant, ils l’accusaient également de la mort de Filka.

– Je vois, Avdotia Romanovna, que vous êtes encline à le justifier, remarqua Loujine, plissant les lèvres en un sourire ambigu. C’est en effet, un homme astucieux et séduisant aux yeux des dames, ce à quoi Marfa Pètrovna sert de déplorable exemple. Ma seule intention était de vous assister de mon conseil ; vous et votre mère, pour parer à de nouvelles tentatives qui ne manqueront pas d’avoir lieu. Pour moi, je suis fermement persuadé que cet homme disparaîtra à nouveau immanquablement dans la prison pour dettes. Marfa Pètrovna ne s’était jamais proposée de lui laisser quelque chose personnellement, car elle avait le souci de l’avenir de ses enfants, et s’il a reçu un legs quelconque, ce n’est que l’indispensable, quelque chose sans grande valeur, quelque chose d’éphémère qui ne durera pas un an, vu ses habitudes.

– Piotr Pètrovitch, je vous prie, dit Dounia, cessons de parler de M. Svidrigaïlov. Cela m’ennuie vraiment.

– Il est venu me rendre visite tout à l’heure, dit soudain Raskolnikov, sortant de son mutisme pour la première fois.

Il y eut des exclamations de toutes parts, tous les yeux se fixèrent sur lui. Piotr Pètrovitch lui-même fut ému.

– Il est entré chez moi il y a une heure et demie, lorsque je dormais ; il m’a réveillé et s’est présenté, poursuivit Raskolnikov. Il avait une allure dégagée et gaie, et il croyait fermement que nous allions nous entendre. Il désirait beaucoup, entre autres, avoir une entrevue avec toi, Dounia, et il m’a demandé de servir de tiers lors de cette rencontre. Il m’a dit avoir une proposition à te faire, et m’a expliqué de quoi il s’agit. En outre, il m’a formellement affirmé que Marfa Pètrovna, une semaine avant de mourir, a pris des dispositions pour te laisser, à toi, Dounia, une somme de trois mille roubles et tu pourras, très bientôt, disposer de cet argent.

– Merci, mon Dieu ! s’exclama Poulkhéria Alexandrovna en se signant. Prie pour elle, Dounétchka, prie pour elle.

– C’est l’exacte vérité, laissa échapper Loujine.

– Et alors, après ? demanda Dounia qui avait hâte d’en savoir davantage.

– Il a dit ensuite que lui-même n’était pas riche et que tout le domaine allait aux enfants qui sont maintenant chez leur tante. Il m’a dit encore qu’il était descendu quelque part non loin de chez moi, mais où, je ne le sais pas, je ne m’en suis pas informé.

– Mais que veut-il proposer à Dounétchka, en fin de compte ? interrogea Poulkhéria Alexandrovna avec inquiétude. Il te l’a dit ?

– Oui.

– Eh bien ?

– Pas maintenant.

Raskolnikov se tut et se remit à boire son thé.

Piotr Pètrovitch sortit sa montre et la regarda.

– Il est nécessaire que je m’en aille, pour m’occuper de mes affaire, et de ce fait, je ne vous gênerai pas, ajouta-t-il, l’air quelque peu vexé, et il s’apprêta à se lever.

– Restez, Piotr Pètrovitch, interrompit Dounia. Vous vous proposiez de passer la soirée avec nous. En outre, vous avez écrit que vous désiriez vous expliquer avec maman au sujet de quelque chose.

– C’est exact, Avdotia Romanovna, prononça Piotr Pètrovitch, en reprenant sa place, mais sans lâcher son chapeau. Je voulais en effet mettre au point, avec vous et votre honorable mère, certaines affaires fort importantes. Mais, tout comme votre frère, qui ne veut pas donner en ma présence des explications au sujet des propositions de M. Svidrigaïlov, je ne désire pas non plus, ni ne puis, m’expliquer en présence… des autres… au sujet de points aussi importants. En outre, la condition primordiale, sur laquelle j’ai insisté, n’a pas été observée…

Loujine prit un air important et amer, puis se tut.

– C’est à ma demande que votre désir de voir mon frère absent de notre entrevue n’a pas été satisfait, dit Dounia. Vous avez écrit que mon frère vous a outragé ; je pense qu’il faut immédiatement élucider cette affaire et que vous devez vous réconcilier. Et si Rodia vous a effectivement offensé, il devra vous demander pardon, et il le fera.

Piotr Pètrovitch reprit aussitôt courage.

– Même avec la meilleure volonté du monde, Avdotia Romanovna, il est de ces affronts qu’il est impossible de laisser passer. Il y a, en tout, des limites qu’il est dangereux de franchir, car, si on les dépasse, il est impossible de revenir en arrière.

Dounia l’arrêta, un peu agacée :

– Mais je ne parlais pas de cela, en somme, Piotr Pètrovitch, dit-elle. Rendez-vous compte que tout notre avenir dépend maintenant du fait de savoir si l’on pourra ou non élucider ces différends. Je vous le dis immédiatement, je ne peux pas envisager les choses d’une autre manière, et si vous tenez à moi, ne fût-ce qu’un peu, cette histoire doit être terminée aujourd’hui même… si cela vous semble difficile. Je vous le répète, si mon frère a tort, il vous présentera ses excuses.

– Cela me surprend, que vous posiez la question de cette façon, dit Loujine, qui s’énervait de plus en plus. Tout en tenant à vous et, pour ainsi dire, en vous adorant, je peux très bien ne pas aimer du tout quelqu’un de votre famille. Aspirant à la joie d’obtenir votre main, je ne peux prendre sur moi, en même temps, d’assumer des obligations inconciliables…

– Oh, ne soyez pas si ombrageux, abandonnez cette susceptibilité, Piotr Pètrovitch, interrompit Dounia avec quelque émotion, et restez l’homme sensé et généreux que j’ai toujours vu en vous, et que je veux continuer à y voir. J’ai contracté vis-à-vis de vous un grand engagement ; je suis votre fiancée ; ayez confiance en moi dans cette affaire et, croyez-moi, je serai de taille à la trancher sans parti-pris. Que je prenne sur moi le rôle de juge est une surprise aussi bien pour mon frère que pour vous. Lorsque je l’ai invité (après avoir pris connaissance de votre lettre), à venir sans faute assister à notre entrevue, je ne lui ai rien dévoilé de mes projets. Vous devez comprendre que si vous ne vous réconciliez pas, je devrai choisir entre vous : ou bien vous, ou bien lui. Je ne veux ni ne peux, à aucun prix, commettre une erreur dans mon choix. Pour vous satisfaire, je devrais rompre avec mon frère ; pour mon frère, je devrais rompre avec vous. Je veux et je dois savoir maintenant, à coup sûr, s’il se considère vraiment comme mon frère, et si vous tenez à moi, si vous m’estimez, si vous êtes un époux pour moi.

– Avdotia Romanovna, prononça Loujine, les traits contractés – vos paroles sont trop hautement significatives pour moi, et je dirai même plus, elles sont blessantes, étant donné la position que j’ai l’avantage d’occuper vis-à-vis de vous. Sans parler de la façon offensante et bizarre dont vous nous mettez sur le même pied, moi et… un présomptueux jeune homme, vos paroles admettent la possibilité d’un manquement à la promesse que vous m’avez donnée. Vous avez dit : « ou bien vous, ou bien lui », ce qui montre combien peu je compte à vos yeux… je ne puis admettre cela, eu égard aux relations et aux… obligations qui existent entre nous.

– Comment ! s’emporta Dounia. Je mets vos intérêts au même rang que tout ce que j’ai eu de plus précieux jusqu’ici dans la vie, ce qui était toute ma vie, et maintenant, vous vous offusquez de ce que je fasse trop peu de cas de vous !

Raskolnikov eut un sourire mordant. Rasoumikhine frissonna violemment, mais Piotr Pètrovitch n’accepta pas l’objection : au contraire, il devint plus irritable et querelleur, comme s’il y prenait goût.

– L’amour pour le futur compagnon de l’existence, l’amour pour le mari doit supplanter l’amour pour le frère, prononça-t-il sentencieusement ; et, de toute façon, je ne peux être mis sur le même pied… Quoique j’eusse insisté tout à l’heure sur le fait que je ne veux ni ne peux m’expliquer en présence de votre frère, je me suis néanmoins décidé à m’adresser à votre honorable mère pour lui demander les éclaircissements nécessaires sur un point fort grave et blessant pour moi. Votre fils, dit-il à Poulkhéria Alexandrovna, – devant M. Raszoudkine (ou… est-ce bien ainsi ? excusez-moi, je n’ai pas retenu votre nom, prononça-t-il en se tournant vers Rasoumikhine avec un salut affable), – m’a blessé en déformant les paroles que je vous ai dites lors d’une conversation privée qui a eu lieu pendant que nous prenions le café, à savoir que le mariage avec une jeune fille pauvre qui a déjà goûté à l’amertume de la vie est, à mon avis, plus avantageux, au point de vue conjugal, que le mariage avec une jeune fille qui a été habituée à l’aisance, car, c’est ainsi plus utile pour la moralité. Votre fils a exagéré de propos délibéré le sens de mes paroles jusqu’à l’absurde, en m’accusant d’intentions méchantes et en se basant, à mon idée, sur votre propre correspondance. Je me considérerais comme heureux s’il vous était possible, Poulkhéria Alexandrovna, d’affirmer le contraire et, par le fait même, de me rassurer considérablement. Veuillez bien me communiquer dans quels termes, précisément, vous avez transmis mes paroles dans votre message à Rodion Romanovitch ?

– Je ne m’en souviens pas, dit Poulkhéria Alexandrovna déroutée. J’ai répété ce que j’ai compris. Je ne sais pas comment Rodion vous l’a rapporté… Peut-être a-t-il exagéré quelque peu.

– Sans une suggestion de votre part, il n’aurait rien pu exagérer.

– Piotr Pètrovitch, prononça Poulkhéria Alexandrovna avec dignité, – le fait que Dounia et moi nous nous trouvons ici prouve que nous n’avons pas pris vos paroles de mauvaise part.

– Parfait, maman ! approuva Dounia.

– Je suis donc coupable ! dit Loujine, froissé.

– Et puis, Piotr Pètrovitch, vous chargez toujours Rodion, et vous-même vous avez écrit quelque chose d’inexact à son sujet, hier, continua Poulkhéria Alexandrovna, réconfortée.

– Je ne me souviens pas d’avoir écrit quelque chose d’inexact.

– Vous avez écrit, dit Raskolnikov d’un ton tranchant et sans se retourner vers Loujine, que ce n’est pas à la veuve d’un homme écrasé que j’ai donné hier l’argent, ce qui était cependant exact, mais bien à sa fille (que je n’avais jamais vue avant ce jour). Vous avez écrit cela pour me brouiller avec les miens, et, dans ce but, vous avez caractérisé d’une façon sordide une jeune fille qui vous est inconnue. Ce sont des commérages et c’est bas.

– Pardonnez-moi, Monsieur, répondit Loujine, frémissant d’indignation, dans ma lettre j’ai parlé de vos qualités et de vos actes uniquement pour répondre aux vœux de votre mère et de votre sœur qui m’ont demandé de décrire comment je vous ai trouvé et quelle impression vous avez faite sur moi. Quant aux affirmations contenues dans ma lettre, je vous défie d’en trouver une qui ne soit pas exacte ; vous ne pouvez contester que vous avez donné l’argent et que, dans cette famille, toute malheureuse qu’elle soit, il y a des membres indignes ?

– Et à mon avis, vous, avec tous vos mérites, vous ne valez pas le petit doigt de cette pauvre fille à laquelle vous jetez la pierre.

– Par conséquent vous auriez l’audace de la faire admettre dans la compagnie de votre mère et de votre sœur ?

– C’est déjà fait, si vous voulez le savoir. Je l’ai priée aujourd’hui de s’asseoir à côté de maman et de Dounia.

– Rodia ! s’écria Poulkhéria Alexandrovna.

Dounétchka devint rouge, Rasoumikhine se rembrunit. Loujine eut un sourire caustique et hautain.

– Voyez vous-même, Avdotia Romanovna, dit-il, si oui ou non une entente est possible ici. J’espère que l’affaire est maintenant élucidée et clôturée une fois pour toutes. Je vais à présent me retirer pour ne pas nuire à l’agrément ultérieur de l’entrevue familiale et pour vous laisser libres de vous communiquer vos secrets (il se leva et saisit son chapeau). Mais avant de partir, j’oserais faire observer que j’espère être dispensé, à l’avenir, de telles rencontres, et pour ainsi dire, de tels compromis. Je vous fais spécialement la même prière, Poulkhéria Alexandrovna, d’autant plus que ma lettre était adressée à vous et à personne d’autre.

Poulkhéria Alexandrovna fut quelque peu blessée.

– Eh bien, Piotr Pètrovitch, croyez-vous que nous soyons déjà entièrement en votre possession ? Dounia vous a donné la raison pour laquelle votre désir n’a pas été satisfait : ses intentions étaient bonnes. Et puis vous m’écrivez comme si vous me donniez des ordres. Devons-nous prendre chacun de vos désirs pour un commandement ? Je vous dirai que, au contraire, vous devez être particulièrement complaisant et délicat à notre égard, étant donné que nous avons tout abandonné et que, confiantes en vous, nous sommes venues ici et, par conséquent, nous nous trouvons déjà en votre pouvoir.

– Ce n’est pas tout à fait juste, Poulkhéria Alexandrovna, et surtout maintenant que vous avez été informée du legs de trois mille roubles fait par Marfa Pètrovna, legs fort opportun, si l’on en juge par le nouveau ton que vous avez pris pour me parler, ajouta-t-il avec causticité.

– À en croire votre remarque, on pourrait vraiment penser que vous comptiez sur notre détresse, fit observer Dounia d’un ton irrité.

– Maintenant, en tout cas, je ne pourrai plus y compter, et surtout, je ne veux pas gêner la transmission des propositions secrètes d’Arkadi Ivanovitch Svidrigaïlov dont votre frère est chargé et qui ont pour vous, je le vois, une signification essentielle et peut-être fort plaisante.

– Ah, Seigneur ! s’exclama Poulkhéria Alexandrovna.

Rasoumikhine tenait à peine en place.

– N’as-tu pas honte, maintenant, Dounia ? demanda Raskolnikov.

– Oui, Rodia, j’ai honte, dit Dounia. Piotr Pètrovitch, sortez, fit-elle à Loujine, en blêmissant de colère.

Il semblait bien que Piotr Pètrovitch n’avait pas prévu un tel dénouement. Il avait eu trop confiance en lui-même, en son pouvoir et en l’impuissance de ses victimes. Il n’y crut pas d’abord. Il pâlit, et ses lèvres frémirent.

– Avdotia Romanovna, si je prends la porte sur un tel congé, alors – tenez-en compte – je ne reviendrai plus jamais. Réfléchissez-y bien. Je tiens mes promesses.

– Quelle impudence ! s’écria Dounia en se levant brusquement. Mais je ne veux pas que vous reveniez !

– Comment ? A-h ! c’est ainsi ! s’écria Loujine qui, jusqu’au dernier instant, n’avait pas cru à un tel dénouement et qui, pour cette raison, perdait maintenant pied. A-h ! c’est comme cela ? Mais savez-vous, Avdotia Romanovna, que j’ai aussi le droit de protester !

– À quel titre osez-vous lui parler ainsi, s’interposa ardemment Poulkhéria Alexandrovna. Pour quelles raisons protesteriez-vous ? Et quels droits avez-vous ? Croyez-vous que je donnerais ma Dounia en mariage à un homme comme vous ? Allez-vous-en, laissez-nous tout à fait ! Nous sommes nous-mêmes coupables de nous être engagées dans une affaire malhonnête et c’est surtout ma faute…

– Mais quand même, Poulkhéria Alexandrovna, dit Loujine qui, déjà furieux, s’échauffait encore – vous m’avez lié par la parole donnée que vous reniez maintenant… et puis… j’ai été pour ainsi dire contraint, de ce fait, à des dépenses…

Cette dernière réclamation était tellement dans la manière d’être de Piotr Pètrovitch que Raskolnikov, qui pâlissait à cause des efforts qu’il faisait pour contenir sa colère, ne résista pas et, soudain, éclata de rire. Mais Poulkhéria Alexandrovna était hors d’elle-même.

– Des dépenses ? Quelles dépenses ? Est-ce vraiment de notre coffre que vous voulez parler ? Mais on vous l’a transporté pour rien. Et c’est nous qui vous avons lié les mains ! Mais reprenez donc vos esprits, Piotr Pètrovitch ; c’est vous qui nous aviez lié les pieds et les poings.

– Assez, maman, je vous en prie, assez ! dit Avdotia Romanovna en essayant de la calmer. Piotr Pètrovitch, je vous le demande, allez-vous-en !

– Je m’en vais, mais permettez-moi encore un dernier mot ! dit-il, s’étant presque complètement rendu maître de lui-même. Votre maman, semble-t-il, a tout à fait perdu de vue que je me suis décidé à vous épouser après que les rumeurs au sujet des événements qui ont compromis votre réputation ait parcouru toute la région. Dédaignant pour vous l’opinion publique et ayant rétabli votre honneur, j’aurais eu évidemment le droit de compter sur une récompense et même d’exiger votre gratitude… Et ce n’est que maintenant que mes yeux se sont ouverts… Je vois bien que, peut-être, j’ai agi fort étourdiment en négligeant la rumeur publique…

– Mais il croit avoir une tête de rechange ! cria Rasoumikhine en sautant sur ses pieds, prêt à faire prompte justice de Loujine.

– Vous êtes bas et méchant ! dit Dounia.

– Plus une parole, plus un geste ! s’écria Raskolnikov en repoussant Rasoumikhine.

Ensuite, s’avançant vers Loujine jusqu’à le toucher :

– Veuillez sortir ! dit-il calmement et distinctement. Et pas un mot de plus, ou sinon…

Piotr Pètrovitch le regarda pendant quelques secondes, le visage tordu par la rage ; ensuite il se retourna et sortit ; il était évident que peu d’hommes ressentent dans leur cœur autant de haine que Loujine en emportait en quittant Raskolnikov. C’était lui et lui seul qu’il accusait de tout. Il est remarquable qu’en descendant l’escalier il s’imaginait toujours que, peut-être, l’affaire n’était pas totalement perdue et que, en ce qui concerne les deux dames, les choses pouvaient encore fort bien être arrangées.

III

Le fait était que, jusqu’à la toute dernière minute, il n’avait nullement prévu une pareille issue. Il avait gardé confiance jusqu’au bout, n’admettant même pas la possibilité de ce que deux femmes pauvres et sans défense pussent échapper à son emprise. Il s’en persuada d’autant plus facilement qu’il était plein de vanité et d’une assurance, que l’on pourrait mieux appeler adoration de soi-même. Piotr Pètrovitch, parti de fort bas, avait acquis l’habitude maladive de s’admirer lui-même ; il prisait beaucoup sa propre intelligence et ses capacités ; il lui arrivait, lorsqu’il était seul, de contempler son image dans un miroir. Mais plus que tout, il aimait et appréciait son argent, l’argent gagné par son labeur et par divers autres moyens : l’argent qui le rendait, croyait-il, l’égal de tous ceux qui étaient supérieurs à lui à d’autres points de vue.

Lorsqu’il rappela, avec amertume à Dounia, qu’il était décidé à l’épouser malgré les mauvaises rumeurs qui circulaient sur son compte, Piotr Pètrovitch était absolument sincère et il ressentait même un réel dépit à la pensée de la « noire ingratitude » de celle-ci. Lorsqu’il demanda la main de Dounia pourtant, il était convaincu depuis longtemps de l’absurdité des cancans, qui avaient d’ailleurs été réfutés par Marfa Pètrovna en personne et auxquels plus une âme, dans la petite ville, n’ajoutait encore foi. Bien au contraire, chacun s’était mis, avec enthousiasme, à rendre justice à Dounia. D’ailleurs il n’aurait pas contesté, maintenant, qu’il était déjà convaincu de l’innocence de celle-ci, à l’époque des fiançailles. Néanmoins, il prisait beaucoup sa résolution d’élever celle-ci jusqu’à lui et envisageait cet acte comme un haut fait. En disant cela à Dounia, il avouait en même temps une pensée secrète, couvée depuis longtemps et dont il s’était déjà félicité plus d’une fois. Il ne comprenait pas comment les autres ne s’extasiaient pas sur son exploit. Lorsqu’il s’était présenté chez Raskolnikov, il avait le sentiment d’être le bienfaiteur venant récolter les fruits de ses bontés, et il était prêt à écouter de très agréables compliments. Maintenant, en descendant l’escalier, il se considérait évidemment comme bafoué et incompris terriblement.

Dounia lui était déjà nécessaire ; il lui était impossible de renoncer à elle. Depuis longtemps, depuis plusieurs années, il songeait avec délices au mariage ; mais il préférait patienter et amasser de l’argent. Il pensait avec ivresse, dans le plus grand secret, à quelque jeune fille de bonnes mœurs, pauvre (il fallait absolument qu’elle fût pauvre), très jeune, très jolie, distinguée et instruite, rendue très craintive par beaucoup de malheurs et qui se prosternerait devant lui. Elle le considérerait pendant toute sa vie comme son bienfaiteur, lui serait soumise, le vénérerait et l’adorerait, uniquement lui et personne d’autre. Combien de tableaux, combien de savoureux épisodes n’avait-il pas imaginés sur ce thème si séduisant, lorsqu’il se délassait de ses occupations. Et voici que le rêve de tant d’années allait s’accomplir : la beauté et l’instruction d’Avdotia Romanovna l’avaient impressionné ; la détresse de sa situation l’avait excité au plus haut degré. Il trouvait en elle plus qu’il n’avait rêvé : une jeune fille ayant du caractère, fière, vertueuse, supérieure à lui par l’éducation et la culture (il s’en rendait compte) ; et cette jeune fille allait lui être humblement reconnaissante de son bienfait pendant toute sa vie ; elle allait s’effacer avec vénération devant lui et il allait en être le maître absolu et incontesté !… Comme par un fait exprès, peu de temps avant ses fiançailles, après de longues réflexions et de nombreux atermoiements, il s’était décidé à changer de carrière, à élargir son champ d’action et, en même temps, à pénétrer dans un milieu social plus élevé, ce dont il rêvait avec complaisance depuis des années… En un mot, il avait décidé de tâter de Petersbourg. Il savait que les femmes, en général, peuvent faciliter bien des choses. Le prestige d’une femme charmante, vertueuse, instruite, lui rendrait la lutte plus aisée, attirerait sur lui l’attention du monde, lui ajouterait une auréole… et voilà que tout s’écroulait ! Cette brusque et odieuse rupture l’avait surpris comme un coup de foudre. C’était quelque infâme plaisanterie, quelque absurdité ! On ne pouvait l’accuser que d’avoir protesté un peu, et ensuite, il n’avait même pas eu la possibilité de s’expliquer ! Il avait badiné, puis il s’était laissé entraîner… et tout cela avait fini si mal ! Il était déjà devenu amoureux, à sa façon, de Dounia, il régnait déjà sur elle dans ses rêves, et, soudain !… Non ! Dès demain, il fallait tout rétablir, réparer, corriger, et surtout anéantir cet insolent blanc-bec, ce gamin, de qui venait tout le mal. Rasoumikhine lui revenait involontairement à la mémoire et il en éprouvait une pénible sensation… Mais il se tranquillisa vite à ce sujet : « Allons, c’est ridicule, mettre celui-là à mon niveau ! » pensa-t-il. Cependant, il craignait sérieusement quelqu’un : Svidrigaïlov. En un mot, il prévoyait encore beaucoup de tracas pour l’avenir.

– Non ! C’est moi qui suis la plus fautive, disait Dounétchka en embrassant sa mère. Son argent m’a séduite. Mais je te jure, Rodia, je ne pensais pas du tout que ce fût un homme aussi indélicat. Si j’avais décelé plus tôt sa vraie nature, je ne me serais jamais laissée entraîner ! Ne me juge pas, Rodia !

– C’est Dieu qui nous en a délivrés ! c’est Dieu ! murmurait Poulkhéria Alexandrovna avec une sorte d’absence d’esprit, comme si elle n’avait pas encore pleinement compris ce qui s’était produit.

Tout le monde était heureux. Cinq minutes après le départ de Loujine, tous riaient. Parfois seulement Dounétchka devenait pâle et fronçait les sourcils en se rappelant ce qui était arrivé, Poulkhéria Alexandrovna ne s’était nullement imaginé qu’elle aurait pu être aussi heureuse ; le fait de rompre avec Loujine lui apparaissait, le matin encore, comme un grand malheur. Rasoumikhine était aux anges. Il n’osait pas encore extérioriser sa joie librement, mais il tremblait tout entier de bonheur, comme s’il était secoué de fièvre. Il avait l’impression qu’un très gros poids qui écrasait son cœur avait été enlevé. À présent, il lui était permis de consacrer toute sa vie aux deux femmes, de les servir… Et puis, savait-on jamais, si maintenant !… Mais il repoussait cette pensée avec frayeur, craignant sa propre imagination. Raskolnikov, seul, restait assis à la même place, distrait et presque sombre. Lui, qui avait le plus insisté pour que l’on écartât Loujine, s’intéressait maintenant moins qu’eux à ce qui était arrivé. Dounia pensait involontairement qu’il lui gardait encore rancune ; Poulkhéria Alexandrovna l’observait craintivement.

– Que t’a raconté Svidrigaïlov ? lui demanda Dounia.

– Ah, mais oui ! s’exclama Poulkhéria Alexandrovna.

Raskolnikov leva la tête :

– Il veut à tout prix t’offrir dix mille roubles en cadeau et il voudrait te rencontrer encore une fois en ma présence.

– Revoir Dounia ! Jamais ! s’exclama Poulkhéria Alexandrovna. Comment ose-t-il offrir de l’argent !

Ensuite Raskolnikov conta, assez sèchement, son entretien avec Svidrigaïlov. Il ne parla pas de l’épisode des fantômes pour ne pas surcharger son récit et par répugnance de parler d’autre chose que du strict nécessaire.

– Et quelle réponse lui as-tu faite ? demanda Dounia.

– J’ai dit d’abord que je ne te transmettrais rien du tout. Alors il a déclaré qu’il essaierait par tous les moyens d’obtenir lui-même une entrevue. Il affirma que sa passion n’avait été qu’un caprice et que, maintenant, il ne ressentait plus aucun amour pour toi. Il ne veut pas que tu épouses Loujine… Son discours était plutôt confus.

– Comment t’expliques-tu l’attitude de cet homme, Rodia ? Quelle idée te fais-tu de lui ?

– J’avoue que je ne le comprends pas très bien. Il offre dix mille roubles et il reconnaît qu’il n’est pas riche. Il déclare qu’il va partir quelque part et il oublie ces paroles dix minutes plus tard. Il dit aussi qu’il va se marier, qu’on lui présente un parti… Il a évidemment un but, et ce but est sans doute mauvais. Mais encore, il est difficile de comprendre pourquoi il a abordé si stupidement l’affaire s’il a des intentions répréhensibles… J’ai évidemment refusé cet argent en ton nom, une fois pour toutes. Il m’a semblé, en général, bizarre, et même… quelque peu anormal. Je peux m’être trompé, il est possible que tout cela ne soit qu’une mystification de sa part. La mort de Marfa Pètrovna semble l’avoir impressionné…

– Qu’elle repose en paix ! s’écria Poulkhéria Alexandrovna. Je prierai Dieu toute ma vie pour elle ! Que serait-il advenu de nous sans ces trois mille roubles, Dounia ! Mon Dieu, c’est comme si cet argent nous tombait du ciel ! Tu sais, Rodia, nous ne possédions plus que trois roubles ce matin ; Dounia et moi nous nous demandions comment mettre au plus vite la montre en gage, pour ne pas devoir demander secours à cet homme, en attendant qu’il nous donne lui-même notre nécessaire.

Dounia était vraiment stupéfaite par la proposition de Svidrigaïlov. Elle restait debout, pensive.

– Il a machiné quelque chose d’affreux, prononça-t-elle, comme pour elle-même, à voix basse, prête à frissonner.

Raskolnikov s’aperçut de cette excessive terreur.

– Il me semble que je le reverrai plus d’une fois encore, dit-il à Dounia.

– Nous allons le surveiller ! Je trouverai l’endroit où il niche ; cria Rasoumikhine avec énergie. J’aurai l’œil sur lui ! Rodia y consent ! Il m’a dit tout à l’heure : « Protège ma sœur ». Me le permettez-vous, Avdotia Romanovna ?

Dounia lui tendit la main en souriant, mais son visage garda une expression soucieuse. Poulkhéria Alexandrovna lui jetait des coups d’œil timides ; du reste, les trois mille roubles la tranquillisaient visiblement.

Un quart d’heure plus tard, la conversation était devenue des plus animées. Raskolnikov lui-même, quoique restant silencieux, écouta attentivement pendant quelque temps. C’était Rasoumikhine qui discourait.

– Pourquoi, pourquoi donc partiriez-vous ? déclara-t-il avec ivresse ? Que feriez-vous dans votre trou de province ? Et surtout, vous êtes ici ensemble et vous avez besoin l’un de l’autre – et rudement besoin, croyez-moi. Allons, restez, ne fût-ce que quelque temps… Laissez-moi devenir votre ami, votre associé et je vous affirme que nous allons fonder une magnifique entreprise. Écoutez-moi bien, je vais tout vous expliquer en détail, tout le projet ! Il m’était venu à l’esprit déjà ce matin, lorsque rien ne s’était encore produit… Voici de quoi il s’agit : j’ai un oncle (je vous présenterai, c’est un petit vieux des plus honorable et des plus raisonnable) et cet oncle est possesseur d’un capital de mille roubles. Il vit de sa pension de retraite et ne connaît pas le besoin. Voici deux ans qu’il me presse d’accepter ce millier de roubles et de lui en donner six pour cent d’intérêt. Je devine son but, il veut tout bonnement m’aider. L’année passée cela ne m’était pas nécessaire, mais cette année-ci, j’attendais son arrivée, m’étant décidé à accepter son offre. Vous donnerez, de votre côté, un millier de roubles (des trois mille) et cela suffira pour les premiers frais. Et voilà l’association fondée. Qu’allons-nous entreprendre ?

Rasoumikhine se mit à exposer son projet. Il dit au sujet des libraires et des éditeurs que beaucoup d’entre eux ne comprennent pas grand’chose à leur profession et sont de ce fait, de mauvais éditeurs ; tandis que les maisons d’édition bien dirigées font des affaires et paient un intérêt parfois considérable. C’est précisément à une entreprise d’édition que pensait Rasoumikhine. Il travaillait depuis deux ans pour des libraires et connaissait passablement trois langues européennes, bien qu’il eût prétendu, il y a six jours, ne pas être très fort en allemand, ceci dans le but de faire accepter à Raskolnikov la moitié du travail et une avance de trois roubles. Il mentait alors et Raskolnikov le savait.

– Pourquoi donc laisser passer l’occasion lorsque nous possédons le principal : l’argent ? dit Rasoumikhine en s’exaltant. Évidemment il y aura beaucoup de besogne, mais nous allons travailler : vous, Avdotia Romanovna, Rodion, moi… certaines publications sont fort rémunératrices, maintenant ! Et le principal, c’est que nous saurons ce qui est intéressant à traduire. Nous allons traduire, éditer et étudier, tout ensemble. Ici je serai utile parce que je possède l’expérience. Il y a deux ans que je suis toujours fourré chez les libraires et je connais toutes les ficelles du métier : il ne s’agit pas, en somme, de « fabriquer des vases sacrés » ! Pourquoi laisserions-nous passer cette aubaine ! Et je connais deux ou trois œuvres étrangères – j’en garde le secret – dont on me donnerait, rien que pour la seule idée de les traduire et de les éditer, cent roubles la pièce, et même, pour l’une d’elles, je n’accepterais pas cinq cents roubles (pour l’idée seule, veux-je dire). Et d’ailleurs il est bien possible que si je proposais cela à l’un ou l’autre éditeur, il pourrait douter du succès ! Tas d’ânes ! Quant aux questions de l’imprimerie, du papier, de la vente, je me les réserve ! Je connais tous les trucs ! Nous commencerons petitement, nous arriverons à agrandir par après : nous aurons de quoi nous nourrir, et au moins, le capital engagé sera restitué.

Le regard de Dounia brillait.

– Ce que vous dites là me plaît beaucoup, Dmitri Prokofitch, dit-elle.

– Moi, évidemment, je ne m’y connais pas, dit Poulkhéria Alexandrovna. Peut-être est-ce bien, mais Dieu sait… C’est nouveau, nous nous engageons dans l’inconnu. Il est évident qu’il nous faut rester ici, quelque temps du moins…

Elle se tourna vers Rodion.

– Qu’en dis-tu, Rodia, demanda Dounétchka.

– Je pense que l’idée est bonne, répondit celui-ci. Il ne faut pas penser trop tôt à une firme, mais on peut éditer cinq ou six livres en étant certain de la réussite. Je connais moi-même une œuvre qui aurait du succès. Quant à sa capacité de conduire une affaire, je n’en doute pas : c’est l’homme qu’il faut… D’ailleurs, vous aurez le temps de tout discuter.

– Hourra ! cria Rasoumikhine. Maintenant, écoutez : il y a, dans cet immeuble, un appartement qui appartient au même propriétaire que ce garni. Ce logement ne communique pas avec l’hôtel ; il est meublé ; le prix est modéré ; il y a trois pièces. Vous allez le louer, pour les premiers temps. Je vais mettre votre montre en gage demain, je vous apporterai l’argent et tout va s’arranger par la suite. Et surtout, vous pourrez habiter tous les trois ensemble ; Rodia vivra avec vous… mais où t’en vas-tu, Rodia ?

– Comment, Rodia, tu pars déjà ? demanda Poulkhéria Alexandrovna quelque peu effrayée.

– Dans un moment pareil ! cria Rasoumikhine.

Dounia regardait son frère avec un étonnement soupçonneux. Sa casquette à la main, il était prêt à partir.

– Vous avez l’air de m’enterrer ou de me dire adieu pour l’éternité, prononça-t-il bizarrement.

Il eut quelque chose comme un sourire.

– Qui sait, il se peut que nous nous voyions pour la dernière fois, ajouta-t-il comme par mégarde.

Il avait eu cette idée mais les paroles étaient montées involontairement à ses lèvres.

– Mais qu’as-tu donc ! s’écria la mère.

– Où vas-tu, Rodia, interrogea Dounia d’une voix singulière.

– Mais comme ça… il faut absolument que j’aille…, répondit-il vaguement comme s’il hésitait sur ce qu’il voulait dire.

Pourtant, une ferme décision se dessinait sur les traits pâles de son visage.

– J’avais l’intention de vous prévenir…, en venant ici…, je voulais vous dire, maman…, ainsi qu’à toi, Dounia, que nous ferions mieux de ne plus nous voir pendant quelque temps. Je ne me sens pas bien, je ne suis pas tranquille… je viendrai plus tard, de moi-même, lorsque… je pourrai. Je vous aime et je ne vous oublie pas… Laissez-moi ! Laissez-moi seul ! J’y étais déjà résolu avant… Je le veux absolument… Quoiqu’il m’arrive, que je périsse ou non, je veux être seul. Oubliez-moi totalement. Ce sera mieux ainsi… Ne vous informez pas à mon sujet. S’il le faut, je viendrai moi-même… ou je vous appellerai. Peut-être tout ressuscitera-t-il ?… mais maintenant, si vous avez de l’affection pour moi, laissez-moi. Sinon, je vais vous haïr, j’en suis sûr… Adieu !

– Mon Dieu ! s’exclama Poulkhéria Alexandrovna.

La mère et la sœur étaient affreusement effrayées ; Rasoumikhine aussi.

– Rodia, Rodia ! Faisons la paix, sois avec nous comme avant ! s’exclama la pauvre mère.

Il se retourna et se dirigea à pas lents vers la porte. Dounia courut vers lui.

– Rodia ! Que fais-tu de ta mère ! chuchota-t-elle, les yeux brillants d’indignation.

Il lui lança un lourd regard.

– Ce n’est rien, vous me reverrez ; je viendrai vous voir de temps en temps, bredouilla-t-il à mi-voix, comme s’il ne comprenait pas pleinement ce qu’il voulait dire ; et il quitta la chambre.

– Égoïste, méchant et sans cœur ! s’exclama Dounia.

– Il est fou ! Fou ! Il n’est pas « sans cœur » ! C’est un dément ! Ne le voyez-vous donc pas ? C’est vous qui êtes « sans cœur » si vous ne comprenez pas cela, murmurait avec fougue Rasoumikhine à son oreille, en serrant son bras.

– Je reviens à l’instant, cria-t-il à Poulkhéria Alexandrovna, toute figée d’effroi, et il sortit en courant de la chambre.

Raskolnikov s’était arrêté au bout du couloir pour l’attendre.

– J’étais sûr que tu viendrais, dit-il. Retourne vers elles et reste auprès d’elles… Sois aussi demain avec elles… et toujours. Moi, je reviendrai peut-être… si c’est possible. Adieu !

Il s’en alla sans lui donner la main.

– Mais où vas-tu ? Qu’as-tu ? Qu’as-tu donc ? Mais est-ce possible d’agir ainsi !… bredouilla Rasoumikhine complètement déconcerté.

Raskolnikov s’immobilisa de nouveau.

– Une fois pour toutes : ne me questionne jamais. Je n’ai pas de réponse à te faire. Ne viens plus chez moi. Il se peut que je revienne ici… Laisse-moi ; mais elles, ne les abandonne pas. M’as-tu compris ?

Le corridor était obscur ; ils étaient debout près d’une lampe. Ils se dévisagèrent en silence pendant une minute. Rasoumikhine se souvint de cette minute pendant toute sa vie. Le regard brûlant et aigu de Raskolnikov devenait de plus en plus intense, s’enfonçait dans son âme, dans sa conscience. Brusquement, Rasoumikhine frissonna… Quelque chose d’étrange passa entre eux… Une idée glissa de l’un à l’autre ; c’était quelque chose de subtil, d’effrayant, d’horrible, de soudain compréhensible pour tous les deux… Rasoumikhine devint pâle comme un mort.

– Tu comprends, à présent ? dit Raskolnikov, le visage tordu en une grimace maladive… Retourne, va chez elles, ajouta-t-il encore et, pivotant sur ses talons, il sortit dans la rue…

Il ne serait pas possible de décrire ce qui arriva ce soir-là chez Poulkhéria Alexandrovna, comment Rasoumikhine revint, comment il les consola, comment il jura qu’il fallait laisser Rodia se reposer parce qu’il était malade. Il promit que Rodia reviendrait, qu’il viendrait les voir chaque jour ; il dit que Rodia était très ébranlé et qu’il ne fallait pas l’énerver. Lui-même allait le surveiller, lui trouver un bon docteur, un meilleur docteur, tout un conseil de médecins… En un mot, à partir de ce soir-là, Rasoumikhine devint pour elles un fils et un frère.

IV

Quant à Raskolnikov, il alla directement au bâtiment, situé sur le quai du canal, où logeait Sonia. C’était un antique immeuble de trois étages, dont les murs étaient peints en vert. Il s’adressa au portier ; celui-ci lui donna de vagues indications sur l’appartement du tailleur Kapernaoumov. Raskolnikov découvrit, dans un coin de la cour l’entrée d’un escalier obscur et étroit ; il monta au premier étage et déboucha dans la galerie qui courait tout le long de l’étage, du côté de la cour. Il rôdait, indécis, dans l’obscurité, à la recherche de l’appartement. Soudain, à trois pas, une porte s’ouvrit. Il en saisit distraitement la poignée.

– Qui est là ? demanda une voix féminine sur un ton inquiet.

– C’est moi… je viens vous voir, répondit Raskolnikov, et il pénétra dans la minuscule antichambre.

Elle était éclairée par une bougie enfoncée dans un chandelier de cuivre, posé tout de travers sur une chaise trouée.

– C’est vous ! Mon Dieu ! s’écria Sonia d’une voix faible, et elle s’arrêta, figée.

– Où se trouve votre chambre ? Par ici ?

Raskolnikov, essayant de ne pas la regarder, se hâta d’entrer.

Un instant plus tard, Sonia le suivit, le chandelier en main, et vint se mettre devant lui, toute déconcertée, remplie d’une inexprimable émotion et visiblement effrayée par sa visite inattendue. Soudain, le sang monta à ses joues pâles et des larmes montèrent à ses cils… elle avait honte, elle était confuse et en même temps heureuse… Raskolnikov se tourna vivement d’un autre côté et s’assit sur la chaise, près de la table. Il avait eu le temps de jeter un coup d’œil sur l’aspect de la chambre.

C’était une pièce vaste, mais extrêmement basse : la seule chambre que sous-louaient les Kapernaoumov ; la porte de leur logement, fermée à clé, se voyait dans le mur de gauche. En face, il y avait encore une porte, condamnée ; au-delà de celle-ci se trouvait un autre appartement, portant un numéro différent. La chambre de Sonia ressemblait plutôt à une grange ; sa forme était celle d’un quadrilatère fort irrégulier, ce qui lui donnait un aspect singulier. Un mur, dans lequel s’ouvraient trois fenêtres et qui donnait sur le canal, coupait la chambre de biais, formant un coin si aigu qu’il allait se perdre dans l’ombre, surtout lorsque l’éclairage était faible ; l’autre coin était, au contraire, absurdement obtus. Dans cette grande pièce, on ne voyait presque pas de meubles. Il y avait un lit et une chaise dans le coin de droite, le long du même mur et tout près de la porte condamnée, une table de planches minces couverte d’une petite nappe bleue ; deux chaises de paille tressée flanquaient la table. Ensuite, contre le mur opposé, près du coin aigu, se trouvait une commode de bois blanc, toute perdue dans tant d’espace. C’était tout ce qu’il y avait dans la chambre. Le papier de tapisserie jaunâtre, tout usé et déteint, était noirci dans les coins ; pendant l’hiver, la chambre était certainement enfumée et l’humidité devait suinter des murs. La pauvreté du logement se trahissait partout ; il n’y avait même pas de rideaux au lit.

Sonia regardait silencieusement son visiteur qui examinait sa chambre avec tant d’attention et de sans-gêne. Elle commença même à trembler de frayeur comme si elle se trouvait en présence du juge qui allait décider de son sort.

– Il est tard, sans doute… Est-il déjà onze heures ? interrogea-t-il, toujours sans la regarder.

– Oui, onze heures passées, murmura-t-elle. Oh, oui, onze heures passées, redit-elle avec une hâte soudaine, comme si là était la seule solution à cette situation. La pendule vient de sonner chez le tailleur… je l’ai entendue… Il est onze heures passées…

– C’est la dernière fois que je viens chez vous, continua Raskolnikov d’un ton morne, quoiqu’il y vînt pour la première fois. Vous ne me reverrez peut-être plus…

– Vous… partez en voyage ?

– Je ne sais pas… demain…

– Alors, vous ne viendrez pas demain chez Katerina Ivanovna ? dit Sonia et sa voix trembla.

– Je ne sais pas. Tout se décidera demain matin… Là n’est pas la question : je suis venu vous dire quelques mots.

Il la regarda de ses yeux pensifs et observa qu’elle se tenait toujours debout, tandis que lui-même était assis.

– Pourquoi ne vous asseyez-vous pas ? Ne restez pas debout, prononça-t-il d’une voix changée, soudain douce et caressante.

Elle s’assit. Il la regarda amicalement et presque avec pitié pendant quelques instants.

– Comme vous êtes petite et maigre ! Quelle main ! Toute transparente. Des doigts de morte.

Il prit sa main dans la sienne. Sonia eut un faible sourire.

– J’ai toujours été comme ça, répondit-elle.

– Quand vous habitiez à la maison aussi ?

– Oui.

– Évidemment ! prononça-t-il d’un ton bref.

Sa voix et l’expression de son visage avaient de nouveau changé. Il jeta encore un coup d’œil circulaire.

– Vous louez cette chambre à Kapernaoumov ?

– Oui…

– Son logement se trouve derrière cette porte ?

– Oui… leur chambre est la même que celle-ci.

– Tous ensemble dans la même pièce ?

– Oui.

– À votre place, j’aurais peur de passer la nuit ici, remarqua-t-il gravement.

– Ce sont des gens honnêtes, très gentils, répondit Sonia, qui semblait n’avoir pas encore rassemblé ses esprits ni compris la situation. Les meubles et tout… tout est à eux. Ils sont bons, souvent les enfants me rendent visite…

– Les bègues ?

– Oui… Lui, il bégaie et il boite. Et sa femme également. Elle, ce n’est pas qu’elle bégaie, mais elle laisse ses phrases inachevées. C’est une brave femme, vraiment. Lui, c’est un ancien domestique. Ils ont sept enfants ; le plus âgé seul bégaie ; les autres ne sont que maladifs… mais ils ne bégaient pas… Mais vous avez déjà entendu parler d’eux ? demanda-t-elle avec quelque étonnement.

– Votre père m’a tout expliqué. Il m’a tout raconté à votre sujet aussi… que vous étiez sortie un jour à six heures et puis rentrée à neuf heures et comment Katerina Ivanovna s’agenouilla à votre chevet.

Sonia se décontenança.

– Je crois l’avoir aperçu aujourd’hui, chuchota-t-elle avec indécision.

– Qui ?

– Mon père. Je marchais en rue, non loin de chez nous ; il était neuf heures passées et il me sembla, que je le voyais avancer devant moi. On aurait dit que c’était lui, en effet. J’ai même voulu entrer chez Katerina Ivanovna…

– Vous vous promeniez ?

– Oui, dit brièvement Sonia à voix basse.

Elle devint à nouveau confuse et baissa la tête.

– Katerina Ivanovna vous battait, lorsque vous habitiez chez votre père ?

– Oh ! Qu’allez-vous penser là ! Non ! s’écria Sonia et elle lui jeta un regard alarmé.

– Alors, vous l’aimez ?

– Elle ! Mais bien sûr ! dit Sonia en traînant la voix d’une façon pitoyable et en joignant les mains. Oh ! Si vous la… Si vous saviez seulement… Elle est pareille à une enfant… Son esprit est tout troublé… par le malheur. Et comme elle était sensée, généreuse, comme elle avait grand cœur ! Oh ! vous ne savez rien…

Sonia prononça ces paroles avec une sorte de désespoir ; elle souffrait et se tordait les mains. Ses joues blêmes se colorèrent de nouveau et ses yeux exprimèrent sa douleur. Il était visible que beaucoup de choses venaient d’être remuées en elle et qu’elle avait une violente envie d’exprimer sa pensée, de défendre… Une insatiable pitié, si l’on peut s’exprimer ainsi, apparut soudain sur ses traits.

– Me battre ! Qu’avez-vous dit là ! Mon Dieu, me battre ! Et si même elle me battait ! Pourquoi pas, en somme ? Pourquoi ne m’aurait-elle pas battue ? Vous ne savez rien à rien… Elle est si malheureuse… oh ! comme elle est malheureuse ! Et elle est malade… Elle cherche la justice… Elle est pure. Elle croit que la justice existe en toute chose et elle l’exige… Et vous pourriez la martyriser, elle ne commettra pas une injustice. Elle ne comprend pas que la justice est impossible parmi les gens et elle se révolte… Comme une enfant, comme une enfant ! Elle est juste ! Juste !

– Et vous, que deviendrez-vous ?

Sonia le regarda interrogativement.

– Ils sont à votre charge, maintenant. Il est vrai qu’ils étaient déjà à votre charge avant ; le défunt venait vous réclamer de l’argent pour aller au cabaret. Et maintenant, que va-t-il arriver ?

– Je n’en sais rien, dit plaintivement Sonia.

– Ils vont continuer à vivre là-bas ?

– Je l’ignore ; la logeuse a déclaré aujourd’hui, m’a-t-on dit, qu’elle exige leur départ car ils ont des dettes, Katerina Ivanovna elle-même a dit qu’elle ne resterait pas un instant de plus.

– Pourquoi est-elle aussi fière ? Elle compte sur vous ?

– Oh, non ! Ne parlez pas ainsi ! Elle et moi, c’est la même chose ; nous vivons du même argent, dit Sonia, de nouveau émue et même irritée ; sa colère impuissante ressemblait à celle d’un canari, d’un petit oiseau. Comment aurait-elle fait autrement ? Comment pourrait-elle faire autrement ? demandait-elle en s’échauffant. Elle a tant, tant pleuré aujourd’hui. Son esprit se trouble, l’avez-vous remarqué ? Parfois elle se soucie, comme une enfant, de ce que tout soit convenable demain, qu’il y ait des hors-d’œuvre et tout… parfois, elle se tord les bras, elle crache du sang, elle pleure, et soudain, de désespoir se frappe la tête contre un mur. Et puis, elle s’apaise de nouveau ; elle se fie à vous : elle dit que vous êtes maintenant son appui, qu’elle empruntera un peu d’argent quelque part et que nous irons nous établir dans sa ville natale ; nous y ouvrirons une pension pour jeunes filles de la noblesse, elle m’y prendra comme surveillante, une vie nouvelle, heureuse, commencera pour nous ; alors elle m’embrasse, elle me réconforte et elle se persuade ! Elle croit à ces chimères ! Alors, est-il possible de la désillusionner ? Et, depuis le matin, aujourd’hui, elle nettoie, elle lave, elle reprise ; elle a apporté elle-même, avec ses faibles forces, le cuveau d’eau : elle était tellement essoufflée qu’elle est allée choir sur le lit. Nous avons été en ville, ce matin, pour acheter des souliers à Polètchka et à Léna, parce que les leurs étaient tout déchirés ; quand il a fallu payer, il nous manquait de l’argent, beaucoup… et elle avait choisi de ravissants souliers, car elle a du goût, je vous assure… Alors, elle a commencé à pleurer, dans la boutique même, devant le marchand, parce qu’elle ne savait pas payer… Oh, comme c’était pitoyable !

– Il est aisé de comprendre, après cela, pourquoi vous… vivez ainsi, dit Raskolnikov avec un sourire amer.

– Vous n’en avez pas pitié ? Vraiment pas pitié ? s’écria Sonia. Car, je sais, vous avez vous-même donné tout ce que vous possédiez et vous n’aviez encore rien vu ! Et si vous aviez tout vu ! Mon Dieu ! Et combien de fois l’ai-je poussée aux larmes ! La semaine passée encore ! Oh, qu’avais-je fait ! Et ce n’était qu’une semaine avant la mort de père. J’ai agi cruellement. Et combien de fois n’ai-je pas agi ainsi ! Combien il m’est pénible de me souvenir de cela aujourd’hui !

Sonia se tordait les mains tant ce souvenir lui était douloureux.

– Alors, vous êtes cruelle, vous aussi ?

– Oui, je le suis ! Je rentre alors, commença-t-elle en pleurant – et mon père me dit : « Lis à haute voix, Sonia, j’ai mal à la tête, lis… » il me tend un livre (il l’avait emprunté à Andreï Sèmionovitch – c’est Lébéziatnikov – qui habite là, il nous procurait toujours des livres si amusants). Je lui réponds :

« Il est temps que je m’en aille » et je n’ai pas voulu lire. J’étais venue surtout pour montrer des cols et des manchettes à Katerina Ivanovna ; ils étaient jolis et pas chers, tout neufs avec un gentil dessin brodé. Ils plurent beaucoup à Katerina Ivanovna : elle s’en para et se contempla dans la glace ; elle les trouva vraiment à son goût : « Fais-m’en cadeau, Sonia, je t’en prie », dit-elle. Mais où les porterait-elle ? Elle s’était simplement rappelé le bon vieux temps. Elle tournait devant la glace, elle s’admirait ; pourtant elle n’a plus aucune toilette, aucune, depuis des années ! Et jamais elle ne demanda rien à personne ; elle est fière ; elle donnerait plutôt tout elle-même et voici qu’elle me demande cela, tellement les colifichets lui avaient plu ! Et moi, j’ai été avare : « Qu’avez-vous besoin de cela, Katerina Ivanovna ? ». J’ai dit cela, posément : « Qu’avez-vous besoin de cela ? ». Il ne fallait dire cela à aucun prix ! Elle m’a regardée, et elle était si peinée, si malheureuse, que je lui aie refusé cela, que j’en eus tellement pitié… Ce n’est pas les cols qu’elle regrettait, mais c’était mon refus qui lui faisait de la peine, je l’ai bien vu. Comme j’eus envie de reprendre ces mots, de les changer… Qu’avais-je fait !… Mais après tout, cela vous est égal !

– Cette marchande, Lisaveta, vous l’avez connue ?

– Oui… Mais vous la connaissiez aussi ? demanda Sonia, surprise.

– Katerina Ivanovna a de la phtisie, de la phtisie pernicieuse, elle va bientôt mourir, dit Raskolnikov après quelques instants de silence et sans répondre à la question.

– Oh, non, non ! Non ! s’écria Sonia.

Elle lui saisit inconsciemment les deux mains comme si elle avait voulu l’implorer de lui épargner cette douleur.

– Mais il serait préférable qu’elle meure.

– Non, cela ne serait pas préférable ! Pas du tout ! répétait-elle avec effroi et comme sans se rendre compte du sens de ses paroles.

– Et les enfants ? Que deviendront-ils, puisqu’ils ne peuvent venir chez vous ?

– Oh, je ne sais vraiment pas ! s’écria Sonia presque au désespoir, en saisissant sa tête à deux mains.

Il était visible que cette pensée lui était venue beaucoup de fois déjà et qu’il venait de l’éveiller à nouveau.

– Et si vous tombiez malade tant que Katerina Ivanovna est encore en vie, et si l’on vous menait à l’hôpital, qu’arriverait-il alors ? insista-t-il sans pitié.

– Oh ! Que dites-vous là ! Ce n’est pas possible, murmura Sonia. L’effroi tordit son visage.

– Pourquoi n’est-ce pas possible ? continua Raskolnikov avec un sourire cruel. Vous n’êtes quand même pas assurée contre la maladie. Alors qu’adviendra-t-il d’eux ? Ils iront en bande dans la rue : la mère toussera et demandera l’aumône ; elle ira se cogner la tête à quelque mur, comme maintenant ; et les enfants pleureront… et puis elle tombera ; on l’emmènera au bureau de police, à l’hôpital, puis elle mourra et les enfants…

– Oh, non !… Dieu ne le voudra pas !…

Ce cri s’échappa enfin de la poitrine oppressée de Sonia. Elle l’écoutait, implorante ; elle le regardait, les mains jointes dans un geste de prière silencieuse, comme si lui seul pouvait tout décider.

Raskolnikov se leva et se mit à marcher dans la chambre. Sonia restait debout, la tête baissée, les bras ballants, affreusement angoissée. Une minute passa.

– Et il n’y a pas moyen d’économiser ? D’amasser de l’argent pour les jours difficiles ? demanda-t-il en s’arrêtant brusquement devant elle.

– Non, chuchota Sonia.

– Évidemment non ! C’est évident ! Il est inutile de poser la question. Mais avez-vous essayé ? ajouta-t-il, presque avec moquerie.

– Oui, j’ai essayé.

– Et ça a raté ! C’est évident. Inutile de poser la question ! Et il se remit à marcher. Une minute passa encore.

– Vous ne recevez pas de l’argent tous les jours, n’est-ce pas ?

Le trouble de Sonia augmenta et le sang afflua à ses joues.

– Non, chuchota-t-elle avec un pénible effort.

– Et avec Polètchka, ce sera la même chose, dit-il soudain.

– Non ! Non ! Ce n’est pas possible ! Non ! cria Sonia d’une voix déchirante, comme si elle avait reçu un coup de couteau. Dieu ne permettra pas un malheur si horrible !

– Il en permet bien d’autres.

– Non, non ! Dieu la protégera ! Dieu !… répétait-elle, comme inconsciente.

– Mais peut-être n’y a-t-il pas de Dieu, remarqua Raskolnikov avec une sorte de malveillance ; puis il se mit à rire et l’observa attentivement.

Le visage de Sonia s’était terriblement transformé ; un frémissement nerveux la parcourut. Elle le regarda avec un inexprimable reproche ; elle voulut dire quelque chose, mais ne put le faire ; soudain, elle se mit à sangloter, le visage enfoui dans ses mains.

– Vous dites que les pensées se troublent chez Katerina Ivanovna, mais chez vous, elles se troublent aussi, remarqua-t-il, après un silence.

Cinq minutes s’écoulèrent. Il marchait toujours sans parler et sans la regarder. Enfin, il vint vers elle. Ses yeux brillaient. Il lui mit ses deux mains sur les épaules et regarda son visage éploré. Son regard était sec, enflammé, aigu ; ses lèvres tremblaient par à-coups… Soudain, il se baissa jusqu’à terre, d’un mouvement vif, et embrassa son pied. Sonia se recula, terrifiée, comme s’il était devenu fou. Et, en effet, il la regardait comme un fou.

– Qu’avez-vous fait là ? Devant moi !… murmura-t-elle en blêmissant.

Son cou se serra douloureusement.

Il se redressa immédiatement.

– Ce n’est pas devant toi que je me suis incliné ; je me suis incliné devant toute la souffrance humaine, dit-il bizarrement et il s’approcha de la fenêtre. Écoute, ajouta-t-il, revenant vers elle un instant plus tard, j’ai dit tout à l’heure à un fâcheux qu’il ne valait pas ton petit doigt… et que j’ai fait honneur à ma sœur en la faisant asseoir à tes côtés.

– Oh, comment avez-vous pu dire cela ! Et devant elle ? s’effraya Sonia. S’asseoir à mes côtés ! Mais je suis… sans honneur… Oh, qu’avez-vous dit là !

– Ce n’est pas à cause du déshonneur et du péché que j’ai dit cela, mais à cause de ta grande souffrance. Il est vrai que tu es une grande pécheresse, ajouta-t-il, presque solennellement. Et tu es pécheresse, surtout parce que tu t’es sacrifiée, parce que tu t’es livrée inutilement. C’est cela qui est affreux. L’horrible de la chose, c’est que tu vis dans cette fange que tu hais, et que tu sais en même temps (il suffit d’ouvrir les yeux) que cela ne profite à personne et que tu ne sauveras rien par là ! Dis-moi enfin, cria-t-il, presque hors de lui-même – dis-moi comment cette honte et cette bassesse peuvent cohabiter en toi, avec des sentiments aussi différents, des sentiments sacrés. Certes, il serait plus juste et plus raisonnable de sauter dans l’eau la tête la première et d’en finir en une fois !

– Et eux, quel serait leur sort ? demanda Sonia d’une voix faible, lui jetant un regard suppliant ; cependant, elle n’avait pas l’air étonné par la question.

Raskolnikov la regarda étrangement.

Il lut dans ses yeux. Oui, en effet, elle avait déjà eu cette idée. Elle y avait sans doute sérieusement réfléchi, si sérieusement que ses paroles ne l’étonnèrent pas. Elle n’avait même pas remarqué combien il était cruel dans ses propos (elle ne s’était aperçue du sens de ses reproches ni de l’aspect particulier sous lequel il considérait sa honte). Mais il avait compris quelle monstrueuse douleur, quelle torture était pour elle, depuis longtemps déjà, la pensée de sa situation déshonorante. Qu’est-ce qui l’avait empêchée, jusqu’ici, de prendre la décision d’en finir d’un coup ? Et c’est alors qu’il comprit ce que signifiait pour elle ces pauvres petits enfants et cette pitoyable Katerina Ivanovna, demi-folle, phtisique, et qui se battait la tête contre un mur.

Néanmoins, il était clair pour lui que Sonia, avec son caractère et la culture – si réduite qu’elle fût – qu’elle avait reçue, ne pouvait à aucun prix continuer à vivre ainsi. C’était même un problème pour lui : comment avait-elle pu rester si longtemps dans cette situation sans devenir folle (puisqu’elle n’avait pas eu la force de se jeter à l’eau) ? Évidemment, la situation de Sonia était un phénomène accidentel dans la société, quoiqu’il fût, malheureusement, loin d’être isolé ou exceptionnel. Mais ce caractère exceptionnel, ainsi que les rudiments de culture et la vie précédente de Sonia auraient pu la tuer rapidement, aux premiers pas sur le répugnant chemin où elle s’était engagée. Qu’est-ce qui l’avait soutenue ? Ce n’était pourtant pas le vice ! Toute cette honte, de toute évidence, ne l’avait touchée que matériellement ; le vice n’avait même pas effleuré son cœur, il voyait au travers d’elle.

« Il n’y avait que trois issues pour elle : se jeter dans le canal, finir dans une maison de fous, ou bien se lancer dans le vice, qui obscurcit l’intelligence et insensibilise le cœur. » Cette dernière pensée lui était la plus odieuse, mais, bien que jeune, il était déjà sceptique, avait un esprit abstrait, et, par conséquent, il était cruel. Pour cette raison, il ne pouvait s’empêcher de ne pas croire que cette dernière solution, c’est-à-dire le vice, était la plus probable.

« Est-il possible que cela soit vrai ! », s’exclama-t-il à part lui. « Est-il possible que cet être qui conserve encore la pureté du cœur se laisse consciemment enliser dans cette fosse puante et abominable ! Est-il possible que cet enlisement soit déjà commencé et est-ce parce que le vice ne lui répugne pas qu’elle a supporté tout cela jusqu’ici ? Non ! Non ! Non ! C’est impossible ! », s’exclama-t-il, comme Sonia tout à l’heure. « Non, elle n’a pas osé se jeter dans le canal par crainte du péché et aussi parce qu’elle pensait à eux. Si elle n’est pas devenue folle, c’est que… Mais qui me prouve qu’elle n’est pas devenue folle ? Est-elle saine d’esprit ? Parle-t-on comme elle, d’habitude ? Raisonne-t-on comme elle lorsqu’on est sain d’esprit ? Reste-t-on sur le bord de la perdition, de la fosse puante, vers laquelle on se sent entraîné, en se bouchant les oreilles quand on vous prévient du danger ? Ne serait-ce pas un miracle qu’elle attend ? C’est sans doute ainsi. Tout cela ne sont-ils pas des indices de la folie ? »

Il s’obstina sur cette pensée. Cette solution lui semblait la meilleure. Il se mit à observer Sonia avec plus d’attention.

– Pries-tu souvent Dieu, Sonia ? interrogea-t-il.

– Que serais-je sans Dieu ? balbutia-t-elle en lui jetant un regard brillant et en serrant fort sa main dans la sienne.

« Eh bien oui, c’est bien ainsi ! » pensa-t-il.

– Et Dieu, que fait-il pour toi ? dit-il en continuant à la questionner.

Sonia se tut pendant longtemps, comme si elle ne pouvait répondre. Sa faible poitrine était tout agitée par l’émotion.

– Taisez-vous ! Ne me questionnez plus ! Vous n’avez pas le droit… s’écria-t-elle soudain sévèrement et avec colère.

« C’est bien ça ! C’est bien ça ! », se répétait-il obstinément.

– Il fait tout ! chuchota-t-elle, en baissant de nouveau la tête.

« Voilà la solution ! Voilà la solution ! » décida-t-il, en l’observant avec une avide curiosité.

Il regardait, avec un sentiment nouveau, presque maladif, ce visage blême, émacié, irrégulier, anguleux, ces yeux bleus si doux qui pouvaient étinceler d’un tel feu, d’un sentiment sévère et énergique, il regardait ce corps délicat, tout tremblant encore de révolte et de colère, et tout cela lui semblait plus étrange – impossible. « Une fanatique ! C’est une fanatique ! », se répétait-il.

Il y avait un livre sur la commode. Chaque fois qu’il passait devant celle-ci, il le regardait. Il le prit en main et l’ouvrit. C’est le Nouveau Testament dans la version russe. Le livre était vieux, usagé ; il était relié de cuir.

– D’où as-tu cela ? lui cria-t-il à travers toute la chambre. (Elle était restée debout à la même place, à trois pas de la table).

– On me l’a apporté, répondit-elle de mauvaise grâce et sans le regarder.

– Qui ?

– Lisaveta. Je le lui avais demandé.

« Lisaveta ! Bizarre ! », pensa-t-il. Tout, chez Sonia, devenait pour lui à chaque instant plus étrange. Il s’approcha de la lumière et se mit à feuilleter le livre.

– Où est l’histoire de Lazare ? demanda-t-il soudain.

Sonia regardait obstinément à terre et ne répondit pas. Elle était debout un peu de biais par rapport à la table.

– Où est l’histoire de Lazare ? Trouve-la-moi, Sonia.

Elle lui jeta un regard de biais.

– Ce n’est pas là… Regardez dans le quatrième Évangile !… murmura-t-elle sévèrement, sans se rapprocher de lui.

– Trouve-moi le verset et lis-le-moi, dit-il.

Il s’assit et s’accouda à la table, appuya la tête sur sa main et s’apprêta à écouter, le regard dans le vide.

« Dans trois semaines, à la septième verste, je vous en prie ! J’y serai moi-même, sans doute, à moins qu’il n’arrive pis encore », se murmura-t-il.

Ayant écouté avec méfiance l’étrange demande de Raskolnikov, Sonia fit un pas hésitant vers la table. Elle prit quand même le livre en main.

– Ne l’avez-vous donc pas lu ? interrogea-t-elle, en lui jetant un regard d’en dessous.

Sa voix devenait de plus en plus sévère.

– Je l’ai lu il y a longtemps… lorsque j’étudiais. Lis.

– Vous ne l’avez pas entendu lire à l’église ?

– Je… n’y allais pas. Tu y vas souvent, toi ?

– N-on, murmura Sonia.

Raskolnikov eut un sourire sarcastique.

– Je comprends… Et tu n’iras pas à l’enterrement de ton père, par conséquent ?

– Si. Je suis allée à l’église la semaine passée. J’ai fait célébrer un office pour des morts.

– Pour qui ?

– Pour Lisaveta. On l’a tuée avec une hache.

Les nerfs de Raskolnikov s’irritaient de plus en plus. Il commençait à avoir le vertige.

– Lisaveta était-elle ton amie ?

– Oui… Elle était juste… elle venait ! pas souvent… elle était empêchée. Nous lisions ensemble et nous parlions. Maintenant, elle voit Dieu.

Cette parole de l’Écriture avait un son bien étrange. Et puis, il y avait cette nouvelle chose : ces mystérieuses rencontres avec Lisaveta ; toutes deux étaient des fanatiques, des démentes.

« On deviendrait bien dément soi-même ici », pensa-t-il, « c’est contagieux ».

– Lis ! s’exclama-t-il soudain avec insistance et irritation.

Sonia était toujours hésitante. Son cœur sautait dans sa poitrine. Elle n’osait, Dieu sait pourquoi, lire comme il le demandait. Il regardait, presque avec souffrance, la « pauvre démente ».

– Pourquoi voulez-vous que je lise ? Vous ne croyez quand même pas !… chuchota-t-elle doucement, comme si l’air lui manquait.

– Lis ! Je le veux ! dit-il avec insistance. Tu as bien lu à Lisaveta.

Sonia ouvrit le livre et trouva l’endroit. Ses mains tremblaient, la voix lui manquait. Elle essaya par deux fois de commencer, mais les mots ne lui venaient pas aux lèvres.

« Il y avait un homme malade, nommé Lazare, de Béthanie… » prononça-t-elle enfin avec effort, mais sa voix vibra et se cassa comme une corde trop tendue. Sa respiration s’entrecoupa et elle sentit comme un poids lui oppresser la poitrine.

Raskolnikov comprenait, en partie, pourquoi Sonia ne pouvait se décider à lui lire l’Écriture, et, plus il se rendait compte de cela, plus il insistait, nerveusement et grossièrement, pour qu’elle lise. Il ne comprenait que trop bien combien il était dur à Sonia de livrer, de dévoiler son univers à elle. Il avait compris, en effet, que ces sentiments constituaient son véritable, peut-être son ancien secret, datant sans doute de sa prime jeunesse auprès d’un père malheureux et d’une marâtre devenue folle à force de souffrances, au milieu d’enfants affamés, de cris insensés et de reproches. Mais, en même temps, il savait à présent avec certitude que, quoiqu’elle fût maintenant angoissée et effrayée en s’apprêtant à lire, elle avait néanmoins une douloureuse envie de le faire, malgré toutes ses angoisses et toutes ses appréhensions, pour qu’il entendît, précisément maintenant – « quoiqu’il puisse arriver après ! »… Il lut cela dans ses yeux, dans son émotion extasiée… Elle se domina, parvint à vaincre le spasme de sa gorge qui lui avait coupé la voix au début du verset et elle poursuivit la lecture du dixième chapitre de l’Évangile selon saint Jean. Elle arriva ainsi au dix-neuvième verset.

« Beaucoup de Juifs étaient venus auprès de Marthe et de Marie pour les consoler de la mort de leur frère. Dès que Marthe eût appris que Jésus arrivait, elle alla au-devant de Lui ; quant à Marie, elle se tenait assise à la maison. Marthe dit donc à Jésus : « Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais, maintenant encore, je sais que tout ce que vous demanderez à Dieu, Dieu vous l’accordera. »

Elle s’arrêta de nouveau, craignant que sa voix ne tremblât et ne s’éteignît…

« Jésus lui dit : « Votre frère ressuscitera ». « Je sais, lui répondit Marthe, qu’il ressuscitera lors de la Résurrection au dernier jour. » Jésus lui dit : « Je suis la Résurrection et la Vie ; celui qui croit en moi, fût-il mort, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra point pour toujours. Le croyez-vous ?… »

Reprenant douloureusement son souffle, Sonia lut distinctement et avec force, comme si elle faisait une profession de foi publique :

« Oui, Seigneur, dit-elle, je crois que vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant, qui êtes venu en ce monde. »

Elle voulut cesser là ; elle leva les yeux sur lui, mais tout de suite, elle se força à continuer. Raskolnikov était assis et écoutait silencieusement, les coudes appuyés sur la table et les yeux détournés. Ils arrivèrent au trente-deuxième verset.

« Lorsque Marie fut arrivée au lieu où était Jésus, le voyant, elle tomba à ses pieds et lui dit : « Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort ». Jésus les voyant pleurer, elle et les juifs qui l’accompagnaient, frémit en son cœur et se laissa aller à son émotion. Et il dit : « Où l’avez-vous mis ? ». « Seigneur », lui répondirent-ils, « venez et voyez ». Jésus pleura. Les Juifs dirent : « Voyez comme il l’aimait ! ». Mais quelques-uns d’entre eux dirent : « Ne pouvait-il pas, lui qui a ouvert les yeux d’un aveugle-né, faire aussi que cet homme ne mourût pas ? ».

Raskolnikov se retourna vers elle et la regarda avec émotion : Oui, c’était bien ça ! Elle était déjà toute tremblante d’une fièvre réelle, véritable. Il s’attendait à cela. Elle approchait du récit du plus grand, du plus inouï des miracles et un sentiment solennel l’envahissait. Sa voix devenait vibrante comme du métal ; le triomphe et la joie perçaient dans son timbre et le renforçaient. Les lignes s’embrouillaient devant ses yeux ; elle ne voyait plus clair, mais elle connaissait le texte par cœur. Au dernier verset qu’elle avait lu : « Ne pouvait-il pas, lui qui a ouvert les yeux d’un aveugle-né… », elle avait baissé la voix et rendu, avec chaleur et passion, le doute, le reproche et le blâme des Juifs incrédules et aveugles qui, bientôt, dans un instant, allaient tomber comme frappés par la foudre, sangloter et croire… « Et lui ! Lui, aveugle aussi, incrédule aussi, il va entendre, il croira, oui, oui ! tout de suite, à l’instant même ! rêvait-elle, et elle tremblait dans l’attente joyeuse.

« Jésus donc, frémissant à nouveau en lui-même, se rendit au sépulcre : c’était un caveau et une pierre était posée dessus. « Ôtez la pierre », dit Jésus. Marthe, la sœur de celui qui était mort, lui dit : Seigneur, il sent déjà, car il y a quatre jours qu’il est là ».

Elle appuya énergiquement sur le mot quatre.

« Jésus lui dit : « Ne vous ai-je pas dit que, si vous croyez, vous verrez la gloire de Dieu ? ». Ils ôtèrent donc la pierre, et Jésus, levant les yeux au ciel, dit : « Père, je Vous rends grâce de ce que Vous m’ayez exaucé. Je sais que Vous m’exaucez toujours ; mais j’ai dit cela à cause de la foule qui m’entoure, afin qu’ils croient que Vous m’avez envoyé ». Ayant parlé ainsi, il cria d’une voix forte : « Lazare, lève-toi ! ». Et Lazare se leva…

Elle lut cela à voix haute, triomphante, en tremblant, en se sentant envahie par le froid, comme si elle voyait elle-même le miracle.

« … les pieds et les mains entourés de bandelettes, et le visage enveloppé d’un suaire. Jésus leur dit : « Déliez-le et laissez-le aller ».

« Beaucoup des Juifs qui étaient venus près de Marie et de Marthe et qui avaient vu ce miracle de Jésus crurent en Lui ».

Elle ne lut pas plus loin, et d’ailleurs elle n’aurait pu le faire ; elle ferma le livre et se leva vivement.

– C’est tout ce qu’il y a sur la résurrection de Lazare, murmura-t-elle d’une voix brève et sévère, la tête détournée, n’osant pas le regarder, comme si elle avait honte. Ses frissons nerveux continuaient toujours. Dans la chambre misérable, le bout de bougie, fiché dans le chandelier tordu, achevait de se consumer et éclairait faiblement l’assassin et la pécheresse étrangement réunis pour lire le livre éternel. Cinq minutes s’écoulèrent.

– Je suis venu pour t’entretenir d’une affaire, prononça soudain Raskolnikov à haute voix, en fronçant les sourcils.

Il se leva et s’approcha de Sonia. Son regard était particulièrement sévère et une résolution farouche y perçait.

– J’ai abandonné les miens aujourd’hui, dit-il ; ma mère et ma sœur. Je n’irai plus chez elles, maintenant ! J’ai tout rompu là-bas.

– Pourquoi ? demanda Sonia, stupéfaite.

La rencontre avec la mère et la sœur lui avait laissé une impression extraordinaire, quoique obscure pour elle. La nouvelle de la rupture fut près de l’épouvanter.

– Tu es la seule qui me reste, ajouta-t-il. Allons ensemble… Je suis venu à toi. Nous sommes tous deux maudits, nous marcherons ensemble !

Ses yeux brillaient. « Il est comme fou », se dit Sonia à son tour.

– Aller où ? demanda-t-elle, et elle fit involontairement un pas en arrière.

– Comment le saurai-je ? Je sais seulement que nous suivrons le même chemin, je le sais à coup sûr, et c’est tout. Nous allons vers le même but !

Elle le regardait sans comprendre. Elle saisissait seulement qu’il était affreusement, infiniment malheureux.

– Personne, parmi eux, ne comprendrait si tu leur parlais, continua-t-il, mais moi, j’ai compris. J’ai besoin de toi, c’est pour cela que je suis venu te trouver.

– Je ne comprends pas… murmura Sonia.

– Tu comprendras plus tard. N’as-tu pas fait la même chose ? Tu as aussi sauté par-dessus le mur… tu as pu sauter par-dessus le mur. Tu t’es tuée, tu as perdu la vie… ta vie (c’est la même chose !). Tu aurais pu vivre selon l’esprit et la raison et tu finiras place Sennoï… Mais tu ne pourras pas supporter l’épreuve et, si tu restes seule, tu perdras la raison, comme moi. Tu n’as déjà plus toute ta raison ; par conséquent, nous devons marcher ensemble sur le même chemin ! Viens !

– Pourquoi ? Pourquoi dites-vous cela ? prononça Sonia, tout agitée, étrangement révoltée par ces paroles.

– Pourquoi ? Parce que cela ne peut plus durer – voilà pourquoi ! Tu dois enfin réfléchir un peu, ne pas pleurer comme un enfant en criant que Dieu ne le permettrait pas ! Qu’arriverait-il, si réellement on te transportait à l’hôpital demain ? L’autre n’a plus sa raison, elle est phtisique ; elle mourra bientôt ; et les enfants alors ? Crois-tu que Polètchka ne se perdra pas ? N’as-tu donc pas vu ici, au coin des rues, des enfants que leur mère avait envoyés demander l’aumône ? Je me suis renseigné plusieurs fois de l’endroit où habitaient ces mères et comment elles vivaient. Dans ces familles, l’enfant ne peut pas vivre comme un enfant, un petit de sept ans est vicieux et voleur. Et les enfants sont à l’image du Christ : « Le royaume de Dieu est à eux ». Il a dit de les aimer et de les respecter, ils sont l’humanité future…

– Que faire ? Que faire ? répétait Sonia, avec des sanglots désespérés et en se tordant les bras.

– Que faire ? Il faut briser le mur une fois pour toutes il faut prendre la souffrance sur soi. Comment ? Tu ne comprends pas ? Tu comprendras plus tard… La liberté et le pouvoir ; le pouvoir surtout ! Le pouvoir sur la créature tremblante, sur toute la fourmilière !… Voilà le but ! Souviens-toi de cela ! C’est mon viatique pour toi ! Je te parle peut-être pour la dernière fois. Si demain je ne viens pas, tu sauras tout et alors tu te souviendras de mes paroles. Et alors, plus tard, après des années, après avoir vécu, tu comprendras peut-être leur sens. Si je viens demain, je te dirai qui a tué Lisaveta. Adieu !

Sonia frissonna d’effroi.

– Vous savez donc qui a tué Lisaveta ? demanda-t-elle, sentant son cœur se glacer d’épouvante et les yeux dilatés.

– Je le sais et je te le dirai… À toi, toi seule ! Je t’ai choisie. Je ne viendrai pas te demander pardon, je te le dirai simplement. Je t’ai choisie depuis longtemps pour te le dire ; je l’ai décidé déjà lorsque ton père m’a parlé de toi et que Lisaveta était encore vivante. Ne me donne pas ta main. Demain !

Il sortit. Sonia le regardait comme on regarde un dément ; mais elle était elle-même comme folle et elle le sentait. Elle avait le vertige. « Mon Dieu, comment peut-il savoir qui a tué Lisaveta ? Que veulent dire ses paroles ? C’est terrible ! » Mais en même temps, l’idée ne lui venait pas en tête. Pas du tout. Vraiment pas ! « Oh, il doit être terriblement malheureux !… Il a abandonné sa mère et sa sœur. Pourquoi ? Qu’est-il arrivé ? Quelles sont ses intentions ? Que lui a-t-il donc dit ? Il lui a embrassé le pied et il a dit… (oui, il le lui a clairement dit) qu’il ne peut plus vivre sans elle… Oh, mon Dieu ! »

Sonia passa la nuit dans un délire fiévreux. Elle sursautait parfois, pleurait, se tordait les mains, puis elle sombrait dans un sommeil agité par la fièvre ; elle rêvait de Polètchka, de Katerina Ivanovna, de Lisaveta, de la lecture de l’Évangile, et de lui… de lui, avec son visage blême, ses yeux flamboyants… Il lui embrasse les pieds, il pleure… Oh, mon Dieu ! »

Derrière la porte de droite, cette même porte qui séparait le logement de Sonia de l’appartement de Guertrouda Karlovna Resslich, il y avait une chambre intermédiaire, depuis longtemps vide, faisant partie de l’appartement de Mme Resslich et qui était à louer. Des avis sur la porte cochère et sur les fenêtres donnant sur le canal en informaient les passants. Sonia s’était habituée depuis longtemps à considérer cette chambre comme inhabitée. Mais, en fait, pendant tout ce temps, M. Svidrigaïlov était resté debout à écouter dans cette pièce vide, tout près de la porte. Lorsque Raskolnikov partit, il resta un moment à réfléchir, ensuite il alla dans sa chambre, qui était contiguë à la chambre vide, prit une chaise, l’apporta silencieusement et la plaça tout contre la porte donnant chez Sonia. La conversation lui avait paru intéressante et significative et lui avait beaucoup plu, au point qu’il avait transporté la chaise pour que, la fois prochaine – demain, par exemple – il ne soit pas obligé de subir le désagrément de devoir rester debout toute une heure, mais pour pouvoir, au contraire, s’installer plus confortablement et avoir ainsi un plaisir complet à tous les points de vue.

V

Lorsque, le matin suivant, à onze heures précise, Raskolnikov pénétra au commissariat du quartier N…, dans la division réservée au juge d’instruction, et demanda à être introduit chez Porfiri Pètrovitch, il s’étonna de ce qu’on le fit attendre si longtemps ; dix minutes au moins passèrent avant qu’on l’appelât. D’après lui, ils auraient dû se précipiter pour l’introduire. Tandis qu’en fait, il restait debout dans la salle d’attente et que des gens passaient et repassaient devant lui, ne lui accordant aucune attention. Dans la pièce voisine, qui ressemblait à un bureau, il y avait quelques clercs qui écrivaient ; il était visible que tous ignoraient ce qu’était Raskolnikov. Ses yeux, inquiets et soupçonneux, cherchaient tout autour de lui quelque policier, quelque regard mystérieux chargé de le surveiller, de lui défendre de partir. Mais il n’y avait rien de pareil : il ne voyait que des visages d’employés, mesquinement soucieux, ainsi que d’autres gens, mais personne ne s’occupait de lui : il pouvait, s’il le voulait, s’en aller où bon lui semblerait. Il pensait que si vraiment cet homme mystérieux, ce fantôme d’hier, sorti de terre, savait tout et avait tout vu, on ne l’aurait jamais laissé, lui, Raskolnikov, attendre si tranquillement. L’aurait-on attendu jusqu’à onze heures, jusqu’à ce qu’il eût bien voulu venir ? Par conséquent, l’homme n’avait encore rien dit, ou bien… ou bien, simplement, il ne savait rien et n’avait rien vu lui-même, de ses propres yeux (d’ailleurs, comment eût-il pu le voir ?) et, par conséquent, toute cette aventure était un mirage, exagéré par son imagination irritée et malade.

Cette hypothèse avait commencé à prendre corps en lui hier encore, au moment de ses plus fortes inquiétudes et de son désespoir. Ayant réfléchi à tout cela, et se préparant à un nouveau combat, il sentit soudain qu’il tremblait ; l’indignation le souleva lorsqu’il se rendit compte qu’il tremblait sans doute de peur à la pensée du haïssable Porfiri Pètrovitch. Le plus terrible pour lui était de se trouver à nouveau en présence de cet homme : il le haïssait sans mesure, sans limite, et il craignait de se trahir par là. Son indignation était si forte qu’elle fit cesser son tremblement, il s’apprêta à entrer chez Porfiri Pètrovitch avec un air froid et insolent et il se promit de garder le silence autant que possible, d’observer et de vaincre à tout prix, cette fois-ci, sa nature maladivement irritable. En cet instant, on l’appela chez Porfiri Pètrovitch.
Il se trouva qu’en ce moment celui-ci était seul dans son cabinet. Cette pièce n’était pas très grande ; il y avait là un grand bureau, une armoire dans un coin et quelques chaises : du mobilier administratif de bois jeune poli. Dans le coin, dans le mur du fond – ou, plutôt, dans la cloison du fond il y avait une porte fermée. Au-delà, il y avait sans doute encore des pièces. Lorsque Raskolnikov entra, Porfiri Pètrovitch ferma immédiatement la porte derrière lui et ils restèrent seuls. Il reçut son visiteur apparemment avec un air des plus gai et des plus affable, et ce ne fut que quelques instants plus tard que Raskolnikov remarqua en lui des signes de confusion, comme s’il venait d’être soudain dérouté ou qu’il eût été surpris à une occupation secrète.

– Oh, très honorable ! Vous voici… dans nos parages… commença Porfiri en lui tendant les deux mains. Prenez place, petit père ! Peut-être n’aimez-vous pas que l’on vous appelle « honorable » et… « petit père », ainsi, tout court ? Ne considérez pas cela comme de la familiarité, je vous prie…

Par ici, prenez place sur le divan.

Raskolnikov s’assit, les yeux toujours fixés sur lui.

« Dans nos parages », les excuses pour la familiarité, l’expression française tout court, etc., etc… : tout cela, c’étaient des indices caractéristiques. « Au fait, il m’a tendu les deux mains, mais il ne m’en a donné aucune : il les a retirées à temps », pensa-t-il soupçonneusement. Tous deux se surveillaient, mais lorsque leurs yeux se rencontraient, ils les détournaient brusquement.

– Voici ce papier, au sujet de la montre… Voici. Est-ce bon, ou faut-il écrire autre chose ?

– Comment ? Le papier ? C’est bon, c’est bon… ne vous inquiétez pas, c’est très bien comme ça, prononça Porfiri Pètrovitch comme s’il était pressé de s’en aller et, ayant parlé, il prit le papier et y jeta un coup d’œil. Oui, c’est bien ainsi. Il ne faut rien de plus, confirma-t-il avec la même hâte, et il déposa le papier sur la table.

Une minute plus tard, en parlant déjà d’autre chose, il le prit à nouveau et le déposa sur son bureau.

– Je crois que vous avez dit hier que vous désiriez me questionner… dans les formes… au sujet de mes relations avec cette… femme assassinée ? reprit Raskolnikov.

« Pourquoi ai-je ajouté : je crois ? », pensa-t-il en un éclair.

« Et pourquoi donc m’inquiéterais-je d’avoir ajouté : je crois ? », pensa-t-il tout de suite après.

Il perçut soudain que sa défiance avait crû dans d’énormes proportions par le seul fait de son contact avec Porfiri, à cause de deux mots qu’il avait dits, de deux regards qu’il avait jetés… et que c’était terriblement dangereux : ses nerfs s’irritaient, son agitation croissait. « Ça va mal ! Ça va mal ! Je vais me trahir de nouveau. »

– Oui, oui, oui ! Ne vous tourmentez pas ! On a tout le temps, bredouillait Porfiri Pètrovitch, marchant en long et en large devant la table, sans aucun but, semblait-il ; il se précipitait vers la fenêtre, puis vers la table, puis vers le bureau ; il essayait d’éviter le regard de Raskolnikov et, un instant plus tard, il se campait devant lui et le regardait droit dans les yeux. Sa petite personne grassouillette, ronde, qui roulait dans tous les sens comme une balle et qui rebondissait contre les murs et les coins, semblait extraordinairement étrange.

– Nous avons le temps, nous avons le temps ! Vous fumez ? Vous avez de quoi fumer ? Voici une cigarette, continua-t-il en tendant la boîte à son visiteur… Je vous reçois dans cette pièce, mais mon appartement est ici, derrière la cloison… l’appartement administratif, mais j’en occupe un autre pour quelque temps. Il avait fallu faire de petites transformations à celui-ci. Il n’est pas loin d’être achevé, maintenant… un appartement administratif, c’est une excellente chose, vous savez. Qu’en pensez-vous ?

– Oui, c’est une excellente chose, répondit Raskolnikov, le regardant presque avec raillerie.

– Une excellente chose, une excellente chose… répétait Porfiri Pètrovitch, comme s’il réfléchissait à toute autre chose. Oui, une excellente chose ! cria-t-il enfin, en levant brusquement les yeux sur Raskolnikov et en s’arrêtant à deux pas de lui. Cette niaise répétition des mêmes mots contrastait trop, par sa banalité, avec le regard sérieux, réfléchi, énigmatique, qu’il fixait en ce moment sur son visiteur.

Mais cela ne fit qu’exaspérer la colère de Raskolnikov et il ne put se retenir de lancer un défi railleur et assez imprudent :

– Vous savez, dit-il soudain, en le regardant presque insolemment et en jouissant de son insolence, – vous savez, il existe je crois, un procédé juridique, une règle à l’usage de toutes sortes d’enquêteurs : commencer de loin par des vétilles ou même par des choses sérieuses, mais tout à fait étrangères à l’affaire, pour donner courage ou – pour mieux dire – distraire celui qui est interrogé, pour assoupir sa prudence et, puis, soudain, lui asséner, comme un coup de hache sur le crâne, une question dangereuse et fatale : est-ce ainsi ? Je crois que cet usage est saintement conservé et qu’on en parle dans tous les règlements et dans toutes les instructions aux enquêteurs.

– Oui, oui, c’est bien ça… alors vous pensez que je vous ai servi de l’appartement administratif pour… n’est-ce pas ? Ayant dit cela, Porfiri Pètrovitch cligna des paupières et fit un clin d’œil ; quelque chose de gai et d’astucieux passa dans l’expression de son visage ; les rides s’effacèrent de son front, ses petits yeux devinrent étroits comme des fentes, ses traits se détendirent et il partit d’un rire nerveux, interminable ; tout son corps était secoué et il regardait droit dans les yeux de Raskolnikov.

Celui-ci essaya de rire aussi, en se forçant un peu ; mais lorsque Porfiri vit qu’il riait également, il redoubla son hilarité, au point d’en devenir tout rouge ; le dégoût de Raskolnikov étouffa alors toute prudence en lui : il cessa de rire, se rembrunit et regarda longuement et haineusement Porfiri sans le quitter des yeux pendant toute la durée de son rire, forcé, interminable. L’imprudence était, du reste manifeste des deux côtés : tout se passait comme si Porfiri Pètrovitch se moquait franchement de son visiteur qui, de son côté, acceptait très mal la chose ; et Porfiri Pètrovitch semblait se soucier fort peu de cela. Cette dernière circonstance était très significative pour Raskolnikov : il comprit que, hier déjà, Porfiri n’était nullement confus et qu’au contraire lui-même s’était laissé prendre au piège : il y avait là quelque chose, de toute évidence, quelque chose qu’il ne comprenait pas, un but précis. Il réalisa que, peut-être, tout était déjà prêt et que tout allait, à l’instant, se dévoiler et s’écrouler.

Il en vint immédiatement au fait ; il se redressa et prit sa casquette :

– Porfiri Pètrovitch, commença-t-il avec décision, mais avec une nervosité assez grande, – vous avez exprimé le désir que je vienne pour je ne sais quel interrogatoire. (Il appuya particulièrement sur le mot interrogatoire.) Je suis venu ; si vous le trouvez nécessaire, interrogez-moi, sinon permettez-moi de me retirer. Je n’ai pas le temps, j’ai à faire… je dois aller à l’enterrement de ce fonctionnaire écrasé par une voiture, dont vous avez… aussi entendu parler… ajouta-t-il ; et il s’en voulut aussitôt pour cette ajoute, et, tout de suite, il se fâcha encore davantage. J’en ai assez de tout ça, vous entendez, et depuis longtemps… c’est une des raisons de ma maladie…, en un mot, – il criait presque, sentant que sa phrase au sujet de la maladie était encore plus inopportune – en un mot, veuillez m’interroger ou laissez-moi aller, immédiatement… et si vous me questionnez, veuillez le faire dans les formes requises ! Je ne l’admettrai pas autrement ; pour cette raison, je vous dis au revoir, car nous n’avons rien à faire ensemble pour le moment.

– Mon Dieu ! Mais qu’avez-vous ! Mais pourquoi vous interrogerais-je ? gloussa tout à coup Porfiri Pètrovitch, changeant immédiatement de ton, d’expression, et cessant brusquement de rire. – Mais ne vous inquiétez donc pas, s’affairait-il, tantôt courant dans tous les sens, tantôt essayant de faire asseoir Raskolnikov. Nous avons tout le temps, tout le temps, et tout cela ne sont que des vétilles ! Je suis, au contraire, si heureux que vous soyez enfin venu chez nous… Je vous reçois comme un hôte. Et excusez mon maudit rire, petit père Rodion Romanovitch. Rodion Romanovitch ! C’est bien ainsi, je crois ?… Je suis de nature nerveuse ; vous m’avez beaucoup amusé par votre remarque si spirituelle ; il m’arrive ainsi d’être secoué comme une boule de gomme, à force de rire, et cela pendant une demi-heure… J’ai le rire facile. J’ai même peur, à cause de ma constitution, d’être frappé de paralysie. Mais asseyez-vous donc, qu’attendez-vous ?… Je vous en prie, petit père, sinon, je croirais que vous êtes fâché…

Raskolnikov se taisait, écoutait et observait, les sourcils toujours froncés de colère. Du reste, il s’était assis, mais sans déposer sa casquette.

– Je vous dirai une chose à mon sujet, petit père Rodion Romanovitch, pour vous expliquer mon caractère, pour ainsi dire, continua Porfiri Pètrovitch, toujours en s’agitant et en évitant de rencontrer le regard de son visiteur. – Vous savez, je suis célibataire, je ne suis pas mondain, on ne me connaît pas, et, de plus, je suis tout racorni, un fruit bon pour en faire de la semence et… et… avez-vous remarqué, Rodion Romanovitch, que chez nous, – en Russie, je veux dire, et surtout dans nos milieux petersbourgeois, – si deux hommes se rencontrent qui ne se connaissent que peu, mais qui s’estiment mutuellement pour ainsi dire, – comme nous deux par exemple, – eh bien, ils ne parviennent pas à trouver, pendant toute une demi-heure, de thème pour la conversation : ils s’engourdissent l’un en face de l’autre et s’intimident réciproquement. Personne ne manque de sujet de conversation, par exemple, les dames… les gens du monde, les gens de bonne compagnie, ils ont toujours un sujet de conversation, c’est de rigueur, mais les gens de la classe moyenne, comme nous, deviennent facilement confus et sont peu loquaces… je veux parler des gens qui réfléchissent. De quoi cela provient-il donc, petit père ? N’y a-t-il pas de questions sociales qui nous intéressent ou bien sommes-nous trop honnêtes pour nous tromper l’un l’autre. Qu’en pensez-vous ? Mais déposez donc votre casquette, vous êtes là comme si vous vous apprêtiez à partir, vraiment, c’est gênant, je vous le jure… Moi, au contraire, je suis si heureux…

Raskolnikov déposa sa casquette, continuant à se taire et à écouter, avec une expression sérieuse et sombre, le bavardage futile et désordonné de Porfiri. « Mais voudrait-il donc vraiment détourner mon attention par son stupide caquetage ? »

– Je ne vous offre pas de café, ce n’est pas l’endroit ; mais pourquoi ne pas rester cinq minutes avec un ami, pour vous distraire ? continuait Porfiri, parlant comme un moulin. Et vous savez, tous ces devoirs professionnels… mais ne vous froissez donc pas, petit père, de ce que je marche ainsi de long en large ; excusez-moi, petit père, je crains vraiment trop de vous blesser, mais le mouvement m’est absolument indispensable. Je suis trop souvent assis, et je suis si heureux lorsque je peux marcher pendant cinq minutes… les hémorroïdes, voyez-vous… je m’apprête toujours à me traiter par la gymnastique ; on dit que des conseillers civils effectifs, et même des conseillers secrets sautent volontiers à la corde ; voyez où en est arrivée la science de nos jours… oui… Quant au sujet de toutes ces obligations, ces interrogatoires, de tout ce formalisme… et bien, vous savez, petit père Rodion Romanovitch, ces interrogatoires déroutent parfois davantage celui qui interroge que celui qui est interrogé… D’ailleurs, vous avez bien voulu faire là-dessus, petit père, une remarque très juste et très spirituelle. (Raskolnikov n’avait fait aucune remarque semblable.) On s’embrouille ! On s’embrouille, je vous le jure ; et toujours la même chose, et toujours la même routine, le même air comme un tambour ! Voici la réforme qui vient, et, au moins, nous aurons d’autres appellations – il rit : hé ! hé ! hé ! – quant au sujet de nos procédés juridiques – comme vous vous êtes spirituellement exprimé, ça, je suis tout à fait de votre avis. Allons, dites-moi, qui, parmi les accusés, ou même parmi les moujiks les plus grossiers, ne sait pas qu’on va d’abord l’endormir avec des questions étrangères (suivant votre heureuse expression) et puis, qu’on va lui asséner une question comme un coup de hache sur la tête, hé ! hé ! hé ! Comme un coup de hache sur la tête, suivant votre heureuse image, hé ! hé ! hé ! Alors vous avez réellement pensé que j’ai parlé de l’appartement pour… hé ! hé ! Vous êtes un homme ironique. Allons, je ne le ferai plus ! Oh, à propos, un mot en appelle un autre, une pensée en provoque une autre : vous avez bien voulu dire un mot au sujet de la forme, vous savez, à propos d’interrogatoires… Eh bien, la forme !… La forme ne signifie rien du tout, dans beaucoup de cas. Parfois il est bien plus avantageux d’avoir une petite conversation amicale. La forme ne se perdra pas – permettez-moi de vous rassurer à ce sujet ; et puis, qu’est-ce que la forme, après tout, je vous le demande bien ? On ne peut entraver le magistrat instructeur à chaque pas avec cette forme. L’action du magistrat instructeur, c’est de l’art libre dans son genre, ou quelque chose de ce goût… hé ! hé ! hé !

Porfiri Pètrovitch reprit son souffle. Tantôt il déversait, sans se lasser, des phrases futiles, vides de sens, tantôt il glissait quelque mot énigmatique, mais tout de suite, il déviait vers ses non-sens. Maintenant, il courait presque dans la pièce, remuant de plus en plus ses petites jambes grassouillettes, les yeux fixés au sol, la main droite derrière le dos, la main gauche faisant des gestes qui s’ajustaient étonnamment peu aux paroles. Raskolnikov remarqua que, dans sa course, il s’était arrêté plusieurs fois près de la porte – pour un instant – et il lui sembla que Porfiri Pètrovitch avait écouté… « Attend-il quelqu’un ? »

– Et vous avez réellement, absolument raison, reprit gaiement Porfiri, regardant Raskolnikov avec une extraordinaire bonhomie (ce qui fit sursauter celui-ci et le fit s’apprêter à l’attaque). Vous avez réellement raison d’avoir bien voulu vous moquer des formes juridiques avec tant d’esprit, hé ! hé ! Car nos procédés (certains parmi eux, évidemment), nos procédés juridiques, profondément réfléchis au point de vue psychologique, sont ridicules, oui, ridicules, et inopérants s’ils sont trop entravés par la forme. Oui… encore au sujet de la forme : supposons que je reconnaisse pour… disons mieux, que je soupçonne quelqu’un d’être le criminel dans quelque affaire qui m’ait été confiée… Vous vous préparez à la carrière juridique n’est-ce pas, Rodion Romanovitch ?

– Oui, je me préparais…

– Bon ; alors, voici un petit exemple pour plus tard, je veux dire, ne croyez pas que je veuille vous donner des leçons, à vous, qui publiez de tels articles sur le crime… Non, je vous présente ceci comme un fait, comme un exemple… Alors, admettons que je prenne quelqu’un pour le criminel, pourquoi irais-je l’inquiéter avant qu’il ne soit nécessaire, même si j’avais ces preuves contre lui ? Je suis obligé d’en faire arrêter certains au plus vite, mais un autre a un caractère différent, je vous assure ; alors, pourquoi ne pas le laisser se promener un peu en ville, hé ! hé !… Non, je crois que vous ne saisissez pas très bien mon idée, alors, je vais vous l’expliquer plus clairement : si je l’enfermais trop tôt, par exemple, je lui donnerais, pour ainsi dire, une base morale, hé ! hé ! Vous riez ? (Raskolnikov ne songeait même pas à rire, il restait assis, les lèvres serrées, sans quitter Porfiri Pètrovitch de ses yeux enflammés.) Et pourtant c’est bien ainsi, surtout avec certains individus, parce que les hommes sont divers et il n’y a que la pratique qui compte. Vous dites : il y a les preuves, eh bien, les preuves ? Mais les preuves, petit père, c’est une arme à double tranchant la plupart du temps ! Et puis, moi, je suis un juge d’instruction, donc un homme ; j’avoue que l’envie me prend de présenter l’affaire avec une clarté mathématique, de trouver une telle preuve, qu’elle ressemble à deux fois deux font quatre ! Je voudrais qu’elle soit une démonstration directe et indiscutable ! Eh bien, si je l’enfermais au mauvais moment – même si j’étais sûr que c’est lui – je m’enlèverais par là les moyens de le convaincre du crime. Pourquoi ? Mais parce que je lui donnerais de cette façon une position déterminée, pour ainsi dire, il serait psychologiquement déterminé et tranquillisé et il se retirerait dans sa coquille : il comprendrait qu’il est accusé et arrêté. On dit qu’à Sébastopol, immédiatement après la bataille de l’Alma, les hommes avaient terriblement peur que l’ennemi ne les attaquât en force et qu’il ne prit Sébastopol d’un coup ; mais lorsqu’ils virent que l’ennemi avait préféré faire un siège en règle et qu’il creusait la première parallèle, oh ! alors, il se sont réjouis, les gens intelligents, veux-je dire, et ils se sont tranquillisés, dit-on : ils en ont au moins pour deux mois, pensèrent-ils, on a tout le temps ! Vous riez encore ! Vous ne me croyez pas, une fois de plus ? Bien sûr, vous avez raison aussi. Vous avez raison ! Tout ça ce sont des cas particuliers, le cas que je citais est, lui aussi, un cas particulier ! Mais voici ce qu’il y a, excellent Rodion Romanovitch, voici ce qu’il faut observer : le cas général, celui-là même à la mesure duquel sont faites toutes les formes et tous les règlements juridiques, d’après lequel ils sont calculés et inscrits dans les livres, le cas général n’existe pas par le fait même que chaque affaire – chaque crime, par exemple – dès qu’elle arrive, en effet, devient, par le fait même un cas particulier et, parfois vraiment spécial : un cas qui ne ressemble en rien à ce qui était déjà arrivé. Il y a des cas vraiment drôles qui se présentent parfois. Si je laissais l’un ou l’autre de ces messieurs tout à fait tranquille, si je ne l’inquiétais ni ne l’arrêtais, mais qu’en revanche, il sache à chaque instant ou, tout au moins, qu’il soupçonne que tout m’est connu, à fond, tous ses secrets, que je le surveille nuit et jour, qu’il soit plein de suspicions et de terreurs continuelles, eh bien, il en perdra la tête, je vous le jure, il viendra sans doute lui-même se jeter dans la gueule du loup et fera quelque histoire qui ressemblera à deux fois deux, pour ainsi dire, qui aura un aspect mathématique, – et c’est bien agréable. Cela peut arriver à un moujik aux mains terreuses et plus aisément encore à quelqu’un de nous, un homme d’une intelligence moderne et, de plus développée dans un certain sens ! Car, mon cher, il est très important de savoir dans quel sens est développée l’intelligence d’un homme. Et les nerfs ! les nerfs ! les avez-vous donc oubliés ? Car les gens sont tous malades, irrités, mauvais, de nos jours !… Et la bile ! Ils sont tous pleins de bile ! Et pourquoi serais-je inquiet qu’il circule librement en ville ? Mais qu’il circule ! Qu’il circule donc ! Je sais bien, moi, qu’il est ma proie et qu’il ne s’enfuira pas ! Où pourrait-il bien s’enfuir, hé ! hé ? À l’étranger ? Un Polonais s’enfuirait à l’étranger, mais pas lui, et d’autant plus que je le surveille, que j’ai pris des mesures. À l’intérieur du pays ? Mais là vivent des moujiks, des durs, des vrais Russes ; un homme de culture moderne préférerait la prison à la vie avec des étrangers que sont pour lui nos moujiks, hé ! hé ! Mais tout ça, ce sont des bêtises, ce n’est que l’aspect extérieur de la question. Qu’est-ce à dire : s’enfuir ? Ce n’est qu’une réalisation ; le principal n’est pas là ; il ne s’enfuira pas, non seulement parce qu’il ne saura où aller : c’est psychologiquement qu’il ne s’enfuira pas ! Hé ! hé ! En voilà une expression ! C’est à cause d’une loi de la nature qu’il ne s’enfuira pas, même s’il avait un endroit où s’enfuir ! Avez-vous déjà observé un papillon devant une bougie ? Eh bien, il va continuellement tourner autour de moi, autour de la bougie ; il va finir par haïr sa liberté, il deviendra soucieux, il s’embrouillera, il ira lui-même s’empêtrer dans le filet et l’angoisse le perdra !… Non content de cela, il va lui-même m’apprêter quelque preuve mathématique, dans le genre de deux fois deux, – si jamais je lui offre un entr’acte suffisamment long !… Et il va tracer des cercles autour de moi, en diminuant toujours de rayon et – hop ! Le voilà dans ma bouche et je l’avale, et ça, c’est vraiment très agréable, hé ! hé ! hé ! Vous ne croyez pas ?
Raskolnikov ne répondait pas ; il restait assis, pâle et immobile, son regard toujours tendu, toujours fixé sur le visage de Porfiri Pètrovitch.

« La leçon est excellente, pensait-il, se sentant froid dans le dos. Ce n’est même pas le jeu du chat avec la souris comme hier. Ce n’est pas non plus qu’il me démontre…, qu’il me fait comprendre, inutilement, sa force : il est beaucoup trop intelligent pour cela… Il y a là un autre but. Lequel ? Allons, mon vieux, ce sont des bêtises, sans doute ; tu veux m’effrayer et tu ruses ! Tu n’as pas de preuve et l’homme d’hier n’existe pas ! Tu veux simplement m’irriter, me dérouter préalablement et puis m’assommer lorsque je serai à point, mais tu vas échouer, mon vieux, tu vas rater ton coup !… Mais pourquoi m’en dire tant au sujet de ton plan ? Compte-t-il sur la faiblesse de mes nerfs malades ?… Non, mon vieux, tu vas rater ton coup, quoique tu aies cependant préparé quelque chose… Allons, on verra bien ce que tu as préparé. »

Il ramassa toutes ses forces, s’apprêtant à une catastrophe terrible et inconnue. Parfois, l’envie le prenait de se précipiter sur Porfiri et de l’étrangler sur place. Il avait craint, en pénétrant dans le cabinet, déjà, de ne pouvoir dominer sa colère. Il sentait que ses lèvres s’étaient desséchées, que la bave s’y était figée, que son cœur sautait dans sa poitrine. Mais il décida quand même de se taire, de ne pas proférer un seul mot trop hâtif. Il comprit que c’était la meilleure tactique dans sa situation, car ainsi, non seulement il ne risquait pas de se trahir, mais il énervait son ennemi par son silence et, peut-être, celui-ci pourrait-il lui-même se trahir. Du moins, espérait-il que ce serait ainsi.

– Non, je vois que vous ne me croyez pas ; vous pensez que ce que je vous dis ce ne sont qu’innocentes sornettes, continua Porfiri de plus en plus gai, la gorge pleine de petits rires satisfaits, en tournoyant à nouveau à travers la chambre. Je suis un bouffon, mais voici ce que je vous dirai, et vous répéterai, petit père Rodion Romanovitch, – vous devez excuser le vieil homme que je suis – vous êtes un homme encore jeune, pour ainsi dire, vous êtes de la première jeunesse et, pour cette raison, vous appréciez l’intelligence humaine par-dessus tout, à l’exemple de tous les jeunes gens. Le côté enjoué de l’intelligence et les arguments abstraits vous séduisent. Et c’est tout à fait comme l’ancien Hofkriegsrat autrichien, par exemple, autant que je puisse juger des événements militaires : ils avaient battu et fait prisonnier Napoléon, sur le papier, dans leur cabinet : tout était calculé et ajusté de la manière la plus spirituelle ; et voici que le général Mack se rend avec toute son armée, hé ! hé ! hé ! Je vois, je vois bien, petit père Rodion Romanovitch, que vous vous moquez de moi, parce que moi, un civil, je prends toujours mes petits exemples dans l’histoire militaire. Mais qu’y faire, c’est une faiblesse, j’aime l’art de la guerre et j’adore tellement lire tous ces récits militaires… décidément j’ai manqué ma vocation. J’aurais dû embrasser la carrière militaire, je vous assure. Je ne serais peut-être pas devenu un Napoléon, mais je serais bien arrivé au grade de major, hé ! hé ! hé ! Bon ; alors, mon très cher, je vous dirai toute la vérité en détail, à ce sujet. Je veux dire au sujet du cas particulier dont nous parlons : la réalité et la nature, mon cher Monsieur, sont des choses importantes et elles vous démolissent comme rien le calcul le plus astucieux ! Ah ! je vous le dis, écoutez le vieil homme, Rodion Romanovitch, je parle sérieusement (en disant cela, Porfiri Pètrovitch, qui avait trente-cinq ans à peine, sembla réellement vieillir : sa voix parut changer et sa personnalité se racornir), – de plus, je suis un homme franc… Suis-je un homme franc ou non, qu’en pensez-vous ? Je crois que je le suis entièrement, je vous raconte de telles choses et ceci gratuitement je n’exige même pas de récompense, hé ! hé ! hé !… Je continue. L’esprit, à mon avis, est une excellente chose, c’est un ornement de la nature, pour ainsi dire, une consolation de la vie, et quelles devinettes ne pose-t-il pas ?… – À tel point, que le pauvre petit enquêteur ne saurait jamais le résoudre ; le malheureux est, de plus, entraîné par sa fantaisie, comme il arrive toujours, car c’est un homme aussi ! Mais la nature tire le pauvre petit enquêteur d’affaire, voilà le malheur ! Les jeunes gens séduits par l’esprit, les jeunes gens qui « sautent tous les obstacles » (comme vous avez bien voulu vous exprimer hier, de la manière la plus spirituelle et la plus astucieuse), ces jeunes gens ne pensent pas à cela. Il raconte bien un mensonge, l’homme, je veux dire le cas particulier, l’incognito, et il le fait très bien, de la manière la plus adroite ; et alors c’est le triomphe, la jouissance des fruits de son astuce… mais, paf ! le voici qui s’évanouit au moment le plus intéressant, le plus dangereux ! Cela peut évidemment s’expliquer par la maladie, il arrive aussi que la chambre soit mal aérée, mais quand même !… le soupçon est dans l’air ! Il a su mentir incomparablement, mais il n’a pas su tenir compte de la nature ! Voilà le hic ! Une autre fois il se laisse entraîner par le jeu de son esprit, il se met à mystifier l’homme qui le soupçonne, il pâlit comme par jeu, comme s’il le faisait exprès, mais il pâlit trop naturellement, c’est trop pareil au naturel – et voici de nouveau le soupçon éveillé. Il réussit à tromper son adversaire, mais la nuit, celui-ci réfléchit et tombe sur la bonne idée, s’il n’est pas bête. Et c’est toujours la même chose, à chaque pas ! Non content de cela, il va courir dans les jambes de l’ennemi, se fourrer là où on ne le demande pas, parler sans cesse de choses qu’il ferait bien mieux de taire, inventer diverses allégories, hé ! hé ! hé ! Il vient lui-même demander pourquoi on ne l’arrête pas encore, hé ! hé ! hé ! et cela peut arriver à l’homme le plus spirituel, le plus perspicace, à un psychologue, à un littérateur ! La nature, c’est un miroir, le plus transparent des miroirs ! On ne se lasse pas de se mirer là-dedans, je vous le jure ! Mais pourquoi pâlissez-vous donc, Rodion Romanovitch ? Ne manquez-vous pas d’air ? Ouvrirais-je la fenêtre ?

– Oh, ne vous inquiétez pas, je vous prie, s’écria Raskolnikov, et soudain il éclata de rire : je vous en prie, ne vous inquiétez pas !

Porfiri s’arrêta en face de lui, attendit un instant, puis éclata de rire à la suite de son visiteur. Raskolnikov se leva brusquement, coupant court à son rire spasmodique.

– Porfiri Pètrovitch, dit-il à voix haute et distincte, quoiqu’il tînt à peine sur ses jambes tremblantes – je vois enfin nettement que vous me soupçonnez vraiment de l’assassinat de cette vieille femme et de sa sœur Lisaveta. Je vous déclare, quant à moi, que j’en ai assez de tout cela depuis longtemps. Si vous pensez avoir le droit légal de me poursuivre, faites-le ; si vous croyez devoir m’arrêter, arrêtez-moi. Mais je ne permettrai pas que l’on se moque de moi en pleine figure et que l’on me tourmente ainsi.

Brusquement ses lèvres se mirent à trembler, ses yeux s’allumèrent et sa voix, contenue jusqu’ici, devint vibrante.

– Je ne permettrai pas ! cria-t-il soudain en assénant de toute sa force un coup de poing sur la table, vous entendez, Porfiri Pètrovitch, je ne permettrai pas !

– Oh, mon Dieu ! Qu’y a-t-il donc ? mais qu’a-t-il encore ? s’écria Porfiri Pètrovitch, apparemment tout effrayé. Petit père Rodion Romanovitch ! cher ami ! Qu’avez-vous donc ?

– Je ne permettrai pas, cria plus faiblement Raskolnikov.

– Chut ! Petit père ! s’ils entendent ils viendront voir ! Que dirons-nous alors, pensez un peu ! souffla Porfiri Pètrovitch, épouvanté, en approchant son visage tout près de celui de Raskolnikov.

– Je ne permettrai pas ! Je ne permettrai pas ! répétait machinalement celui-ci, mais sa voix n’était plus qu’un chuchotement.

Porfiri se détourna vivement de lui et se précipita vers la croisée.

– De l’air ! Vite de l’air frais ! Vous devriez aussi boire une gorgée d’eau, cher ami, c’est une attaque ! Il s’élança vers la porte pour commander de l’eau, mais il trouva une carafe dans un coin.

– Buvez, petit père, buvez, chuchotait-il, en se précipitant vers lui avec la carafe, peut-être que…

L’effroi et la compassion de Porfiri étaient à ce point naturels que Raskolnikov se tut et se mit à l’examiner avec une curiosité avide. Du reste, il n’accepta pas l’eau.

– Rodion Romanovitch ! cher ami, mais vous allez vous rendre fou, si vous continuez ainsi, je vous assure ! Oh là-là ! Buvez donc ! Buvez, ne fût-ce qu’une gorgée.

Il réussit quand même à lui faire prendre le verre en main. Raskolnikov le porta machinalement à ses lèvres, mais, reprenant ses esprits, il le déposa avec répugnance sur la table.

– Oui, vous avez eu une petite attaque ! Si vous continuez ainsi, vous allez retomber dans votre ancienne maladie, se mit à glousser Porfiri Pètrovitch avec une compassion amicale, mais l’air encore quelque peu confus, – Mon Dieu ! Comment est-ce possible d’être si imprudent ! Et Dmitri Prokofitch qui est venu hier chez moi ! – d’accord, d’accord, j’ai un caractère caustique, mauvais, mais voilà ce qu’il en a conclu !… Mon Dieu ! Il est arrivé hier quand vous êtes parti – nous dînions – il a parlé, il a parlé : je n’ai pu que laisser tomber les bras ; eh bien, ai-je pensé… Oh ! Seigneur ! Est-ce vous qui l’avez envoyé ? Mais asseyez-vous donc, petit père, asseyez-vous, au nom du Christ !

– Non, je ne l’ai pas envoyé ! Mais je savais qu’il allait chez vous et pourquoi il y allait, répondit Raskolnikov d’une voix tranchante.

– Vous le saviez ?

– Oui. Et alors ?

– Eh bien ! petit père, ce n’est pas le seul de vos exploits que je connaisse. Car je sais que vous êtes allé louer l’appartement à la nuit tombante, que vous vous êtes mis à agiter la sonnette, que vous avez posé des questions au sujet du sang, que vous avez effrayé les ouvriers et les portiers. Je comprends aussi votre état d’esprit d’alors… mais, je vous le jure, vous allez vous rendre fou si vous continuez ainsi ! Vous allez perdre la tête ! Les vexations de la vie et les outrages des policiers ont provoqué en vous trop de noble indignation. Alors, vous vous agitez pour nous obliger à parler et en finir d’un coup ; car toutes ces bêtises et ces soupçons vous excèdent. C’est bien ainsi ? Ai-je bien deviné votre disposition d’esprit ?… Mais en agissant ainsi, vous allez faire perdre la tête à Rasoumikhine aussi ; car c’est un homme trop bon pour ces sortes d’affaires, vous le savez bien. Vous êtes malade, lui, il est vertueux : la maladie et la vertu, ça s’assemble bien. Je vous conterai la chose, petit père, lorsque vous serez plus calme… mais asseyez-vous donc, petit père, je vous en supplie ! Reposez-vous, je vous prie, quelle mine vous avez ! Asseyez-vous donc !

Raskolnikov s’assit. Son tremblement passait et la chaleur se répandait dans son corps. Profondément étonné, il écoutait avec une attention tendue Porfiri Pètrovitch qui, tout effrayé, s’affairait amicalement autour de lui. Mais il ne croyait pas un mot de ce que celui-ci disait, quoiqu’il se sentît étrangement enclin à le croire. Les paroles inattendues de Porfiri au sujet de l’appartement l’avaient complètement surpris. « Alors, il est au courant de l’affaire de l’appartement ? pensa-t-il, et c’est lui qui me le raconte ! »

– Oui, nous avons eu un cas presque pareil, un cas psychologique, dans notre pratique judiciaire, un cas morbide, continua Porfiri, parlant très vite. L’homme s’est déclaré assassin, il s’est calomnié lui-même et de quelle façon encore ! Il a imaginé toute une hallucinante histoire, il a arrangé les faits, raconté les circonstances, il a brouillé, dérouté tout le monde. Et qu’y avait-il, en somme, là-dedans ? Il avait été, en fait, une des causes tout à fait involontaires de l’assassinat – mais une des causes seulement. Dès qu’il l’eût appris, il fut étreint par l’angoisse, il perdit la tête et il eut des hallucinations ; alors, il se persuada lui-même qu’il était l’assassin ! Mais le Sénat débrouilla enfin l’affaire et le malheureux fut acquitté et envoyé en observation dans un dépôt. Grâces soient rendues au Sénat ! Ah, là là ! Comment est-ce possible, petit père ! Vous allez attraper la fièvre si vous continuez à vous laisser ébranler les nerfs par de pareilles tentations, si vous allez tirer des sonnettes la nuit et poser des questions au sujet du sang ! Car j’ai étudié cette psychologie pratiquement. C’est cette fièvre qui vous pousse à sauter d’une fenêtre ou d’un clocher et la sensation est même séduisante. Les sonnettes aussi… C’est la maladie, Rodion Romanovitch, c’est la maladie ! Vous ne tenez pas assez compte de votre maladie. Prenez donc le conseil d’un médecin expérimenté et non pas de ce gros garçon !… Vous délirez ! Vous faites tout cela dans le délire !

Pendant tout un instant, tout se mit à tourner autour de Raskolnikov.

« Est-il possible, est-il vraiment possible, pensait celui-ci par à-coups, qu’il mente maintenant aussi ? Impossible, impossible ! » Il redoutait cette pensée, prévoyant à quel degré, de rage elle pourrait le mener, sentant que celle-ci pourrait lui faire perdre la raison.

– Je n’avais pas le délire, j’avais toute ma tête ! s’écria-t-il, en bandant toutes ses forces pour percer à jour le jeu de Porfiri. Toute ma tête ! Toute ma tête ! Toute ma tête ! Voue entendez ?

– Oui, je l’entends et je le comprends ! Vous avez dit hier aussi que vous n’aviez pas le délire, vous avez même insisté là-dessus ! Je comprends tout ce que vous pourriez dire ! Ah ! mais écoutez, mon cher Rodion Romanovitch, ne fût-ce que cette circonstance, par exemple : si vous étiez réellement le criminel ou bien si vous étiez mêlé d’une façon ou d’une autre à cette maudite affaire, allons, vous seriez-vous mis à appuyer vous-même sur le fait que vous n’aviez pas le délire ? Et appuyer spécialement, appuyer avec une obstination singulière là-dessus ? Allons ? Mais ce serait tout le contraire, à mon idée ! Mais si vous vous sentiez ne fût-ce qu’un peu coupable, vous devriez au contraire affirmer avec résolution que vous aviez absolument le délire ! Est-ce ainsi ? C’est bien ainsi, dites ?

Quelque chose de rusé perçait dans cette question. Raskolnikov se recula en se renversant sur le dossier du divan, pour s’écarter de Porfiri, et, sans dire un mot, il se mit à le regarder avec irrésolution.

– Ou bien, au sujet de la visite de M. Rasoumikhine, afin de savoir, veux-je dire, s’il a été envoyé hier par vous ? Mais vous auriez dû dire précisément qu’il était venu de lui-même et cacher qu’il était envoyé par vous ! Mais vous ne le cachez pas ! Vous insistez même sur le fait que vous l’avez envoyé !

Raskolnikov n’avait jamais insisté là-dessus. Le froid l’envahit de nouveau.

– Vous mentez tout le temps, prononça-t-il lentement et d’une voix faible, les lèvres tordues en un sourire maladif. Vous avez voulu de nouveau me montrer que vous aviez compris mon jeu, que vous connaissiez toutes mes réponses d’avance, dit-il en sentant qu’il ne pesait plus les mots comme il aurait fallu. – Vous voulez m’effrayer et vous vous moquez simplement de moi…

En disant cela, il continuait à le regarder dans les yeux et, soudain, un éclair de rage passa dans son regard.

– Vous mentez toujours ! s’écria-t-il. Vous savez parfaitement que la meilleure échappatoire pour le criminel consiste à ne pas cacher ce qui est impossible à cacher. Je ne vous crois pas !

– Vous êtes bien agile ! dit Porfiri et il fit entendre un petit rire. – Il n’y a pas moyen de venir à bout de vous, petit père ; quelque monomanie a pris possession de vous. Alors, vous ne me croyez pas ? Et moi je dis que vous croyez déjà le quart de ce que je dis et je ferai en sorte que vous croyiez le tout car je vous aime vraiment et je vous souhaite sérieusement du bien.

Les lèvres de Raskolnikov se mirent à trembler.

– Oui, je vous veux du bien ; voici un dernier conseil, continua Porfiri, prenant doucement, amicalement, le bras de Raskolnikov un peu au-dessus du coude, – voici un dernier conseil ; surveillez votre santé. De plus, vous avez maintenant de la famille ici : souvenez-vous-en. Vous devez veiller à leur tranquillité et les dorloter, et vous ne faites que les effrayer…

– Cela ne vous regarde pas. Comment le savez-vous ? Pourquoi vous y intéressez-vous ? Vous me surveillez, par conséquent, et vous voulez me le montrer ?

– Petit père ! Mais c’est vous qui m’avez tout appris ! Vous ne savez même pas ce que vous dites dans votre agitation, à moi et à d’autres. M. Rasoumikhine, Dmitri Prokofitch, m’a aussi appris hier beaucoup de détails pleins d’intérêt. Non ; voici, vous m’avez interrompu, mais je vous dirai que votre méfiance vous a fait perdre la saine notion des choses, malgré toute l’ingéniosité de votre esprit. Eh bien, par exemple, à propos de ces sonnettes : je vous ai livré ce fait précieux (car c’est un fait !) je vous l’ai livré complètement, moi ! le juge d’instruction ! Et vous n’en déduisez rien ? Mais si je vous soupçonnais, ne fût-ce que légèrement, est-ce ainsi que j’aurais agi ? J’aurais dû, au contraire, ne pas éveiller votre méfiance, faire semblant de rien, vous entraîner d’un autre côté, et alors vous surprendre comme d’un coup de hache sur la tête (suivant votre expression) : Que faisiez-vous donc, Monsieur, dans cet appartement à dix heures du soir et peut-être même bien à onze ? Pourquoi avez-vous agité la sonnette ? Pourquoi avez-vous posé des questions au sujet du sang ? Pour quelle raison avez-vous tenté de dérouter les portiers et avez-vous cherché à les emmener au commissariat ? Voilà comment j’aurais dû agir si j’avais eu le moindre soupçon à votre endroit. J’aurais dû prendre votre déposition suivant les formes en usage et peut-être même vous arrêter… Par conséquent, puisque j’ai agi autrement, c’est que je n’ai pas de soupçons à votre égard ! Mais vous, vous avez perdu la juste notion des choses et vous ne comprenez plus rien à rien, je vous le répète !

Raskolnikov frissonna des pieds à la tête, à tel point que Porfiri Pètrovitch le remarqua nettement.

– Vous mentez ! s’écria Raskolnikov. Votre but m’est inconnu, mais vous m’avez menti tout le temps… Vous disiez tout autre chose, tantôt, et je ne puis m’y tromper… Vous mentez !

– Je mens ? répliqua Porfiri Pètrovitch qui commençait à s’échauffer mais qui conservait la mine la plus gaie et la plus railleuse ; il semblait, du reste, ne s’inquiéter que fort peu de l’opinion de Raskolnikov à son sujet. – Je mens ?… Alors, pourquoi aurais-je agi comme je l’ai fait (moi, le juge d’instruction), en vous soufflant et en vous livrant toutes les armes pour la défense, en vous dévoilant toute cette psychologie : « La maladie, le délire, les outrages, la mélancolie, les policiers, etc… etc… ? » Eh bien ? hé, hé, hé ! Quoique, après tout, tous ces procédés de défense psychologique soient des armes à double tranchant et fort inconsistantes. Vous direz : « La maladie, le délire, les rêves, les mirages, je ne me souviens de rien… » Tout cela, c’est bien ainsi ; mais pourquoi donc, petit père, avoir précisément ces rêves-là et non pas d’autres, dans votre maladie ? Car vous auriez pu faire d’autres rêves, n’est-ce pas ? Est-ce ainsi ? Hé, hé, hé !

Raskolnikov le regarda avec hauteur et mépris.

– En un mot, dit-il à voix haute et ferme, en se levant, et, pour ce faire, en repoussant légèrement Porfiri, – en un mot, je veux savoir ceci : me considérez-vous ou non comme entièrement libre de tous soupçons ? Parlez, Porfiri Pètrovitch, parlez d’une façon positive et définitive et vite, immédiatement !

– Mais, mon cher, vous êtes une commission à vous tout seul ! s’écria Porfiri gaiement, l’air rusé et pas alarmé du tout. – Mais pourquoi devez-vous en savoir tant, puisqu’on n’a même pas encore commencé à vous inquiéter ? Vous êtes comme un enfant : « Je veux qu’on me laisse jouer avec le feu ! » Mais pourquoi vous inquiétez-vous tant ? Pourquoi courir au-devant des difficultés, pour quelle raison, dites ? Hé, hé, hé !

– Je vous le répète, s’écria Raskolnikov en proie à la rage, – que je ne peux plus supporter davantage…

– Quoi ? L’incertitude ? l’interrompit Porfiri.

– Cessez de me tourmenter ! Je ne veux pas !… Je vous dis que je ne veux pas !… Je ne peux pas et je ne veux pas ! Vous entendez ! Vous entendez ! cria Raskolnikov en assenant de nouveau un coup de poing sur la table.

– Doucement ! Doucement ! Ils pourraient l’entendre ! Je vous avertis sérieusement : prenez garde à vous. Je ne plaisante pas ! chuchota Porfiri, mais cette fois son visage n’avait plus une expression de femmelette débonnaire et effrayée ; au contraire, à présent, il ordonnait sévèrement, les sourcils froncés, comme si, tout à coup, il cessait son système de mystères et de paroles à double sens. Mais cela ne dura qu’un moment. Raskolnikov, un instant préoccupé, fut envahi par une rage délirante ; mais il était étrange qu’il obéît de nouveau à l’ordre de parler plus bas quoiqu’il fût au paroxysme de la fureur.

– Je ne me laisserai pas torturer ! chuchota-t-il comme avant, prenant douloureusement et haineusement conscience de l’impossibilité qu’il avait à désobéir, ce qui augmenta encore sa rage. – Arrêtez-moi, fouillez-moi, mais veuillez agir suivant les formes d’usage et non pas vous jouer de moi ! Je vous interdis…

– Mais ne vous préoccupez donc pas des formes ! l’interrompit Porfiri qui, son sourire rusé sur les lèvres, semblait contempler Raskolnikov avec délices. – Je vous ai invité, tout à fait amicalement, petit père !

– Je n’ai que faire de votre amitié ; je crache dessus ! Vous entendez ? Regardez : je prends ma casquette et je m’en vais. Alors, diras-tu maintenant si tu as l’intention de m’arrêter ?

Il saisit sa casquette et se dirigea vers la porte.

– Et la petite surprise, vous ne voulez pas la voir ? dit Porfiri en faisant entendre un petit rire ; il saisit de nouveau Raskolnikov par le bras et l’arrêta près de la porte. Il semblait devenir de plus en plus gai et enjoué, ce qui mit Raskolnikov définitivement hors de lui.

– Quelle petite surprise ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il en s’arrêtant et en regardant Porfiri avec effroi.

– Ma petite surprise est là, derrière la porte, hé, hé, hé ! (Il montra du doigt la porte fermée de la cloison, porte qui donnait sur son appartement.) Je l’ai même enfermée à clé pour qu’elle ne s’enfuie pas.

– Qu’est-ce que c’est ? Où ? Quoi ?… Raskolnikov s’approcha de la porte et voulut l’ouvrir, mais elle était effectivement fermée à clé.

– Elle est fermée et voici la clé, dit Porfiri et il montra la clé qu’il sortit de sa poche.

– Tu mens toujours ! Tu mens, maudit polichinelle ! hurla Raskolnikov, ne se retenant plus, et il se précipita vers Porfiri qui se retirait dans la direction de la porte et qui ne s’effraya nullement.

– Je comprends tout ! cria Raskolnikov en bondissant contre lui. – Tu mens et tu m’agaces pour que je me trahisse…

– Mais il est impossible de se trahir davantage, petit père Rodion Romanovitch. Vous êtes devenu enragé. Ne criez pas ou j’appelle mes gens.

– Tu mens, il n’y aura rien ! Appelle tes gens ! Tu sais que je suis malade et tu as voulu m’exaspérer jusqu’à la rage pour que je me trahisse, voilà ton but ! Non, donne-moi des faits ! J’ai tout compris ! Tu n’as pas de faits, tu n’as que quelques petites misérables suppositions à la Zamètov !… Tu connaissais mon caractère, tu voulais me rendre enragé et puis me porter le coup de grâce avec les popes et les délégués… Tu les attends ? Dis ! N’attends plus ! Où sont-ils ? Qu’ils viennent !

– Il est bien question de ça, petit père ! Ah, cette imagination ! Mais ce n’est même pas ainsi que l’on agit suivant les formes, vous ne vous y connaissez pas, mon très cher ami… Du reste, il n’est jamais trop tard pour agir suivant les formes, vous le verrez bien vous-même !… bredouillait Porfiri tout en tendant l’oreille vers la porte.

– Ah ! ils arrivent, s’écria Raskolnikov, tu les as envoyé chercher !… Tu les attendais ! Tu comptais… Alors qu’ils entrent tous, les délégués, les témoins, tous ceux que tu veux… qu’ils viennent ! Je suis prêt ! Prêt !

Mais ce qui arriva fut si inattendu, si incompatible avec la marche normale des choses, que ni Raskolnikov ni Porfiri n’avaient évidemment pu compter sur un tel dénouement.

VI

 Plus tard, lorsqu’il se souvenait de cette minute, les choses se présentaient à la mémoire de Raskolnikov de la manière suivante :

Le bruit qu’ils entendirent derrière la porte augmenta rapidement et celle-ci s’entrouvrit.

– Que se passe-t-il ? cria Porfiri avec dépit. – J’avais prévenu…

La réponse ne vint pas tout de suite mais il semblait bien qu’il y avait plusieurs personnes derrière la porte et qu’elles repoussaient quelqu’un.

– Mais que se passe-t-il donc ? redemanda Porfiri Pètrovitch qui commençait à s’inquiéter.

– Nous avons amené le prisonnier, Nikolaï, dit quelqu’un.

– Je n’en ai pas besoin ! Allez-vous-en ! Qu’on attende ! Pourquoi vous fourrez-vous ici ? Pourquoi ce désordre ! se mit à crier Porfiri en s’élançant vers la porte.

– Mais il… reprit la même voix, qui s’interrompit soudainement.

Une véritable bataille s’engagea qui dura deux ou trois secondes ; puis la porte fut soudain violemment repoussée et un homme au visage blême pénétra dans le cabinet de Porfiri Pètrovitch.

L’aspect de cet homme était très étrange à première vue. Il regardait droit devant lui, mais on aurait dit qu’il ne voyait personne. La résolution brillait dans ses yeux, mais une pâleur mortelle couvrait son visage, comme si on l’avait amené pour l’exécuter. Ses lèvres, complètement exsangues, frissonnaient.

Il était encore très jeune, habillé comme un homme du peuple, de taille moyenne, maigre, les cheveux tondus en rond, les traits fins et secs. L’homme qu’il avait repoussé par surprise se précipita le premier à sa suite et parvint à le saisir par l’épaule ; c’était un garde. Mais Nikolaï le repoussa à nouveau.

Quelques curieux s’étaient attroupés dans l’embrasure de la porte. Certains voulaient entrer. Ceci s’était passé en un clin d’œil.

– Va-t’en, il est trop tôt. Attends qu’on t’appelle !… Pourquoi l’a-t-on déjà amené ? bredouillait Porfiri avec un dépit extrême, comme s’il avait été entièrement dérouté.

Mais soudain, Nikolaï se mit à genoux.

– Qu’est-ce qui te prends ? cria Porfiri stupéfait.

– Je suis le coupable ! C’est moi qui ai commis le péché ! Je suis l’assassin ! prononça Nikolaï, à court de souffle mais à voix assez haute.

Le silence dura bien dix secondes ; tous restaient sans mouvement comme s’ils avaient été stupéfiés, le garde lui-même s’était reculé jusqu’à la porte et, immobilisé, il ne tentait plus d’approcher Nikolaï.

– Comment ? s’écria Porfiri, sortant de sa torpeur momentanée.

– Je suis… l’assassin…, répéta Nikolaï, après un court silence.

– Comment… toi !… Comment… Qui as-tu tué ? Porfiri Pètrovitch était visiblement tout perdu.

Nikolaï se tut encore un instant.

– Alona Ivanovna et sa sœur Lisaveta Ivanovna, je les ai… tuées… avec une hache. Ma tête s’était obscurcie… ajouta-t-il soudain, et il se tut de nouveau. Il était toujours à genoux.

Porfiri Pètrovitch resta quelques instants à réfléchir, puis, soudain, il se secoua et se mit à agiter ses mains comme pour chasser les témoins importuns. Ceux-ci se retirèrent immédiatement et la porte fut fermée. Ensuite, il jeta un coup d’œil à Raskolnikov qui était resté dans son coin à regarder Nikolaï d’un air ahuri, fit un mouvement dans sa direction, mais changea d’avis, le regarda encore, reporta immédiatement son regard sur Nikolaï, ensuite à nouveau sur Raskolnikov, puis sur Nikolaï, et il se précipita sur celui-ci.

– Pourquoi viens-tu déjà avec ton obscurcissement ? lui cria-t-il presque haineusement. – Je ne t’ai pas encore demandé si ta tête s’était obscurcie… dis-moi : tu as tué ?

– Je suis l’assassin – je fais la déposition prononça Nikolaï.

– Ah ! Avec quoi as-tu tué ?

– Avec une hache. Je l’avais préparée.

– Ah ! Tu te tâtes trop ! Seul ?

– Oui. Mitka n’est pas coupable et il n’a rien à y voir.

– Il est trop tôt pour parler de Mitka ! Ah !…

– Eh bien, comment as-tu descendu l’escalier, alors ? Les portiers vous ont rencontrés tous les deux ?

– C’est pour égarer… alors… que j’ai fui avec Mitka, répondit Nikolaï, se hâtant tout à coup comme s’il avait préparé sa réponse.

– Eh bien, c’est ça ! s’écria avec colère Porfiri. Il répète les paroles d’un autre ! murmura-t-il à part soi, et tout à coup il aperçut à nouveau Raskolnikov.

Il était à ce point concentré sur Nikolaï qu’il avait oublié Raskolnikov pour un instant. Il reprit ses esprits et fut quelque peu troublé…

– Rodion Romanovitch, petit père ! Excusez-moi, lui cria-t-il. C’est invraisemblable… Je vous en prie, vous n’avez rien à faire ici… moi-même, voyez-vous… en voilà des surprises !… Je vous en prie…

Porfiri le prit par le bras et lui indiqua la porte.

– J’ai l’impression que vous ne vous étiez pas attendu à cela ! prononça Raskolnikov qui, évidemment, ne comprenait pas encore clairement ce qui s’était passé, mais qui avait déjà repris courage.

– Mais vous non plus, petit père, vous ne vous y étiez pas attendu. Regardez-moi comme vos mains tremblent ! Hé, hé !

– Vous tremblez aussi, Porfiri Pètrovitch.

– Oui, je tremble aussi, je ne m’y attendais pas !…

Ils étaient déjà devant la porte. Porfiri Pètrovitch attendait qu’il la franchît.

– Et la petite surprise ; vous ne me la montrez pas ? prononça soudain Raskolnikov.

– Il parle et ses dents s’entre-choquent encore, hé, hé ! Vous êtes un homme ironique ! Allons, au revoir.

– À mon idée, c’est adieu !

– Dieu disposera, Dieu disposera ! murmura Porfiri avec un sourire forcé.

En traversant les bureaux, Raskolnikov remarqua que beaucoup d’employés le regardaient attentivement. Parmi les gens qui encombraient l’antichambre, il aperçut les deux portiers de la maison, les portiers qu’il avait essayé d’entraîner l’autre nuit chez le Surveillant du quartier. Ils attendaient quelque chose. À peine déboucha-t-il sur l’escalier qu’il entendit derrière lui la voix de Porfiri Pètrovitch. Il se retourna et vit que celui-ci, tout essoufflé, se hâtait pour le rejoindre.

– Un petit mot encore, Rodion Romanovitch : à propos de ces événements ce sera comme Dieu disposera, mais il faudra quand même vous interroger suivant les formes, au sujet de l’événement alors, nous nous reverrons encore, voilà !

Et Porfiri s’arrêta devant lui avec un sourire.

– Voilà, répéta-t-il.

On pouvait supposer qu’il avait envie de dire encore quelque chose, mais qu’il ne parvenait pas à le formuler.

– Vous savez, excusez-moi, Porfiri Pètrovitch, à propos de tout à l’heure… Je me suis laissé emporter, commença Raskolnikov qui avait repris courage jusqu’à avoir envie de forcer la note.

– Ce n’est rien, ce n’est rien, l’interrompit Porfiri, l’air presque heureux… Moi aussi… J’ai un caractère venimeux, je m’en repens, je m’en repens ! Mais nous nous reverrons, nous nous reverrons… Si Dieu le veut, nous nous reverrons même souvent !…

– Et nous aurons l’occasion de nous connaître à fond l’un l’autre ! reprit Raskolnikov.

– Oui, approuva Porfiri, et clignant les yeux, il lui jeta un regard très sérieux.

– Vous allez à une fête, maintenant ?

– Aux funérailles.

– Ah, mais oui ! Aux funérailles ! Ménagez-vous, ménagez-vous…

– Moi, je ne sais vraiment que vous souhaiter ! reprit Raskolnikov en se retournant il commençait déjà à descendre l’escalier. Je vous souhaiterais bien de meilleurs succès, vous voyez bien vous-même comme vos fonctions peuvent être drôles !

– Pourquoi drôles ? demanda vivement Porfiri Pètrovitch qui s’était déjà retourné pour partir et il tendit tout de suite l’oreille.

– Eh bien, vous avez sans doute tourmenté et torturé « psychologiquement », à votre façon, le pauvre Nikolaï jusqu’à ce qu’il avoue ; vous avez essayé jour et nuit de lui prouver qu’il est l’assassin : « c’est toi qui as tué, c’est toi qui as tué… » et maintenant qu’il avoue, vous vous précipitez de nouveau sur lui : « Tu mens, dites-vous, ce n’est pas toi l’assassin ! Il est impossible que ce soit toi qui aies tué ! Tu répètes les paroles d’un autre ! » Alors, ne sont-elles pas drôles, vos fonctions, après cela ?

– Hé, hé, hé ! Vous avez quand même remarqué que j’ai dit à Nikolaï qu’il répétait les paroles d’un autre ?

– Comment donc !

– Hé, hé ! Vous êtes pénétrant, bien pénétrant ! Votre esprit est réellement enjoué ! Et c’est la corde la plus comique que vous pincez… hé, hé !

– On dit que, parmi les écrivains, Gogol possédait ce trait au plus haut point.

– Oui… Gogol.

– En effet, c’est Gogol… au plaisir de vous revoir…

Raskolnikov se rendit directement chez lui. Sa pensée était à ce point déroutée et embrouillée, qu’arrivé dans son réduit, il se jeta sur son divan et resta assis pendant près d’un quart d’heure pour essayer de rassembler quelque peu ses idées. Il n’essaya pas de réfléchir au sujet de l’aveu de Nikolaï : « il était trop, trop étonné ». Dans cet aveu, il y avait quelque chose d’inexplicable, d’imprévu, quelque chose qu’il ne pouvait pas comprendre. Mais l’aveu de Nikolaï était un fait réel. Les conséquences de ce fait lui apparurent tout de suite, le mensonge allait immanquablement être décelé et, alors, on s’en prendrait de nouveau à lui. Mais, en tout cas, il était libre jusqu’à ce moment-là, et il fallait à tout prix faire quelque chose, car le danger était imminent.

Mais, après tout, jusqu’à quel point était-il en danger ? La situation commençait à s’éclaircir. En se souvenant, d’une façon générale, de la scène qui s’était passée chez Porfiri, il ne pouvait s’empêcher de frissonner d’épouvante. Évidemment, il ne connaissait pas encore tous les buts de Porfiri, il ne pouvait encore pénétrer tous ses calculs. Mais son jeu était partiellement dévoilé et personne ne pouvait comprendre mieux que lui combien dangereux était ce jeu. Encore un peu et il aurait pu se trahir complètement, fournir même le fait qui manquait. Connaissant son caractère maladif et ayant percé au premier coup d’œil la personnalité de Raskolnikov, Porfiri agissait presque à coup sûr ; bien qu’avec trop de décision. Il n’y avait pas de discussion possible. Raskolnikov s’était déjà fort compromis, mais pas jusqu’à fournir un fait ; tout cela était encore très relatif. Mais comprenait-il tout de la bonne manière ? Ne se trompait-il pas ? Quel résultat voulait obtenir Porfiri aujourd’hui ? Avait-il réellement préparé une surprise ? Quoi, précisément ? Attendait-il vraiment quelque chose ? Comment se seraient-ils séparés si la catastrophe inattendue ne s’était pas produite ?

Porfiri avait, en effet, étalé tout son jeu. Il avait évidemment risqué mais il avait montré ses cartes et (semblait-il à Raskolnikov), si Porfiri en avait eu d’autres, il les aurait montrées aussi. Qu’était cette « surprise » ? Une plaisanterie ? Signifiait-elle quelque chose ? Pouvait-elle être quoi que ce soit qui ressemblât, en fait, à une accusation positive ? L’homme d’hier ? Où était-il passé ? Où est-il allé aujourd’hui ? Si vraiment Porfiri avait un fait positif, c’était évidemment en rapport avec la visite de l’homme d’hier…

Il restait assis sur le divan, la tête baissée, les coudes appuyés sur les genoux et le visage enfoui dans les mains. Enfin, il prit sa casquette, réfléchit et se dirigea vers la porte.

Il pressentait que, au moins aujourd’hui, il pouvait se sentir en sécurité. Un sentiment agréable, presque joyeux, envahit tout à coup son cœur : il eut envie d’aller rapidement chez Katerina Ivanovna. Il avait déjà manqué les funérailles mais il pouvait encore arriver à temps pour le repas et là, tout de suite, il rencontrerait Sonia.

Il s’arrêta, réfléchit, et un sourire maladif vint péniblement à ses lèvres.

Aujourd’hui ! Aujourd’hui ! répéta-t-il à part lui. Oui, aujourd’hui même, il faut que…

Il allait ouvrir la porte, quand, soudain, celle-ci commença à s’ouvrir d’elle-même. Il frissonna et bondit en arrière. La porte s’ouvrit lentement et dans l’embrasure de celle-ci apparut la silhouette de l’homme sorti de terre.

L’inconnu s’arrêta sur le pas de la porte, regarda sans mot dire Raskolnikov et fit un pas dans la chambre. Il était mis exactement comme la veille mais l’expression de son visage et son regard avaient beaucoup changé : il avait une mine attristée et, après une courte pose, il poussa un profond soupir. Il manquait pour que la ressemblance avec une femme fut complète, qu’il appuyât sa joue sur sa main et qu’il penchât un peu la tête.

– Que désirez-vous ? demanda Raskolnikov, mortellement pâle.

L’homme ne répondit pas, mais soudain il lui fit un salut très profond, presque jusqu’à terre, si bas qu’il toucha le sol d’un doigt de sa main droite.

– Qu’y a-t-il ? s’écria Raskolnikov.

– Je suis coupable, dit doucement l’homme.

– De quoi ?

– D’avoir eu des mauvaises pensées.

– Ils se regardaient l’un l’autre.

– J’étais dépité. Lorsque vous êtes venu, l’autre fois, – vous étiez peut-être gris – et que vous vous êtes mis à appeler les portiers pour qu’ils viennent chez le commissaire et que vous avez parlé du sang, j’ai été vexé que l’on vous ait pris, à tort, pour un homme ivre et que l’on vous ait laissé partir. Et j’en étais si vexé que je n’ai pu fermer l’œil de la nuit. Mais, comme nous avions retenu l’adresse, nous sommes venus ici et nous avons demandé…

– Qui sont ces gens qui sont venus ? l’interrompit Raskolnikov, essayant de se souvenir.

– C’est moi, je veux dire, c’est moi qui vous ai offensé.

– Alors, vous étiez dans cette maison ?

– Mais j’étais là, sous le porche, vous l’avez oublié ? J’ai eu, depuis toujours, mon atelier là-bas. Je suis pelletier, je prends des commandes à la maison… Et j’ai surtout été vexé…

La scène qui s’était passée trois jours plus tôt sous le porche de la maison revint brusquement à la mémoire de Raskolnikov ; il se rappela qu’à part les portiers, il y avait là quelques hommes et des femmes. Il se souvint d’une voix disant qu’il fallait le conduire tout droit au commissariat. Il ne se rappelait pas le visage de l’homme qui avait dit cela, mais il se souvenait bien qu’il lui avait répondu quelque chose, qu’il s’était retourné vers lui…

Alors, c’était là la solution du cauchemar de la veille… Le plus effrayant, en effet, c’est qu’il avait manqué de se perdre à cause d’une circonstance aussi peu conséquente. Donc cet homme ne peut rien raconter d’autre que l’essai de location de l’appartement et la conversation au sujet du sang. Donc Porfiri ne possède, lui non plus, aucun fait excepté ce délire, cette construction psychologique, qui est une arme à deux tranchants. Donc, si aucun fait nouveau ne survenait (et aucun fait ne peut plus survenir ! aucun ! aucun !) alors… que peuvent-ils contre lui ? Comment pourraient-ils le convaincre définitivement du crime, même s’ils l’arrêtaient ? Donc, Porfiri venait seulement d’apprendre l’histoire de la location, et il n’en savait rien auparavant.

– C’est vous qui avez dit aujourd’hui à Porfiri… que j’étais venu ? s’écria-t-il, frappé d’une idée soudaine.

– À quel Porfiri ?

– Au juge d’instruction.

– Oui, c’est moi. Les portiers ne voulaient pas y aller, alors, moi, j’ai été le dire.

– Aujourd’hui ?

– Un instant avant votre arrivée. Et j’ai tout entendu, j’ai entendu combien il vous a tourmenté.

– Où ? Que dites-vous ? Quand ?

– Mais là-bas, derrière la cloison ; j’y suis resté assis tout le temps.

– Comment ? Alors, c’était vous, la surprise ? Mais comment est-ce arrivé ? Dites ?

– Quand j’ai vu, commença l’homme, que les portiers ne voulaient pas y aller, comme je les pressais de le faire, car, disaient-ils, il était trop tard et ils avaient peur de fâcher le Surveillant parce qu’ils n’étaient pas venus à l’instant, j’ai eu du dépit, je n’ai pu fermer l’œil et je suis allé me renseigner sur vous. Et lorsque j’ai eu les renseignements, j’y suis allé aujourd’hui. Quand je suis arrivé, il n’était pas là. Je suis venu une heure après, on ne m’a pas reçu. Je suis revenu après – ils m’ont laissé entrer. Mais je lui ai raconté tout comme c’était, et il s’est mis à trotter dans la chambre et à se frapper avec le poing. « Qu’avez-vous fait, brigands criait-il. Si j’avais su, je l’aurais fait amener sous bonne garde ! » Alors il est sorti en courant et il a appelé quelqu’un et il s’est mis à parler dans un coin et il m’a questionné et injurié. Il m’a fait des reproches, beaucoup, et moi je lui ai tout raconté, je lui ai dit que vous n’avez rien osé répondre à mes paroles d’hier et que vous ne m’avez pas reconnu. Alors, il s’est mis de nouveau à courir, à se frapper la poitrine, à se fâcher encore et à courir ; quand on vous a annoncé, il m’a dit : « Allons, va là, derrière la cloison, assieds-toi et ne bouge pas, quoi que tu entendes », et il m’a apporté une chaise et m’a enfermé : « peut-être vais-je t’appeler », dit-il.

Quand Nikolaï a été amené, il m’a renvoyé, après vous – « je te ferai encore venir et je te questionnerai… »

– Il a interrogé Nikolaï en ta présence ?

– Quand il vous a renvoyé, il m’a fait partir immédiatement après et il a commencé à questionner Nikolaï.

L’homme s’arrêta soudain et, brusquement, il fit de nouveau un profond salut, en touchant le sol du doigt.

– Pardonnez-moi pour ma dénonciation et pour ma méchanceté.

- Dieu te pardonnera, répondit Raskolnikov, et dès qu’il eut dit ces paroles, l’homme s’inclina, mais pas jusqu’à terre cette fois-ci ; il se retourna lentement et sortit de la chambre. « C’est une arme à double tranchant, tout n’est qu’une arme à double tranchant, maintenant » répétait Raskolnikov et il sortit à son tour, tout ragaillardi.

« À présent, nous allons lutter encore » dit-il, avec un sourire méchant, en descendant l’escalier. Il était lui-même l’objet de sa colère : il se souvenait, avec honte et mépris, de sa « lâcheté ».

Cinquième Partie