Fiodor Dostoïevski. Crime et Châtiment. Deuxième Partie

I

Il resta couché ainsi très longtemps. Il lui arrivait de se réveiller à moitié et, alors, il remarquait qu’il faisait nuit depuis longtemps, mais il ne lui venait pas à l’idée de se lever. Enfin, il constata qu’il faisait jour. Il était couché sur le dos, à plat sur le sofa, encore engourdi par sa récente léthargie. Des hurlements épouvantables lui déchirèrent les oreilles ; ils venaient de la rue, comme d’ailleurs chaque nuit vers trois heures. Ce vacarme le réveilla : « Ah ! Voilà que les ivrognes quittent les tavernes », pensa-t-il, « il doit être trois heures » ; et soudain il sauta sur ses pieds, comme si quelqu’un l’avait arraché du sofa. « Comment ! Trois heures déjà ! » Il s’assit sur le divan et alors, tout à coup, se rappela tout ce qui s’était passé.

Au premier instant, il crut qu’il devenait fou. Un froid terrible l’envahit ; mais ce froid provenait de la fièvre qui s’était emparée de lui pendant son sommeil. Les frissons le secouèrent si fort que ses dents claquèrent et qu’il se mit à trembler tout entier. Il ouvrit la porte et écouta : tout le monde dormait dans la maison. Il examinait avec stupéfaction sa chambre et sa personne et il ne comprenait pas comment il avait pu rentrer la veille au soir sans fermer la porte au crochet, et comment il avait pu se jeter sur le divan, non seulement sans se déshabiller, mais même sans enlever son chapeau : celui-ci avait roulé par terre et était resté là, près du coussin. « Si quelqu’un était entré, qu’aurait-il pensé ? Que je suis ivre, mais… » Il s’élança vers la fenêtre. Il y avait assez de clarté pour lui permettre de s’examiner des pieds à la tête et il se hâta de chercher des traces. Mais ce n’était pas encore ce qu’il fallait. Tremblant de fièvre, il se déshabilla et se mit à examiner tous ses vêtements. Il retourna tout, scruta chaque fil à l’endroit et à l’envers et sans trop se fier à lui-même, répéta l’opération trois fois. Mais il n’y avait rien, visiblement, aucune trace, sauf à l’endroit où son pantalon était effiloché. Là, les franges étaient souillées de sang coagulé. Il saisit son grand couteau pliant et trancha ces franges. Il n’y aurait probablement plus rien. Soudain, il se souvient qu’il avait toujours en poche la bourse et les objets qu’il avait extraits du coffret de la vieille ! Il n’avait pas pensé, jusqu’ici, à les enlever et à les cacher. Même pas au moment où il examinait ses vêtements ! Comment était-ce possible ? Il se hâta de les sortir de ses poches et il les jeta au fur et à mesure sur la table. Quand les poches furent vides, il les retourna pour s’assurer qu’il n’y avait rien laissé et ensuite il transporta le tout dans un coin. À cet endroit, dans le bas du mur, le papier peint était décollé et déchiré. Il se mit à tasser les objets dans le trou entre le mur et le papier ; tout entra ! « Tout est hors de vue, et la bourse aussi ! », pensa-t-il, s’étant relevé et regardant stupidement le coin où la déchirure béait plus que jamais. Tout à coup, il frissonna d’horreur : « Mon Dieu ! », murmura-t-il désespéré, « qu’ai-je donc ? est-ce ainsi qu’il fallait faire ? est-ce ainsi que l’on cache quelque chose ? ».

Il est vrai, il n’avait pas compté prendre des objets ; il avait pensé qu’il n’y aurait que de l’argent, et pour cette raison il n’avait pas prévu de cachette. « Mais maintenant, pourquoi suis-je content, maintenant ? », pensait-il. « Est-ce ainsi que l’on cache ? Vraiment, ma raison m’abandonne ! » Épuisé, il s’assit sur le divan, et tout de suite, des frissons le secouèrent à nouveau. Machinalement il tira à lui son ancien manteau d’étudiant qui était tout près, sur la chaise ; c’était un vieux manteau d’hiver, bien chaud mais tout en loques. Puis il sombra dans l’inconscience.

Cinq minutes plus tard, il se releva brusquement et se jeta comme un fou sur son pardessus. « Comment ai-je pu m’endormir quand il n’y a rien de fait ! C’est bien ça, c’est bien ça : la boucle sous l’aisselle est toujours là ! Oublié ! J’ai oublié de faire cela ! Une telle pièce à conviction ! » Il arracha la boucle, se hâta de la mettre en pièces et de la cacher sous l’oreiller auprès du linge. « Des morceaux de toile déchirée ne peuvent en aucun cas provoquer le soupçon. Je crois que c’est la vérité. Je crois que c’est la vérité », répétait-il debout au milieu de la chambre, et il regardait tout autour, sur le plancher, partout, avec une douloureuse attention, pour voir s’il n’avait rien oublié. La certitude que toutes ses facultés, même la mémoire, même le bon sens, l’abandonnaient, commençait à le torturer insupportablement, « Est-ce ainsi que cela commence ? Est-ce vraiment, le supplice qui commence ? Oui, oui, c’est bien ainsi ! » En effet, les franges qu’il venait de couper au pantalon étaient là, au milieu du plancher, offertes à la vue du premier venu ! « Qu’ai-je donc, enfin ! », s’écria-t-il de nouveau, comme égaré.

Mais une pensée insolite lui vint : Peut-être tous ses vêtements étaient-ils maculés de sang ; peut-être y a-t-il des taches partout mais il ne peut le remarquer car son entendement s’est affaibli, s’est effrité… son esprit s’est obscurci. Soudain il se rappela qu’il y avait aussi du sang sur la bourse. « Ah, mais ! Il doit y avoir alors du sang dans la poche, car j’y ai fourré la bourse toute poisseuse ! » il se précipita et retourna la poche. « En effet, sur la doublure, il y a des taches, des traces ! Mais alors ! la raison ne m’a pas quitté tout à fait, mais alors, j’ai encore du jugement et de la mémoire puisque j’ai pu me ressaisir et penser à cela », se dit-il triomphant, en aspirant profondément une bouffée d’air. « Simple faiblesse fiévreuse, délire d’une minute », dit-il, et il arracha la doublure de la poche gauche du pantalon. En ce moment, un rayon de soleil tomba sur son soulier gauche ; sur la chaussette qui dépassait d’un trou, on aurait dit qu’il y avait des traces. Il enleva le soulier : « Des traces, en effet ! Tout le devant de la chaussette est imprégné de sang ». Probablement avait-il par mégarde marché dans la flaque… « Que vais-je faire de tout cela ? Comment me débarrasser de la chaussette, des franges et de la poche ? »

Il restait indécis au milieu de la chambre, en serrant le tout dans son poing. Jeter cela dans le poêle ? Mais c’est là qu’on va fouiller en premier lieu. Brûler ? Comment ? Je n’ai même pas d’allumettes. Non, mieux vaut sortir et jeter cela quelque part. Oui, il vaut mieux les jeter ! », répéta-t-il en s’asseyant de nouveau sur le divan. « Tout de suite, immédiatement, sans perdre un instant !… » Mais, au lieu d’agir, il laissa aller à nouveau sa tête sur l’oreiller ; des frissons glacés le parcoururent ; encore une fois, il tira le manteau sur lui. Longtemps, des heures durant, cette idée lui revint par bouffées « qu’il faut tout de suite, sans plus remettre, aller quelque part et tout jeter pour que ce soit hors de vue, au plus vite, au plus vite ! ». Il tenta plusieurs fois de se lever, mais n’y réussit pas. Enfin, des coups énergiques frappés à sa porte le réveillèrent définitivement.

– Ouvre donc ! Tu n’es pas mort, non ? Le voilà qui roupille encore ! criait Nastassia en frappant la porte du poing. Il dort toute la journée, comme un chien ! C’est donc qu’il est un chien ! Ouvres-tu ou non ? Il est déjà dix heures passées.

– Peut-être n’est-il pas là, dit une voix d’homme.

– Tiens, se dit Raskolnikov, c’est la voix du portier… Qu’est-ce qu’il lui faut ?

Il se redressa et s’assit sur le divan. Son cœur battait jusqu’a lui faire mal.

– Comment serait-elle fermée de l’intérieur ? objecta Nastassia. Le voilà qui se met à fermer la porte au crochet ! Il a peur qu’on ne l’enlève ! Ouvre donc, tête de bois, secoue-toi !

« Qu’est-ce qu’il leur faut ? Pourquoi le portier est-il là ? Tout est découvert, que faire ? Ouvrir ou résister ? C’est la fin… »

Il se redressa puis, se penchant en avant, il enleva le crochet. Sa chambre était si petite qu’il pouvait enlever le crochet sans devoir se lever.

Le portier et Nastassia étaient là, en effet.

Nastassia le dévisagea curieusement. Raskolnikov, lui, regardait le portier, l’air provocant et désespéré. Celui-ci lui tendit silencieusement un papier gris plié et grossièrement cacheté de cire.

– Une convocation du bureau, dit-il en lui remettant le pli.

– De quel bureau ?…

– Convocation à la police, au bureau. On sait bien quel bureau.

– À la police… Pourquoi ?

– Comment le saurais-je ? Vas-y, puisqu’on te convoque.

Il regarda attentivement Raskolnikov, jeta un coup d’œil à la chambre et fit mine de s’en aller.

– Es-tu vraiment malade ? questionna Nastassia qui ne le quittait pas des yeux.

Le portier tourna la tête un moment.

– C’est depuis hier qu’il est enfiévré, ajouta-t-elle.

Raskolnikov ne répondait pas et tenait le pli en main sans l’ouvrir.

– Ne te lève pas, alors, continua Nastassia apitoyée, voyant qu’il se soulevait. Il ne faut pas y aller puisque tu es malade : ce n’est pas la peine. Qu’as-tu donc en main ?

Il regarda : il avait dormi en tenant dans sa main droite la frange qu’il avait coupée, la chaussette et les lambeaux de la poche arrachée. Plus tard, en y pensant, il se souvint que, lors de ses demi-réveils fiévreux, il crispait la main sur ces loques et se rendormait ainsi.

– Le voilà qui ramasse des chiffons maintenant et qui dort avec eux comme avec un trésor…

Nastassia partit de son rire de névrosée. Raskolnikov fourra les loques sous son manteau d’un geste brusque et regarda fixement la domestique. Quoiqu’il fût peu lucide, il comprit néanmoins que ce n’est pas ainsi qu’on l’aurait traité si l’on avait voulu l’arrêter. « Mais la police ?… »

– Veux-tu du thé ? En veux-tu, dis ? Je t’en apporte ; il en reste…

– Non… j’y vais tout de suite, murmura-t-il, en se mettant debout.

– Tu ne pourras même pas descendre l’escalier.

– J’y vais…

– Comme tu veux.

Elle partit à la suite du portier. Tout de suite, il se jeta vers la fenêtre pour y examiner la chaussette et les franges. « Il y a bien des taches, mais elle ne sont pas apparentes ; tout a été sali, a été frotté et a déteint. Quelqu’un de non averti ne peut rien voir. Par conséquent, Nastassia n’a rien dû remarquer de loin. Dieu merci ! » Alors il décacheta le pli en tremblant et se mit à lire. Il lut longtemps et enfin, il comprit. C’était une convocation ordinaire du bureau de police du quartier il devait se présenter, le jour même à neuf heures et demie, au bureau du Surveillant du quartier.

« Comment est-ce arrivé ? Personnellement je n’ai aucune affaire avec la police. Et pourquoi précisément aujourd’hui ? », pensait-il, tourmenté par l’incertitude. « Mon Dieu, que ce soit vite fini ! » Il voulut se jeter à genoux et prier, mais il haussa les épaules et se mit à rire, non de la prière, mais de lui-même. « Perdu pour perdu, c’est égal ! » L’idée lui vint soudain de mettre sa chaussette. « Ainsi elle va, plus encore, être frottée de poussière et les traces s’effaceront. » Mais il l’arracha avec dégoût et horreur dès qu’il l’eut mise. La chaussette arrachée, il réfléchit qu’il n’en avait pas d’autre et la remit, puis se reprit à rire.

« Tout cela est conventionnel, relatif, tout cela est pure forme », pensa-t-il en un éclair, tandis que tout son corps tremblait. « Je l’ai quand même remise ! j’ai quand même fini par la remettre ! » Son rire, du reste, se mua tout de suite en désespoir. « Non, c’est plus fort que moi… », pensa-t-il. Ses jambes tremblaient. « C’est la peur », murmura-t-il à part soi. La fièvre lui donnait le vertige et des maux de tête. « C’est un piège ! Ils veulent m’attirer par ruse et m’accuser tout à coup par surprise », continua-t-il, sortant sur le palier. « Ce qui est mauvais, c’est que j’ai presque le délire… je peux lâcher une bourde… »

Une fois dans l’escalier, il se rappela qu’il laissait les objets dans le trou de la tapisserie « Ils vont sans doute faire une perquisition au cours de mon absence. » il s’arrêta. Mais un tel désespoir, une telle cynique lassitude – pourrait-on dire – se saisirent de lui, qu’il fit un geste exténué de la main et continua à descendre.

« Pourvu que cela soit vite fini !… »

Dans la rue, la chaleur était toujours étouffante ; pas une goutte de pluie n’était tombée ces derniers jours. Toujours la poussière, les briques, la chaux, toujours la puanteur des boutiques et des cabarets, toujours des ivrognes à chaque pas, des camelots finnois et des fiacres délabrés. Le soleil l’éblouit douloureusement et le vertige le reprit : sensations habituelles à un homme qui a la fièvre et qui sort sans transition au grand jour.

Arrivé au coin de la rue empruntée hier, il y jeta un regard inquiet et anxieux, il vit la maison… et détourna tout de suite les yeux.

« S’ils demandent quelque chose je leur avouerai peut-être tout », pensa-t-il en s’approchant du commissariat.

Celui-ci était à un quart de verste de son domicile. Le bureau venait de s’installer au troisième étage d’un immeuble récemment construit. Raskolnikov avait déjà été, une fois, dans l’ancien local. Sous le porche, à droite, il vit un escalier que descendait un moujik portant un registre. « C’est probablement le portier ; donc, le bureau est par là » et il se mit à monter au hasard : il n’avait pas envie de demander le chemin. « Je pousserai la porte, je m’agenouillerai et je raconterai tout… », pensa-t-il en arrivant au troisième.

L’escalier était étroit, raide et couvert d’ordures. Les cuisines de tous les appartements y donnaient, leurs portes toujours larges ouvertes. Pour cette raison, l’atmosphère était suffocante. Des portiers, un registre sous le bras, des agents et toutes sortes de gens des deux sexes montaient et descendaient. La porte d’un bureau était également grande ouverte. Il entra et s’arrêta dans l’antichambre où se tenaient des moujiks. L’air était irrespirable et, en outre, il était chargé, jusqu’à en donner la nausée, de l’odeur de la peinture à l’huile de lin rance dont les chambres avaient été nouvellement peintes. Une impatience terrible le poussait toujours plus loin. Personne ne le remarquait. Dans la deuxième pièce, des employés, qui n’étaient pas beaucoup mieux vêtus que lui-même, écrivaient. Des gens bizarres.

Il apostropha l’un d’eux.

– Qu’est-ce qu’il te faut ?

Il montra la lettre reçue le matin.

– Vous êtes étudiant ? demanda l’employé après un coup d’œil au papier.

– Oui, ancien étudiant.

L’employé l’examina, sans aucun intérêt du reste. C’était un homme à la chevelure ébouriffée, avec un regard immobile comme s’il suivait une idée fixe. « Je n’apprendrai rien de celui-ci car tout lui est indifférent », pensa Raskolnikov.

– Allez là-bas, chez le secrétaire, dit l’employé et il pointa le doigt vers la dernière pièce.

Raskolnikov pénétra dans cette chambre étroite et bondée de monde (la quatrième à partir de l’entrée). Les personnes qui s’y trouvaient étaient habillées plus proprement que celles occupant les pièces précédentes. Deux dames se trouvaient parmi les visiteurs. L’une d’elles, en deuil, était assise à une table, face au secrétaire et écrivait sous sa dictée. L’autre, une femme corpulente, le visage couperosé, assez imposante d’allure, de mise exagérément somptueuse, portant une broche de la dimension d’une soucoupe sur la poitrine, restait à l’écart et attendait. Raskolnikov tendit sa convocation au secrétaire. Celui-ci y jeta un regard rapide et lui dit : « Attendez », puis continua à s’occuper de la dame en deuil.

Raskolnikov respira plus librement. « Ce n’est pas cela sans doute. » Peu à peu il se rassurait ; il essayait par tous les moyens de se remettre. Une vétille, une imprudence des plus quelconques suffirait à me trahir ! – Hem – dommage qu’on étouffe ici », ajouta-t-il, « il fait suffocant… La tête me tourne de plus belle… et ma pensée est troublée… ».

Il sentait un désarroi immense s’emparer de lui. Il avait peur de ne pouvoir se maîtriser. Il essayait de se raccrocher à une idée, de penser à quelque chose d’autre, de totalement différent, mais cela ne lui réussissait pas. Le secrétaire, du reste, l’intéressait : Raskolnikov voulait lire quelque chose sur son visage, le percer à jour. C’était un jeune homme d’environ vingt-deux ans, avec une figure hâlée et mobile, paraissant plus vieux que son âge. Il était habillé comme un dandy, à la mode, une ride sur la nuque, les cheveux soigneusement peignés et cosmétiqués, et portait une multitude de bagues et de chevalières aux doigts de ses mains soignées et des chaînes d’or sur le gilet. Il parlait en français à un étranger qui était là, et employait cette langue d’une façon très correcte.

– Louisa Ivanovna, asseyez-vous donc, dit-il, en se détournant un instant, à la dame couperosée qui restait toujours debout, comme si elle n’osait pas s’asseoir d’elle-même, quoiqu’il y eût une chaise à son côté.

– Ich danke, dit-elle et elle s’assit avec un bruissement de soieries.

Sa robe bleu de ciel, ornée de dentelles blanches, se gonfla comme un aérostat et se répandit autour d’elle, remplissant près de la moitié du bureau. Un nuage de parfum s’éleva. Mais il était évident que la dame paraissait intimidée du fait qu’elle occupait une demi-chambre et qu’elle répandait de pareils effluves. Bien qu’elle eût un sourire poltron et effronté à la fois, elle semblait éprouver une certaine inquiétude.

La dame en deuil termina son affaire et se leva. Soudain, un officier entra avec bruit ; son allure était très cavalière et il avait une façon particulière de tourner les épaules à chaque pas. Il jeta son képi à cocarde sur la table et s’assit dans un fauteuil. La dame somptueuse sauta littéralement sur place à son aspect et se mit à lui faire des révérences enthousiasmées ; mais l’officier ne lui accorda pas la moindre attention et elle n’osa plus s’asseoir devant lui. C’était l’adjoint du Surveillant du quartier. Il avait des moustaches rousses, qui pointaient horizontalement, et des traits fins, n’exprimant rien de spécial du reste, si ce n’est une certaine arrogance. Il regarda Raskolnikov de biais et avec quelque indignation : celui-ci était vraiment trop mal mis et son allure n’était pas en harmonie avec ses vêtements. Imprudemment, Raskolnikov l’avait regardé trop directement et d’une façon trop prolongée, ce dont l’officier se sentit offensé.

– Qu’est-ce qu’il te faut ? lui cria-t-il, s’étonnant probablement qu’un tel loqueteux ne s’effaçât pas sur-le-champ sous son regard foudroyant.

– On m’a convoqué…, par notification…, répondit Raskolnikov embarrassé.

– C’est l’étudiant pour l’assignation en payement, se hâta de dire le secrétaire, se détournant de ses papiers. Voilà !

Il présenta un cahier à Raskolnikov en lui indiquant un texte.

– Lisez.

« Un payement ? Quel payement ? pensa Raskolnikov. Mais alors ce n’est sûrement pas pour… cela. » Un frisson de joie le parcourut. Il se sentit extrêmement, inexprimablement léger. Tout le poids tomba de ses épaules.

– Pour quelle heure vous a-t-on convoqué, Monsieur ? cria le lieutenant de plus en plus offensé par son attitude. Il est indiqué : pour neuf heures, et il est déjà onze heures passées !

– On me l’a apportée il y a un quart d’heure, répondit Raskolnikov à haute voix, par-dessus son épaule, se fâchant brusquement à son tour sans qu’il s’y attendît et s’abandonnant à cette colère avec un certain plaisir. C’est déjà fort bien que je vienne, malade et fiévreux comme je suis.

– Je vous prie de ne pas crier !

– Je ne crie pas, je parle calmement, c’est vous, au contraire, qui criez ; je suis étudiant et ne permettrai pas qu’on me traite de cette façon.

À ce moment, l’adjoint s’emporta à ce point qu’il ne put prononcer un mot ; il proféra des sons indistincts et sauta sur ses pieds.

– Veuillez vous taire ! Vous êtes ici au tribunal. Pas de grossièretés, Monsieur !

– Vous êtes également au tribunal, s’écria Raskolnikov, de plus, vous criez et fumez, par conséquent vous nous manquez de respect à tous.

En disant cela il éprouva un inexprimable contentement.

Le secrétaire les regarda en souriant. L’impétueux lieutenant était visiblement embarrassé.

– Ce n’est pas votre affaire ! cria-t-il enfin d’une voix guindée. Veuillez seulement présenter la déclaration que l’on vous demande. Montrez-lui, Alexandre Grigorievitch. Il y a des plaintes contre vous ! Vous ne payez pas ! En voilà un phénomène !

Mais Raskolnikov ne l’entendait plus ; il avait avidement saisi le papier et cherchait à comprendre. Il lut une fois, deux fois, mais n’y réussit pas.

– Qu’est-ce, en somme ? demanda-t-il au secrétaire.

– On exige le payement d’une traite, c’est une assignation en payement. Vous devez, ou bien tout payer avec tous les frais, amendes, etc., ou bien présenter un engagement écrit en indiquant quand vous pourrez payer ; avec cela vous avez l’obligation de ne pas quitter la capitale avant de vous être acquitté, de ne pas vendre et de ne pas dissimuler vos biens. Le créancier a la faculté de faire vendre ceux-ci et d’agir avec vous suivant la loi.

– Mais je… je n’ai aucune dette !

– Ceci n’est pas notre affaire. Nous avons reçu, aux fins de recouvrement, une traite échue et légalement protestée que vous aviez remise à la femme Zarnitsina, veuve de fonctionnaire, il y a neuf mois et qui fut endossée par celle-ci, en paiement, au conseiller de cour Tchébarov, en conséquence de quoi nous vous invitons à signer une déclaration.

– Mais c’est ma logeuse !

– Et alors ?

Le secrétaire le regardait avec un sourire de supériorité triomphante bien qu’avec une certaine commisération, comme si Raskolnikov avait été un naïf que l’on déniaise et il semblait vouloir dire : « Et alors, comment te sens-tu maintenant ? ». Mais que représentait, pour Raskolnikov, une traite, une assignation ! Valaient-elles, maintenant, la moindre inquiétude et pouvait-il y prêter le moindre intérêt ? Machinalement, il restait à lire, à écouter, à répondre et même à poser des questions. Le bonheur de se sentir sauf, de sentir le danger écarté, voilà ce qui, en ce moment, le baignait d’une joie purement animale. Mais à cet instant, le tonnerre sembla éclater dans le bureau. C’était le lieutenant qui, encore tout ébranlé du manque de respect qu’on lui avait témoigné, voulant, par ailleurs, restaurer son prestige, venait de tomber comme la foudre sur la pauvre « dame somptueuse », laquelle, dès son entrée, l’avait regardé avec le sourire le plus niais.

– Et toi, espèce de coquine, lui hurla-t-il tout à coup de toutes ses forces (la dame en deuil était partie), qu’est-ce qu’il y a eu chez toi la nuit dernière ? Hein ! De nouveau du chahut, de nouveau un scandale à ameuter tout le quartier. Encore la bagarre, encore la saoulerie. Tu as sans doute envie de tâter de la prison ? Je t’avais déjà dit, je t’avais prévenue dix fois qu’à la onzième je ne laisserais plus passer cela ainsi ! Et tu recommences, toi, coquine indécrottable !

Le papier était tombé des mains de Raskolnikov et il regardait stupidement la « dame somptueuse » que l’on malmenait avec si peu de cérémonie. Mais bientôt il comprit de quoi il s’agissait et tout de suite cette histoire lui plut énormément. Il écoutait avec tant de plaisir que l’envie lui vint de rire, rire, rire… Tous ses nerfs frémissaient.

– Ilia Pètrovitch, commença le secrétaire avec sollicitude, mais il s’interrompit pour attendre le bon moment, car on ne pouvait songer à arrêter le lieutenant une fois lancé, ce que l’expérience avait souvent démontré.

Quant à la « dame somptueuse », au début, elle s’était mise à trembler sous l’orage, mais, chose bizarre, à mesure que les injures s’accumulaient et que les gros mots devenaient plus violents, le sourire qu’elle adressait au lieutenant devenait plus enchanteur. Elle se tortillait sur place, tout en menues révérences, attendant le moment où il lui serait enfin permis de placer son mot ; finalement ce moment arriva.

– Aucun pruit et aucune pacarre n’a pas été chez moi, Monsieur capitaine, se mit-elle à crépiter comme du grésil sur une vitre, dans un russe abâtardi d’allemand, mais, au demeurant, fort alerte, et aucun, aucun chcandale et ils venez décha saoul et che tout raconter, Monsieur capitaine, et ce n’est pas ma fotte… chez moi, c’est maison honoraple, Monsieur capitaine, et manières honoraples, Monsieur capitaine, et moi-même che n’ai chamais voulais aucun chcandale. Et ils venez décha saouls et après demandais encore trois pouteilles et après, un levais les pieds et jouais avec les pieds avec le piano et ce n’est pas pien du tout pour une maison honoraple et il ganz cassé le piano et il y a pas manieren là-dedans et j’ai dit lui. Et lui prenait le pouteille et commencer pousser tout le monde dans ses dos. Et alors, je appelle portier Karl et lui venait et l’autre rend Karl et lui cassait un œil chez Karl et chez Henriette aussi et cinq fois la choue chez moi battait. Et si indélicat cela est, dans une maison honoraple, Monsieur capitaine, et ch’ai crié. Et lui la fenêtre sur le fossé ouvrir faisait et dans la fenêtre comme un petit cochon hurler commençait ; et c’est honte. Et peut un homme donc dans la fenêtre, dans la rue, comme un petit cochon crier faire ? Pfoui ! Pfoui ! Pfoui ! Et Karl, près de la fenêtre, tirait le par l’habit et ici, c’est vrai, Monsieur capitaine, lui seinen Rock casser. Et alors il criait que lui quinze rouples amende man payer muss. Et j’ai moi-même, Monsieur capitaine, lui cinq rouples seinen Rock payé. Et il était un visiteur pas honoraple. Monsieur capitaine, et il toutes sortes de chcandale faisait ! « Je vais », dit-il, « sur vous un grand satire drücken lassen, pasque je peux dans tous journaux sur vous écrire ».

– Un homme de lettres, alors ?

– Voui, Monsieur capitaine, et quel pour un visiteur pas… pas honoraple, Monsieur capitaine, quand dans une maison honoraple…

– Bon, bon, bon ! Assez ! je t’avais pourtant prévenue…

– Ilia Pètrovitch ! fit le secrétaire discrètement.

Le lieutenant lui jeta un regard significatif et le secrétaire lui fit un léger signe de la tête.

– Pour finir, très honorable Louisa Ivanovna, voici mon dernier mot et c’est pour la dernière fois, continua le lieutenant : s’il arrive encore un esclandre dans ton honorable maison, je te jure que je te ferai tâter de la cellule ! Entends-tu ? Ainsi, le littérateur, l’homme de lettres a exigé cinq roubles de l’« honorable maison » pour la basque de son habit ! Les voilà, les hommes de lettres ! Et il lança un regard méprisant à Raskolnikov. Il y a trois jours, dans une auberge, il y eut aussi une histoire : un autre écrivain avait dîné et ne voulait pas payer : « Pour cela j’écrirai un article satirique sur vous dans la gazette », avait-il dit au tenancier. Une autre fois, sur un bateau, un plumitif avait gratifié des plus gros mots la respectable famille d’un conseiller civil (sa femme et sa fille). Il n’y a pas longtemps encore un autre a été botté et jeté hors d’une pâtisserie. Voilà comment ils sont, les hommes de lettres, les littérateurs, les va-nu-pieds… ouais ! Attends que j’arrive moi-même chez toi… gare à toi alors ! Tu entends ? Va-t-en.

Louisa Ivanovna se mit à faire des révérences de tous les côtés avec une amabilité encore plus empressée et cela l’amena près de la porte où elle buta du dos contre un officier qui entrait. Celui-ci était bel homme, avait un visage ouvert et frais et portait de magnifiques et abondants favoris blonds. C’était Nikodim Fomitch lui-même, le Surveillant du quartier. Louisa Ivanovna se hâta de faire la révérence presque jusqu’au sol et, de son pas menu et sautillant, voltigea hors de la pièce.

– De nouveau l’orage, de nouveau les éclairs et le tonnerre, le cyclone, l’ouragan ! dit avec amabilité Nikodim Fomitch à Ilia Pètrovitch. De nouveau il a troublé son cœur, de nouveau il est entré en ébullition ! Je l’entendais déjà de l’escalier.

– Eh, quoi ! prononça Ilia Pètrovitch avec une noble négligence et il passa à une autre table avec ses papiers, en remuant gracieusement les épaules à chaque pas ; voyez vous-même : Monsieur le littérateur, c’est-à-dire l’étudiant, l’ex-étudiant veux-je dire, ne veut pas payer ; il tire des traites et refuse de déguerpir du logement. On reçoit des plaintes continuelles à son sujet et voilà qu’il me fait grief de ce que je fume en sa présence ! Il se permet encore d’être grossier et, regardez-le : le voilà maintenant dans son aspect le plus séduisant.

– Pauvreté n’est pas vice, mon ami, mais enfin… On sait bien que tu es explosif comme de la poudre, que tu ne peux souffrir d’être offensé. Vous vous êtes sans doute froissé de quelque chose, continua Nikodim Fomitch, s’adressant aimablement à Raskolnikov, et vous n’avez pas pu vous dominer vous-même, mais vous avez tort : c’est un homme extrêmement noble, je vous le dis, mais c’est de la poudre, de la poudre ! Il s’emporte, il brûle, il explose et puis plus rien ! C’est fini ! Et en définitive, c’est un cœur d’or ! C’est au régiment qu’on l’a surnommé le « Lieutenant Poudre ».

– Et quel fameux régiment c’était ! s’exclama Ilia Pètrovitch, tout content qu’on ait si agréablement chatouillé son amour-propre.

Mais néanmoins il continuait à rechigner.

Raskolnikov eut tout à coup envie de leur dire à tous quelque chose de particulièrement aimable.

– Mais, capitaine, commença-t-il, parlant d’une manière désinvolte et s’adressant à Nikodim Fomitch, comprenez ma situation, je vous prie… Je suis prêt à lui présenter mes excuses s’il y a quelque faute de mon côté. Je suis étudiant, pauvre et souffrant, accablé par la pauvreté (il dit bien : « accablé »). Je suis ancien étudiant car actuellement je ne peux pas subvenir à mes besoins, mais je recevrai de l’argent… J’ai une mère et une sœur qui vivent dans le département de K… Elles m’enverront de l’argent, et je… payerai. Ma logeuse n’est pas une méchante femme mais elle s’est à ce point fâchée parce que je ne paye pas depuis plus de trois mois qu’elle ne me donne même plus de nourriture… Et je ne comprends pas du tout de quelle traite il s’agit ! Elle m’assigne en payement, maintenant, mais avec quel argent vais-je la payer, dites-moi ?…

– Mais ce n’est pas notre affaire… commença le secrétaire.

– Un instant, un instant, je suis tout à fait d’accord avec vous, mais permettez-moi de m’expliquer, interrompit Raskolnikov, s’adressant, non pas au secrétaire, mais toujours à Nikodim Fomitch et, de plus, essayant de toutes ses forces d’attirer l’attention d’Ilia Pètrovitch, quoique celui-ci fît nettement semblant de fouiller dans ses papiers et de l’ignorer, permettez-moi d’expliquer que j’habite chez elle depuis bientôt trois ans, c’est-à-dire depuis mon arrivée de province et avant de… avant de… du reste, pourquoi ne pas le dire dès le début, je m’étais engagé à épouser sa fille ; promesse orale, entièrement libre… C’était une jeune fille… après tout, elle me plaisait même… quoique je n’en fusse pas amoureux… en bref, la jeunesse, c’est-à-dire… je veux dire que la logeuse me faisait alors beaucoup de crédit et je menais une vie qui… j’étais très étourdi…

– Ces détails personnels ne nous intéressent pas, Monsieur, et, d’ailleurs, nous n’avons pas le temps, coupa grossièrement et victorieusement Ilia Pètrovitch, mais Raskolnikov l’interrompit avec fougue quoique, tout à coup, il lui devînt extrêmement difficile de parler.

– Mais laissez-moi, laissez-moi donc tout raconter… comment cela s’est passé… et à mon tour… quoique cela soit superflu. Il y a un an, cette demoiselle est morte du typhus et moi, je suis resté à loger là, comme avant, et quand ma logeuse déménagea, elle m’a dit, elle me l’a dit amicalement… qu’elle avait pleine confiance en moi mais qu’elle me demandait de lui signer une traite de cent et quinze roubles, somme à laquelle elle estimait ma dette. Permettez : elle a dit précisément que dès que je lui aurais signé ce papier, elle me ferait de nouveau crédit tant que je le désirerais, et que jamais, à aucun moment, d’elle-même – ce sont ses propres mots – elle ne ferait usage de cet effet. Et cela jusqu’à ce que j’eusse payé de moi-même… Et à présent que je ne donne plus de leçons et que je n’ai plus rien à manger, elle m’assigne en payement… Qu’en dites-vous ?

– Tous ces détails sentimentaux, Monsieur, ne nous regardent pas, trancha insolemment Ilia Pètrovitch. Vous devez présenter une déclaration et un engagement écrit, de payer et le récit de vos amours et des drames de votre vie ne nous intéresse pas.

– Tu es un peu cruel…, murmura Nikodim Fomitch, s’installant à son bureau et se mettant également à signer des pièces.

Il était légèrement confus.

– Écrivez maintenant, dit le secrétaire à Raskolnikov.

– Quoi ? répondit ce dernier d’un ton rogue.

– Je vais vous le dicter.

Il sembla à Raskolnikov que le secrétaire le traitât plus négligemment, avec plus de mépris après sa confession, mais – c’était bizarre – l’opinion de quiconque lui devint tout à coup absolument indifférente et ce changement se fit en lui en un clin d’œil.

S’il avait réfléchi un moment, il se serait étonné d’avoir parlé à ces policiers et, surtout de leur avoir étalé ses sentiments. Mais d’où venait cette disposition d’esprit ? Au contraire, même si la place avait été occupée, non par des agents, mais par ses plus proches amis, il n’aurait sans doute pas trouvé un seul mot à leur dire : son cœur s’était vidé. Une sinistre sensation d’isolement absolu, d’excommunication irrémédiable, l’envahit tout à coup. Ce n’était ni la bassesse dont il avait fait preuve devant Ilia Pètrovitch ni l’insolence du triomphe de celui-ci sur lui qui le bouleversèrent. Oh ! combien lui étaient indifférents tous ces lieutenants, ces Allemandes, ces assignations, ces bureaux, etc…, etc… ! Si, en ce moment, on l’avait condamné à être brûlé vif, il n’aurait pas fait le moindre geste et, sans doute, n’aurait-il même pas écouté la sentence. Il se passait en lui quelque chose d’indéfinissable et qu’il n’avait jamais éprouvé auparavant. Il comprenait, ou plutôt il sentait clairement, puissamment, qu’il ne pourrait plus se laisser aller à des confidences sentimentales, ni même à la moindre conversation avec ces gens du bureau de police. Et même, s’il avait eu devant lui ses propres parents et non des lieutenants de quartier, alors même il n’aurait pu leur parler, ni maintenant ni, dorénavant, dans aucune circonstance de sa vie : jamais, au grand jamais, il n’avait éprouvé une sensation aussi étrange et terrible. Et le plus cruel c’est qu’il se rendait compte que c’était une sensation plus instinctive que raisonnée ; c’était une sensation terrifiante, la plus pénible de toutes celles qu’il avait ressenties jusqu’ici.

Le secrétaire se mit à lui dicter les formules en usage dans un pareil cas, c’est-à-dire : « Je n’ai pas les moyens de payer… Je payerai à telle date… je m’engage à ne pas quitter la ville, à ne pas disposer de mes biens », etc…

– Mais vous êtes incapable d’écrire, la plume tremble dans vos mains, remarqua le secrétaire, observant Raskolnikov. Vous êtes souffrant ?

– Oui… le vertige… dictez plus avant.

– C’est fini. Signez.

Le secrétaire prit le papier et s’occupa des autres. Raskolnikov remit la plume et, au lieu de s’en aller, s’accouda à la table et se prit la tête entre les mains. C’était comme si on lui enfonçait une pointe d’acier dans le crâne. Une pensée insolite lui vint : se dresser, aller à Nikodim Fomitch et tout lui raconter, tout, dans les moindres détails, et ensuite l’emmener chez lui et lui montrer les objets cachés dans le trou du mur. Cette idée était si forte qu’il se leva de sa chaise pour l’exécuter. Mais il pensa tout à coup ; « Ne ferais-je pas mieux d’y bien réfléchir d’abord ?… Non, mieux vaut ne pas réfléchir, me soulager tout de suite et que ce soit fini ! » Mais brusquement il s’arrêta pétrifié : Nikodim Fomitch parlait vivement à Ilia Pètrovitch, il l’entendait dire :

– Sans doute va-t-on les libérer tous deux ! Car, en premier lieu, tout se contredit ; jugez vous-même : Auraient-ils appelé le portier s’ils avaient été coupables ? Et pourquoi ? Pour se dénoncer ? Par feinte ? Non, ce serait par trop rusé. Enfin l’étudiant Pestriakov a été vu près de la porte par les deux portiers et la bourgeoise, au moment même où il entrait ; il était avec trois camarades et il les quitta peu avant ; il avait demandé, aux portiers, où se trouvait l’appartement, et cela encore en présence de ses amis. Aurait-il demandé des renseignements pareils s’il avait eu de telles intentions ? Et Koch ? Celui-là, avant de monter chez la vieille, est resté une demi-heure chez l’orfèvre et il le quitta exactement à huit heures moins le quart. Alors rendez-vous compte…

– Mais, permettez, il y a une contradiction dans leurs déclarations, ils certifient qu’ils ont frappé et que la porte était fermée et lorsqu’ils revinrent avec le portier, trois minutes plus tard, la porte était ouverte.

– C’est là le hic : l’assassin était évidemment enfermé et on l’aurait certainement arrêté si Koch n’avait pas fait la bêtise de descendre à son tour. Le meurtrier a certainement mis ce répit à profit pour descendre l’escalier et leur glisser entre les doigts d’une façon ou d’une autre. Koch jure et fait des signes de croix des deux mains : « Si j’étais resté là, il serait sorti et m’aurait tué avec la hache ». Il veut faire célébrer une action de grâces à l’église. Ha ! Ha !…

– Et personne n’a vu l’assassin ?

– Pensez-vous ! La maison est une arche de Noé, remarqua le secrétaire qui écoutait de sa table.

– L’affaire est limpide, elle est claire ! dit vivement Nikodim Fomitch.

– Non, l’affaire n’est pas limpide du tout, explosa Ilia Pètrovitch.

Raskolnikov ramassa son chapeau et se dirigea vers la porte, mais il ne l’atteignit pas…

Quand il reprit ses sens, il vit qu’il était assis sur une chaise, soutenu à sa droite par quelqu’un, tandis qu’à sa gauche quelqu’un d’autre lui tendait un verre rempli d’une eau jaunâtre. Nikodim Fomitch était devant lui et l’observait attentivement. Raskolnikov se leva.

– Êtes-vous souffrant ? demanda Nikodim Fomitch avec quelque brusquerie.

– Il pouvait à peine tenir la plume en main lorsqu’il a signé, remarqua le secrétaire, retournant à sa place et se remettant à l’ouvrage.

– Êtes-vous malade depuis longtemps ? cria Ilia Pètrovitch de sa place tout en remuant également des papiers.

Il avait évidemment examiné le malade lorsque celui-ci s’était évanoui, mais il s’était immédiatement éloigné lorsque Raskolnikov était revenu à lui.

– Depuis hier, murmura Raskolnikov en réponse.

– Vous êtes sorti hier ?

– Oui.

– Malade ?

– Oui.

– À quelle heure ?

– Après sept heures du soir.

– Où êtes-vous allé, je vous prie ?

– Me promener dans la rue.

– Réponse claire et précise.

Raskolnikov parlait d’une voix tranchante et saccadée, il était blanc comme un linge et ne baissait pas ses yeux noirs et brûlants devant le regard d’Ilia Pètrovitch.

– Il se tient à peine debout et tu…, tenta de s’interposer Nikodim Fomitch.

– Ce n’est rien, scanda étrangement Ilia Pètrovitch.

Le Surveillant du quartier voulut ajouter encore quelque chose, mais ayant jeté un coup d’œil au secrétaire qui, lui aussi le regardait attentivement, il se tut. Tout le monde, brusquement, s’était tu.

– Eh bien ! c’est bon, conclut Ilia Pètrovitch ; vous pouvez disposer.

Raskolnikov sortit. Il entendit encore qu’une conversation animée s’engageait après sa sortie, conversation où dominait le ton interrogatif de Nikodim Fomitch… Une fois dans la rue, il reprit entièrement ses sens.

« Une perquisition, une perquisition, tout de suite ! » répétait-il en pressant le pas. « Les canailles ! Ils me soupçonnent ! » L’ancienne terreur le ressaisit tout entier des pieds à la tête.

II

« Et s’ils avaient déjà perquisitionné ? Si je les trouvais chez moi en rentrant ? »

Mais voici sa chambre. Rien… Personne… personne n’est venu. Nastassia elle-même n’a pas touché à sa chambre. Mais, mon Dieu ! comment avait-il pu laisser toutes ces choses dans une telle cachette !

S’élançant vers le coin, il plongea sa main dans le trou et se mit à en extraire les objets et à les fourrer dans ses poches. Il y avait en tout huit objets : deux petites boîtes contenant des boucles d’oreilles ou quelque chose de ce genre – il ne les examina d’ailleurs pas de près – ensuite quatre écrins de maroquin ; une chaîne emballée dans du papier journal ; et enfin un objet également enveloppé dans un journal, une décoration probablement…

Il disposa le tout dans ses différentes poches, dans le pardessus, dans la poche restante du pantalon, soucieux de ce que rien ne fût visible. Après avoir aussi pris la bourse, il sortit de la chambre, laissant, cette fois-ci, la porte grande ouverte.

Il avançait d’une façon ferme et rapide, quoiqu’il se sentît tout brisé, mais son instinct veillait. Il avait peur d’être suivi ; il avait peur que d’ici une demi-heure, un quart d’heure peut-être, les instructions ne fussent données pour le surveiller. Il fallait donc, à tout prix, supprimer à temps les indices. Il fallait en finir tant qu’il lui restait encore quelques forces et quelque raison… Mais où aller ?

Ce qu’il devait faire était réglé depuis longtemps : « Jeter le tout dans le canal et que c’en soit fini ». Ainsi en avait-il déjà décidé la nuit durant son délire, pendant les instants où il brûlait de se lever et d’aller vite, vite, tout jeter. Mais l’exécution de ce projet se révéla dès l’abord très difficile.
Il errait depuis bientôt une demi-heure, et peut-être davantage, sur le quai du canal Ekaterina, en jetant de temps en temps un coup d’œil aux marches de pierre qui menaient à l’eau, là où il en rencontrait. Mais il ne pouvait songer à exécuter son projet : il y avait tout près de ces marches des radeaux accostés, où des femmes lavaient du linge, et encore des bateaux amarrés à la berge. Ces quais étaient grouillants de monde. D’ailleurs il pouvait être vu de partout : un homme qui aurait descendu la berge, se serait arrêté et aurait jeté quelque chose dans l’eau, aurait inévitablement attiré l’attention. Et si les écrins flottaient, au lieu de couler ? Il en serait évidemment ainsi. Tout le monde le verrait. Il n’en aurait d’ailleurs pas fallu tant pour qu’il soit remarqué. Les gens qu’il croisait le regardaient, l’examinaient, tous l’observaient comme s’il était leur seul souci. « Pourquoi me dévisagent-ils ainsi ? », se demanda-t-il, « ou bien est-ce mon imagination qui m’abuse ? » Finalement, il lui vint cette idée : « Ne vaudrait-il pas mieux jeter cela dans la Neva ? Il y a moins de monde là-bas, je serai donc moins remarqué et, en tout cas, ce sera moins difficile qu’ici » ; de plus, – chose importante – c’était loin de chez lui. Il s’étonna ensuite comment avait-il pu déambuler une grande demi-heure, inquiet, angoissé, dans cet endroit dangereux, sans que cette pensée lui soit venue ? Il venait de perdre une précieuse demi-heure en d’absurdes allées et venues motivées uniquement par la décision qu’il avait prise dans son délire. Il était évident que sa distraction devenait flagrante et que sa mémoire défaillait ; de cela il se rendait bien compte.

Il fallait se hâter. Il partit dans la direction de la Neva, par la Perspective V…, mais en cours de route, une nouvelle pensée le frappa. « Pourquoi la Neva ? Pourquoi dans l’eau ? Il serait préférable d’aller plus loin, ne fût-ce que sur les Îles et d’y enterrer le tout dans un endroit isolé, près d’un bois, sous un buisson et de prendre note de la place exacte. » Et quoiqu’il sentît en cet instant que son jugement manquait de clarté et de logique, l’idée lui sembla néanmoins sûre.

Mais il était écrit qu’il en serait autrement : débouchant de la Perspective V… sur la place, il vit soudainement, à gauche, l’entrée d’une cour bordée de murs totalement nus. À droite, dès l’entrée, s’élevait la muraille crépie d’une maison de trois étages. À gauche, parallèlement au bâtiment, s’étirait une clôture, longue d’une vingtaine de pas, qui obliquait ensuite vers la gauche. C’était un cul-de-sac où étaient déposés des matériaux de construction. Plus loin, dans le fond de la cour, on pouvait apercevoir le bout d’un hangar, bas et enfumé, faisant sans doute partie d’une fabrique. C’était probablement un atelier de carrosserie, de sellerie, ou quelque chose dans ce genre ; tout était saupoudré de poussière de charbon. « C’est ici qu’il faudrait jeter tout et puis partir », pensa-t-il. N’apercevant personne, il pénétra dans la cour et vit une gouttière (comme il en existe souvent dans les endroits où il y a beaucoup d’ouvriers, de cochers, etc.) ; au-dessus de la gouttière, la palissade portait, écrite à la craie, avec les fautes traditionnelles, la plaisanterie habituelle de ces lieux-là : « Défensse de s’arrèté ici ». Il ne pouvait donc provoquer de soupçon en entrant et en s’arrêtant. « Jeter tout ici, en tas, et s’en aller ! »

Après un coup d’œil circulaire, il fourrait déjà la main dans sa poche, lorsque subitement il aperçut, contre le mur de clôture, là où il n’y avait que deux pieds d’espace entre la gouttière et la porte, une grosse pierre de taille brute, d’environ quatre-vingts livres. Au-delà du mur, il y avait la rue, le trottoir ; on entendait les pas des passants qui circulaient toujours en grand nombre à cet endroit ; mais il était caché par le battant de la porte cochère et personne ne pouvait le voir, à moins d’entrer, ce qui, du reste, pouvait très bien arriver ; par conséquent, il fallait agir vite.
Il se pencha sur la pierre, en saisit le dessus fermement à deux mains, et, rassemblant toutes ses forces, la culbuta. En dessous, il y avait une petite excavation. Il se mit tout de suite à vider ses poches. Il déposa la bourse en dernier lieu. Néanmoins, il restait encore de la place. Il saisit la pierre de nouveau, la renversa à son ancienne place qu’elle occupa exactement, à peine un peu plus haut, eut-on dit. Mais il gratta un peu de terre et la poussa du pied contre le joint. On ne voyait plus rien.

Après cela, il quitta la cour et se dirigea vers la place. Une joie enivrante, à peine supportable, l’envahit, comme tout à l’heure au bureau. « Plus de traces ! Qui penserait à aller chercher sous cette pierre ? Elle est sans doute là depuis la construction de la maison, et elle y restera encore longtemps. Et même si l’on découvrait les objets, qui penserait à moi ? C’est fini ! Plus de preuves ! » et il se mit à rire. Il se souvint plus tard de ce rire, grêle, nerveux, silencieux, et qui se prolongea tout le temps qu’il mit à traverser la place. Mais lorsqu’il atteignit le boulevard K… où, il y a trois jours, il avait rencontré la jeune fille, son rire s’évanouit. D’autres pensées lui vinrent, il lui sembla tout à coup répugnant de passer devant le banc où il s’était assis et où il avait réfléchi après le départ de la jeune fille et il lui eût été affreusement pénible également de revoir l’agent moustachu auquel il avait donné les vingt kopecks. « Qu’il aille au diable ! »

Il marchait, regardant à droite, à gauche, distrait et hostile. Ses pensées évoluaient maintenant vers une idée essentielle et il sentait que, vraiment, c’était la pensée capitale avec laquelle, pour la première fois depuis deux mois, il restait seul à seul.
« Au diable, tout ça ! », pensa-t-il soudain, en tremblant de colère. « Eh bien ! puisque c’est ainsi, que le diable soit de cette nouvelle vie ! Comme c’est bête, mon Dieu ! Ai-je été bas et menteur, aujourd’hui ! Ai-je assez rampé, ai-je assez bassement flatté le méprisable Ilia Pètrovitch ! Mais, après tout, ce ne sont que des bêtises ! Je crache sur eux tous, et je me moque de les avoir flattés et d’avoir rampé devant eux ! La question est tout autre ! Tout autre !…

Soudain, il s’arrêta ; une question absolument inattendue et fort simple le déroutait brusquement. Il était péniblement étonné :

« Si vraiment tout ce dessein a été exécuté consciemment et non pas stupidement, si tu avais véritablement un but bien déterminé et bien ferme, alors comment se fait-il que, jusqu’ici, tu n’aies même pas pensé à regarder dans la bourse et que tu ne saches même pas ce qui t’est échu et pourquoi tu as accepté toutes ces souffrances, pourquoi tu t’es résolu à cette action si vile, si répugnante et si basse. Et tu voulais même la jeter à l’eau, cette bourse, ainsi que les objets, ces objets que tu n’as pas regardés non plus… Qu’en dis-tu ? »

Oui, c’était ainsi, c’était bien ainsi. Ces réflexions, il les avait déjà formulées auparavant, ce n’était nullement une question nouvelle pour lui ; et quand, la nuit, il avait décidé de jeter le tout à l’eau, cela se fit sans aucune objection ou hésitation, comme si cela devait être ainsi, comme si une autre solution était impossible… Oui, il savait tout cela, il se le rappelait et peut-être même était-ce déjà décidé hier, au moment où il tirait les écrins du coffret… Mais, oui, c’était ainsi !…

« Tout cela arrive parce que je suis très abattu », décida-t-il enfin gravement. « Je me suis martyrisé et déchiré jusqu’a ce que je ne puisse plus me rendre compte de ce que je fais… Et hier, depuis deux jours, je me suis supplicié tout le temps… Lorsque je serai guéri, alors… ce sera fini… Et si la guérison n’arrivait pas ? Mon Dieu, comme tout cela m’ennuie !… » Il marchait sans s’arrêter. Il avait une forte envie de se distraire de ses pensées d’une façon ou d’une autre, mais il ne savait que faire ni quoi entreprendre. Une impression inconnue, irrésistible, l’envahit peu à peu : un dégoût infini, physique, pour ainsi dire, pour tout ce qui l’entourait, pour tous ceux qu’il rencontrait, un dégoût buté, méchant, haineux. Tous les passants lui répugnaient et il éprouvait même une aversion pour leur aspect, leur démarche et leurs gestes. Il aurait voulu cracher au visage de quelqu’un ; il aurait probablement mordu quiconque lui aurait adressé la parole…

Il s’arrêta subitement en débouchant sur les quais de la petite Neva dans l’île Vassili, près du pont. « C’est ici qu’il habite, dans cette maison », se dit-il. « Comment ? Me voici de nouveau chez Rasoumikhine ! De nouveau la même histoire ?… C’est vraiment bizarre : suis-je venu intentionnellement ou par hasard ? C’est égal ; j’avais dit… il y a deux jours… que je viendrais ici le lendemain de cela, et bien, j’y suis ! Comme s’il m’était défendu d’y venir… »

Il monta chez Rasoumikhine, au quatrième. Son camarade était chez lui, dans son réduit, occupé à écrire : il ouvrit lui-même. Voilà plus de quatre mois qu’ils ne s’étaient vus. Rasoumikhine portait une robe de chambre en lambeaux et des pantoufles à ses pieds nus ; il n’était ni peigné, ni rasé, ni lavé. Son visage exprima un vif étonnement.

– Qu’y a-t-il ? s’écria-t-il, examinant son camarade de haut en bas.

Ensuite il se tut et sifflota.

– Cela va-t-il vraiment si mal ? Mais, mon vieux, tu m’as battu, ajouta-t-il en regardant les guenilles de Raskolnikov. Assieds-toi donc, tu sembles être fatigué.

Et après que Rodia se fut affalé sur un divan turc encore plus lamentable que le sien, Rasoumikhine discerna soudain que son hôte était malade.

– Mais tu es vraiment malade !

Il voulut tâter le pouls de Raskolnikov, mais celui-ci lui arracha son poignet.

– Laisse, dit-il. Je suis venu… voilà quoi : je n’ai pas de leçons… j’aurais bien voulu… après tout, je n’ai d’ailleurs aucun besoin de leçons…

Je vois ce que c’est : tu délires ! remarqua Rasoumikhine, qui l’observait attentivement.

– Non, je ne délire pas…

Raskolnikov se leva du divan. En montant chez Rasoumikhine, il n’avait pas pensé qu’il se trouverait nécessairement face à face avec lui. Maintenant, il s’apercevait soudain qu’il était moins disposé que jamais à rencontrer qui que ce fût au monde. Sa bile lui remonta à la gorge. Il manqua d’étouffer de colère contre lui-même dès qu’il eut passé le seuil de Rasoumikhine.

– Adieu, dit-il soudain, et il fit un mouvement vers la porte.

– Attends, toi, drôle de corps !

– Inutile !… répéta Raskolnikov, dégageant de nouveau sa main que Rasoumikhine avait ressaisie.

– Mais pourquoi diable es-tu venu, alors ! Tu dérailles, ou quoi ? Mais c’est… c’est presque blessant. Je ne te laisserai pas aller ainsi.

– Écoute alors : je suis venu te trouver parce que, à part toi, je ne connais personne qui m’aiderait… à commencer… car tu es bon, c’est-à-dire intelligent, plus qu’eux tous, et tu as un jugement qui est sûr… Et maintenant, je vois qu’il ne me faut rien, tu entends, rien du tout… ni services ni compassion de personne… Moi-même je suis seul… C’en est assez ! Laissez-moi en paix !

– Mais attends une minute, toi, fumiste ! Tu es tout à fait toqué ! Pense de moi ce que tu voudras ! Tu vois, je n’ai pas non plus de leçons et je m’en fiche, mais j’ai le libraire Kherouvimov, au marché à la brocante, qui est véritablement une leçon vivante, dans son genre. Je ne voudrais pas l’échanger actuellement, contre cinq leçons chez des commerçants. Il te sort de ces éditions et de ces petites brochures de sciences naturelles… et ça se vend comme des petits pains ! Le titre seul vaut de l’or ! Tu as toujours affirmé que j’étais bête ; mon vieux, il y a plus bête que moi, je te le jure ! Il s’est lancé dans le mouvement, il n’y pige rien, et moi, naturellement, je l’encourage. J’ai ici un peu plus de deux feuilles de texte allemand – d’après moi, c’est de la pure essence de charlatanisme : en un mot, on examine si, oui ou non, la femme est un être humain. Et, bien entendu, on démontre pompeusement qu’elle l’est. Kherouvimov déclare que cela fait partie du problème féminin ; et moi, je traduis : on va diluer, ces deux feuilles et demie jusqu’à en avoir six, on va ajouter une préface grandiloquente d’une demi-page, et nous lancerons cela à un demi-rouble pièce. Et ça ira ! Il me paie six roubles par feuille pour la traduction, donc, pour le tout, j’aurai une quinzaine de roubles, sur lesquels j’en ai déjà reçu six en acompte. Quand ce sera fini, nous aurons à traduire quelque chose sur les baleines, et puis on a repéré, dans les « Confessions », je ne sais quels interminables commérages que l’on va aussi traduire ; quelqu’un a dit à Kherouvimov que Rousseau était un Raditchev dans son genre. Moi, évidemment, je ne contredis pas, je m’en fiche ! Eh bien, veux-tu traduire la deuxième feuille de La femme est-elle un être humain ? Si oui, voici le texte, des plumes et du papier – c’est le libraire qui paie tout, – et puis prends trois roubles. Comme j’ai reçu un acompte pour toute la traduction, la première et la deuxième feuille, il te revient donc trois roubles là-dessus. Et quand tu auras fini, tu recevras encore trois autres roubles. Surtout, je te prie de ne pas considérer ceci comme un service que je te rends. Au contraire, dès que tu es entré, j’ai vu en quoi tu pouvais m’être utile. Premièrement, je ne suis pas calé en orthographe, et parfois mes connaissances en allemand laissent trop à désirer. Alors j’y mets plus de mon cru que je ne traduis, et je me console à la pensée que cela fait peut-être mieux. Mais, après tout, qui sait ? Peut-être est-ce pire, au contraire… Alors, le prends-tu ?

Raskolnikov prit silencieusement le texte allemand, les trois roubles et s’en fut sans mot dire. Rasoumikhine le regarda partir avec étonnement. Mais, arrivé au palier, Raskolnikov pivota brusquement, remonta chez son camarade, déposa sur la table le texte et les trois roubles, et, toujours sans mot dire, s’en alla.

– Mais, mon vieux, tu as la fièvre ! explosa pour finir Rasoumikhine. Pourquoi joues-tu cette comédie ? Tu m’as même trompé, moi… pourquoi es-tu venu, après tout, animal ?

– Je ne veux pas… de traductions…, murmura enfin Raskolnikov, déjà engagé dans l’escalier.

– Mais que diable te faut-il, alors ? cria Rasoumikhine du haut de l’escalier.

L’autre continuait à descendre sans dire un mot.

– Eh là ! Où habites-tu ?

Nulle réponse.

– Que le diable t’emp-p-porte alors ?…

Mais Raskolnikov était déjà dans la rue. Il reprit entièrement ses sens sur le pont Nicolaï, à la suite d’un incident fort désagréable : le cocher d’une calèche lui appliqua un vigoureux coup de fouet sur le dos parce que, malgré ses avertissements, Raskolnikov ne se gara pas suffisamment vite et manqua ainsi d’être écrasé. Ce coup de fouet le mit en rage, au point qu’il bondit vers le garde-fou (Dieu sait pourquoi il marchait au milieu de la chaussée !) et se mit à grincer et à claquer haineusement des dents. Autour de lui, des gens s’esclaffaient :

– C’est gagné !

– Un filou, probablement.

– Pour sûr, il veut se faire passer pour un ivrogne, il se jette sous les roues et c’est l’autre qui sera responsable.

– C’est là son industrie, Monsieur, c’est là son industrie…

Il était encore debout près du parapet à se frotter le dos, en regardant d’une façon stupide et haineuse la calèche qui s’éloignait, lorsqu’il sentit qu’on lui glissait de l’argent dans la main. Il se retourna et vit une bourgeoise âgée en fichu, chaussée de souliers de peau de chèvre ; près d’elle se tenait une jeune fille, coiffée d’un petit chapeau et tenant une ombrelle verte, sa fille probablement. « Accepte, petit père, au nom du Christ. » Il prit l’argent et elles passèrent outre. C’était une pièce de vingt kopecks. Ses vêtements et son aspect misérable avaient sans doute apitoyé les deux femmes qui l’avaient pris pour un mendiant, pour un véritable ramasseur de petits sous en rue ; et il était probablement redevable de cette aumône si généreuse au coup de fouet qui l’avait frappé.

Il crispa sa main sur la pièce, fit une dizaine de pas dans la direction du fleuve, et s’arrêta face au palais. Il n’y avait pas le moindre nuage dans le ciel et l’eau était presque bleue, ce qui arrive rarement à la Neva. La coupole de la cathédrale (c’était le meilleur endroit pour la voir, ici, à une vingtaine de pas de la chapelle), jetait mille feux et l’air limpide laissait apercevoir les moindres détails des ornements. La douleur s’était dissipée et Raskolnikov oubliait le coup de fouet ; une pensée inquiète et obscure l’occupait exclusivement. Il regardait au loin, fixement.

Cet endroit lui était particulièrement bien connu. Lorsqu’il se rendait à l’université, et plus souvent encore lorsqu’il en revenait, il avait l’habitude – cela lui était bien arrivé cent fois – de s’arrêter ici et de regarder fixement ce panorama vraiment magnifique, et, chaque fois, il s’étonnait de l’impression imprécise et mystérieuse qu’il ressentait. De ce splendide paysage semblaient émaner d’incompréhensibles et glaciales effluves et il lui semblait que ce somptueux tableau était animé d’un esprit insensible à la vie. Il s’étonnait chaque fois de cette sombre et mystérieuse impression, et, se sentant incapable de l’expliquer, il remettait la solution de ce problème à plus tard. Maintenant, le souvenir de ses perplexités méditatives lui revint soudain et il lui sembla que cela n’était pas dû au hasard.

Rien que le fait de s’être arrêté à la même place qu’auparavant lui sembla étrange ; comme s’il avait cru pouvoir encore penser comme précédemment et s’intéresser aux mêmes problèmes et aux mêmes tableaux qui l’intéressaient si peu de temps auparavant ! Il fut près d’en rire, mais, en même temps, sa poitrine se serra douloureusement. Il voyait devant lui, à peine perceptibles, comme dans un abîme, tout son passé, les pensées, les problèmes, les impressions d’autrefois, ainsi que ce panorama, et lui-même… Il lui semblait s’élever dans l’air et voir tout s’effacer de sa vue… Un mouvement involontaire lui rappela la présence de la pièce de monnaie dans sa main. Il desserra le poing, regarda attentivement la pièce et la jeta à toute volée dans l’eau. Après cela, faisant demi-tour, il s’en fut chez lui. Il lui sembla qu’il venait de couper, comme avec des ciseaux, le lien qui le reliait aux autres.

Il arriva chez lui vers le soir ; il avait donc marché pendant six heures. Comment il était rentré, par quels chemins il ne s’en souvenait pas. Tremblant comme un cheval fourbu, il se déshabilla, se coucha sur le divan, tira son manteau sur lui et sombra dans l’inconscience…

La nuit tombée, d’horribles cris le réveillèrent. Mais quels cris, mon Dieu ! Il n’avait jamais entendu de tels hurlements aussi inhumains, de tels grincements, de tels sanglots, de tels coups, de tels jurons, il n’aurait pu imaginer une telle bestialité, un tel délire. Il se redressa horrifié, et s’assit sur le lit ; sa souffrance lui coupait le souffle par instants. Mais les coups, les hurlements et les jurons montaient toujours en intensité. Et voilà qu’à sa profonde stupéfaction, il reconnut la voix de sa logeuse. Elle glapissait, elle hurlait, elle se lamentait, avec des mots rapides, hâtifs, indistincts, incompréhensibles, elle suppliait qu’on cessât de la battre ; car on la battait sans pitié dans l’escalier. La voix de celui qui la frappait était devenue si horrible à force de rage ; qu’elle n’était plus qu’un râle, et les mots qui sortaient encore de son gosier s’étranglaient, rapides et pressés. Soudain Raskolnikov se mit à trembler comme une feuille : il avait reconnu la voix de celui qui criait ainsi : c’était celle d’Ilia Pètrovitch : c’était lui qui battait la logeuse ! Il lui donnait des coups de pied, cognait sa tête contre les marches – on l’entendait distinctement aux bruits, aux cris, aux chocs ! Qu’est-ce donc ? Le monde a-t-il chaviré ? On entend, à tous les étages, dans tout l’escalier, s’amasser la foule ; on entend des voix, des exclamations ; les gens montent, bruyants, claquent des portes, accourent. « Mais pour quelle raison, pourquoi ? et comment est-ce possible ! », se dit-il, pensant avoir perdu la tête. Mais non, ce n’est pas possible, il entend trop distinctement !… mais alors, on va venir chez lui aussi, tout de suite, si c’est ainsi « car… c’est sans doute pour la même chose… pour cette chose d’hier… mon Dieu ! ». Il veut s’enfermer au crochet, mais il est incapable de lever le bras… et puis, c’est inutile ! La terreur s’applique comme une calotte de glace sur son âme, le terrasse, l’achève… Mais voici que le vacarme, qui dure depuis dix bonnes minutes, commence à se calmer. La logeuse gémit et soupire ; Ilia Pètrovitch menace et jure encore… Puis, le voilà qui s’apaise aussi ; bientôt on ne l’entend plus ; « serait-il parti ? mon Dieu ! oui, voici la logeuse qui s’en va aussi, toute gémissante et éplorée encore…, voici sa porte qui claque…, voici la foule qui se disperse et rentre dans les appartements ; les gens poussent des exclamations, ils discutent, ils s’interpellent, et leurs voix tantôt se haussent jusqu’au cri, tantôt s’abaissent jusqu’au murmure. Sans doute étaient-ils nombreux ; tout l’immeuble, peut-être. Mais mon Dieu ! est-ce possible ! Et pourquoi est-il venu ici ? ».

Raskolnikov s’affaissa, épuisé, sur le divan mais ne put plus retrouver le sommeil ; il resta ainsi une demi-heure, possédé d’une souffrance et d’une terreur plus violentes que toutes celles qu’il avait éprouvées jusqu’ici. Tout à coup, la lumière inonda sa chambre : Nastassia y entra, portant une bougie et une assiette de soupe. L’ayant regardé attentivement et voyant qu’il ne dormait pas, elle place la bougie sur la table ainsi que ce qu’elle avait apporté : l’assiette, la cuillère, le pain et le sel.

– Tu n’as pas mangé depuis hier, sans doute. Tu as vadrouillé toute la journée, évidemment, malgré ta fièvre.

– Nastassia, dis-moi, pourquoi a-t-on battu la logeuse ?

Elle le regarda curieusement.

– Qui a battu la logeuse ?

– Maintenant, il y a une demi-heure, Ilia Pètrovitch, l’adjoint du Surveillant, sur l’escalier… Pourquoi l’a-t-il battue ? et… pourquoi est-il venu ?

Nastassia l’examina longtemps, silencieuse et les sourcils froncés. Cet examen devint vite désagréable à Raskolnikov et finit même par l’effrayer.

– Nastassia, pourquoi ne dis-tu rien ? demanda-t-il enfin timidement et d’une voix faible.

– C’est le sang, répondit-elle enfin, doucement, comme se parlant à elle-même.

– Le sang !… quel sang ?… murmura-t-il, devenant livide, et se reculant vers le mur.

Nastassia continuait à le regarder silencieusement.

– Personne n’a battu la logeuse, prononça-t-elle d’une voix sévère et décidée.

Il la regarda, osant à peine respirer.

– Je l’ai bien entendu… j’étais éveillé… j’étais assis, murmura-t-il encore plus timidement. J’ai écouté longtemps. L’adjoint du Surveillant est venu. Tout le monde accourut sur l’escalier, de tous les appartements…

– Il ne s’est rien passé. C’est le sang qui crie en toi. C’est quand il ne peut plus s’échapper et qu’il tourne dans le foie, c’est alors qu’on délire… Tu manges, ou quoi ?

Il ne répondit pas. Nastassia restait debout à son chevet, le regardant fixement, et ne s’en allait pas.

– Je voudrais boire… Nastassiouchka.

Elle partit et, quelques instants après, revint avec de l’eau dans un pot en faïence ; mais il ne se rappela plus ce qui suivit. Il se souvint seulement qu’il avait bu une gorgée d’eau froide et qu’il en avait renversé sur sa poitrine. Ensuite, vint l’inconscience.

III

Sa conscience ne fut néanmoins pas totalement absente tout le long de sa maladie : c’était un état fiévreux, accompagné de demi-lucidité. Par après, il put se rappeler plusieurs détails de ce qui se passa à cette époque. Il lui semblait parfois voir beaucoup de monde se rassembler autour de lui, et vouloir l’emporter en se disputant vivement à son sujet. Parfois, il se trouvait seul dans la chambre ; tout le monde était parti, car on le craignait ; de temps en temps seulement, on entrouvrait la porte pour le regarder et le menacer. On se concertait à son sujet et on riait en le taquinant. Il se souvint d’avoir vu souvent Nastassia à son chevet ; il distingua encore un homme qu’il croyait connaître sans pouvoir se rappeler son nom, ce qui le rendait très anxieux et même le faisait pleurer. À certains moments, il lui semblait être alité depuis un mois, et parfois il lui semblait que c’était la même journée qui s’écoulait encore. Mais cela, cela s’était complètement effacé de sa mémoire ; en revanche il se répétait à chaque instant qu’il avait oublié quelque chose d’important qu’il n’aurait pas dû oublier et il s’en tourmentait, essayant de se rappeler de quoi il s’agissait ; il gémissait ; la rage s’emparait de lui, ou, parfois, une terreur horrible et insupportable. Alors il voulait se lever, fuir ; mais toujours quelqu’un l’en empêchait de force et il retombait dans un état d’impuissance et d’inconscience. Enfin, il reprit toute sa connaissance.

Cela se passa un matin, à dix heures. Par temps clair, vers cette heure-là, le soleil dessinait toujours une bande de lumière sur le mur droit de sa chambre et illuminait le coin près de la porte. À ce moment, près de son lit, se trouvaient Nastassia et un homme totalement inconnu, qui le regardait avec beaucoup de curiosité. C’était un jeune gaillard vêtu d’un caftan et portant barbiche ; à première vue, il semblait être un encaisseur. La porte était entrouverte et la logeuse regardait par l’entrebâillement. Raskolnikov se dressa sur son lit.

– Qui est-ce, Nastassia ? demanda-t-il en indiquant le gaillard.

– Le voilà qui revient à lui ! dit-elle.

– Il revient à lui, répéta l’encaisseur.

Voyant qu’il avait reprit conscience, la logeuse s’en fut immédiatement, et referma la porte. Elle avait toujours été timide et supportait mal les conversations et les explications. Âgée d’environ quarante ans, elle était grosse et grasse, noire de cheveux, les yeux foncés, affable à force de graisse et de paresse, et, en somme, fort avenante. Elle était pudique plus qu’il ne fallait.

– Qui… êtes-vous ? continua à questionner Raskolnikov en s’adressant à l’encaisseur. Mais, à cet instant, la porte s’ouvrit complètement, et Rasoumikhine entra, se courbant un peu à cause de sa haute stature.

– En voilà une cabine de vaisseau ! s’écria-t-il. Je m’y cogne toujours le front. Et ça s’appelle un appartement ! Te voilà revenu à toi ? Pachenka vient de me le dire.

– Il vient de revenir à lui, dit Nastassia.

– Il vient de revenir à lui, appuya de nouveau l’encaisseur en souriant.

– Et vous ? Ayez l’obligeance de me dire qui vous êtes ? lui demanda tout à coup Rasoumikhine. Moi, je suis Vrasoumikhine – non pas Rasoumikhine, comme tout le monde m’appelle, mais Vrasoumikhine – étudiant, de famille noble, et celui-ci est mon ami. Et vous, qui êtes-vous ?

– Moi, je suis encaisseur dans le bureau du marchand Chepolaïev, et je viens ici pour son compte.

– Veuillez prendre une chaise. (Rasoumikhine s’assit lui-même sur une chaise, de l’autre côté de la petite table). Ça, mon vieux, tu as bien fait de reprendre connaissance, continua-t-il en s’adressant à Raskolnikov. Voilà quatre jours que tu ne manges ni bois. Il est vrai, tu as bien avalé quelques cuillerées de thé. Par deux fois, j’ai fait venir Zossimov. Te souviens-tu de lui ? Il t’a ausculté consciencieusement et il a déclaré que, tout ça, ce sont des bêtises, que tu as eu un choc nerveux ou quelque chose de semblable. Une histoire purement nerveuse, et puis la nourriture était mauvaise, a-t-il dit ; trop peu de bière et de raifort, d’où la maladie, mais ce n’est rien, cela passera et s’effacera. Brave garçon, ce Zossimov ! Il devient un grand toubib. Alors, je ne veux pas vous retenir, dit-il de nouveau à l’encaisseur, veuillez exposer votre affaire. Remarque, Rodia, que c’est la deuxième fois déjà que l’on vient de son bureau ; seulement, c’est un autre qui est venu la fois passée, et avec celui-là, nous nous sommes déjà expliqués. Qui était celui qui est venu avant vous ?

– Il faut croire que c’était il y a trois jours, oui, c’est juste. C’était Alexeï Sémoenovitch. Il fait aussi partie de notre bureau.

– Il est plus malin que vous, dirait-on. Qu’en pensez-vous ?

– Oui, il est comme qui dirait plus posé.

– Très louable, votre modestie. Continuez.

– Voilà. À la prière de votre maman, un transfert d’argent a été opéré par l’intermédiaire de notre bureau – commença l’encaisseur, s’adressant directement à Raskolnikov – par l’intermédiaire d’Aphanassi Ivanovitch Vakhrouchine, dont vous avez entendu parler souvent. Au cas où vous seriez entièrement lucide, j’ai ordre de vous remettre trente-cinq roubles en mains propres. Car Sèmoène Sémoenovitch a reçu des ordres à ce sujet d’Aphanassi Ivanovitch, selon le désir de votre maman. Comprenez-vous ?

– Oui… je me rappelle… Vakhrouchine… murmura Raskolnikov pensivement.

– Avez-vous entendu : il se souvient du marchand Vakhrouchine ! s’écria Rasoumikhine. Comment ne serait-il pas conscient ? Entre autres, je remarque maintenant que vous êtes aussi un homme sensé. Eh oui ! Il est agréable d’écouter un discours intelligent.

– C’est bien lui, Vakhrouchine, Aphanassi Ivanovitch, qui, lorsque votre maman l’en a prié, vous a déjà envoyé de l’argent de cette manière, et il n’a pas refusé non plus cette fois, Sèmoène Sémoenovitch a été avisé ces jours-ci, comme il se devait, qu’il avait à vous transmettre trente-cinq roubles, en attendant mieux.

– Cet en attendant mieux » est décidément mieux que tout. Cette histoire avec « votre maman » n’est pas mal non plus. Et alors, d’après vous, est-il pleinement conscient ou non ? Qu’en pensez-vous ?

– D’après moi, il l’est. Seulement, il faudrait qu’il me donne un reçu.

– Il le griffonnera ! Qu’avez-vous là, un registre ?

– Oui. Voici.

– Donnez. Allons, Rodia, soulève-toi. Je te soutiendrai. Fiche-lui du Raskolnikov, prends la plume, mon vieux, car, à ce coup-ci, il nous faut plus d’argent que de mélasse.

– Je ne veux pas.

– Qu’est-ce que tu ne veux pas ?

– Je ne veux pas signer.

– Mais, animal, il faut un reçu !

– Je ne veux pas… d’argent…

– C’est de l’argent dont tu ne veux pas ! Ça, mon vieux, tu radotes, je m’en porte garant. Ne vous préoccupez pas de cela, je vous prie, ce n’est rien du tout… il déraisonne à nouveau. Ça lui arrive du reste aussi quand il est éveillé… Vous êtes un homme sensé et nous allons guider sa main, ainsi, simplement, et il va signer. Y êtes-vous ?

– Après tout, je préfère revenir une autre fois.

– Non, non ; pourquoi vous déranger ? Vous êtes un homme sensé… Allons, Rodia, ne retarde pas ton visiteur… tu vois, il attend, – et il voulut vraiment se mettre à guider la main de Raskolnikov.

– Laisse, je vais… prononça celui-ci.

Il prit la plume et signa dans le registre. L’encaisseur compta l’argent et s’en fut.

– Bravo ! Et maintenant, veux-tu manger, mon vieux ?

– Oui, répondit Raskolnikov.

– Avez-vous de la soupe ?

– De la soupe d’hier, répondit Nastassia qui était restée là tout le temps.

– De la soupe aux pommes de terre, ou à la semoule de riz ?

– Aux pommes de terre et à la semoule, – Je m’en doutais. Apporte la soupe, et du thé aussi.

– Bon.

Raskolnikov regardait tout avec ahurissement et avec une terreur obtuse et insensée. Il avait décidé de se taire et d’attendre ce qui allait suivre. « Je sens que je ne délire pas », pensait-il. « Je crois bien que c’est la réalité… »

Quelques instants plus tard, Nastassia apporta la soupe et déclara que le thé serait prêt de suite. Deux assiettes, deux cuillères et tout le service : sel poivre, moutarde pour le bouilli, etc… apparurent sur la table, ce qui n’était plus arrivé depuis longtemps déjà. La nappe était propre.

– Il ne serait pas mauvais, Nastassiouchka, que Praskovia Pavlovna nous expédie deux bonnes petites bouteilles de bière. Nous en boirions bien.

– Tu es dégourdi, toi ! murmura Nastassia, et elle s’en alla exécuter l’ordre.

Raskolnikov continuait à tout regarder d’un regard sauvage et tendu. Dans l’entre-temps, Rasoumikhine s’était assis sur le divan ; il saisit la tête de son camarade de la main gauche, avec une maladresse d’ours, bien que Raskolnikov eût pu se soulever par ses propres forces, puisa une cuillerée de soupe, souffla dessus à plusieurs reprises, afin qu’il ne s’y brûlât pas. Mais la soupe n’était pas bien chaude. Avec avidité, Raskolnikov avala une cuillerée, puis une autre, puis une troisième. Ici, Rasoumikhine s’arrêta soudain et déclara que, pour la suite, il faudrait prendre conseil de Zossimov.

À ce moment, Nastassia entra, portant deux bouteilles de bière.

– Veux-tu du thé ?

– Oui.

– Du thé, en vitesse, Nastassia ; pour le thé, je crois qu’on peut se passer de la Faculté. Et voici la bière !

Il s’assit sur la chaise, tira à lui la soupe et la bière et se mit à manger avec un tel appétit qu’on aurait cru qu’il n’avait plus rien avalé depuis trois jours.

– Mon cher Rodia, voilà plusieurs jours que je dîne ainsi chez vous, articula-t-il pour autant que le lui permettait sa bouche bourrée de viande. Et c’est Pachenka, ta chère logeuse, qui m’honore de cette façon. Moi, évidemment, je n’insiste pas… je ne proteste pas non plus. Et voici Nastassia avec le thé. Elle est bien preste ! Nastenka, veux-tu de la bière ?

– Tais-toi, brigand !

– Et du thé ?

– Du thé ? je veux bien.

– Verse-le. Attends, je vais t’en verser moi-même. Assieds-toi.

Il s’affaira, versa une tasse, puis une autre, abandonna le déjeuner et s’assit à nouveau sur le divan. Il entoura, comme tout à l’heure, la tête du malade de son bras gauche, le souleva et lui donna du thé par petites cuillerées, tout en soufflant avec une application spéciale sur la cuillère, comme si la chose la plus importante pour la guérison du malade consistait dans cette façon de procéder. Raskolnikov ne protestait pas, quoiqu’il se sentît la force de se soulever et de s’asseoir sur le divan sans aide étrangère, et non seulement de tenir la cuillère ou la tasse, mais même, peut-être, de marcher. Mais une sorte de ruse insolite, animale même, lui suggéra de cacher provisoirement ses forces, de se tenir coi, et s’il le fallait, de jouer celui qui ne comprend pas encore très bien, ce qui lui permettrait de tendre l’oreille et d’apprendre tout ce qui se passait. En fin de compte, il ne put maîtriser son dégoût : après une dizaine de cuillerées de thé, il libéra sa tête du bras qui la soutenait, repoussa la cuillère d’un mouvement d’enfant capricieux, et se laissa tomber sur les coussins. Sous sa tête, en effet, il y avait maintenant de vrais coussins, des coussins de duvet avec des taies propres ; il n’avait pas manqué de le remarquer.

– Il faudrait que Pachenka nous fasse parvenir aujourd’hui-même de la confiture de framboises pour lui faire une tisane, dit Rasoumikhine, se réinstallant à table et se remettant à manger et à boire.

– Où veux-tu qu’elle prenne de la framboise ? demanda Nastassia qui tenait sa soucoupe de ses cinq doigts écartés, et qui « filtrait » son thé à travers le sucre qu’elle tenait en bouche.

– Dans une boutique. Tu vois, Rodia, pendant ta maladie, il s’est passé ici pas mal de choses. Lorsque tu t’es enfui de chez moi comme un filou, sans me dire ton adresse, une telle rage m’a saisi que j’ai décidé de te retrouver et de te demander raison. J’ai commencé le jour même. J’ai couru, interrogé, questionné ! Cette adresse-ci, je l’avais oubliée ; du reste, je ne pouvais m’en souvenir pour la simple raison que je ne l’ai jamais connue. Mais je me rappelais que ton logement précédent était près des Piat Ouglov, dans l’immeuble Kharlamov. Ce que je l’ai cherché, cet immeuble Kharlamov ! Finalement, ce n’était pas l’immeuble Kharlamov, mais Buch – comme les consonances sont trompeuses parfois ! – Alors, je me suis fâché. Je me suis même lâché à tel point que, le lendemain, à tout hasard, je suis allé au Bureau des adresses, et, imagines-toi, on t’y a retrouvé en un clin d’œil. Tu y es renseigné.

– Moi, renseigné !

– Comment donc ! Mais le général Kobelev, celui-là, on n’a pu le trouver, du moins pendant que j’étais là. Trêve de discours. Dès que je suis arrivé ici, je me suis mis au courant de toutes tes affaires, de toutes, mon vieux, je sais tout ; Nastassia peut en témoigner : j’ai fait la connaissance de Nikodim Fomitch et d’Ilia Pètrovitch, du portier et de M. Zamètov, d’Alexandre Grigorievitch, secrétaire du bureau local, et, enfin de Pachenka – ça, c’était le comble.

– Tu l’as amadouée, bredouilla Nastassia avec un sourire fripon.

– Et vous-même pourriez venir par-dessus le marché, Nastassia Nikiforovna.

– Oh, toi, bandit ! s’écria Nastassia et elle pouffa de rire. Et je suis Pètrovna et pas Nikiforovna, ajouta-t-elle soudain, quand elle eut cessé de rire.

– J’en tiendrai compte. Alors, mon vieux, sans discours inutiles, j’ai voulu tout d’abord employer des remèdes radicaux pour extirper d’un coup tous les préjugés qui règnent ici ; mais Pachenka a eu raison de moi. Moi, mon vieux, je ne m’étais nullement attendu à ce qu’elle soit si… avenante… hein? Qu’en dis-tu ?

Raskolnikov se taisait quoiqu’il n’eût pas détourné un instant le regard inquiet qu’il fixait sur son ami.

– Même très avenante, continua Rasoumikhine, qui ne fut nullement déconcerté par le silence de son ami et comme approuvant une réponse reçue. Elle est même très bien, sur tous les chapitres.

– Ah, l’animal ! s’exclama Nastassia, que cette conversation plongeait dans une inexprimable béatitude.

– C’est bête, mon vieux, que, dès le début, tu n’aies pas su prendre le taureau par les cornes. C’est tout autrement qu’il fallait agir avec elle. Car, pour ainsi dire, c’est un caractère tout à fait inattendu ! Bon, nous en reparlerons par après, du caractère… Mais comment, entre autres, en arriver au point qu’elle ne voulut plus t’envoyer à dîner ? Ou bien, par exemple, cette traite ? Mais il faut être fou pour signer des traites ! Ou bien, par exemple, ce mariage projeté, du temps où la fille Natalia Iegorovna était vivante… Je sais tout ! Après tout, je vois que je touche la corde sensible et que je suis un âne, pardonne-moi. Mais à propos de bêtise, qu’en penses-tu ? Praskovia Pavlovna, mon vieux, n’est pas du tout aussi bête qu’on peut le supposer au premier abord.

– Non… murmura Raskolnikov, les yeux détournés, mais comprenant qu’il était avantageux de continuer l’entretien.

– N’est-ce pas ! s’écria Rasoumikhine, visiblement satisfait de ce qu’on lui eût répondu. Mais pas maligne non plus, hein ? Un caractère absolument, absolument inattendu ! Moi, mon vieux, je m’y perds en partie, je te l’avoue… Elle a quarante ans passés, elle dit qu’elle en a trente-six et d’ailleurs son aspect lui donne ce droit. Et puis, je te le jure, je la juge plutôt intellectuellement, suivant la seule métaphysique ; mon vieux, il est arrivé là une telle complication que ça en vaut bien l’algèbre ! Je n’y puis rien comprendre ! Enfin, laissons ces bêtises ; le fait est que, voyant que tu n’étais plus étudiant, que tu n’avais plus ni leçons ni costume, et que, après la mort de la demoiselle, elle n’avait plus à te traiter sur un pied familial, elle a eu peur. Et comme toi, de ton côté, tu t’es terré dans ton coin, sans maintenir les relations passées, la pensée lui est venue de te faire déguerpir. Elle avait cette intention depuis longtemps, mais elle ne put s’y résoudre à cause de la traite. En outre, tu affirmais toi-même que ta mère payerait…

– C’est ma bassesse qui m’a fait dire cela… ma mère en est au point de demander elle-même l’aumône… je mentais, pour pouvoir rester ici et… manger, prononça Raskolnikov à voix haute et distincte.

– Mais oui, c’est très raisonnable. Le hic, c’est qu’ici survint M. Tchébarov, conseiller de cour et homme d’affaires. Pachenka, sans lui, n’aurait rien entrepris, elle a trop de pudeur pour cela ; tandis que l’homme d’affaires n’a pas de pudeur, et, d’emblée, il a posé une question : y a-t-il de l’espoir de faire payer la traite ? Réponse : oui, car il y a là une mère qui, avec ses cent vingt-cinq roubles de pension, va tirer Rodienka de ce mauvais pas, même s’il fallait se priver de manger ; et il y a aussi une sœur qui accepterait la servitude pour sauver son petit frère. Alors, il s’est basé sur cela… Qu’as-tu à remuer ? J’ai découvert tous tes secrets, mon vieux, ce n’est pas inutilement que tu faisais des confidences à Pachenka lorsque tu avais encore des relations familiales avec elle ; je te le dis, parce que je t’aime bien… Et c’est ainsi : l’homme honnête et sensible fait des confidences, tandis que l’homme d’affaires écoute, et puis l’homme d’affaires en tire avantage. Alors, elle a cédé cette traite à Tchébarov, et celui-ci, sans se gêner, en a exigé formellement le paiement. Lorsque j’ai eu connaissance de cela, j’ai eu bien envie, par acquit de conscience, de lui jouer un tour de ma façon, mais l’entente se fit entre Pachenka et moi, et j’ai décidé d’étouffer cette affaire dans l’œuf en me portant garant que tu paierais. Je me suis porté garant pour toi, mon vieux, tu entends ? On appela Tchébarov : dix roubles pour lui fermer le museau et la traite en retour. La voici, j’ai l’honneur de vous la présenter : – vous êtes débiteur sur parole, actuellement ; prenez-la, elle est déchirée un peu, comme il se doit.

Rasoumikhine déposa la traite sur la table ; Raskolnikov la regarda, et, sans prononcer un mot, se retourna vers le mur. Rasoumikhine lui-même en fut offensé.

– Je vois, mon vieux, dit-il, une demi-minute plus tard, que j’ai de nouveau fait l’imbécile. J’avais espéré de te divertir, t’amuser par mon bavardage, mais je n’ai réussi qu’à faire mousser ta bile.

– Est-ce toi que je ne reconnaissais pas dans mon délire ? demanda Raskolnikov après s’être tu une minute et sans faire un mouvement.

– Oui, c’est moi. Et même tu entrais en rage à ce propos, surtout lorsque j’ai amené Zamètov.

– Zamètov ?… le secrétaire ?… Pourquoi ?

Raskolnikov s’était retourné brusquement et fixait Rasoumikhine.

– Mais qu’as-tu donc ?… Pourquoi t’émouvoir ainsi ? Il a voulu faire ta connaissance lui-même, car nous avons beaucoup parlé de toi… de qui, sinon, aurais-je appris tant de choses à ton sujet ? C’est un brave garçon, mon vieux, un garçon étonnant dans son genre, évidemment. À présent, nous sommes devenus amis, nous nous voyons presque tous les jours. J’habite maintenant dans le quartier. Tu ne le sais pas encore ? Je viens de m’installer. J’ai été deux fois chez Lavisa avec lui. Tu te souviens de Lavisa ? Lavisa Ivanovna ?

– Ai-je raconté quelque chose pendant mon délire ?

– Comment donc ! Tu ne t’appartenais plus !

– Qu’ai-je raconté ?

– Ça ! Qu’as-tu raconté ? C’est connu : ce qu’on raconte quand on a le délire… Maintenant, mon vieux, à l’ouvrage, sans perdre de temps.

Il se leva et saisit sa casquette.

– Qu’ai-je raconté ?

– Il y tient ! Craindrais-tu avoir révélé un secret ? N’aie pas peur, rien n’a été dit au sujet de la comtesse. En revanche, il a souvent été question dans tes propos d’un bouledogue, de boucles d’oreilles, de chaînes, de l’île Krestovsky, d’un portier, de Nikodim Fomitch et d’Ilia Pètrovitch, l’adjoint du surveillant. En outre, Monsieur a bien voulu s’intéresser particulièrement à sa propre chaussette, très particulièrement ! Vous n’arrêtiez pas de geindre : je veux qu’on me donne ma chaussette ! Zamètov lui-même a recherché tes chaussettes dans tous les coins et il t’a présenté ce torchon de ses mains parfumées et chargées de bagues. Alors, seulement, Monsieur s’est calmé et a tenu cette saleté dans ses mains durant vingt-quatre heures : il était impossible de te la retirer. Sans doute, elle doit encore se trouver quelque part sous les couvertures. Tu as aussi demandé les franges d’un pantalon, les larmes aux yeux, mon vieux ! Nous avons cherché à savoir quelles franges. Mais nous n’avons pu débrouiller ce que tu voulais… Alors, à l’ouvrage ! Il y a ici trente-cinq roubles ; j’en prends dix et je t’en rendrai compte dans une couple d’heures. Dans l’entre-temps, j’avertirai Zossimov, bien que, depuis longtemps, il aurait dû être ici, car il est onze heures passées. Et vous, Nastenka, venez de temps en temps ici pendant que je serai parti, pour lui donner à boire ou ce dont il a besoin… Je dirai moi-même à Pachenka ce qu’il faut. Au revoir !

– Pachenka ! il l’appelle Pachenka ! Rusée canaille, dit Nastassia après son départ.

Puis elle ouvrit la porte et se mit à écouter ; mais elle ne put résister à la tentation et courut elle-même en bas : c’était trop tentant, écouter ce qu’il pouvait bien raconter à la logeuse. On voyait d’ailleurs bien qu’elle était totalement charmée par Rasoumikhine.

La porte s’était à peine refermée sur elle que le malade rejeta ses couvertures et sauta comme un fou hors du lit. Il avait attendu avec une impatience angoissée, fébrile, qu’ils s’en allassent pour se mettre tout de suite à l’ouvrage. Mais quel était cet ouvrage ? – Il ne parvenait plus à s’en rappeler, « Mon Dieu ! Dites-moi une seule chose : le savent-ils ou non ? Et s’ils étaient au courant et dissimulaient afin de me tromper tant que je suis couché, puis qu’après, ils entrent en me disant que tout est découvert, et qu’ils n’attendaient que… Que dois-je faire à présent ? Je l’ai oublié, comme par un fait exprès ; je l’ai soudain oublié, il y a une minute, je le savais ! »

Il restait planté au milieu de la chambre et, dans une pénible incertitude, regardait autour de lui. Il approcha de la porte, tendit l’oreille, mais ce n’était pas cela. Soudain, comme s’il s’était rappelé ce qu’il avait à faire, il se précipita vers le coin et commença à l’explorer avec la main : mais ce n’était pas cela non plus. Il alla au poêle, l’ouvrit et fouilla dans les cendres : les franges du pantalon et les morceaux de la poche arrachée étaient comme il les avait jetés : donc personne n’y avait regardé ! Puis, il se souvint de la chaussette dont Rasoumikhine venait de lui parler. Elle était, en effet, sur le divan, sous la couverture, mais elle avait été à ce point frottée et salie depuis lors que, évidemment, Zamètov n’avait pu s’apercevoir de rien.

« Bah ! Zamètov !… Le bureau !… Pourquoi donc me convoque-t-on au bureau ? Où est la notification ? Bah !… j’ai confondu : c’est alors qu’on me demandait ! J’ai aussi examiné la chaussette, alors, et maintenant… maintenant, j’ai été malade. Pour quelle raison Zamètov est-il venu ? Pourquoi Rasoumikhine l’a-t-il amené ? », se murmurait-il, s’asseyant sans forces sur le sofa. « Qu’est-il donc ? Est-ce le délire qui continue, ou est-ce la réalité ? Je crois que c’est la réalité… Ah ! Je me rappelle : fuir ! Fuir tout de suite, il faut absolument, absolument fuir ! Oui…, mais où ? Et où sont mes habits ? Mes souliers ne sont pas là ! Ils les ont enlevés ! Dissimulés ! Je comprends ! Et voici le pardessus, il n’a pas été examiné ! Voici l’argent sur la table, Dieu merci ! Voici la traite… J’emporterai l’argent et je m’en irai, puis je louerai une autre chambre où ils ne me découvriront pas !… Oui, mais le bureau des adresses ? Ils trouveront ! Rasoumikhine trouvera. Mieux vaut s’enfuir tout à fait… au loin… en Amérique et que le diable les emporte ! Il faut prendre la traite aussi… elle pourra servir là-bas. Que dois-je encore emporter ? Ils pensent que je suis souffrant ! Ils ne soupçonnent même pas que je peux marcher, ha ! ha ! ha ! J’ai deviné à leurs yeux qu’ils n’ignorent rien ! Qu’ils me laissent seulement descendre l’escalier ! Et s’ils ont mis un homme là, un policier ? Qu’est-ce ? Ah ! Voilà de la bière qui est restée, une demi-bouteille, fraîche ! »

Il saisit la bouteille, où restait encore un verre de bière, et but d’un trait, avec délectation, comme s’il éteignait un feu intérieur. Mais un instant plus tard, la boisson lui fit tourner la tête et un léger et agréable frémissement lui parcourut l’échine. Il se recoucha et tira sur lui la couverture. Sa pensée, déjà maladive et dispersée, s’embrouilla de plus en plus et bientôt le sommeil, agréable, descendit sur lui. Il posa avec délice sa tête sur l’oreiller, s’enveloppa bien dans la couverture ouatée qui remplaçait maintenant le manteau, soupira doucement et sombra dans un sommeil profond et réparateur.

Il se réveilla, entendit que quelqu’un était entré dans sa chambre, ouvrit les yeux et vit Rasoumikhine qui, sur le pas de la porte, hésitait à entrer. Raskolnikov s’était rapidement soulevé et le regardait comme s’il essayait de se souvenir de quelque chose.

– Ah, tu ne dors pas ! Me voici. Nastassia, apporte le paquet ! cria Rasoumikhine dans l’escalier. Je vais te rendre mes comptes tout de suite…

– Quelle heure est-il ? demanda Raskolnikov en regardant tout autour de lui avec inquiétude

– Tu as dormi comme du plomb, mon vieux, c’est le soir, il est déjà six heures. Tu as dormi plus de six heures…

– Mon Dieu ! Comment est-ce possible !…

– Mais quoi ? Tant mieux pour ta santé ! Qu’est-ce qui presse ? As-tu un rendez-vous ? Nous avons tout le temps. J’attends ton réveil depuis trois heures. Je suis venu voir au moins trois fois, mais tu dormais. J’ai été deux fois chez Zossimov : il n’était pas là. Mais ce n’est rien, il viendra !… Je suis aussi sorti pour mes petites affaires personnelles. Car j’ai déménagé, complètement, avec mon oncle. Car j’ai un oncle, maintenant… Au diable, l’oncle !… À l’ouvrage !… Donne ici le paquet, Nastenka. Nous allons… Et comment vas-tu, mon vieux ?

– Je vais bien, je ne suis pas malade… Rasoumikhine, es-tu ici depuis longtemps ?

– Je te l’ai dit, j’attends depuis trois heures.

– Non, avant ?

– Quoi, avant ?

– Depuis quand viens-tu ici ?

– Mais je t’ai tout raconté tout à l’heure ; tu ne te rappelles pas ?

Raskolnikov devint pensif. Il se souvenait de ce qui s’était passé tout à l’heure comme si c’était un songe, et, ne pouvant s’en souvenir clairement, il regardait interrogativement Rasoumikhine.

– Hum ! dit celui-ci, tu as oublié ! Il m’a bien semblé tantôt que tu n’étais pas tout à fait… Ça va mieux, maintenant, après le sommeil… Vrai, tu as bien meilleure mine. Bravo, mon vieux ! Allons, à l’ouvrage ! Ta mémoire te reviendra tout de suite. Regarde ici, chère âme.

Il se mit à défaire le paquet auquel il s’intéressait visiblement.

– Ceci, mon vieux, j’y tenais particulièrement. Car il fallait bien que tu aies figure humaine. Procédons avec ordre. Commençons par le haut. Vois-tu cette casquette ? commença-t-il, sortant du paquet une assez jolie coiffure, mais qui, en somme, était fort ordinaire et bon marché. Laisse-moi te l’essayer.

– Tout à l’heure, prononça Raskolnikov, se défendant hargneusement de la main.

– Non, mon vieux Rodia, laisse-moi faire, tout à l’heure ce sera trop tard ; et puis, je ne dormirai pas de toute la nuit, car je l’ai achetée au hasard, sans prendre tes mesures. Tout juste ! s’exclama-t-il triomphalement, lorsqu’il l’eut essayée. Tout juste la pointure qu’il fallait ! La coiffure, mon vieux, c’est la pièce la plus importante de l’habillement ; c’est une recommandation en son genre. Mon ami Tolstiakov est obligé d’enlever son couvre-chef chaque fois qu’il entre dans quelque endroit public où tout le monde garde le chapeau. Tous pensent que c’est par humilité, mais, en fait, il a honte de son nid d’oiseau. C’est un homme pudique, Tolstiakov. Alors, Nastenka, voici deux coiffures : ce palmerston (il pêcha dans le coin le vieux chapeau tout défiguré de Raskolnikov qu’il appela, Dieu sait pourquoi palmerston), et ce pur joyau ? Peux-tu évaluer son prix, Rodia ? Et toi, Nastassiouchka ?
Il s’adressa à elle, voyant qu’il ne lui répondait pas.

– Tu l’as bien payé vingt kopecks, répondit Nastassia.

– Vingt kopecks ! Imbécile ! s’écria-t-il froissé. De nos jours, on ne t’achèterait pas toi-même pour vingt kopecks ! Quatre-vingts kopecks ! Et encore, c’est parce qu’elle est usagée. Il est vrai qu’il y a une convention : quand celle-ci sera usée, il t’en donnera une neuve pour rien l’année prochaine ; je te le jure ! Venons-en aux États-Unis d’Amérique, comme on disait chez nous au Lycée. Je t’avertis : je suis fier du pantalon, et il déploya devant Raskolnikov un pantalon gris, fait en tissu d’été. Pas le moindre trou, pas la moindre tache, et très convenable, quoiqu’il ait déjà été porté ; le gilet est assorti, comme l’exige la mode. Qu’il soit usagé, c’est tant mieux : c’est plus doux, plus souple… Tu vois, Rodia, pour faire carrière, il suffit, d’après moi, de toujours observer les saisons ; si tu n’exiges pas des asperges en janvier, tu économiseras quelques roubles ; de même pour cet achat.

Actuellement, c’est l’été, et j’ai fait un achat estival, car, en automne, des vêtements plus chauds seront nécessaires, et il faudra jeter ceux-ci… d’autant plus qu’ils se seront détruits d’eux-mêmes, sinon par le fait d’une prospérité accrue, du moins par l’action de difficultés intestines, si l’on peut dire. Combien, d’après toi ? – Deux roubles vingt-cinq kopecks ! Et souviens-toi, toujours la même condition celui-ci usé, l’année prochaine, tu en reçois un autre pour rien ! Chez Fediaïev, on ne pratique pas autrement : tu paies, une fois, et c’est pour toute la vie ; ceci parce que tu n’y retournes plus. Alors, voyons les bottes. Qu’en dis-tu ? On voit bien qu’elles sont usagées, mais elles iront encore bien deux mois, car c’est de la marchandise importée : elles ont été refilées à la friperie par le secrétaire de l’ambassade d’Angleterre ; il ne les avait portées que six jours, et puis il a eu un besoin d’argent. Prix : un rouble cinquante kopecks. N’est-ce pas un achat heureux ?

– Peut-être n’est-ce pas la pointure ? remarqua Nastassia.

– Pas la pointure ? Pourquoi ? Il sortit de sa poche le vieux soulier de Raskolnikov, tout recroquevillé, troué, plaqué de boue. J’avais prévu cela et on m’a donné la mesure d’après ce monstre. Quant au linge, je me suis arrangé avec la logeuse. Voici : avant tout, trois chemises, elles sont de toile, mais le plastron est à la mode… Alors, quatre-vingts kopecks la casquette, deux roubles vingt-cinq les autres vêtements, cela fait trois roubles cinq kopecks ; un rouble cinquante les bottes – car elles sont vraiment très bien – cela fait quatre roubles cinquante-cinq kopecks, et cinq roubles tout le linge – on a fait un prix pour le tout cela fait au total neuf roubles cinquante-cinq kopecks.

– Veuillez accepter quarante-cinq kopecks de monnaie, en sous de cuivre, que voici. Ainsi, Rodia, ta garde-robe est maintenant reconstituée, car, à mon avis, ton pardessus, non seulement convient encore, mais possède même un air spécialement distingué : voilà ce que c’est que de commander ses vêtements chez Charmer ! Les chaussettes et le reste, je laisse cela à tes soins ; il nous reste vingt-cinq petits roubles, et ne t’inquiète pas au sujet de Pachenka et du loyer ; je lui ai parlé : crédit ultra-illimité. Et maintenant, permets-moi de te changer de linge, car, actuellement, c’est surtout ta chemise qui est malade.

– Laisse-moi ! Je ne veux pas ! se défendait Raskolnikov qui avait écouté avec répugnance cette relation enjouée de l’achat des vêtements.

– Ce n’est pas permis, mon vieux, pourquoi aurais-je alors battu le pavé ? insista Rasoumikhine. Nastassia, ne sois pas gênée, aide-moi… voilà, – et, malgré la résistance de Raskolnikov, ils lui changèrent quand même son linge. Puis, ce dernier s’affala sur les coussins et se tut deux minutes.

« Ils sont tenaces, ils ne me lâchent pas », pensait-il.

– Avec quel argent a-t-on payé tout cela ? demanda-t-il enfin en regardant le mur.

– Quel argent ? Ceci est un peu fort ! Mais avec ton argent ! L’encaisseur de chez Vakhrouchine est venu tout à l’heure, ta mère a envoyé de l’argent, l’aurais-tu oublié aussi ?

– Maintenant, je me souviens…, prononça Raskolnikov après une longue et sombre méditation.

Rasoumikhine le regardait avec inquiétude, les sourcils froncés.

La porte s’ouvrit et un homme grand et robuste entra. Raskolnikov le reconnut vaguement.

– Zossimov ! Enfin ! s’écria Rasoumikhine tout heureux.

IV

Zossimov était un homme gras et de haute taille. Il avait une figure bouffie, pâle, toujours rasée de près, des cheveux blonds et raides. Il portait des lunettes et avait à un doigt, gonflé de graisse, une grande chevalière d’or. Il était âgé d’environ vingt-sept ans. Il était vêtu d’un large et élégant pardessus, d’un clair pantalon d’été et tous ses vêtements, en général, étaient larges et élégants ; il était tiré à quatre épingles : linge irréprochable et chaîne d’or massif. Ses manières étaient lentes, nonchalantes aurait-on dit, mais en même temps d’une aisance étudiée. Sa prétention, qu’il s’efforçait d’ailleurs de cacher soigneusement, perçait à chaque instant. Tous ceux qu’il fréquentait trouvaient qu’il avait un caractère difficile, mais qu’il connaissait son métier.

– Par deux fois je suis passé chez toi, mon vieux… Tu vois, il est revenu à lui ! s’écria Rasoumikhine.

– Je vois, je vois. Et comment nous sentons-nous maintenant ? demanda Zossimov au malade, le regardant attentivement et s’asseyant à ses pieds, sur le divan, où il s’étendit tout de suite du mieux qu’il put.

– Toujours le spleen, continua Rasoumikhine. On vient de lui changer son linge et il a manqué d’en pleurer.

– C’est compréhensible. On aurait pu attendre s’il n’en avait pas envie… Le pouls est parfait. Toujours de légers maux de tête ?

– Je suis bien portant ; je suis absolument bien portant ! insista nerveusement Raskolnikov qui se souleva sur le divan et dont les yeux jetèrent un éclair. Mais il retomba tout de suite et se retourna vers le mur. Zossimov l’observant avec attention.

– Tout va très bien… tout est parfait, prononça-t-il nonchalamment. A-t-il mangé quelque chose ?

Rasoumikhine le renseigna et demanda ce qu’on pouvait lui donner.

– On peut tout lui donner… de la soupe, du thé… Pas de champignons ni de cornichons marinés évidemment ; pas de viande non plus et… mais à quoi bon bavarder !… Il échangea un coup d’œil avec Rasoumikhine. Au diable les prescriptions ; je viendrai encore le voir demain.

– Demain soir je l’emmène en promenade ! décida Rasoumikhine. Au jardin Youssoupov ; ensuite nous irons au « Palais de Cristal ».

– Je ne le bousculerais pas encore demain, mais en somme… un peu… nous verrons bien alors après tout.

– Dommage ! Je pends justement la crémaillère aujourd’hui ; il devrait en être ! On l’installera sur un divan avec nous ! Tu viens ? demanda-t-il soudain à Zossimov. Prends garde, n’oublie pas ; tu as promis de venir.

– Plus tard, probablement. Qu’as-tu donc organisé ?

– Mais rien, il y aura seulement du thé, du vodka, des harengs. On servira un pâté. Une réunion d’amis.

– Qui viendra, au juste ?

– Mais tous les gens d’ici, presque tous des nouveaux venus ; excepté peut-être le vieil oncle qui est, du reste, également nouveau venu ; il est arrivé hier à Petersbourg, pour je ne sais quelles menues affaires ; on ne se voit d’ailleurs que tous les cinq ans.

– Que fait-il ?

– Il a vivoté toute sa vie comme directeur d’un bureau des postes de district… il touche une maigre pension, il a soixante-cinq ans, n’en parlons pas… Je l’aime bien en somme… Porfiri Pètrovitch viendra également ; il est juge d’instruction… et pravovède. Tu dois le connaître…

– C’est aussi un de tes parents ?

– Des plus éloignés ; mais pourquoi prends-tu cet air renfrogné ? Tu ne veux sans doute pas venir parce que vous vous êtes querellé autrefois ?

– Je me fiche pas mal de lui…

– Tant mieux. Et y aura encore des étudiants, un instituteur, un fonctionnaire, un musicien, un officier, Zamètov…

– Dis-moi, veux-tu, que peut-il y avoir de commun entre : toi ou bien entre lui – Zossimov montra Raskolnikov de la tête – et un quelconque Zamètov ?

– Oh ! Ces gens difficiles ! Les principes !… Tu te trouves installé sur ces principes comme sur des ressorts tu n’oses pas bouger de toi-même, mais d’après moi c’est un brave homme – voilà le principe, et je ne veux plus rien savoir d’autre. Zamètov est un type magnifique.

– Et il se fait graisser la patte !

– Et alors ? Je m’en fiche pas mal ! Qu’est-ce que cela peut faire ? s’écria tout à coup Rasoumikhine avec une nervosité anormale. L’ai-je donc jamais approuvé de se faire graisser la patte ? Je t’ai dit seulement que c’était un brave type dans son genre ! Et vrai, si l’on examinait à fond tous les genres, en compterait-on beaucoup de braves gens ? Mais dans l’éventualité d’un tel examen, je suis sûr que je ne vaudrais pas plus qu’un oignon étuvé et encore seulement si l’on te joignait à moi en supplément !…

– C’est peu ; j’en donnerais bien deux de toi…

– Et moi je n’en donnerais qu’un ! En voilà de l’esprit ! Zamètov n’est encore qu’un gamin, je lui donne la fessée, et c’est pourquoi il faut l’attirer et non le repousser. Repousser quelqu’un ne le corrige pas, à plus forte raison s’il s’agit d’un gamin. Avec un enfant il faut faire doublement attention. C’est vous, têtes de bois progressistes, qui ne comprenez rien à rien ! Vous ne respectez pas l’homme et par là vous vous offensez vous-mêmes… Si tu veux savoir tout, il y a maintenant une histoire à laquelle nous participons en commun.

– Curieux de savoir.

– Toujours à propos du peintre… du peintre en bâtiment. Nous saurons bien le sortir de cette histoire. Du reste, il n’y a rien de grave. L’affaire est tout à fait, tout à fait claire maintenant ! nous ne ferons qu’activer la solution.

– De quel peintre parles-tu ?

– Comment ! Ne te l’ai-je pas raconté ? Non ? Ah, mais oui ! J’avais seulement commencé… c’est à propos de l’assassinat de la vieille usurière… Il y a un peintre qui y est impliqué.

– Oui. L’assassinat, j’en ai déjà entendu parler avant toi et je m’intéresse à cette affaire… en partie… à cause d’un incident. Je l’ai lu dans les journaux ! Quant au…

– Lisaveta, on l’a tuée aussi ! lança tout à coup Nastassia s’adressant à Raskolnikov. Elle était restée tout ce temps dans la chambre, dans le coin près de la porte, à écouter.

– Lisaveta ? murmura Raskolnikov d’une voix à peine perceptible.

– Lisaveta, la marchande. Ne la connais-tu pas ? Elle venait ici en bas. Elle t’a même réparé une chemise.

Raskolnikov se retourna vers le mur où il choisit sur le papier jaune, tout sale, semé de petites fleurs blanches, une de celles-ci, difforme, avec des petites raies brunes, et il se mit à l’examiner. Il compta le nombre de pétales, les dentelures, les petits traits bruns. Il sentait que ses membres s’étaient engourdis, mais il n’essayait même pas de bouger et regardait fixement la fleur.

– Qu’y a-t-il à propos de ce peintre ? dit Zossimov, avec un mécontentement particulier, coupant le bavardage de Nastassia.

Celle-ci poussa un soupir et se tut.

– Ils l’ont accusé d’être l’un des assassins ! continua Rasoumikhine avec feu.

– Y a-t-il des preuves ?

– Du diable s’il y a des preuves ! En somme, on l’a accusé précisément sur une preuve, mais cette preuve n’en est pas une et c’est ce qu’il faut démontrer ! C’est ainsi que la police s’est trompée sur tout… sur… comment s’appellent-ils donc ?… Koch et Pestriakov. Ouais ! comme tout cela se fait stupidement, cela rend malade ! Pestriakov viendra peut-être me voir aujourd’hui… À propos, Rodia, tu es déjà au courant de cette histoire ; elle est arrivée avant que tu ne tombes malade, la veille précisément de ton évanouissement dans le bureau, au moment où l’on en parlait…

Zossimov jeta un regard curieux à Raskolnikov ; celui-ci ne bougeait pas.

– Tu sais, Rasoumikhine, tu es, en somme, remuant en diable, remarqua Zossimov.

– Tant pis, mais nous l’en sortirons ! s’écria Rasoumikhine, frappant la table du poing. Qu’est-ce qui choque là-dedans ? Ce n’est pas le fait qu’ils se trompent ; se tromper est une chose excusable, par là on atteint la vérité. Ce qui m’irrite, c’est qu’ils radotent et qu’ils admirent leur propre radotage. J’ai du respect pour Porfiri, mais… Qu’est-ce qui les déroute dès l’abord ? La porte était fermée et quand Koch et Pestriakov sont revenus avec le portier, elle était ouverte : donc Koch et Pestriakov sont les assassins ! Voilà leur logique !

– Ne t’excite pas ; on les a simplement retenus ; on ne peut quand même pas… À propos, j’avais déjà rencontré ce Koch ; il se révéla être un acheteur des objets non dégagés ! Hein ?

– Oui, un filou quelconque ! Il achète aussi des traites. Un chevalier d’industrie. Qu’il aille au diable ! Comprends-tu ce qui me met en rage ? C’est leur routine ! Leur routine vétuste, plate, racornie ! Dans cette affaire, il y a moyen de découvrir une voie nouvelle. On peut tomber sur la bonne piste en se basant uniquement sur des données psychologiques. « Nous avons des faits », disent-ils. Les faits ne sont pas tout, ou, tout au moins, la moitié de la chose consiste à savoir se servir des faits !

– Et tu sais te servir des faits ?

– Mais comment se taire quand on sent, nettement, que l’on pourrait aider à la solution si… Eh ! Tu la connais en détail, l’affaire ?

– Je t’écoute au sujet du peintre.

– Ah, voilà ! Eh bien ! écoute l’histoire : le troisième matin après l’assassinat, lorsqu’ils étalant encore empêtrés dans les Koch et les Pestriakov – quoique ceux-ci eussent justifié chaque pas, c’était l’évidence même – se déclare le plus inattendu des faits. Un certain Douchkine, paysan, patron d’un débit de boissons situé en face de la maison en question, se présenta au bureau avec un écrin contenant des boucles d’oreilles d’or et raconta tout un roman : « Il y a trois jours, le soir, un peu passé huit heures » – le jour et l’heure ! tu saisis ? – « Mikolaï, l’ouvrier peintre, qui était déjà venu chez moi dans la journée, s’amène dans mon café et m’apporte cette boîte avec des boucles d’oreilles. Il voulait me la donner en gage pour deux roubles. Quand je lui demandai : où l’as-tu prise ? il répondit qu’il l’avait trouvée sur le trottoir. Je ne l’ai pas interrogé là-dessus » – c’est Douchkine qui parle

– « et je lui ai sorti un petit billet » – c’est-à-dire un rouble – « car, pensai-je, si ce n’est pas moi, c’est un autre qui le prendra et, quant à l’argent, il le boira quand même. Mieux vaut que l’objet reste chez moi : on trouve ce qu’on cache, et si quelque chose arrive, ou qu’il y ait des bruits, alors je le présenterai. » – Évidemment, il raconte là le songe de sa grand’mère ; il ment comme un cheval, je connais moi-même ce Douchkine, c’est aussi un usurier et un receleur et, ce bijou de trente roubles, ce n’est pas pour le « présenter » qu’il l’a chipé à Mikolaï. C’est la frousse qui le fait parler. Que le diable l’emporte ; écoute, Douchkine continue : « Je connais Mikolaï Dèmèntiev depuis l’enfance, il est paysan de notre province et de notre district Zaraïsky, car nous sommes, nous-mêmes, de la province de Riasan. Et Mikolaï, bien qu’il ne soit pas un ivrogne, aime à boire un coup, et nous savions qu’il travaillait comme peintre dans cette maison, avec Mitreï qui est du même pays que lui. Et quand il eut reçu le petit billet, il le changea tout de suite, but deux verres sur le coup, prit sa monnaie et s’en alla. Je n’ai pas vu Mitreï avec lui, à cette heure-là. Et le jour d’après, voilà que nous apprenons qu’on a tué avec une hache Alona Ivanovna et sa sœur Lisaveta Ivanovna. Nous les connaissions et c’est alors que le doute nous a saisis – car il était connu de nous que la morte prêtait sur gages. Alors, je suis allé à la maison et, discrètement, sans bruit, j’ai cherché à savoir : Mikolaï est-il là ? ai-je demandé avant tout. Et Mitreï m’a répondu que Mikolaï est en vadrouille, qu’il est revenu seul à la maison, à l’aube, qu’il est resté dix minutes, puis qu’il est reparti. Mitreï ne l’a plus vu depuis lors et a achevé l’ouvrage tout seul. Leur travail était à faire dans un appartement donnant sur le même escalier que l’appartement des femmes assassinées, au premier étage, Quand nous avons entendu cela, nous n’en avons parlé à qui que ce soit. » – C’est toujours Douchkine qui parle – « Alors nous nous sommes informés du mieux que nous pouvions sur l’assassinat et nous sommes rentrés chez nous toujours en proie au même doute. Et ce matin, à huit heures » – c’est-à-dire le lendemain du crime, tu comprends ? – « je vois Mikolaï qui entre chez moi, légèrement ivre, mais pas au point de ne pouvoir comprendre la conversation, il s’assied et il se tait. À part lui, il n’y avait chez moi qu’un étranger, un habitué, qui dormait sur le banc, et mes deux garçons, – As-tu vu Mitreï ? lui demandai-je. – Non, dit-il. – Et n’es-tu pas revenu ici ? – Non, pas depuis trois jours. – Et aujourd’hui, où as-tu dormi ? – Aux Sables, chez les gars de Kolomma. – Où as-tu pris les boucles ? – Je les ai trouvées sur le trottoir, dit-il d’une façon bizarre et en détournant les yeux. – Et as-tu entendu ce qui est arrivé ce soir-là, à cette heure, sur l’escalier ? – Non ! Et il écoutait, les yeux hors de la tête, puis il devint blanc comme la craie. Je lui raconte alors l’histoire, et je le vois qui prend son chapeau et veut se lever. Mais moi, je veux le retenir. – Attends, Mikolaï, prends encore un verre, et je fais signe au garçon pour qu’il ferme la porte, tandis que je sors de derrière le comptoir, mais voilà tout à coup qu’il bondit et se sauve au dehors, les jambes à son cou, tout droit dans la ruelle.

C’est tout ce que j’en ai vu. Alors, mon doute s’est dissipé, car, en fait, c’est… »

– Évidemment ! prononça Zossimov.

– Un moment ! Écoute la suite ! On se met tout de suite au trousses de Mikolaï, on retient Douchkine et on fouille chez lui ; on arrête Mitreï et on met aussi les gars de Kolomma sur la sellette et voilà que, il y a trois jours, on amène Mikolaï lui-même : on l’avait arrêté dans une auberge, près de l’octroi de N… Il était arrivé là, avait ôté sa croix d’argent, et, l’offrant en échange, avait demandé un flacon. On le lui donne. Quelques instants plus tard, une femme se rend à l’étable et voit, par une fente de la grange, Mikolaï qui essaie de passer sa tête dans un nœud coulant formé par la boucle de sa ceinture qu’il avait attachée à une poutre. La femme se met à hurler à tue-tête, et on accourt. « Ah, voilà comme tu es ! » – « Menez-moi au commissariat, dit-il, j’avouerai tout. »

Alors, on le mène avec tous les honneurs qui lui sont dus, au commissariat, c’est-à-dire ici… On l’interroge : – Alors, quoi ? comment ? quand ? quel âge ? – Vingt-deux, – etc.

Question : – Pendant que vous étiez à l’ouvrage, dans la maison, Mitreï et toi, n’avez-vous pas vu quelqu’un dans l’escalier, à telle heure ?

Réponse : – certainement, il est passé des gens, mais nous n’avons remarqué personne. – N’avez-vous pas entendu de bruit, ou quoi ? – Rien de particulier. – Et savais-tu, toi, Mikolaï, que ce jour même, on avait assassiné et dépouillé, à telle heure, telle veuve, avec sa sœur ? – Je n’en savais rien du tout. C’est Aphanassi Pavlovitch qui m’a tout dit au débit, le troisième jour. – Et où as-tu pris les boucles ? – Je les ai trouvées sur le trottoir. – Pourquoi n’as-tu pas repris ton travail avec Mitreï ? – Parce que j’ai fait la noce. – Où as-tu fait la noce ? – À tel et tel endroit. – Pourquoi t’es-tu enfui de chez Douchkine ? – J’avais peur. – De quoi ? – D’être accusé. – Comment as-tu pu avoir peur de cela si tu te sentais innocent ?…

– Eh bien ! crois-moi ou ne me crois pas, Zossimov, mais cette question a été posée et précisément dans ces termes-là, je le sais positivement, on me l’a rapporté ! Qu’en penses-tu ! Hein ?

– Mais enfin, des preuves existent quand même.

– Je ne parle pas de preuves maintenant, mais de cette question, de leur manière de comprendre leur fonction. Au diable !… Alors, on lui serre la vis d’un cran, puis d’un autre et finalement, il avoue tout : « C’est pas sur le trottoir, mais dans le logis où nous travaillions, Mitreï et moi, que je les ai trouvées. – Comment cela ? – Voici comment : On avait travaillé toute la journée, moi et Mitreï, jusqu’à huit heures et on voulait partir, quand Mitreï prend le pinceau et me barbouille la figure de couleur, puis il prend les jambes à son cou et moi je me mets à ses trousses. Je cours après lui en jurant, mais, en débouchant de l’escalier, voilà que je fonce droit sur le portier et des messieurs – combien étaient-ils, cela, je ne m’en souviens pas – puis le portier m’a engueulé pour ça, l’autre portier également, la femme du portier est sortie et nous a injuriés aussi. Un monsieur qui entrait avec une dame nous a interpellés, car nous étions couchés, Mitka et moi, en travers de l’entrée : j’avais saisi Mitka aux cheveux, et je l’avais renversé en me mettant à le rosser et Mitka, sous moi, me saisit aussi par les cheveux et me rendit coup pour coup. Ce n’est pas par méchanceté que nous faisions cela, mais simplement par jeu. Alors Mitka m’a échappé, s’est sauvé dans la rue, et je l’ai poursuivi. Je n’ai pu le rattraper, puis je suis revenu seul dans le logis, car il fallait encore tout mettre en ordre. Je commence à ranger en attendant Mitreï, croyant qu’il allait revenir. Alors, je marche sur une boîte près de la porte du palier, dans le coin. Je regarde, elle est emballée dans du papier. J’enlève le papier et je vois la boîte fermée par de tout petits crochets, que je défais, et j’aperçois des boucles d’oreilles dans la boîte… »

– Derrière la porte ? Elle était derrière la porte ? Derrière la porte ? s’écria tout à coup Raskolnikov, regardant Rasoumikhine d’un œil trouble et se soulevant lentement sur le divan.

– Oui… et alors ? Qu’as-tu ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

Rasoumikhine s’était aussi soulevé.

– Rien !… répondit Raskolnikov d’une voix à peine audible, se laissant à nouveau aller sur le coussin et se retournant vers le mur.

Tout le monde se tut un instant.

– Il s’était assoupi… sans doute, au réveil… dit enfin Rasoumikhine, regardant Zossimov interrogativement.

Celui-ci fit un léger signe de tête négatif.

– Continue donc, dit Zossimov ; qu’est-il arrivé ensuite ?

– La suite est claire. Dès qu’il vit les boucles d’oreilles, il oublia l’appartement ainsi que Mitka, saisit son chapeau et courut chez Douchkine, dit qu’il avait trouvé la boîte sur le trottoir et en reçut un rouble. Il mentait, comme tu sais déjà. Après quoi il se mit à faire la noce. À propos de l’assassinat, il confirme ce qu’il a déjà déclaré : « Je ne sais rien de rien, je n’en ai entendu parler qu’au troisième jour ». – « Pourquoi ne t’es-tu pas présenté ici ? » – « J’avais peur. » – « Pourquoi voulais-tu te pendre ? » – « À cause de l’idée. » – « De quelle idée ? » « Qu’on me condamnerait. » – Voilà toute l’histoire. Et que penses-tu qu’ils en aient conclu ?

– Que penser ? Ils ont une piste, n’importe laquelle. C’est un fait. On ne va quand même pas le relâcher, ton peintre ? – Mais ils l’ont accusé de meurtre, maintenant ! Ils n’ont même plus de doutes…

– Tu te trompes ; tu t’échauffes. Conviens que, si ce jour-là, à cette heure-là, les boucles ont passé du coffre de la vieille aux mains du garçon, cela a dû se faire d’une manière ou d’une autre ! C’est important pour une pareille instruction.

– Comment ont-elles passé dans ses mains ? s’écria Rasoumikhine. Et toi, un médecin dont l’obligation est d’étudier l’homme et qui a la possibilité, avant tout autre, d’approfondir la nature humaine, ne vois-tu donc pas quelle est la nature de ce Mikolaï. Ne vois-tu donc pas que tout dans sa déclaration est véridique ? Tout s’est passé comme il l’a déclaré et c’est ainsi que le bijou est passé dans ses mains. Il a marché sur la boîte et l’a ramassée !

– Véridique ! Il a lui-même avoué qu’il avait menti la première fois.

– Écoute-moi. Écoute attentivement : le portier, Koch, Pestriakov, l’autre concierge, la femme du premier portier et son amie qui était alors dans la loge, le conseiller de Cour Krioukov qui venait de descendre de fiacre et qui entrait sous le porche, une dame au bras, tous, c’est-à-dire huit ou dix témoins déclarent avec unanimité que Nikolaï était couché avec Dimitri, qu’il était occupé à le rosser et que l’autre l’avait empoigné par les cheveux et cognait aussi. Ils sont couchés au milieu de l’entrée et obstruent le passage ; on les injurie de tous les côtés et eux, « comme des gosses » (expression employée par les témoins), se débattent, glapissent, rient à gorge déployée avec des figures hilares et se poursuivent dans la rue comme des enfants. Tu as entendu ? Maintenant je te prie de remarquer le fait suivant : les corps, en haut, sont encore chauds, tu entends, chauds ; on les a trouvés encore chauds ! S’ils avaient tué, ou si Nikolaï seul avait tué et puis volé avec effraction, ou bien s’il n’a fait que participer à un pillage, permets-moi alors de te poser une question : est-ce qu’une pareille disposition de l’esprit, c’est-à-dire, les glapissements, le rire, la bataille enfantine sous le porche, peut coïncider avec la hache, le sang, l’astuce criminelle, la prudence, le pillage ? Ils viennent de tuer, il n’y a pas cinq ou dix minutes – car c’est ainsi : les corps sont encore chauds – et ils laissent là les cadavres et l’appartement ouvert, sachant que les gens sont en train d’y monter, ils abandonnent leur butin et se débattent comme des gosses sous le porche, ils crient, ils attirent l’attention générale et cela devant dix témoins !

– Évidemment, c’est bizarre ! Évidemment, c’est impossible, mais…

– Il n’y a pas de mais ; si le fait que les boucles se sont trouvées dans les mains de Nikolaï ce jour-là et à cette heure constitue une charge effective importante contre lui – quoique le fait ait été expliqué par lui et que par conséquent la charge soit discutable – il faut aussi prendre en considération les faits à décharge et ce, d’autant plus, que ce sont des faits indéniables. Penses-tu, étant donné l’esprit de notre jurisprudence, que les juges soient capables d’accepter un pareil fait – basé uniquement sur l’impossibilité psychologique, sur le seul état d’âme – comme une preuve indéniable capable d’annuler un fait matériel quel qu’il soit ? Non ! ils n’accepteront jamais ! jamais ! jamais ! pour rien au monde ! Parce qu’ils ont trouvé l’écrin et que l’homme a voulu se pendre. « Ce qui ne serait pas arrivé s’il était innocent ! » Voilà la question capitale, voilà pourquoi je m’excite ! Comprends-moi !

– Mais je vois bien que tu t’excites. Attends, j’ai oublié de te demander : qu’est-ce qui prouve que l’écrin avec les boucles provient vraiment du coffre de la vieille ?

– C’est prouvé, répondit de mauvaise, grâce Rasoumikhine qui se renfrogna. Koch a reconnu le bijou et indiqué la propriétaire. Celle-ci démontra positivement que la chose lui appartenait.

– Mauvais. Encore une chose : quelqu’un a-t-il vu Nikolaï au moment où Koch et Pestriakov montèrent chez la vieille et y a-t-il des témoins ?

– C’est le hic, personne ne les a vus, répondit Rasoumikhine avec dépit. Voilà qui est mauvais, ni Koch, ni Pestriakov ne les ont remarqués, quoique leur témoignage n’eût pas pesé lourd actuellement. « On a vu que l’appartement était ouvert, disent-ils, et que, sans doute, on y travaillait, mais, en passant, on n’y a pas pris garde et on ne se souvient pas exactement si les ouvriers étaient là ou non. »

– Hem ! Donc leur seule justification est qu’ils se rossaient en riant. Admettons que ce soit une forte preuve, mais… Tu permets, maintenant : comment expliques-tu le fait, en fin de compte ? Comment expliques-tu la trouvaille, si vraiment il a découvert les boucles comme il dit ?

– Comment je l’explique ? Il n’y a rien à expliquer : l’affaire est claire ! En tout cas, la piste à suivre est évidente et c’est que précisément l’écrin qui l’indique si clairement. Le véritable assassin était enfermé en haut, lorsque Koch et Pestriakov frappèrent à la porte. Koch fit la bêtise de descendre lui aussi ; l’assassin sortit et descendit également, car il n’y avait pas d’autre issue. Il s’est caché de Koch et de Pestriakov dans l’appartement vide, précisément à l’instant où Dimitri et Nikolaï venaient de le quitter ; il resta derrière la porte pendant que le portier et les autres montaient, attendit que le bruit de pas s’éteignît, et descendit alors tranquillement au moment précis où Nikolaï se jetait à la poursuite de Dimitri dans la rue, où tout le monde s’était dispersé et où il ne restait plus personne sous le porche. Il est possible qu’on l’ait vu, mais personne n’y prit garde ; toutes sortes de gens passent par là. Quant à l’écrin, il l’avait laissé tomber lorsqu’il se trouvait derrière la porte et il ne l’a pas remarqué à ce moment-là. L’écrin prouve clairement qu’il s’était caché là. Voilà toute l’énigme !

– Judicieux ! C’est très judicieux ! C’est même trop judicieux !

– Mais pourquoi donc ? Pourquoi ?

– Mais parce que tout s’ajuste… tout s’emboîte trop bien… comme au théâtre.

– Ça ! s’écria Rasoumikhine et il s’arrêta car, à cet instant, la porte s’ouvrit et un personnage, inconnu de tous ceux qui étaient présents, entra dans la chambre.

V

C’était un homme d’un certain âge, l’air imposant et affecté, avec le visage circonspect et renfrogné. Il commença par s’arrêter sur le seuil et jeta un regard circulaire, empreint d’un étonnement tel qu’il en devenait froissant, comme s’il se demandait : « Où suis-je donc tombé ? ». Il regardait la « cabine de bateau » de Raskolnikov avec méfiance et affectation. Il reporta son regard sur Raskolnikov lui-même qui, tout dévêtu, ébouriffé, non lavé, était couché sur son misérable et crasseux divan et qui l’examinait de son côté sans bouger. Ensuite, il se mit à détailler la silhouette débraillée de Rasoumikhine qui, non peigné, non rasé, le dévisageait sans un mouvement, d’un regard insolent.

Un silence tendu persista pendant près d’une minute, mais enfin l’atmosphère changea comme il fallait s’y attendre. Se rendant compte sans doute, à certains indices, somme toute forts apparents, qu’un maintien exagérément sévère ne serait pas de mise ici, dans cette « cabine de bateau », le monsieur s’adoucit quelque peu et prononça poliment, en articulant chaque syllabe, sans se départir de sa froideur, s’adressant à Zossimov :

– Monsieur l’étudiant ou l’ancien étudiant Rodion Romanovitch Raskolnikov ?

Zossimov remua lentement et lui aurait peut-être répondu, si Rasoumikhine, auquel on ne s’adressait nullement, ne l’avait devancé :

– Le voici couché sur le divan. Qu’est-ce qu’il vous faut ?

Ce « qu’est-ce qu’il vous faut ? » familier coupa littéralement le souffle au monsieur solennel ; il fit mine de se tourner vers Rasoumikhine, mais réussit quand même à se dominer et se hâta de reporter le regard sur Zossimov.

– Voici Raskolnikov, mâchonna nonchalamment Zossimov, montrant le malade de la tête ; ensuite il bâilla, en ouvrant fort la bouche et en la tenant longtemps ainsi. Puis il porta lentement la main au gousset, sortit une énorme montre à boîtier d’or, l’ouvrit, regarda l’heure, puis la remit avec la même lenteur.

Raskolnikov, lui, restait couché sur le dos, sans bouger, sans parler, en fixant le visiteur d’un regard tendu et indifférent. Son visage, qui s’était détourné de la curieuse petite fleur de papier peint, était devenu livide et exprimait une souffrance extrême comme s’il venait de subir une opération douloureuse ou une torture indicible. Mais le visiteur commença peu à peu à éveiller son attention, son étonnement, sa suspicion, et même, semblait-il, sa crainte. Lorsque Zossimov eut dit : « Voici Raskolnikov », il se souleva soudain, s’assit sur le lit et prononça d’une voix provocante, mais hachée et faible :

– Oui, c’est moi, Raskolnikov ! Que me voulez-vous ?

Le visiteur le regarda avec attention et dit, d’un ton assuré et important :

– Piotr Pètrovitch Loujine. J’ai le ferme espoir que mon nom ne vous est pas tout à fait inconnu.

Mais Raskolnikov, qui s’était attendu à quelque chose de tout autre, le regarda d’un œil pensif et stupide, comme si c’était la première fois qu’il entendait ce nom-là.

– Comment ? Serait-il possible que jusqu’ici vous n’auriez reçu aucune nouvelle ? demanda Piotr Pètrovitch en se rengorgeant quelque peu.

Raskolnikov, en réponse, se laissa aller sur le coussin, glissa ses mains sous la tête et se mit à regarder le plafond. Une inquiétude passa sur les traits de Loujine. Zossimov et Rasoumikhine se mirent à le scruter avec plus de curiosité encore et il en fut visiblement déconcerté.

– J’espérais – je supposais… mâchonna-t-il, qu’une lettre expédiée il y a plus de dix jours, depuis près de deux semaines même…

– Écoutez, pourquoi restez-vous près de la porte ? coupa Rasoumikhine. Asseyez-vous si vous avez quelque chose à expliquer, car il n’y a pas place sur le seuil pour vous et Nastassia. Nastassiouchka, recule-toi, laisse passer. Venez, voici une chaise, ici. Allons, glissez-vous !

Il écarta sa chaise de la table, libéra un petit passage entre celle-ci et ses genoux et attendit dans une position quelque peu contrainte que le visiteur « se glissât » par ce chemin. Ceci était dit de telle façon qu’il était impossible de refuser et le monsieur se faufila par le passage, se hâtant et trébuchant. La chaise atteinte, il s’assit et jeta un regard soupçonneux à Rasoumikhine.

– Ne soyez pas gêné, lança celui-ci ; Rodia est malade depuis cinq jours et il y a trois jours qu’il délire. Maintenant, il est revenu à lui et a même mangé avec appétit. Voici son docteur qui vient de l’ausculter et moi je suis son ami, aussi ancien étudiant ; c’est moi qui le soigne. Alors ne vous gênez pas pour nous et allez-y, dites ce qu’il vous faut dire.

– Je vous remercie. Ma visite et un entretien, toutefois, ne dérangeront-ils pas le malade ? demanda Piotr Pètrovitch à Zossimov.

– N-non, laissa traîner ce dernier, vous pouvez même arriver à le distraire. Et il bâilla de nouveau.

– Oh ! il est revenu à lui depuis un bon moment déjà, depuis ce matin ! continua Rasoumikhine, dont la familiarité avait un tel cachet d’authentique bonhomie que, à la réflexion, Piotr Pètrovitch commença à reprendre courage ; peut-être aussi pour cette raison que cet insolent loqueteux s’était déjà présenté comme étudiant.

– Votre mère…, débuta Loujine.

– Hem ! fit Rasoumikhine.

Loujine le regarda interrogativement.

– Ce n’est rien. Allez-y.

– … Votre mère, lorsque j’étais encore auprès d’elle, avait commencé une lettre qui vous était destinée. À mon arrivée ici, j’ai décidé d’attendre quelques jours avant d’aller chez vous, pour être totalement sûr que vous aviez été informé de tout. Mais, maintenant, à mon grand étonnement…

– Je sais, je sais ! prononça tout à coup Raskolnikov, avec l’expression du plus impatient dépit. C’est vous le fiancé ? Alors, je le sais !… et cela suffit !

Piotr Pètrovitch s’offusqua décidément. Il s’efforçait de comprendre ce que tout cela pouvait bien signifier. Le silence dura près d’une minute.

Dans l’entre-temps, Raskolnikov, qui s’était un peu retourné vers le visiteur en lui parlant, s’était mis à l’examiner à nouveau avec une curiosité particulière, comme s’il n’en avait pas eu le loisir tout à l’heure ou que quelque chose en lui venait de le frapper ; pour mieux l’observer, il se souleva même du coussin. Dans l’aspect général de Piotr Pètrovitch, il y avait, en effet, quelque chose de spécial, quelque chose qui justifiait précisément le titre de « fiancé » qu’on lui avait donné avec si peu de façons. Tout d’abord il était visible – cela sautait aux yeux – que Piotr Pètrovitch s’était hâté de profiter de ces jours passés dans la capitale pour s’habiller et s’embellir en attendant sa fiancée, ce qui, du reste, était très innocent et permis. La suffisance qu’il affichait – peut-être un peu trop visiblement – à la suite de son heureux changement, pouvait être excusée, car Piotr Pètrovitch prenait fort au sérieux son rôle de fiancé.

Tous ses vêtements sortaient tout droit de chez le bon faiseur ; leur seul défaut était d’être trop neufs et de trop laisser voir ce à quoi ils étaient destinés. Même son chapeau rond, et flambant neuf, témoignait de ce souci : Piotr Pètrovitch le traitait avec trop de déférence et le tenait trop prudemment en main. Même la magnifique paire de gants lilas de chez Jouvin attestait la même chose, ne fût-ce que parce qu’elle était portée à la main. Des couleurs claires et juvéniles prédominaient dans les vêtements de Piotr Pètrovitch. Il portait un joli veston d’été beige pâle, un pantalon clair et un gilet assorti, du linge fin, également tout neuf, une petite cravate rayée de rose, de la batiste la plus légère et, ce qui était le plus curieux, c’est que tout cela seyait à son visage. Celui-ci, encore frais et même plaisant, ne laissait pas paraître les quarante-cinq ans de Loujine. Des favoris foncés en forme de côtelettes l’ombraient agréablement et s’épaississaient joliment vers le menton, bien lisse et rasé de près. Même les cheveux, qui comptaient quelques fils blancs, coiffés et frisés de main de maître, ne lui donnaient nullement l’air ridicule ou stupide habituellement conféré par des cheveux frisés, car ils entraînent une inévitable ressemblance avec un marié allemand. Ce qu’il y avait de vraiment désagréable ou de répulsif dans cette physionomie provenait d’autres causes.

Ayant examiné sans façons M. Loujine, Raskolnikov eut un sourire caustique, se laissa de nouveau aller sur le coussin et se remit à examiner le plafond.

Mais M. Loujine s’était raidi et avait probablement décidé de ne plus remarquer toutes ses extravagances pour le moment.

– Je suis vraiment, vraiment peiné de vous trouver dans cette situation, recommença-t-il, rompant le silence avec effort. Si j’avais été informé de votre maladie, je serais venu plus tôt. Mais vous savez, les soucis !… J’ai eu, en outre, une affaire fort importante devant le Sénat. Je ne mentionnerai même pas les préparatifs que vous devinez. J’attends vos parents, c’est-à-dire votre mère et votre sœur, d’un moment à l’autre…

Raskolnikov remua et voulut dire quelque chose ; son visage exprima une certaine émotion. Piotr Pètrovitch suspendit son discours, attendit, mais comme rien ne venait, il continua :

– D’un moment à l’autre. Je leur ai trouvé un appartement pour le début…

– Où ? prononça faiblement Raskolnikov.

– Fort près d’ici, dans l’immeuble Bakaléïev.

– Rue Vozniessensky, interrompit Rasoumikhine. Il y a là deux étages de garnis tenus par le marchand Youchine. J’y ai déjà été.

– Oui, des garnis…

– Une saleté épouvantable : la crasse, la puanteur, et puis, c’est un endroit suspect ; il y est arrivé des histoires, et il y habite toutes sortes de gens !… J’y suis moi-même allé à propos d’un fait scandaleux. Pour le reste, ce n’est pas cher.

– Je n’ai évidemment pas pu recueillir tant de renseignements, car je suis nouvellement arrivé, objecta Piotr Pètrovitch, froissé, mais j’ai retenu deux chambres très propres et comme c’est pour un séjour fort bref… J’ai trouvé aussi le vrai, c’est-à-dire le futur appartement, dit-il à Raskolnikov, et on l’arrange pour l’instant ; en attendant, je me limite moi-même à un garni, à deux pas d’ici, chez Mme Lippewechsel, dans l’appartement d’un jeune ami, Andreï Sémoenovitch Lébéziatnikov, c’est lui qui m’a indiqué l’immeuble Bakaléïev…

– Lébéziatnikov ? prononça lentement Raskolnikov, comme s’il essayait de se souvenir de quelque chose.

– Oui, Andreï Sémoenovitch Lébéziatnikov, employé au ministère. Le connaissez-vous ?

– Mais… non… répondit Raskolnikov.

– Je m’excuse. Votre question me l’a fait croire. J’avais été son tuteur… un très gentil jeune homme… et au courant… Je suis toujours heureux de la compagnie des jeunes gens : ce sont eux qui vous apprennent ce qu’il y a de nouveau.

Cherchant un acquiescement à ces paroles. Piotr Pètrovitch regarda avec espoir tous ceux qui étaient là.

– Dans quel sens ? demanda Rasoumikhine.

– Dans le sens le plus sérieux, et, pour ainsi dire, capital, reprit Piotr Pètrovitch, heureux de la question. Voyez-vous, il y a déjà dix ans que je n’ai plus visité Petersbourg. Toutes ces innovations, ces réformes, ces idées, tout cela nous est bien parvenu, en province, mais pour voir plus clair et voir tout, il faut être à Petersbourg. Alors, mon idée est précisément que c’est en étudiant les nouvelles générations que l’on observe et que l’on apprend davantage. Et, je l’avoue, je m’en suis réjoui.

– De quoi, précisément ?

– Votre question est vaste. Je peux me tromper, mais il me semble que je trouve là une opinion clarifiée, plus de critique, peut-on dire, plus d’initiative.

– C’est vrai, laissa filtrer Zossimov.

– Tu radotes, il n’y a pas d’initiative, bondit Rasoumikhine. L’initiative s’acquiert difficilement ; elle ne tombe pas comme une manne du ciel. Et nous, voilà deux cents ans que nous sommes déshabitués de toute action… Des idées fermentent, du reste, dit-il à Piotr Pètrovitch, il y a même une volonté du bien, quoiqu’elle soit enfantine ; on trouve aussi de l’honnêteté malgré l’afflux d’une nuée d’escrocs, mais de l’initiative, il n’y en a pas ! Ça ne court pas les rues.

– Je ne partage pas votre opinion, répliqua Piotr Pètrovitch, avec un visible plaisir. Il y a évidemment des emballements, des erreurs, mais il faut être condescendant ; les emballements révèlent de l’enthousiasme et les erreurs proviennent des circonstances défavorables, du milieu ambiant. Si les réalisations sont minimes, c’est que les actions sont trop récentes. Et je ne parle pas des ressources disponibles. À mon avis, toutefois, quelque chose a quand même été réalisé : des idées nouvelles, utiles, ont été diffusées ; des écrits nouveaux et utiles ont été également propagés, à la place des anciens écrits, rêveurs et romanesques ; la littérature prend une nuance plus profonde ; de nombreux préjugés nuisibles ont été ridiculisés et extirpés… En un mot, nous nous sommes retranchés totalement du passé, et ceci, d’après moi, est déjà un résultat…

– Il connaît cela par cœur, il se recommande, dit tout à coup Raskolnikov.

– Pardon ? demanda Piotr Pètrovitch qui n’avait pas compris.

Mais il ne reçut pas de réponse.

– Tout cela est vrai, se hâta de placer Zossimov.

– N’est-ce pas ? enchaîna Piotr Pètrovitch avec un regard affable à Zossimov. Convenez, dit-il à Rasoumikhine, cette fois-ci avec une nuance de supériorité et de triomphe (et il fut sur le point d’ajouter « jeune homme »), convenez qu’il y a un avancement, ou mieux, un progrès, quoique, au nom de la science et de la vérité économique…

– Lieu commun !

– Non, ce n’est pas un lieu commun ! Jusqu’ici, par exemple, on m’a dit « aime ton prochain » ; qu’en résultera-t-il, si j’observe ce commandement ? continua Piotr Pètrovitch, avec une hâte peut-être superflue, il en résulterait que je déchirerais ma pelisse en deux, que j’en donnerais la moitié à mon prochain et que nous serions tous deux à moitié nus, comme d’après le proverbe russe : « À courir plusieurs lièvres, on n’en attrape aucun ». La science dit : aime-toi toi-même avant tous les autres, car tout au monde est fondé sur l’intérêt personnel. En n’aimant que toi seul, tu arrangeras tes affaires comme il faut et ta pelisse restera entière. La vérité économique ajoute que, plus une société économique compte d’affaires privées, on pourrait dire de pelisses entières, plus elle a de bases solides, et meilleure est l’organisation générale. Par conséquent, en travaillant uniquement et exclusivement pour moi seul, j’acquiers par le fait même pour tous et j’aide à ce que le prochain reçoive quelque chose de plus qu’une pelisse déchirée, et ceci, non par le fait de générosités privées, mais par suite du progrès général. L’idée est simple, mais, malheureusement, elle est venue tardivement, masquée qu’elle était par l’extase et la rêverie ; pourtant, dirait-on, il faut peu d’esprit pour s’apercevoir…

– Excusez, je n’ai pas d’esprit non plus, coupa brutalement Rasoumikhine, et dès lors, cessons. Voyez-vous, j’ai provoqué cette conversation dans un certain but, parce que tout ce bavardage, toute cette cascade de lieux communs et toujours cette même et même histoire me sont devenus à ce point odieux, depuis trois ans que je les entends, que, je vous le jure, je rougis quand non seulement moi-même, mais les autres, commencent à en parler en ma présence. Vous étiez pressé de vous recommander par votre savoir, ce qui est très excusable, et je ne vous en veux pas. J’ai voulu seulement vous connaître, car, voyez-vous, il y a tant de filous qui, ces derniers temps, ont mis le grappin sur les affaires publiques et ont, à ce point, déformé, dans leur intérêt, tout ce à quoi ils touchaient, qu’ils ont gâté absolument tout. Alors, ça suffit !

– Monsieur, commença Loujine, avec une extrême dignité, j’espère que vous n’avez pas voulu insinuer, avec un tel sans-gêne, que moi aussi…

– Oh, je vous en prie, je vous en prie… Comment aurais-je pu ! Et ça suffit ! coupa Rasoumikhine, en se retournant brusquement vers Zossimov, pour reprendre la conversation de tout à l’heure.

Piotr Pètrovitch eut l’habileté de sembler admettre cette explication. Du reste, il avait décidé de partir dans deux minutes.

– J’espère que la connaissance que nous venons de faire, dit-il à Raskolnikov, se consolidera davantage après votre guérison et en vertu des circonstances qui vous sont connues… C’est la santé que je vous souhaite…

Raskolnikov ne tourna même pas la tête. Piotr Pètrovitch s’apprêta à se lever.

– C’est nécessairement quelqu’un qui y avait un objet en gage qui les a assassinées ! disait Zossimov avec assurance.

– Oui, c’est nécessairement un client ! approuva Rasoumikhine. Porfiri ne découvre pas sa pensée, mais cela ne l’empêche pas d’interroger les clients de la vieille…

– Il interroge les clients ? demanda Raskolnikov à haute voix.

– Oui, et bien ?

– Rien.

– D’où les connaît-il ? demanda Zossimov.

– Koch en a indiqué quelques uns ; les noms des autres étaient inscrits sur les gages et certains sont venus d’eux-mêmes, dès qu’ils en ont entendu parler.

– Il était sans doute adroit et expérimenté, ce bandit. Quelle audace ! Quelle décision !

– Eh bien ! précisément non ! interrompit Rasoumikhine. C’est ça qui vous déroute. Moi, je dis que l’assassin est maladroit, inexpérimenté, et que c’est probablement son premier coup. Suppose un plan bien calculé et un criminel adroit, et tout semblera invraisemblable. Suppose un novice, et il en résultera que seul le hasard a pu le tirer de ce pétrin – que ne fait-il pas, le hasard ? car il n’avait peut-être même pas prévu d’obstacles ! Et comment s’y prend-il ? Il se bourre les poches de bijoux à vingt roubles. Il fouille le coffre, tandis que dans le tiroir supérieur de la commode, on découvre une cassette contenant quinze cents roubles d’argent liquide, sans compter les coupures ! Il n’a même pas su piller ; il n’a pu que tuer ! C’est son premier coup, je te dis, son premier coup ; il a perdu la tête ! Et ce n’est pas le calcul, mais le hasard qui l’a sauvé !

– Vous parlez apparemment du récent assassinat de la veuve du fonctionnaire ? demanda Piotr Pètrovitch, en s’adressant à Zossimov.

Il s’était déjà levé, tenait le chapeau et les gants à la main et avait envie de jeter quelques paroles intelligentes avant de s’en aller. Il était évidemment soucieux de laisser une impression avantageuse et la vanité, chez lui, était plus forte que le bon sens.

– Oui. En avez-vous entendu parler ?

– Bien sûr. C’était aux environs…

– Vous êtes au courant des détails ?

– Non pas précisément, mais il y a une autre circonstance qui m’intéresse, c’est pour ainsi dire un problème général. Je ne parle pas du fait que les crimes, dans les classes inférieures, sont devenus plus fréquents ces cinq dernières années, sans parler des pillages et des incendies incessants ; le plus étrange, pour moi, est que la criminalité augmente aussi dans les classes supérieures, et pour ainsi dire, parallèlement. D’un côté, on apprend qu’un ancien étudiant a attaqué la poste sur la grand-route ; d’un autre côté, on nous dit que des gens d’avant-plan, par leur position sociale, impriment des faux billets à Moscou. On attrape toute une bande de faussaires qui falsifient les bons du dernier emprunt à lots – et l’un des membres est un chargé de cours d’histoire universelle. Ailleurs, on assassine mystérieusement, pour une raison pécuniaire, notre secrétaire à l’étranger… Et maintenant, si cette vieille usurière a été tuée par quelqu’un d’une classe plutôt élevée – car les paysans ne mettent pas de bijoux en gage – comment expliquer ce relâchement de la partie la plus cultivée de notre société ?

– Il y a beaucoup de changements économiques…, dit Zossimov.

– Comment expliquer ? enchaîna Rasoumikhine. Mais précisément par l’absence d’initiative !

– C’est-à-dire ?

– Qu’a donc répondu votre chargé de cours à Moscou à la question de savoir pourquoi il falsifiait les bons ?

« Tous s’enrichissent de diverses façons, alors j’ai aussi voulu m’enrichir rapidement. »

– Je ne me rappelle pas ses mots, mais le sens y est : tout gratuitement, au plus vite, sans peine ! Ils se sont habitués à vivre logés, nourris, blanchis, à suspendre leur culotte aux bretelles des autres et à manger de la nourriture déjà mâchée. Et quand l’heure a sonné, chacun s’est révélé sous son vrai jour…

– La moralité, pourtant ? Et, pour ainsi dire, les lois…

– Mais pourquoi vous mettez-vous en peine ? intervint Raskolnikov d’une façon inattendue. Cela s’est passé dans la ligne de votre théorie.

– Comment cela ?

– Poussez jusqu’aux conclusions logiques ce que vous avez prêché tout à l’heure et il en résultera qu’on peut égorger les gens…

– Mais, je vous en prie ! s’écria Loujine.

– Mais non, ce n’est pas ainsi ! dit Zossimov.

Raskolnikov était couché, pâle ; il respirait avec peine, et sa lèvre supérieure frémissait.

– Tout a une mesure, continua Loujine avec hauteur ; une vie économique n’est pas encore une invitation au meurtre, et si, seulement, on supposait…

– Est-il exact, coupa encore Raskolnikov d’une voix frémissante de colère et où l’on percevait une certaine intention d’offenser – est-il exact que vous avez dit à votre fiancée, au moment même où vous avez reçu son consentement, que ce qui vous était le plus agréable, c’est qu’elle soit indigente… Car il est avantageux de prendre femme parmi les miséreuses, pour régner sur elle plus tard, et lui reprocher de s’être laissée combler de bienfaits…

– Monsieur ! s’écria avec irritation Loujine, qui s’emporta et fut atterré tout à la fois. Monsieur, Monsieur… altérer la pensée de cette manière ! Excusez-moi, mais je dois vous dire que les bruits qui vous sont parvenus, ou, pour mieux dire, que l’on vous a fait parvenir, n’ont pas l’ombre d’un fondement ; et je… soupçonne… qui… cette pointe… en un mot, votre mère… Elle m’avait bien semblé, du reste, malgré toutes ses magnifiques qualités, avoir des idées d’une nuance quelque peu extatique et romanesque… Mais j’étais quand même à cent lieues de supposer qu’elle pût comprendre et présenter la chose sous un aspect à ce point déformé par la fantaisie… enfin… enfin…

– Savez-vous quoi ? cria Raskolnikov, se soulevant sur son coussin et le regardant dans le blanc des yeux d’un regard étincelant, savez-vous quoi ?

– Quoi donc ?

Loujine s’arrêta et attendit, l’air offensé et provocant.

Un court silence s’établit.

– Que si vous osez encore dire… ne fût-ce qu’un mot… au sujet de ma mère… je vous jetterai en bas de l’escalier.

– Que t’arrive-t-il ? cria Rasoumikhine.

– Ah, c’est ainsi ! (Loujine pâlit et se mordit la lèvre.) Écoutez-moi, Monsieur, commença-t-il lentement ; il étouffait quoiqu’il se fisse violence – j’ai déjà discerné tout à l’heure votre animosité, mais je suis resté ici exprès pour en apprendre davantage. J’aurais pu beaucoup pardonner à un malade et à un parent, mais maintenant… à vous… jamais…

– Je ne suis pas malade ! cria Raskolnikov.

– D’autant plus…

– Allez au diable !

Mais Loujine partait déjà de lui-même, sans achever sa phrase ; il se glissait à nouveau entre la chaise et la table ; Rasoumikhine s’était levé cette fois pour le laisser passer. Loujine sortit sans regarder personne, sans même un salut à Zossimov, qui lui faisait signe depuis longtemps de laisser le malade en paix. Il leva précautionneusement son chapeau à la hauteur de l’épaule, lorsqu’il se baissa pour passer la porte. On voyait à la courbe de son dos qu’il venait d’essuyer en ce moment un terrible outrage.

– Fait-on des choses pareilles ! disait Rasoumikhine préoccupé, en secouant la tête.

– Laissez… laissez-moi tous ! s’écria Raskolnikov excédé. Me laisserez-vous donc enfin, bourreaux ! Je n’ai pas peur de vous ! Je n’ai peur de personne, de personne, maintenant ! Allez-vous en. Je veux être seul, seul, seul, seul !

– Viens, dit Zossimov, avec un signe de tête à Rasoumikhine.

– Enfin ! Peut-on le laisser ainsi ?

– Viens, insista Zossimov et il sortit.

Rasoumikhine réfléchit un instant, puis se hâta de le rejoindre.

– Cela aurait pu être pire si nous ne lui avions pas obéi, dit Zossimov dans l’escalier. On ne peut pas l’énerver.

– Qu’est-ce qu’il a ?

– Si du moins, il lui arrivait un choc favorable… c’est cela qu’il faudrait. Tout à l’heure, il avait la force de… Tu sais, il est préoccupé ! Quelque chose lui pèse… J’ai très peur, c’est sûrement cela !

– C’est peut-être ce monsieur, ce Piotr Pètrovitch ? La conversation a montré qu’il épouse sa sœur et que Rodia en a reçu la nouvelle par une lettre arrivée avant sa maladie…

– Oui, il aurait mieux fait de ne pas venir, que le diable l’emporte ; il a peut-être tout gâté. As-tu remarqué que Rodia est indifférent à tout, qu’il devient silencieux à propos de tout, sauf un seul point qui le jette hors de lui : cet assassinat.

– Oui, oui ! approuva Rasoumikhine. Je l’ai très bien remarqué. Il s’intéresse à cela, s’inquiète ; c’est parce qu’on l’a effrayé, au bureau du Surveillant, le jour où il est tombé malade ; il s’est évanoui.

– Tu me raconteras cela plus en détail ce soir, et je te dirai alors quelque chose. Il m’intéresse beaucoup ! Je viendrai le voir dans une demi-heure… Il n’y aura pas d’inflammation, du reste…

– Merci, mon vieux ! Pour moi, j’attends chez Pachenka, et je le surveille par Nastassia…

Raskolnikov, resté seul, regarda Nastassia avec impatience et ennui ; mais celle-ci s’attardait.

– Veux-tu du thé, maintenant ? demanda-t-elle.

– Tout à l’heure ! Je veux dormir ! Laisse-moi…

Il se tourna convulsivement vers le mur ; Nastassia s’en fut.

VI

Elle venait à peine de sortir qu’il se leva, mit le crochet, défit le paquet de vêtements apporté par Rasoumikhine et se mit à s’habiller. Chose étrange, il était devenu tout à fait calme. Il ne ressentait plus ni le délire à demi-insensé ni la terreur panique qu’il avait tout à l’heure. C’étaient les premiers instants d’un calme soudain et insolite. Ses mouvements étaient précis et raisonnés ; ils laissaient deviner une ferme intention. « Aujourd’hui même, aujourd’hui même !… » murmurait-il à part lui. Il comprenait toutefois qu’il était encore faible, mais une extrême tension d’esprit, qui atteignait au calme, à l’idée fixe, lui donnait des forces et de l’assurance ; il espérait, du reste qu’il ne tomberait pas en rue. Une fois habillé de neuf, il regarda l’argent sur la table, réfléchit et le mit en poche. Il y avait là vingt-cinq roubles. Il prit aussi tous les sous de cuivre, la monnaie des dix roubles dépensés par Rasoumikhine pour l’achat des vêtements. Ensuite, il enleva sans bruit le crochet, sortit et descendit l’escalier ; il jeta un regard inquiet à la porte de la cuisine ouverte : Nastassia avait le dos tourné et soufflait dans le samovar de la logeuse. Elle ne l’entendît pas. Et qui aurait supposé qu’il était capable de sortir ? Un moment après, il était dans la rue.

Il était près de huit heures, et le soleil se couchait. La chaleur était toujours aussi suffocante, mais c’est avec avidité qu’il aspira cet air puant, poussiéreux, pollué par la ville. Un léger vertige le saisit ; une espèce de sauvage énergie brilla soudain dans ses yeux et apparut dans les traits tirés de son visage exsangue et blême. Il ne réfléchissait pas et ne savait pas où il allait, il savait uniquement « qu’il fallait en finir aujourd’hui même, d’un coup, tout de suite, qu’autrement, il ne rentrerait pas chez lui, car il ne voulait plus vivre ainsi ». Comment en finir ? Par quel moyen ? Il n’en avait aucune idée et ne voulait même pas y penser. Il fuyait la réflexion qui lui était insupportable. Il ne faisait que sentir, et il savait qu’il fallait que tout changeât, d’une manière ou d’une autre « n’importe comment », se répétait-il avec une fermeté, une décision désespérées.

L’habitude aidant, il prit le chemin ordinaire de ses promenades de naguère et arriva place Sennoï. Avant de l’atteindre, il vit sur la chaussée, en face d’une boutique, un joueur d’orgue de barbarie, aux cheveux noirs, qui « tournait » une romance sentimentale. Il servait d’accompagnateur à une jeune fille d’une quinzaine d’années, qui se tenait debout devant lui sur le trottoir. Elle était habillée comme une demoiselle et portait crinoline, pèlerine, gants, petit chapeau de paille avec une plume couleur de feu : tout cela était vieux et usé. Elle débitait sa romance d’une voix vulgaire, fêlée, mais en somme, assez agréable et non sans force, en attendant qu’on lui jetât un kopeck de la boutique. Raskolnikov se joignit aux deux ou trois auditeurs, écouta un instant, sortit une pièce de cinq kopecks et la mit dans la main de la jeune fille. Celle-ci coupa brusquement son chant sur la note la plus haute et la plus sentimentale, puis lança un « Assez » tranchant à l’accompagnateur ; tous deux s’en furent lentement vers la boutique suivante.

– Aimez-vous les chanteurs de rue ? demanda soudain Raskolnikov à un homme entre deux âges, qui avait écouté debout à côté de lui et qui avait l’air d’un flâneur. Celui-ci lui jeta un regard bizarre. Moi, je les aime bien, continua Raskolnikov, semblant vouloir parler de tout autre chose que des chanteurs de rue. J’aime entendre les chansons accompagnées par l’orgue de barbarie, par une triste et glaciale soirée d’automne, une soirée humide, lorsque les passants ont des visages pâles, verdâtres et maladifs. Ou mieux encore, lorsqu’il tombe de la neige fondante, tout droit, sans vent, vous savez ? et qu’au travers brillent les réverbères…

– Non, je ne sais pas… Pardonnez-moi…, bredouilla le monsieur, effaré par la question et par l’expression étrange du visage de Raskolnikov.

Il passa sur l’autre trottoir.

Raskolnikov continua son chemin et arriva à ce coin de la place Sennoï, où se trouvaient le bourgeois et sa femme qui avaient naguère parlé avec Lisaveta ; ils n’étaient plus là. Reconnaissant l’endroit, il s’immobilisa, jeta un regard circulaire et s’adressa à un jeune gaillard, vêtu d’une chemise rouge, et qui bâillait sur le seuil d’un magasin de farine.

– Il y a bien un bourgeois et sa femme qui tiennent leur commerce là au coin, n’est-ce pas ?

– Toutes sortes de gens tiennent leur commerce ici, répondit le gaillard regardant Raskolnikov de haut.

– Comment appelle-t-il ?

– Comme on l’a baptisé.

– Tu ne serais pas aussi de Zaraïsk ? De quel département es-tu ?

Le gars jeta de nouveau un coup d’œil à Raskolnikov.

– Chez nous, ce n’est pas un département, votre Excellence, mais un district, et, comme c’est mon frère qui voyageait, et que je suis toujours resté à la maison, alors, je ne sais pas… Soyez magnanime, votre Excellence, et excusez-moi.

– C’est un restaurant au premier ?

– C’est une taverne et il y a un billard ; et il y a aussi des princesses…

Raskolnikov se dirigea vers l’autre côté de la place, vers le coin où la foule dense des moujiks s’était assemblée. Il se faufila au plus épais du groupe en regardant les visages. Il avait envie de parler à n’importe qui, mais les moujiks ne lui prêtaient guère attention et braillaient entre eux, en se divisant en petits groupes. Il resta un moment, réfléchit et s’en alla vers la droite, par le trottoir, dans la direction de la perspective V. La place dépassée, il enfila une ruelle…

Il avait déjà souvent emprunté cette courte ruelle qui, par un coude, menait de la place à la rue Sadovaïa. Ces derniers temps, il s’était même senti enclin à rôder par ces endroits lorsqu’il était désespéré « pour l’être encore davantage ». Maintenant, il y avait pénétré sans penser à rien. Il y avait là un grand immeuble, occupé tout entier par des débits de boissons et autres établissements où l’on pouvait boire et manger. Des femmes en sortaient continuellement, habillées comme on s’habille quand on « sort dans le voisinage » : tête nue et sans manteau. À quelques endroits, il y en avait de petits groupes, surtout aux entrées des sous-sols, où un escalier conduisait à des établissements de plaisir. Dans l’un d’eux, pour l’instant, on faisait un bruit d’enfer, on jouait de la guitare, on chantait et on s’amusait beaucoup. De nombreuses femmes s’étaient attroupées à l’entrée ; quelques-unes s’étaient assises sur les marches, d’autres à même le trottoir, d’autres encore restaient debout et bavardaient. Près de là, sur la chaussée, rôdait un soldat ivre, une cigarette aux lèvres, et qui lâchait des bordées de jurons ; il semblait qu’il voulût entrer quelque part, mais ne savait où. Deux loqueteux se querellaient, et un ivrogne traînait en travers du pavé.

Raskolnikov s’arrêta auprès du plus important groupe de femmes ; elles parlaient avec des voix rauques ; elles portaient toutes des robes d’indienne, des chaussures en peau de chèvre et étaient nu-tête. Quelques-unes avaient plus de quarante ans, mais d’autres atteignaient à peine dix-sept ans, presque toutes avaient les yeux battus.

Les chansons et le vacarme qui s’entendaient en bas l’intéressaient, Dieu sait pourquoi… On entendait, au milieu des éclats de rire et des glapissements, quelqu’un qui dansait une danse enragée au son d’une rengaine, chantée d’une maigre voix de fausset et accompagnée d’une guitare et de battements de talons. Il écoutait attentivement d’un air triste et songeur, en se tenant penché sur l’entrée, et glissait un regard curieux dans le vestibule.

Ô toi, mon beau vaurien,

Ne me bats donc pas pour rien !

La voix du chanteur montait, haute. Raskolnikov eut fortement envie de comprendre ce que l’on chantait, comme si, pour lui, tout en dépendait.

« Et si j’entrais ? », pensa-t-il. « Ils s’esclaffent ! C’est qu’ils sont ivres. Et si je m’enivrais ? »

– N’entrez-vous pas, gentil Monsieur ? demanda l’une des femmes d’une voix pas encore tout à fait éraillée.

Elle était jeune, et même la seule à n’être point répugnante.

– Tu es bien jolie ! répondit-il, après s’être relevé et l’avoir regardée.

Elle lui sourit, car le compliment ne lui avait pas déplu.

– Vous êtes vous-même très bien, dit-elle.

– Comme vous êtes maigre, remarqua une autre d’une voix de basse. Vous sortez de l’hôpital ?

« Toutes des filles de généraux, à ce qu’il me semble, et elles ont toutes un nez en trompette », interrompit un moujik qui s’était approché ; il était gris, sa souquenille bâillait et il avait une trogne rusée et hilare. « On s’amuse ! », ajouta-t-il.

– Entre, puisque tu es venu !

– Oui, j’entre. Quelle joie !

Et il dégringola les marches.

Raskolnikov se remit en route.

– Eh, Monsieur ! lui cria la fille.

– Quoi ?

Elle sembla décontenancée.

– Je serai toujours contente, gentil Monsieur, de passer quelques moments avec vous, mais pour l’instant, vous m’intimidez, je n’ose pas. Faites-moi un cadeau, aimable cavalier, six kopecks pour boire !

Raskolnikov sortit ce qui lui tomba sous la main : trois pièces de cinq kopecks.

– Oh, quel généreux Monsieur !

– Quel est ton nom ?

– Demandez Douklida.

– Comment est-ce possible, remarqua soudain une femme du groupe, avec un signe de tête à Douklida ; comment peut-elle mendier pareillement ! Je serais entrée sous terre de honte…

Raskolnikov regarda avec curiosité celle qui parlait ainsi.

Elle était âgée d’environ trente ans et toute couverte d’ecchymoses. Elle avait la figure grêlée et la lèvre supérieure enflée. Elle marquait sa désapprobation posément et sérieusement.

« Où ai-je donc lu, pensait Raskolnikov en continuant son chemin, qu’un condamné à mort, une heure avant l’exécution, a dit ou pensé que s’il lui fallait vivre quelque part sur un rocher, sur une plate-forme si étroite qu’il n’y aurait place que pour ses pieds, et entourée de précipices, de l’océan, des ténèbres, de la solitude et de la tempête éternelle, et s’il lui fallait rester ainsi debout sur un pied carré d’espace toute sa vie, mille ans, l’éternité, eh bien ! qu’il préférerait vivre ainsi plutôt que de mourir ! Vivre, vivre à tout prix ! N’importe comment, mais vivre !… Comme c’est vrai ! Mon Dieu, comme c’est vrai ! L’homme est vil ! Et celui-là est vil aussi qui le condamne parce qu’il est vil ! ajouta-t-il, une minute plus tard.

Il arriva alors dans une autre rue. « Tiens, le Palais de Cristal ! Tout à l’heure, Rasoumikhine a parlé du Palais de Cristal. Mais que diable voulais-je y faire ? Ah oui, lire… Zossimov m’a dit qu’il a lu dans les journaux… »

– Avez-vous des journaux ? demanda-t-il, en pénétrant dans le café, vaste et propre, composé de plusieurs pièces, d’ailleurs assez désertes. Deux ou trois clients buvaient du thé, et, dans la pièce du fond, un groupe de quatre hommes consommaient du champagne. Il sembla à Raskolnikov que Zamètov était parmi ceux-ci. Mais, après tout, de loin, on ne voyait pas très bien.

« Cela m’est égal », pensa-t-il.

– Désirez-vous du vodka ? demanda le garçon.

– Donne du thé. Apporte aussi des vieux journaux, les journaux de ces cinq derniers jours ; je te donnerai un pourboire.

– Bien, Monsieur. Voici ceux d’aujourd’hui. Vous désirez aussi du vodka ?

Les vieux journaux et le thé apparurent. Raskolnikov s’assit et commença à chercher : « Isler – Isler – les Aztèques – les Aztèques – Isler – Barthola – Massimo – les Aztèques – Isler… Non ! Ah, voici les faits divers : tombée dans l’escalier – bourgeois tué par l’alcool – incendie aux Sables – incendie rue Petersbourgskaïa – encore un incendie rue Petersbourgskaïa – Isler – Isler – Isler – Massimo… Ah, voilà… »

Il trouva enfin ce qu’il cherchait et se mit à lire : les lettres dansaient devant ses yeux, mais il termina quand même la lecture du « fait divers » et se mit à la recherche des dernières nouvelles dans les éditions suivantes. Ses mains tremblaient d’une impatience fébrile en feuilletant les journaux. Soudain quelqu’un s’assit à sa table, près de lui. Il regarda, c’était Zamètov, toujours le même Zamètov avec le même aspect, les bagues, les chaînes, la raie dans ses cheveux bouclés, noirs, cosmétiqués, l’élégant gilet, la jaquette quelque peu usagée et le linge défraîchi. Il était gai, ou, tout au moins, il souriait avec beaucoup de bonne humeur et de jovialité. Son visage basané était un peu allumé par le champagne.

– Comment, vous ici ? commença-t-il, étonné, avec le ton qu’il eût pris pour un vieil ami. Et Rasoumikhine qui m’a dit hier que vous étiez toujours sans connaissance ! Étrange ! Car j’ai été chez vous…

Raskolnikov avait deviné qu’il viendrait auprès de lui. Il écarta les journaux et se tourna vers Zamètov. Il avait la lèvre railleuse, et une irritante impatience perçait dans son expression.

– Je le sais bien, que vous avez été chez moi, répondit-il ; on me l’a dit. Vous avez cherché la chaussette… Vous savez, Rasoumikhine est fou de vous ; il dit que vous avez été avec lui chez Lavisa Ivanovna, chez celle-là même au sujet de laquelle vous vous donniez tant de peine, quand vous faisiez des clins d’œil au lieutenant Poudre qui ne comprenait pas, vous vous rappelez ? Comment pouvait-il ne pas comprendre : l’affaire était claire… n’est-ce pas ?

– En voilà un tapageur !

– Qui ? La Poudre ?

– Non, votre ami Rasoumikhine…

– Vous avez une bonne vie, Monsieur Zamètov ; l’entrée des plus agréables endroits sans payer aucun droit. Qui vous abreuvait de champagne, tout à l’heure ?

– Nous avons… bu… un coup… Pourquoi « abreuvait » ?

– Les honoraires ! Vous profitez de tout ! (Raskolnikov se mit à rire.) Ce n’est rien, mon brave garçon, ce n’est rien ! ajouta-t-il, en donnant une tape sur l’épaule de Zamètov. Je ne dis pas cela par méchanceté, mais « en tout bien, tout amour, par jeu », comme le disait l’ouvrier lorsqu’il rossait Mitka ; c’est dans l’affaire de la vieille.

– D’où savez-vous cela ?

– J’en sais peut-être plus que vous.

– Comme vous êtes bizarre… Vous êtes probablement encore malade. Vous n’auriez pas dû sortir…

– Je vous parais bizarre ?

– Oui. Que faites-vous ? Vous lisez les journaux ?

– Oui.

– Beaucoup d’incendies, n’est-ce pas ?

– Je ne lisais pas cela. Il jeta alors un coup d’œil énigmatique à Zamètov. Le sourire railleur qu’il avait auparavant tordit à nouveau ses lèvres. Non, ce n’est pas cela que je lisais, continua-t-il, avec un clin d’œil. Mais avouez, aimable jeune homme, que vous mourez d’envie d’apprendre ce que je lisais ?

– Pas du tout ; j’avais demandé cela ainsi… Ne peut-on demander ? Qu’avez-vous à…

– Écoutez ; vous êtes un homme instruit, un amateur de belles lettres, n’est-ce pas ?

– J’ai fait six classes au Lycée, répondit Zamètov, non sans quelque dignité.

– Six classes ! Oh, mon petit pigeon ! Avec une raie, des bagues – un homme riche ! Ah, quel gentil petit garçon !

Ici Raskolnikov pouffa d’un rire nerveux à la figure de Zamètov. Celui-ci recula ; ce n’était pas qu’il fût offusqué, mais plutôt très étonné.

– Ah, ça ! qu’il est bizarre ! répéta Zamètov, très sérieusement. Il me semble que vous délirez encore.

– Je délire ? Tu radotes, mon pigeon ! Alors, je suis bizarre ? Alors, j’ai éveillé votre curiosité, n’est-ce pas ? Je l’ai éveillée ?

– Oui.

– Oui, vous voulez savoir ce que j’ai lu, ce que je recherchais ? En ai-je fait apporter des journaux ! C’est louche, n’est-ce pas ?

– Eh bien ! dites.

– Vous avez les oreilles aux aguets ?

– Pourquoi aux aguets ?

– Je vous l’apprendrai par après ; et maintenant, mon très cher, je vous déclare…, non, « j’avoue » est mieux… Non, ce n’est pas cela non plus : « je fais une déposition dont vous prenez note » – c’est cela ! Je dépose que j’ai cherché, que j’ai lu, que je me suis intéressé à… – et je suis entré ici dans ce but, – rechercher des faits concernant l’assassinat de la vieille veuve, dit-il enfin à voix basse, le visage à un pouce de celui de Zamètov.

Celui-ci le regardait droit dans les yeux, sans bouger et sans écarter son visage.

Il sembla plus tard à Zamètov que la chose la plus singulière fut qu’ils se turent tout une minute, et que, pendant ce temps, ils se regardèrent de cette manière.

– Et même si vous avez lu cela ? s’écria tout à coup Zamètov stupéfait et excédé. Qu’est-ce que ça peut bien me faire ? Qu’y a-t-il là d’étonnant ?

– C’est cette même vieille, continua Raskolnikov avec le même ton, et sans réagir à l’exclamation de Zamètov, cette même vieille dont on parlait au bureau lorsque je m’y suis évanoui. Vous comprenez maintenant ?

– Mais qu’y a-t-il à comprendre ? prononça Zamètov, presque alarmé.

Le visage impénétrable et grave de Raskolnikov se transfigura en un instant et il partit à nouveau d’un éclat de rire nerveux, comme s’il était impuissant à se maîtriser. Il se souvint soudain, avec une netteté extraordinaire, de la sensation qu’il avait éprouvée lorsque, le jour de l’assassinat, debout derrière la porte, dont le crochet bougeait sous les coups, il entendait les deux hommes cogner et jurer sur le palier, et qu’il ressentit tout à coup une envie folle de crier, de les quereller, de leur tirer la langue, de les railler et de rire à gorge déployée, de rire, rire, rire !

– Vous êtes ou bien fou ou bien…, prononça Zamètov, et il s’arrêta, comme s’il avait été frappé par une pensée qui lui fût venue soudainement.

– Ou bien ? Ou bien quoi ? Eh bien ! quoi ? Dites un peu !

– Rien ! répondit Zamètov agacé. Bêtises que tout cela !

Tous deux se turent. Après son brusque et convulsif accès d’hilarité, Raskolnikov devint triste et pensif. Il s’appuya à la table et se prit la tête entre les mains. Il semblait qu’il eût entièrement oublié Zamètov. Le silence dura assez longtemps.

– Buvez donc votre thé. Il va devenir froid, dit Zamètov.

– Hein ? comment ? le thé ?… En effet !…

Raskolnikov but une gorgée, mit en bouche un morceau de pain, jeta un coup d’œil à Zamètov et sembla se reprendre. Son visage prit à nouveau son expression railleuse. Il continua à boire son thé.

– Ces derniers temps, les escroqueries se multiplient, dit Zamètov. Il n’y a pas longtemps encore, j’ai lu dans le « Moskovkie Vedomosti », qu’on a pincé à Moscou toute une bande de faux-monnayeurs. Toute une société. Ils écoulaient des billets.

– Oh, c’est vieux ! J’ai lu ça il y a un mois, répondit tranquillement Raskolnikov. Et ce sont des escrocs, d’après vous ? ajouta-t-il avec un sourire.

– Bien sûr !

– Ceux-là ? Mais ce sont des enfants, des blancs-becs ! Ils se réunissent à cinquante dans ce but ! Est-ce permis ! À trois, ils auraient déjà été trop nombreux ; et encore aurait-il fallu qu’ils eussent plus confiance dans les autres qu’en eux-mêmes ! Il aurait suffi que l’un d’eux bavarde après boire pour que tout aille au diable ! Des blancs-becs ! Ils emploient des gens peu sûrs pour changer les billets aux guichets des banques ; ils confient une telle besogne au premier venu ! Admettons que ces blancs-becs aient réussi et qu’ils se soient fait un million chacun, et ensuite ? Pendant toute leur vie, chacun dépend des autres, pour le restant de ses jours ! Mieux vaut se pendre ! Mais ils n’ont même pas pu écouler leur marchandise : l’homme s’était mis à compter les billets au guichet – il en avait reçu pour cinq mille roubles – lorsque ses mains tremblèrent. Il en avait déjà compté quatre mille, mais il prit le cinquième mille sans compter, faisant confiance à l’employé, pour l’avoir rapidement en poche, afin de pouvoir filer. C’est ce qui a provoqué le soupçon. Et tout a sauté par la faute d’un imbécile ! Est-ce donc permis ?

– Permis de laisser trembler ses mains ? reprit Zamètov. Je suis certain que c’était inévitable. Il arrive qu’on ne puisse plus se maîtriser.

– Ne plus se maîtriser ?

– Le supporteriez-vous ? Moi, je ne le supporterais pas ! Aller faire un pareil coup pour cent roubles de profit ! Aller changer un faux billet et où donc ! – dans une banque ! où on ne peut tromper les employés ! – non, moi j’en serais décontenancé. Et vous, vous décontenanceriez-vous ?

Raskolnikov eut une terrible envie de « montrer la langue » à Zamètov. Des frissons, par instant, lui parcouraient le dos.

– Je ne m’y serais pas pris de cette façon, commença-t-il, comme s’il revenait de loin. J’aurais agi de la manière suivante : j’aurais compté le premier mille quatre fois, par exemple, par tous les bouts, en examinant chaque billet avant de me mettre au deuxième mille. Au milieu du deuxième mille, je me serais arrêté et j’aurais pris un billet quelconque que je me serais mis à examiner à la lumière, et puis à contre-jour, pour voir s’il n’est pas faux. « Car j’ai peur, voyez-vous : une de mes parentes a perdu ainsi vingt-cinq roubles dernièrement » et je lui aurais raconté toute une histoire. Venu au troisième mille : Non, permettez, je crois que dans le deuxième mille j’ai mal compté la septième centaine ; j’ai des doutes » et j’aurais abandonné le troisième et je me serais remis au deuxième mille, et ainsi de suite pour les cinq mille. Après avoir fini de compter, j’aurais sorti un billet du cinquième mille et un autre du deuxième et, de nouveau, je les aurais examinés à contre-jour et j’aurais encore émis des doutes : Donnez-m’en d’autres, je vous prie, à la place de ces deux-là ». Le caissier, en nage, s’arracherait les cheveux en désespérant de se débarrasser de moi ! Une fois tout terminé, je me serais dirigé vers la sortie, j’aurais ouvert la porte et puis « Excusez-moi… » je serais revenu demander quelques renseignements – voilà comment j’aurais fait.

– Ça ! Quelles effrayantes histoires vous me racontez-là ! dit Zamètov en riant. Seulement ce ne sont que des paroles. Venu au fait, vous auriez trébuché. Cette besogne n’est ni pour vous ni pour moi, je vous le dis. Même un homme expérimenté et bien décidé peut faire un faux pas. Mais pourquoi chercher ? Ainsi, par exemple, c’est dans notre district que la vieille a été tuée. Le meurtrier était, semble-t-il, une tête brûlée, il vous risque le tout en plein jour et il n’est sauvé que par miracle, mais ses mains ont quand même tremblé : il n’a pas su piller, il n’a pu le supporter ; l’affaire démontre…
Raskolnikov, sembla-t-il, s’offusqua.

– L’affaire démontre !… Essayez de l’attraper, maintenant ! s’exclama-t-il, agaçant méchamment Zamètov.

– Eh bien, on l’attrapera.

– Qui ? Vous ? Vous seriez capable ? Vous allez vous y empêtrer ! Le plus important à vos yeux est de savoir si tout à coup on se met à dépenser exagérément. Pas d’argent, et brusquement on dépense sans compter : alors comment ne serait-on pas l’assassin ? Mais un petit enfant haut comme ça vous roulerait dans cette affaire s’il en avait envie !

– Mais voilà justement, le hic c’est qu’ils font tous la même chose, répondit Zamètov ; ils tuent intelligemment, ils risquent leur vie, et puis ils se font prendre au cabaret, c’est la dépense qui les trahit. Tout le monde n’est pas aussi malin que vous. Vous ne seriez pas allé au cabaret, évidemment !

Raskolnikov fronça les sourcils et jeta un coup d’œil aigu à Zamètov.

– Je vois que vous vous êtes laissé tenter, et que vous voudriez savoir ce que j’aurais fait ? dit-il avec mécontentement.

– Mais, oui, je voudrais bien, répondit l’autre sérieusement et avec fermeté.

Ses paroles, ses regards devenaient vraiment trop sérieux.

– Vous voulez absolument savoir ?

– Absolument.

– Très bien. Voici ce que j’aurais fait, commença en chuchotant Raskolnikov qui approcha comme tantôt son visage de celui de Zamètov, en le regardant dans le blanc des yeux, si bien que, cette fois-ci, son interlocuteur frissonna. Voici comment j’aurais agi : Je prends l’argent et les bijoux et je les porte en droite ligne, sans entrer nulle part, dans un endroit clos de murs pleins et où il n’y a presque personne – un petit potager ou quelque chose dans ce genre. J’ai déjà repéré d’avance, dans cette cour, une pierre de quarante livres, par exemple, qui gît dans un coin, près du mur de clôture, probablement depuis la construction de la maison ; je soulève cette pierre – il doit y avoir un petit trou là-dessous – je mets les bijoux et l’argent dans ce trou. Alors, je fais basculer la pierre à son ancienne place, je tasse du pied et je m’en vais. Puis je laisse ça là, un an, deux ans, même trois ans, – cherchez alors !

– Vous êtes fou, dit Zamètov, à voix basse, lui aussi, Dieu sait pourquoi, et il se recula soudain.

Les yeux de Raskolnikov brillèrent ; il devint complètement livide ; sa lèvre supérieure frissonna et se mit à trembler. Il se pencha vers Zamètov aussi près qu’il put et se mit à remuer les lèvres sans qu’aucun son en sortît ; cela dura près d’une demi-minute ; il savait ce qu’il faisait, mais il ne pouvait se retenir… Le terrible aveu dansait sur ses lèvres comme le crochet, le jour du crime, dansait dans l’anneau : encore un peu et il saute ; il suffit de le laisser s’échapper, de le prononcer !

– Et si c’était moi qui avait tué la vieille et Lisaveta ? dit-il soudain, et il revint à lui.

Zamètov le regarda épouvanté et devint pâle comme un linge. Son visage se tordit en un sourire.

– Mais, est-ce possible ? articula-t-il, d’une voix à peine audible.

Raskolnikov lui jeta un coup d’œil méchant.

– Avouez que vous m’avez cru ? dit-il enfin d’une voix froide et railleuse. Allons, avouez donc !

– Pas du tout ! Maintenant moins que jamais ! dit hâtivement Zamètov.

– Vous vous êtes trahi ! Attrapé, le moineau ! Puisque vous me croyez « maintenant moins que jamais », c’est donc que vous m’aviez cru auparavant ?

– Mais pas du tout ! s’exclama Zamètov tout confus. Est-ce pour en venir là que vous avez cherché à m’effrayer ?

– Alors, vous n’y croyez pas ? Et de quoi avez-vous parlé lorsque je suis sorti du bureau ? Et pourquoi le lieutenant Poudre m’a-t-il questionné lorsque je suis revenu à moi, après mon évanouissement ? Hé là ! cria-t-il au garçon en se levant et en saisissant sa casquette. Combien dois-je ?

– Trente kopecks en tout, Monsieur, répondit le garçon en se précipitant.

– Voici encore vingt kopecks pour toi. En voilà de l’argent ! (Il tendit de sa main tremblante les billets de banque vers Zamètov.) Des rouges, des bleus, vingt-cinq roubles ! D’où viennent-ils ? D’où viennent les vêtements neufs ? Car vous savez : pas un sou avant ! La logeuse a sans doute déjà été interrogée… Allons, ça suffit. Assez causé ! Au revoir… au plaisir !

Il sortit ; une étrange sensation hystérique le faisait frissonner mais, dans cette sensation, il y avait une part d’intolérable jouissance. Il était du reste sombre et extrêmement fatigué. Son visage était tordu comme après quelque accès. Sa fatigue croissait rapidement. Ces temps-ci, la première excitation nerveuse faisait affluer ses forces, mais celles-ci retombaient tout aussi rapidement, à mesure que faiblissait la sensation.

Quant à Zamètov, il resta encore longtemps à la même place, à rêver. Raskolnikov avait modifié toutes ses idées au sujet du point en question et avait fixé son opinion de façon définitive.

« Ilia Pètrovitch est un nigaud », conclut-il enfin.

Raskolnikov avait à peine ouvert la porte de la rue qu’il tomba, sur le perron même, sur Rasoumikhine qui entrait. Ils ne s’étaient pas aperçus et manquèrent de se cogner. Ils se mesurèrent du regard quelques instants. Rasoumikhine était abasourdi, mais tout à coup, la colère, une véritable colère, s’alluma dans ses yeux.

– Ah, te voilà ! cria-t-il à pleins poumons. Tu t’es enfui de ton lit ! Et moi qui le cherche sous le divan ! Sais-tu que l’on a été voir au grenier ? J’ai presque battu Nastassia à cause de toi… Et voilà où il est ! Rodka ! Qu’est-ce que cela signifie ? Sois sincère ! Avoue ! Tu entends ?

– Cela signifie que j’en ai assez de vous tous et que je veux être seul, répondit calmement Raskolnikov.

– Seul ? Quand tu ne peux même pas encore faire un pas, que ta gueule est blanche comme un linge et que tu suffoques ? Imbécile… Que faisais-tu au Palais de Cristal ? Parle, tout de suite !

– Laisse-moi aller ! dit Raskolnikov, et il voulut avancer.

Cela mit Rasoumikhine hors de lui-même ; il empoigna son camarade par l’épaule.

– Te laisser aller ? Tu oses dire « laisse-moi aller » après ce que tu as fait ! Sais-tu ce que je vais faire de toi, maintenant ? Je vais te prendre, t’emporter chez toi sous le bras comme un colis, et t’enfermer à clé !

– Écoute, Rasoumikhine, commença doucement Raskolnikov, apparemment tout à fait calme, ne vois-tu vraiment pas que je ne veux pas de ton dévouement ? Pourquoi donc combler de bienfaits ceux qui… s’en fichent ? Ceux, enfin, auxquels cela pèse sérieusement ? Allons, pourquoi es-tu parti à ma recherche au début de ma maladie ? Peut-être aurais-je été très heureux de mourir ? Ne t’ai-je pas assez fait comprendre aujourd’hui que tu me tourmentes, que tu… m’ennuies ! Qu’as-tu donc besoin de tourmenter les gens ! Je t’assure que cela contrarie sérieusement ma guérison, car je suis sans cesse exaspéré. Zossimov, lui, est bien parti, tout à l’heure, pour ne pas m’énerver ! Laisse-moi, toi aussi, je t’en conjure ! En somme, de quel droit me retiens-tu de force ? Ne vois-tu donc pas que j’ai maintenant toute ma tête ? Comment, dis-le moi, comment te fléchir pour que tu ne m’importunes plus, pour que tu ne me combles plus de ta sollicitude ? Admettons que je sois ingrat ; admettons que je vois vil, mais laissez-moi la paix, je vous en supplie, laissez-moi la paix ! La paix ! La paix !

Il avait commencé calmement, se réjouissant d’avance de tout le poison qu’il allait déverser et il finit hors de lui, suffoquant, comme tout à l’heure, pendant son altercation avec Loujine.

Rasoumikhine réfléchit un moment et lâcha son bras.

– Va-t-en au diable, alors ! dit-il doucement et presque rêveusement. Arrête, rugit-il soudain, lorsque Raskolnikov fit mine de bouger. Écoute-moi ! Je vous déclare que, tous, vous êtes des petits bavards et des petits fanfarons. Il vous arrive de vous voir pourvus d’une petite souffrance de tout repos, et vous vous mettez à la couver comme une poule ! Et ici aussi, vous pillez vos auteurs. Pas de vie personnelle en vous ! Vous êtes faits avec du blanc de baleine et vous avez du petit lait au lieu de sang ! Je n’ai foi en aucun de vous. Le premier souci, pour vous, dans toutes les occasions, est de savoir comment faire pour ne pas ressembler à un être humain. Arrê-ê-te ! hurla-t-il avec une rage redoublée, voyant que Raskolnikov voulait de nouveau s’en aller. Écoute jusqu’à la fin ! Tu sais qu’on va procéder à la pendaison de la crémaillère chez moi, aujourd’hui ; ils sont peut-être déjà là, mais j’y ai laissé l’oncle (je viens d’y piquer une tête) pour recevoir les invités. Alors, si tu n’étais pas un imbécile, un plat imbécile, un triple imbécile… tu vois, Rodia, j’avoue que tu es intelligent, mais tu es un imbécile ! alors, si tu n’étais pas un imbécile, ne viendrais-tu pas passer la soirée chez moi, au lieu de battre le pavé pour rien ? Puisque tu es sorti, il n’y a plus rien à faire ! Je te donnerai un de ces bons fauteuils bien mous, il y en a un chez la logeuse… du thé… de la compagnie… Si ça ne te plaisait pas, je te ferais coucher sur la chaise-longue, – tu resterais quand même parmi nous… Zossimov en sera. Tu viens, oui ?

– Non.

– Tu radotes ! s’exclama Rasoumikhine, impatient. Qu’en sais-tu ? Tu n’es pas sûr de toi-même ! Et puis, tu n’y comprends rien… Je me suis querellé mille fois avec le monde, et j’y suis toujours revenu. Tu auras honte, et tu reviendras ! Rappelle-toi, alors l’immeuble Potchinkov, troisième étage…

– Mais vous seriez bien capable, Monsieur Rasoumikhine, de vous faire battre par quelqu’un pour le plaisir de dispenser des bienfaits.

– Battre qui ? Moi ? Je te dévisse le nez pour la moindre plaisanterie ! Immeuble Potchinkov, n° 47, appartement du fonctionnaire Babouchkine…

– Ne compte pas sur moi, Rasoumikhine.

Raskolnikov se détourna et s’éloigna.

– Je parie que tu viendras ! cria Rasoumikhine. Sans cela tu… sans cela, je ne veux plus te connaître ! Attends, hé ! Zamètov est là ?

– Oui.

– Tu l’as vu ?

– Oui.

– Tu lui as parlé ?

– Oui, je lui ai parlé.

– De quoi ? Après tout, va au diable, n’en dis rien, Potchinkov, 47, Babouchkine, souviens-toi.

Raskolnikov descendit jusqu’à la rue Sadovaïa et tourna le coin. Rasoumikhine regardait songeusement dans sa direction. Il fit enfin un geste de la main et pénétra dans l’immeuble ; il s’arrêta cependant au milieu de l’escalier.

« Ah, ça ! », continua-t-il, presque à haute voix ! « Ses paroles ont du sens, mais il semble bien… Mais que je suis stupide ! Les paroles des déments n’ont-elles pas également un sens ? Et c’est sans doute cela que craint Zossimov. » Il se toucha le front du doigt. « Et si… alors, comment peut-on le lâcher seul maintenant ? Il peut se noyer… J’ai fait une bêtise. »

Il revint en courant sur ses pas, mais il n’y avait plus trace de Raskolnikov. Il cracha alors à terre, et revint rapidement au « Palais de Cristal » pour interroger Zamètov.

Raskolnikov alla directement au pont N…, où il s’appuya au garde-fou et se mit à regarder dans le vide. Après avoir quitté Rasoumikhine, il se sentit si faible, qu’il avait eu peine à arriver où il était. Penché sur l’eau, il regardait les reflets roses du coucher du soleil, l’alignement des maisons, faisant une tache sombre dans le soir tombant, une fenêtre de mansarde, quelque part au loin sur la rive gauche qui, touchée par un dernier rayon de soleil, brillait comme si elle flambait ; il regardait l’eau du canal qui s’obscurcissait ; il l’observait, semblait-il avec attention. Enfin, devant ses yeux se mirent à tourner des cercles rouges, les maisons s’ébranlèrent, les passants, les quais, les voitures, tout se mit à tourner, à danser une ronde. Soudain il frissonna, une scène atroce et étrange l’empêcha de s’évanouir. Il eut la sensation que quelqu’un s’arrêtait auprès de lui, à sa droite ; il regarda et vit une femme de haute taille, un fichu sur la tête, avec un long visage jaune d’ivrognesse et des yeux caves et rougeâtres. Elle le dévisageait, mais, sans doute, ne voyait-elle rien et ne distinguait-elle personne. Soudain, elle s’appuya de la main droite au garde-fou, passa la jambe droite, puis la gauche par-dessus le grillage, et se jeta dans le canal. L’eau sale rejaillit, engloutit un moment la femme, mais un instant plus tard elle surnagea et le courant l’emporta tout doucement, la tête et les jambes immergées, le dos flottant, la jupe bouffant comme un coussin au-dessus de l’eau.

– Elle s’est noyée ! elle s’est noyée ! criaient des dizaines de voix.

Des gens accouraient ; les deux quais se garnirent de monde ; Raskolnikov fut entouré par la foule qui le poussait et qui le pressait contre le parapet.

– Mon Dieu ! Mais c’est notre Afrossiniouchka ! cria soudain la voix plaintive d’une femme. Sauvez-la, petits pères, tirez-la hors de l’eau !

Un canot ! Un canot ! cria-t-on dans la foule.

Mais le canot n’était plus nécessaire ; un agent avait déjà dégringolé les marches qui conduisaient au canal, s’était débarrassé de sa capote, de ses bottes, et s’était jeté à l’eau. La besogne fut simple : la femme flottait à deux pas des marches ; il la saisit de la main droite par les vêtements, réussit à attraper de la gauche une perche que lui tendait un camarade et la désespérée fut ramenée au bord. Elle reprit rapidement ses sens, se releva, s’assit, se mit à éternuer et à s’ébrouer en essuyant stupidement sa robe mouillée de la main. Elle ne disait rien.

– Elle est saoule comme une bourrique, petits pères, comme une bourrique, sanglotait la même voix de femme, maintenant tout près d’Afrossiniouchka. Elle a voulu se pendre, l’autre fois ; on l’a dépendue. Je suis allée faire des courses et j’ai laissé ma fillette chez elle et voilà le malheur qui est arrivé ! C’est une bourgeoise, petit père, notre voisine, elle n’habite pas loin, la deuxième maison dans la rue, là…

Les gens se dispersaient ; les agents s’occupaient encore de la femme, quelqu’un parla du bureau de police… Raskolnikov regardait tout avec une sensation insolite de détachement. Le dégoût le saisit. « Non, c’est laid… l’eau… pas la peine », se marmottait-il. « Il n’y aura plus rien », ajoutait-il, « inutile d’attendre. Qui parle de commissariat… Pourquoi Zamètov n’est-il pas au commissariat ? Il ouvre à neuf heures… ». Il tourna le dos au parapet et regarda tout autour de lui.

« Et alors ? Pourquoi pas ! », prononça-t-il avec décision, et, quittant cet endroit, il partit du côté du bureau de police. Son cœur était vide et sourd. Il ne voulait pas réfléchir. Son angoisse même était dissipée ; il n’y avait plus trace de l’énergie qui l’animait lorsqu’il était sorti de chez lui, dans le but « d’en finir ». Une apathie totale avait pris sa place.

« Après tout, c’est aussi une solution ! », pensa-t-il, en traînant le long du canal. « Ce sera fini parce que je l’aurai voulu… Est-ce une solution, en somme ? Bah, c’est égal ! Il y aura bien un pied d’espace – Il rit. Pour une fin, c’est une fin ! Est-ce possible que ce soit une fin ? Leur dirai-je ou ne leur dirai-je pas ? Ah… ça ! Je suis bien fatigué ; si je pouvais vite me coucher ou m’asseoir quelque part ! Ce qui me fait éprouver le plus de honte, c’est que c’est trop stupide. Et puis, je me fiche de cela aussi. Dieu, quelles stupidités vous viennent à l’esprit parfois… ».

Pour arriver au bureau, il fallait aller tout droit et prendre la deuxième rue à gauche : c’était à deux pas. Mais arrivé au premier coin, il s’arrêta, réfléchit, obliqua dans la ruelle, et entreprit de faire un détour par deux rues – peut-être sans aucune raison, peut-être inconsciemment pour gagner un peu de temps. Il marchait en regardant à terre. Soudain, comme si quelqu’un le lui avait soufflé à l’oreille, il leva la tête et se vit à côté de la maison, tout près de la porte. Depuis le soir, il n’était plus venu ici et n’était même plus passé à côté de cet immeuble.

Un désir irrésistible et inéluctable le poussa. Il entra, passa sous le porche, pénétra dans la première entrée à droite et se mit à gravir l’escalier vers le troisième. L’escalier, étroit et raide, était très obscur. Il s’arrêtait à chaque palier et observait avec curiosité. Le chambranle de la porte du rez-de-chaussée était démonté : « Ce n’était pas ainsi alors », se dit-il. Voici l’appartement du premier où travaillaient Nikolka et Mitka. Fermé, la porte est peinte à neuf ; donc c’est à louer. Voici le second… et le troisième… C’est ici ! » Il fut très étonné : la porte était grande ouverte, il y avait des gens à l’intérieur ; on entendait parler, et il ne s’y était pas attendu. Après un moment d’hésitation, il acheva de gravir les dernières marches et pénétra dans l’appartement.

On remettait également celui-ci à neuf : il y avait des ouvriers, cela sembla l’étonner. Il s’attendait, Dieu sait pourquoi, à tout trouver dans l’état où il l’avait laissé, même les cadavres, peut-être, dans la même position, par terre. Et voilà qu’il trouve les murs nus, aucun meuble ; c’est étrange… Il alla à la fenêtre et s’assit sur la tablette.

Il n’y avait que deux ouvriers, deux jeunes gaillards, l’un plus âgé que l’autre. Ils tapissaient les murs de papier neuf, blanc, semé de petites fleurs mauves, qui remplaçaient l’ancien papier tout sali et déchiré. Cela sembla déplaire fortement à Raskolnikov ; il regardait avec hostilité la tapisserie neuve, comme s’il regrettait que l’on eût tout changé.

Les ouvriers s’étaient visiblement attardés ; ils étaient pour l’instant occupés à rouler hâtivement le papier et s’apprêtaient à rentrer chez eux. L’apparition de Raskolnikov n’attira presque pas leur attention. Ils parlaient entre eux. Raskolnikov, les bras croisés, se mit à les écouter.

– Voilà qu’elle vient chez moi au matin, à la première heure, dit le plus âgé au plus jeune. Elle était bien attifée. « Qu’as-tu », lui dis-je, « à jouer l’oiseau des îles devant moi ? » – « Tite Vassilitch », dit-elle, « je veux être désormais à votre entière discrétion. » Ah, c’est ainsi ! Et elle était nippée comme un dessin de mode, mon vieux !

– Qu’est-ce donc, un dessin de mode, l’oncle ? demanda le jeune.

L’« oncle » l’initiait sans doute.

– Un dessin de mode, mon vieux, c’est un dessin en couleurs, qui arrive ici chez les tailleurs chaque samedi, par la poste, de l’étranger, pour montrer comment il faut s’habiller, au sexe masculin aussi bien qu’au sexe féminin. C’est un dessin, donc. Le sexe masculin se pare surtout de redingotes, et, dans la partie féminine, tu vois de belles robes, telles que, même en donnant tout ce que tu possèdes, tu ne pourrais en acheter une !

– Que n’y a-t-il donc pas dans Petersbourg ! s’écria le plus jeune, enthousiasmé. Sauf père et mère, il y a tout !

– Sauf ceux-là, mon vieux, tu trouves tout, décida l’aîné, didactique.

Raskolnikov se leva et alla dans la pièce où se trouvaient jadis le lit, le coffret et la commode. La chambre démeublée lui sembla fort petite. La tapisserie était la même, le coin où se trouvait la vitrine d’icônes était nettement marqué. Il regarda un instant et revint à la fenêtre. L’aîné des ouvriers lui jetait des coups d’œil de biais.

– Que voulez-vous ? lui demanda-t-il soudain.

Au lieu de répondre, Raskolnikov sortit sur le palier et tira le cordon de la sonnette. La même sonnette, le même tintement de fer-blanc ! Il tira encore une fois, encore ; il écoutait et se souvenait. Sa sensation de naguère, torturante, effrayante, terrible, revenait de plus en plus vite à sa mémoire ; il frissonnait à chaque coup de sonnette et sa jouissance croissait de plus en plus.

– Que te faut-il, enfin ? Qui es-tu ? cria l’ouvrier, sortant aussi sur le palier.

Raskolnikov entra de nouveau.

– Je veux louer l’appartement, dit-il, je le visite.

– On ne loue pas des logements la nuit ; et, de plus, vous auriez dû venir ici avec le portier.

– Vous avez bien lavé le plancher, va-t-on le peindre ? continua Raskolnikov. Il n’y a plus de sang ?

– Du sang ?

– On a tué la vieille avec sa sœur. Il y avait une flaque de sang ici.

– Mais qui es-tu donc ? cria l’ouvrier, inquiet.

– Moi ?

– Oui, toi.

– Veux-tu le savoir ?… Viens au bureau du Surveillant, je te le dirai là-bas.

Les ouvriers le dévisageaient, stupéfaits.

– Non, il est temps de partir, nous nous sommes attardés. Viens, Aliochka. On ferme, dit l’aîné.

– Allons, fit Raskolnikov, indifférent. Il sortit avant les ouvriers et se mit à descendre lentement l’escalier. – Hé, portier ! cria-t-il, en pénétrant sous le porche.

Il y avait quelques personnes qui flânaient sur l’entrée de la porte cochère : les deux portiers, une femme, un bourgeois en robe de chambre et quelques autres badauds. Raskolnikov se dirigea droit vers eux.

– Que désirez-vous ? demanda l’un des portiers.

– Tu as été au commissariat aujourd’hui ?

– J’en reviens. Que voulez-vous ?

– Ils sont là ?

– Oui.

– L’adjoint est là ?

– Il y était, il y a peu de temps. Que voulez-vous ?

Raskolnikov ne répondit pas et se rangea à leur côté, songeur.

– Il est venu visiter l’appartement, dit l’aîné des ouvriers qui arrivait.

– Quel appartement ?

– Celui où nous sommes occupés. « Pourquoi, a-t-il demandé, a-t-on nettoyé le sang ? Il y a eu un crime ici, a-t-il dit, et moi, je viens pour louer le logement. » Et il se met à tirer la sonnette ; pour un peu, il l’aurait arrachée. « Viens au bureau », dit-il, « je dirai tout là-bas. » Ce qu’il est collant !
Le portier, étonné, examinait Raskolnikov, les sourcils froncés.

– Qui êtes-vous, en fin de compte ? cria-t-il, plus sévèrement.

Je suis Rodion Romanovitch Raskolnikov, ancien étudiant, j’habite dans l’immeuble Chil, dans la ruelle, non loin d’ici, dans l’appartement n° 14. Demandez au portier… Il me connaît.

Raskolnikov parlait d’une façon indolente et rêveuse, sans se retourner et regardant fixement la rue enténébrée.

– Pourquoi donc êtes-vous venu à l’appartement ?

– Pour le voir.

– Qu’est-ce qu’il y a donc à voir là ?

– Si on le menait au commissariat ? fit tout à coup le bourgeois.

Raskolnikov lui jeta un coup d’œil aigu par-dessus l’épaule et dit, tout aussi doucement et paresseusement :

– Allons-y !

– Eh bien, oui ! s’écria le bourgeois, qui avait repris courage. Pourquoi est-il venu parler de l’histoire ? Qu’a-t-il derrière la tête, hein ?

– Il est ivre, murmura l’ouvrier.

– Que vous faut-il donc ? cria encore le portier, qui s’irritait de plus en plus.

– As-tu peur d’aller au bureau ? lui dit Raskolnikov railleusement.

– Peur de quoi ? Tu nous ennuies !

– Ivrogne ! cria la femme.

– Pourquoi discuter ? cria l’autre portier, un énorme moujik, vêtu d’un manteau bâillant, ses clés passées dans la ceinture. Allez, ouste !… Pour sûr, c’est un ivrogne… Ouste !

Il saisit Raskolnikov par l’épaule et le poussa dehors. Celui-ci trébucha mais ne tomba pas. Il regarda sans mot dire les spectateurs et s’en fut.

– Curieux type, dit l’ouvrier.

– Les gens deviennent bizarres, dit la femme.

– Si on le menait quand même au commissariat ? ajouta le bourgeois.

– Inutile de s’en mêler, déclara le grand portier. Pour sûr c’est un ivrogne. Il est ennuyeux, c’est certain, mais si tu te mêles de cette histoire, tu ne t’en démêleras pas… On sait comment ça va !

« Y aller ou ne pas y aller », pensa Raskolnikov, s’arrêtant au milieu du pavé, au carrefour, et regardant tout autour de lui comme s’il attendait un dernier mot. Mais il n’eut pas de réponse ; tout était sourd et mort, comme les pierres qu’il foulait, mort pour lui, pour lui seul…
Soudain, au loin, bien à deux cents pas, au fond de la rue dans l’ombre qui s’épaississait, il distingua une foule, des voix, des cris… Au milieu de la foule, une voiture s’était arrêtée… Une petite lumière scintillait. « Qu’y a-t-il ? » Raskolnikov tourna à droite et se dirigea vers la foule. Il s’accrochait à tout et eut un sourire froid lorsqu’il en eut conscience, car il avait fermement décidé de se rendre au commissariat où il savait que tout serait immédiatement fini.

VII

Une calèche de maître, élégante, attelée de deux fougueux chevaux gris, stationnait au milieu de la rue. Elle était vide ; le cocher, descendu du siège, debout sur le pavé, maintenait ses chevaux par les mors.

Beaucoup de monde se pressait autour de la calèche. Des agents se tenaient au centre du rassemblement, l’un d’eux portait une lanterne avec laquelle, en se penchant, il éclairait quelque chose qui se trouvait par terre, tout près des roues. Tous parlaient, criaient, s’exclamaient ; le cocher semblait perplexe et répétait de temps en temps :

– Quel malheur ! Bon Dieu, quel malheur !

Raskolnikov parvint à se frayer un chemin et vit enfin la cause de toute cette bousculade et l’objet de cette curiosité. Un homme, qui venait d’être écrasé par les chevaux, gisait à terre, sans connaissance et tout ensanglanté.

Il semblait qu’il fut très mal habillé, mais néanmoins il était vêtu « comme un monsieur ». Le sang lui coulait de la tête sur la figure. Son visage était meurtri lacéré, défiguré. C’était visible : il était gravement atteint.

– Petits pères ! criait le cocher. Comment aurais-je pu l’éviter ! Si j’avais fait galoper mes chevaux, si je n’avais pas crié, alors… mais je roulais doucement, à une allure régulière. Tout le monde l’a vu, tout le monde peut le dire. Je sais bien qu’un ivrogne ne pourrait pas allumer une chandelle, c’est connu !… Je le vois qui traverse la rue en chancelant, prêt à tomber ; alors, je crie, une fois, deux fois, trois fois, je retiens mes bêtes et lui, le voilà qui s’étale tout juste sous leurs sabots ! Peut-être exprès, peut-être était-il vraiment ivre… Et les chevaux sont jeunes, peureux, ils s’élancent, lui, il crie et les chevaux tirent encore plus… et voilà le malheur !

– C’est bien ainsi ! dit un témoin dans la foule.

– C’est vrai, il a même crié trois fois ! dit un autre.

– Trois fois, c’est juste, on l’a entendu ! cria un troisième.

Du reste, le cocher ne paraissait ni attristé ni effrayé. Il était visible que le propriétaire de la voiture était un homme fortuné et influent, qui, probablement, attendait quelque part ; les agents, visiblement, s’étaient déjà donné beaucoup de mal pour savoir comment arranger les choses, en tenant compte de cette dernière circonstance. Il fallait transporter la victime au poste, puis à l’hôpital, mais tout le monde ignorait son identité.

Dans l’entre-temps, Raskolnikov était arrivé plus près encore et se penchait sur le blessé. Soudain la lumière de la lanterne éclaira les traits de celui-ci et Raskolnikov le reconnut.

– Je le connais ! s’exclama-t-il, en se poussant au premier rang de la foule : c’est le fonctionnaire retraité, le conseiller Marméladov ! Il demeure non loin d’ici, dans la maison Kosel !… Vite, un docteur ! Je paierai, voici !

Il sortit des billets de sa poche et les fit voir à l’agent. Il était fortement ému et agité.

Les agents furent tout contents d’apprendre qui était l’écrasé. Raskolnikov se présenta, donna son adresse et se mit en devoir de les convaincre, avec autant d’ardeur que s’il s’était agi de son propre père, de transporter Marméladov, inconscient, dans son appartement.

– C’est là, trois maisons plus loin, disait-il, affairé. La maison Kosel, un riche Allemand… Il était probablement ivre et rentrait chez lui. Je le connais… C’est un ivrogne… Il est marié, a des enfants, il a une fille. Pourquoi l’emmener à l’hôpital ? Et il y a sans doute un médecin dans la maison. Je payerai, je payerai !… Et puis il sera soigné par les siens, et tout de suite ; sinon il peut mourir avant d’arriver à l’hôpital…

Il réussit même à glisser doucement, sans qu’on le vît, de l’argent dans la main de l’agent ; la chose d’ailleurs était claire et légale et, en tout cas, l’aide serait plus rapide de cette façon. L’écrasé fut soulevé et emporté, il se trouva des gens pour donner un coup de main. Raskolnikov les suivit en soutenant prudemment la tête de Marméladov et en indiquant le chemin.

– Par ici, par ici ! Dans l’escalier, il faut le transporter la tête la première ; tournez… comme ça ! Je payerai… Je serai reconnaissant, bredouillait-il.

Katerina Ivanovna, comme d’habitude, dès qu’elle avait une minute de liberté, se mettait à aller et venir dans la petite chambre, du poêle à la fenêtre, les bras croisés, se parlant à elle-même et toussant. Ces derniers temps elle s’était accoutumée à parler de plus en plus souvent à sa fille aînée, la petite Polenka, – qui avait dix ans ; celle-ci, quoiqu’il y eût encore beaucoup de choses qu’elle ne pouvait comprendre, avait très bien saisi qu’elle pouvait être utile à sa mère ; elle la suivait toujours de ses yeux intelligents et rusait de toutes ses forces pour paraître tout comprendre. Cette fois-ci, Polenka déshabillait son petit frère pour le mettre au lit ; il était souffrant depuis le matin. En attendant qu’on lui change sa chemise, qui allait être lessivée la nuit même, le petit garçon restait assis sur une chaise, silencieux, la mine sérieuse, tout droit et immobile, les jambes tendues en avant, talons joints et pointes écartées. Il écoutait la conversation de sa maman et de sa sœur, les yeux grands ouverts et sans un mouvement ; exactement comme doivent faire tous les enfants sages lorsqu’on les déshabille pour les mettre au lit.
Une fillette, plus petite encore et tout à fait déguenillée, attendait près du paravent. La porte du palier était ouverte, pour que puissent s’échapper les nuages de fumée de tabac qui venaient des autres chambres et qui faisaient longuement et douloureusement tousser la malheureuse phtisique. On aurait dit que Katerina Ivanovna avait encore maigri cette semaine et les taches rouges de ses joues s’étaient avivées.

– Tu ne croirais pas, tu ne pourrais pas t’imaginer, Polenka, disait-elle en marchant, tu ne pourrais pas t’imaginer quelle vie riche et joyeuse nous menions chez mon père et à quel point cet ivrogne m’a perdue et vous perdra tous ! Mon père était fonctionnaire supérieur et déjà presque gouverneur ; il ne lui restait plus qu’un échelon à gravir. Tout le monde venait chez lui et disait : « Ivan Mikhaïlovitch, nous vous considérons tous comme notre gouverneur ». Quand je… (elle toussa) quand je… (elle toussa encore et encore). Oh, maudite vie ! s’exclama-t-elle en expectorant, les mains serrées sur la poitrine ; quand je… Ah, quand au dernier bal… chez le maréchal de la noblesse… la comtesse Bezzèmèlnaïa me vit – c’est elle qui m’a bénie lorsque j’ai épousé ton père, Polia – elle demanda immédiatement : « N’est-ce pas cette gracieuse demoiselle qui a dansé avec un châle lors de la distribution des prix ?… ». Il faut coudre l’accroc, prends l’aiguille, fais-le tout de suite, comme je te l’ai montré, sinon, demain… (elle toussa) demain… (elle eut une quinte de toux) il s’agrandira encore ! cria-t-elle dans un effort. C’est alors que le gentilhomme de la chambre Chtchegolskoï, qui venait d’arriver de Petersbourg… a dansé une mazurka avec moi et il voulait, le lendemain même, venir demander ma main ; mais je l’ai moi-même remercié avec des mots flatteurs et je lui ai dit que depuis longtemps mon cœur était pris par un autre, ton papa, Polia ; mon père était terriblement fâché… L’eau est prête ? Donne la chemisette alors et les bas. – Lida, dit-elle à la plus petite des filles, il faudra bien dormir sans chemise cette nuit ; on s’arrangera… et mets tes bas à côté du lit… Laver tout en une fois… Pourquoi donc ce loqueteux ne vient-il pas ; ah, l’ivrogne ! Il a usé sa chemise comme un torchon ; elle est toute déchirée… Lessiver tout en une fois, pour ne pas se tourmenter deux nuits d’affilée ! Mon Dieu (Elle eut une quinte de toux). Encore ! Qu’est-ce ? s’écria-t-elle en voyant du monde sur le palier et des gens qui pénétraient dans sa chambre avec une charge. Qu’est-ce ? Qu’est-ce qu’on porte là ? Mon Dieu !

– Où peut-on le coucher ? demanda un agent en regardant tout autour de lui, lorsqu’ils pénétrèrent dans la chambre en portant Marméladov sanglant et inconscient.

– Sur le sofa ! Mettez-le sur le sofa, la tête par ici, montrait Raskolnikov.

– On l’a écrasé en rue ! Il était ivre ! cria quelqu’un du palier.

Katerina Ivanovna était devenue livide et respirait avec difficulté. Les enfants étaient effrayés. La petite Lidotchka jeta un cri, s’élança vers Polenka, s’agrippa à elle des deux bras et se mit à trembler.

Marméladov une fois installé, Raskolnikov se précipita vers Katerina Ivanovna :

– Je vous en supplie, calmez-vous, ne vous affolez pas ! dit-il très vite ; il traversait la rue et une voiture l’a écrasé, ne vous tourmentez pas, il va reprendre conscience, j’ai dit de le porter ici… Je suis déjà venu, vous vous rappelez ?… Il reviendra à lui, c’est moi qui paierai !

– Je m’y attendais ! lança Katerina Ivanovna d’une voix tragique, et elle se précipita vers son mari.

Raskolnikov remarqua vite que cette femme n’était pas de celles qui s’évanouissent à tout propos. En une seconde, la tête du malheureux se trouva soutenue par un coussin – ce à quoi personne n’avait songé – Katerina Ivanovna se mit à lui ôter ses vêtements, à l’examiner ; elle s’affairait sans perdre la tête, s’oubliant elle-même, mordant ses lèvres tremblantes et étouffant les cris dans sa poitrine.

Raskolnikov avait, dans l’entre-temps, persuadé quelqu’un d’aller chercher un médecin. Celui-ci se trouva habiter à deux maisons de là.

J’ai fait prévenir un docteur, répétait Raskolnikov à Katerina Ivanovna ; ne vous tourmentez pas, je le payerai. Y a-t-il de l’eau ?… Donnez-moi une serviette, un essuie-main ou quelque chose, vite ; on ne connaît pas encore la gravité de ses blessures… Il est blessé, il n’est pas tué, je vous assure… Que dira le docteur ?

Katerina Ivanovna se précipita vers la fenêtre ; il y avait là, dans un coin, sur une chaise trouée, une grande cuvette de terre cuite pleine d’eau qu’elle avait préparée en vue de la lessive nocturne du linge des enfants et du mari. Cette lessive, Katerina Ivanovna la faisait elle-même, au moins deux fois par semaine et parfois plus souvent, car ils en étaient arrivés à n’avoir plus de linge de rechange. Elle ne pouvait supporter la malpropreté et préférait se surmener la nuit, pendant que tous dormaient, puis laisser sécher le linge sur une corde, afin de pouvoir le rendre propre au matin, plutôt que de laisser la saleté chez elle. Elle saisit la cuvette pour l’apporter comme le demandait Raskolnikov, mais elle manqua de tomber sous la charge. Le jeune homme, cependant, avait déjà trouvé un essuie-main ; il l’humecta et se mit à laver le visage couvert de sang de Marméladov. Katerina Ivanovna se tenait près de lui, respirant avec peine et les mains serrées sur la poitrine. Elle-même avait besoin d’être soignée. Raskolnikov commençait à se rendre compte qu’il avait peut-être fait une erreur en faisant amener ici le blessé. L’agent restait aussi là, à hésiter.

– Polia ! cria Katerina Ivanovna, cours vite chez Sonia. Si tu ne la trouves pas chez elle, dis quand même que son père a été écrasé par une voiture, et qu’elle vienne immédiatement ici… dès qu’elle rentrera. Dépêche-toi, Polia ! Tiens, mets ce fichu !

– Cours aussi vite que tu peux, cria soudain le petit garçon assis sur la chaise.

Après quoi il revint à son immobilité, l’échine droite, les yeux grands ouverts, les talons en avant.

Dans l’entre-temps, les gens avaient envahi la chambre. Les agents étaient partis, excepté un seul qui essayait de refouler ceux qui venaient de l’escalier. Presque tous les locataires de Mme Lippewechsel, qui, au début, se pressaient devant la porte, avaient maintenant fait irruption dans la chambre même ; Katerina Ivanovna s’emporta :

– Qu’on le laisse au moins mourir en paix ! cria-t-elle. Allez chercher d’autres spectacles ! Et ils fument encore ! (Elle toussa) Il ne manquerait plus que de vous voir en chapeaux ! Et il y en a même un en chapeau… Sortez ! Ayez du respect pour un mort !

La toux étouffa sa voix, mais ses paroles eurent leur effet. Katerina Ivanovna s’était fait quelque peu craindre des voisins, semblait-il. Les locataires refluèrent lentement vers la porte avec cet étrange sentiment de satisfaction intérieure qui apparaît toujours, même chez les intimes, lorsqu’un malheur soudain accable le prochain, sentiment auquel chaque homme, sans exception, est sujet, indépendamment du plus sincère sentiment de pitié et de compassion.

Du reste, on entendait les voisins qui, derrière la porte, faisaient des réflexions à propos du dérangement inutile que tout cela causait, alors qu’il eût été plus simple de l’emmener à l’hôpital.

Cela vous dérange qu’on meure, alors ! cria Katerina Ivanovna qui voulut ouvrir la porte et les couvrir d’invectives, mais elle se heurta à Mme Lippewechsel elle-même qui, ayant appris le malheur, se hâtait de venir y mettre ordre. C’était une Allemande extrêmement querelleuse et agitée.

– Ach ! mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Fotre mari ifre, la voiture écrase. À l’hôpital ! Je suis la maîtresse ici !

– Amalia Ludwigovna ! Prenez garde à ce que vous dites, commença hautainement Katerina Ivanovna. (Elle prenait toujours un air hautain avec la logeuse pour « garder les distances » et ne put se refuser ce plaisir même maintenant.) Amalia Ludwigovna…

– Je fous ai dit, une fois pour toutes, que fous ne poufez m’appeler Amal Ludwigovna ; je suis Amal-Ivan !

– Vous n’êtes pas Amal-Ivan, mais bien Amalia Ludwigovna et comme je ne vous flatte pas bassement comme M. Lébéziatnikov, qui rit maintenant derrière la porte (on percevait, en effet, des rires derrière la porte, et puis quelqu’un cria : « Elles se sont empoignées ! ») alors, je vous appellerai toujours Amalia Ludwigovna, quoique je ne comprenne décidément pas pourquoi ce nom ne vous plaît pas. Vous voyez bien ce qui est arrivé à Sémione Zacharovitch ; il va mourir. Je vous prie de verrouiller immédiatement cette porte et de ne laisser entrer personne ici. Laissez-le au moins mourir en paix ! Sinon, je vous le certifie, demain votre attitude sera connue du général-gouverneur. Le prince me connaissait déjà avant mon mariage, et il se souvient fort bien de Sémione Zacharovitch auquel il a donné maintes preuves de sa bonté. Tout le monde sait d’ailleurs que Sémione Zacharovitch avait beaucoup d’amis et de protecteurs qu’il a quittés de lui-même à cause de son noble orgueil, conscient qu’il était de sa malheureuse faiblesse ; mais maintenant (elle montra Raskolnikov) nous sommes aidés par un généreux jeune homme, qui est riche, qui a des relations et que Sémione Zacharovitch a connu quand il était petit. Soyez sûre, Amalia Ludwigovna…

Tout cela fut prononcé avec un débit très rapide qui se précipitait toujours davantage. Mais la toux mit une fin brusque à la prolixité de Katerina Ivanovna. À cet instant, le moribond revint à lui et gémit ; elle se précipita vers lui. Le blessé ouvrit les yeux et, sans reconnaître personne encore, fixa Raskolnikov. Marméladov respirait difficilement, profondément et à longs intervalles ; du sang perlait à la commissure des lèvres ; son front était couvert de sueur. Sans reconnaître Raskolnikov, il jetait des regards inquiets autour de lui. Katerina Ivanovna le regardait, l’air affligé et grave ; des larmes coulaient sur ses joues.

– Mon Dieu ! Sa poitrine est toute défoncée ! Et du sang, du sang ! dit-elle, désespérée. Il faut lui enlever ses vêtements de dessus ! Tourne-toi légèrement, Sémione Zacharovitch, si tu en es capable, lui cria-t-elle.

Marméladov la reconnut.

– Un prêtre ! dit-il d’une voix cassée.

Katerina Ivanovna alla à la fenêtre, appuya le front au montant, et s’exclama :

– Ô, maudite existence !

– Un prêtre ! prononça à nouveau le mourant, après une minute de silence.

– On est allé le chercher ! lui cria Katerina Ivanovna.

Il se tut. Il la cherchait d’un regard timide et angoissé ; elle revint à son chevet. Il se calma quelque peu, mais cela ne dura guère. Ses yeux s’arrêtèrent bientôt sur la petite Lidotchka (sa favorite) qui tremblait dans un coin et qui le regardait de son regard attentif d’enfant.

– A… a… râla-t-il, inquiet, en la montrant.

Il voulait dire quelque chose.

– Qu’y a-t-il encore ? cria Katerina Ivanovna.

– Elle est nu-pieds !… Nu-pieds ! bredouilla-t-il, montrant ses petits pieds nus de ses yeux à demi égarés.

– Tais-toi ! cria nerveusement Katerina Ivanovna. Tu sais aussi bien que moi pourquoi elle est nu-pieds !

– Voici le docteur, Dieu merci ! cria Raskolnikov, content.

Le docteur entra ; c’était un petit vieillard net, un Allemand ; il regardait autour de lui avec défiance. Il s’approcha du blessé, prit le pouls, tâta patiemment la tête et, avec l’aide de Katerina Ivanovna, dégrafa la chemise imprégnée de sang et dénuda la poitrine. Celle-ci était toute déchirée, écorchée ; plusieurs côtes, du côté droit, étaient cassées. Du côté gauche, il avait une grande et vilaine tache d’un jaune noirâtre provenant d’un coup de sabot. Le médecin se rembrunit. L’agent lui raconta que la victime avait été accrochée par une roue de la voiture et traînée sur une distance d’une trentaine de pas, sur la chaussée.

– Il est étonnant qu’il soit encore revenu à lui, murmura le docteur à Raskolnikov.

– Qu’en pensez-vous ? demanda celui-ci.

– Il va mourir tout de suite.

– Ne reste-t-il aucun espoir ?

– Aucun ! Il est à toute extrémité… Du reste, il est aussi dangereusement blessé à la tête… Hum. On pourrait peut-être lui faire une saignée… mais… ce sera inutile. Il va mourir dans cinq ou dix minutes, inévitablement.

– Faites quand même la saignée !

– Soit… Mais je vous avertis, ce sera absolument inutile. À ce moment, on entendit des pas, les personnes qui se trouvaient sur le palier s’écartèrent, et sur le seuil apparut un prêtre portant le sacrement ; c’était un petit vieillard aux cheveux blancs. Un agent, pendant le transport du blessé, avait été le quérir. Le médecin lui céda tout de suite la place, après avoir échangé avec lui un regard éloquent. Raskolnikov demanda au docteur d’attendre encore un peu. Celui-ci haussa les épaules et resta.

Tout le monde recula. La confession dura très peu de temps ; le mourant ne pouvant plus guère prononcer que des sons hachés et indistincts. Katerina Ivanovna fit s’agenouiller Lidotchka et le petit garçon dans le coin, près du poêle, puis s’agenouilla derrière eux. La petite fille tremblait ; quant au garçon, il faisait posément des grands signes de croix et s’inclinait jusqu’à terre en cognant le plancher du front, ce qui semblait lui procurer un plaisir particulier. Katerina Ivanovna retenait ses larmes en se mordant les lèvres, elle priait également, rajustant par moment la chemise du petit. Elle réussit à jeter sur les épaules trop découvertes de la petite fille un fichu, qu’elle prit sur la commode, sans se lever et tout en priant. Les portes des logis intérieurs furent de nouveau entrouvertes par les voisins. Sur le palier, la foule des spectateurs était de plus en plus dense ; les habitants de tout l’immeuble étaient là ; du reste, ils ne dépassaient pas le seuil. Un seul bout de chandelle éclairait la scène.

À cet instant, Polenka, qui était allée à la recherche de sa sœur, se fraya vivement un chemin, à travers la foule. Elle entra toute haletante, retira son fichu, chercha sa mère du regard et, l’ayant trouvée, alla lui dire : « Elle arrive ! Je l’ai rencontrée dans la rue ». Sa mère la fit s’agenouiller à ses côtés. À ce moment, une jeune fille sortit timidement et silencieusement de la foule. Sa soudaine apparition étonnait dans toute cette misère, ces guenilles, parmi le désespoir et la mort.

Elle était assez mal vêtue : sa toilette n’avait pas coûté bien cher, mais elle était ornée suivant les exigences de la rue, d’après le goût et les règles en usage dans ces milieux ; le mobile déshonorant de cette tenue sautait aux yeux. Sonia s’arrêta sur le palier, tout près du seuil mais sans le dépasser ; elle regardait, égarée et, semblait-il, sans rien comprendre, oubliant sa robe de soie imprimée achetée en quatrième main, indécente en ce milieu, oubliant sa traîne ridicule, son immense crinoline, son ombrelle, inutile la nuit, et qu’elle avait quand même emportée, oubliant son risible petit chapeau de paille orné d’une plume couleur de feu. Sous ce chapeau, coquettement incliné sur l’oreille, il y avait un petit visage froid, pâle, effrayé ; la bouche était ouverte et les yeux, pleins de terreur, immobiles.

Sonia était de petite taille ; elle avait dix-huit ans ; c’était une blonde assez fluette, mais cependant jolie, avec de magnifiques yeux bleus. Elle fixa le lit et le prêtre ; la course lui avait également fait perdre haleine. Enfin, des chuchotements, certains mots prononcés dans la foule, lui parvinrent sans doute. Elle baissa la tête, passa le seuil et s’arrêta dans la chambre, tout près de l’entrée.

La confession et la communion terminées, Katerina Ivanovna s’approcha de nouveau de son mari. Le prêtre recula et, en s’en allant, voulut dire un mot de consolation et d’encouragement à Katerina Ivanovna.

– Et ceux-ci, que vont-ils devenir ? coupa-t-elle nerveusement en montrant les enfants.

– Dieu est miséricordieux, espérez en l’aide du Très-Haut, commença le prêtre.

– Eh oui ! Miséricordieux, mais par pour nous !

– C’est un péché, Madame, que de dire cela, remarqua le prêtre en hochant la tête.

– Et cela, n’est-ce pas un péché ? cria Katerina Ivanovna en montrant le mourant.

– Peut-être ceux qui ont été la cause involontaire du malheur consentiront-ils à un dédommagement, ne fût-ce que pour la perte des revenus…

– Vous ne me comprenez pas, cria nerveusement Katerina Ivanovna, avec un geste de la main. Dédommager de quoi ? Il s’est jeté lui-même sous la voiture, ivre comme il l’était ! Quels revenus ? Il ne rapportait rien que du malheur. Il buvait tout ! Il nous volait pour boire au cabaret ; il a gâché nos vies, à eux et à moi ! Il va mourir, Dieu merci ! C’est un gain pour nous !

– Il faut accorder son pardon, à l’heure de la mort. Et c’est un péché, Madame, que de tels sentiments, un grand péché !

Katerina Ivanovna s’affairait auprès du blessé, lui donnant à boire, essuyait la sueur et le sang de son visage, arrangeait les coussins et parlait avec le prêtre, se tournant vers lui, de temps en temps, entre deux gestes. Les dernières paroles de celui-ci l’exaspéraient jusqu’à la rage.

– Voyons mon père ! Ce ne sont que des mots ! Pardonner ! Il serait rentré ivre si les chevaux ne l’avaient pas écrasé… et il se serait affalé sur le divan pour dormir. Et il n’a qu’une chemise tout usée, tout en loques. Alors je me serais mise à lessiver jusqu’à l’aube, ses loques et celles des enfants, et je les aurais mises à sécher à la fenêtre, puis, au petit jour, j’aurais commencé à repriser ; la voilà, ma nuit ! Pourquoi parler de pardon ! C’est déjà pardonné !

Un effrayant accès de toux lui coupa la parole. Elle cracha dans le mouchoir et le montra d’un geste brusque au prêtre ; son autre main était crispée sur la poitrine. Le mouchoir était plein de sang…

Le prêtre inclina la tête et ne dit rien.

Marméladov était à l’agonie. Il ne quittait pas des yeux le visage de Katerina Ivanovna qui s’était penchée sur lui. Il s’efforçait de lui parler, sa langue remuait à peine, mais il ne pouvait prononcer que des paroles inintelligibles. Katerina Ivanovna comprit tout de suite qu’il voulait lui demander pardon et l’interrompit brusquement :

– Tais-toi ! Pas la peine !… Je sais ce que tu veux dire !…

Et le blessé se tut. Mais à cet instant son regard vague se posa sur Sonia. Il ne l’avait pas encore remarquée jusqu’ici, car elle se tenait dans un coin sombre.

– Qui est-ce ? Qui est-ce ? prononça-t-il soudain d’une voix rauque, entrecoupée, inquiète, en montrant, avec terreur, la porte dans l’embrasure de laquelle se tenait sa fille et en s’efforçant de se redresser.

– Ne te lève pas !… Ne te lève pas ! cria Katerina Ivanovna.

Mais par un effort prodigieux, il réussit à se soulever en s’arc-boutant sur un bras. Il regarda sa fille d’un regard bizarre et immobile, comme s’il ne la reconnaissait pas. Il ne l’avait d’ailleurs jamais vue ainsi accoutrée. Soudain, il la reconnut, humiliée, atterrée, parée et honteuse, attendant humblement son tour pour dire adieu à son père mourant. Une souffrance infinie se peignit sur les traits de Marméladov.

– Sonia ! Mon enfant ! Pardonne-moi ! s’écria-t-il et il essaya de tendre la main vers elle.

Ce mouvement le priva d’appui et il s’effondra par terre ; sa figure s’écrasa contre le plancher. On s’élança à son secours, mais il expirait déjà. Sonia jeta un faible cri, se précipita vers lui et l’enlaça. Il mourut dans ses bras.

– Il en est arrivé là où il voulait ! cria Katerina Ivanovna en voyant son mari mort. Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Qui payera l’enterrement ? Et que vais-je leur donner à manger, à eux, demain ?

Raskolnikov s’avança vers elle.

– Katerina Ivanovna, commença-t-il, la semaine passée votre mari m’a raconté sa vie et tous les détails. Soyez convaincue qu’il a parlé de vous avec un respect enthousiasmé. Nous sommes devenus amis à partir du soir où j’ai appris combien il vous était dévoué et surtout combien il vous aimait et vous respectait personnellement, Katerina Ivanovna, malgré sa déplorable faiblesse. Permettez-moi de contribuer… maintenant aussi… à honorer mon ami défunt. Il y a ici… vingt roubles, je crois, et si cela pouvait vous être utile, je… en un mot… je reviendrai encore, je reviendrai sûrement… peut-être demain… au revoir !

Il sortit vivement et fendit la foule dans la direction de l’escalier. Avant d’y arriver, il croisa Nikodim Fomitch qui avait appris le malheur et décidé de prendre lui-même les dispositions nécessaires. Ils ne s’étaient plus rencontrés depuis l’incident qui s’était produit au bureau du commissariat, mais Nikodim Fomitch le reconnut tout de suite.

– Comment, c’est vous ? dit-il.

– Il est mort, répondit Raskolnikov. Le médecin est venu, le prêtre aussi, tout est en ordre. N’importunez pas cette femme qui est vraiment malheureuse et, de plus, phtisique. Encouragez-la si vous le pouvez… Vous êtes bon, je le sais… dit-il railleusement en le regardant dans les yeux.

– Comme vous vous êtes souillé avec le sang, remarqua Nikodim Fomitch, qui distingua des taches fraîches sur le gilet de Raskolnikov.

– Oui, souillé… je suis tout couvert de sang ! dit Raskolnikov avec une expression étrange ; ensuite il eut un sourire, fit un signe de tête et se mit à descendre l’escalier.

Il le descendit lentement, sans se hâter, sans se rendre compte de sa fièvre, comme inondé d’une sensation nouvelle qui le remplissait d’une vie pleine et puissante. Cette sensation était pareille à celle d’un condamné à mort brusquement gracié. Il fut dépassé par le prêtre qui s’en allait ;

Raskolnikov le laissa passer et ils échangèrent un salut silencieux. En descendant les dernières marches, il entendit un pas hâtif. Quelqu’un cherchait à le rejoindre. C’était Polenka ; elle le suivait en criant : « Attendez ! Attendez ! ».

Il se retourna. Elle descendit la dernière volée de marches et s’arrêta tout contre lui. Un jour pauvre venait de la cour, Raskolnikov distingua la figure amaigrie mais gentille de la petite fille, qui le dévisageait avec un sourire, comme une enfant sait le faire. Elle venait lui faire une commission qui semblait ne pas lui déplaire.

– Dites-moi, comment vous appelle-t-on ?… et encore, où demeurez-vous ? questionna-t-elle, tout essoufflée.

Il lui mit les deux mains sur les épaules et la regarda avec bonheur. Il ressentait une grande joie à la regarder, sans savoir lui-même pourquoi.

– Qui vous a envoyée ?

– Ma sœur Sonia, répondit-elle avec un sourire encore plus gai.

– Je m’en doutais bien que c’était votre sœur.

– Maman m’a envoyée aussi. Quand ma sœur Sonia m’a dit de vous rejoindre, maman s’est approchée et elle a dit également : « Cours vite, Polenka ! »

– Aimez-vous bien votre sœur Sonia ?

– Je l’aime plus que tout le monde ! dit Polenka avec fermeté et son sourire devint plus grave.

– Et moi, allez-vous m’aimer ?

Elle ne répondit pas, mais il vit le visage de la petite fille qui s’approchait du sien tandis que deux petites lèvres charnues se tendaient puérilement pour l’embrasser. Soudain, ses petits bras maigres comme des allumettes serrèrent très fort son cou et elle blottit sa tête sur son épaule ; la petite fille se mit à pleurer doucement en appuyant de plus en plus sa figure contre lui.

– Mon pauvre papa ! dit-elle enfin, levant son visage baigné de larmes et frottant ses joues avec ses mains. Toutes sortes de malheurs sont arrivés maintenant, ajouta-t-elle soudain, avec cet air sérieux que prennent les enfants qui veulent parler comme « les grands ».

– Et votre papa vous aimait bien ?

– C’est Lidotchka qu’il aimait le plus, continua-t-elle, très sérieusement et sans sourire, tout à fait comme « les grands » cette fois. Il l’aimait parce qu’elle était petite et aussi parce qu’elle était malade et il lui donnait toujours des friandises et nous, il nous enseignait à lire et à moi, il m’apprenait la grammaire et l’histoire sainte, ajouta-t-elle dignement, et maman ne disait mot, mais nous savions que cela lui était agréable, et papa en était également sûr. Maman veut m’apprendre le français, car il est temps que je reçoive de l’instruction.

– Et vous savez prier ?

– Oh, bien sûr ! depuis longtemps. Moi, je suis déjà grande, je prie toute seule ; Kolia et Lidotchka prient avec maman à haute voix ; « Je vous salue Marie » d’abord et puis, encore une prière : « Mon Dieu, pardonnez à notre sœur Sonia et bénissez-la » et puis : « Mon Dieu, pardonnez à notre autre papa et bénissez-le », car notre premier papa est mort et celui-ci c’est un autre, mais nous prions aussi pour le premier.

– Polètchka, je m’appelle Rodion ; priez pour moi aussi ; ajoutez « … et Rodion », c’est tout.

– Je prierai toute ma vie pour vous, dit la petite fille avec feu.

Elle se jeta de nouveau à son cou et le serra bien fort.

Raskolnikov lui dit son nom, donna son adresse et promit de revenir sûrement le lendemain. La petite fille s’en fut, entièrement charmée. Il était plus de dix heures lorsqu’il sortit dans la rue. Cinq minutes plus tard, il était debout sur le pont à l’endroit même d’où la femme s’était jetée à l’eau.

« Assez ! » prononça-t-il avec décision et emphase, « assez de mirages, assez de fausses terreurs, assez de fantômes ! La vie existe. N’ai-je donc pas vécu maintenant ? Ma vie n’est pas morte avec la vieille ! Oui, elle repose en paix et cela suffit, il est temps d’en finir ! Que le règne de la raison et de la lumière arrive ! Et celui… de la volonté et de la force… et nous verrons bien ! Je suis prêt au combat ! », ajouta-t-il avec orgueil, comme s’il provoquait quelque ténébreuse force. « Et moi qui consentais déjà à vivre sur un pied d’espace ! Je suis bien faible, mais… je crois que je suis guéri. Je le savais déjà que je guérirais quand je suis sorti tout à l’heure. »

« À propos, l’immeuble Potchinkov est tout près. Il faut absolument aller chez Rasoumikhine, même si c’était plus loin… il faut qu’il gagne le pari ! Qu’il s’en amuse aussi ! qu’il s’en amuse !… La force, c’est la force qui est nécessaire ; sans la force, rien à faire on obtient la force par la force ; cela ils ne le savent pas », ajouta-t-il fièrement et avec aplomb ; puis il se mit en route en traînant avec peine les jambes.

Son orgueil et son assurance croissaient de minute en minute et, à chaque instant, il se sentait devenir un autre homme. Qu’était-il donc arrivé pour qu’une telle transformation se soit opérée en lui ? Il ne le savait pas lui-même. Il était le noyé qui s’accroche à une paille et il avait soudain été frappé par cette idée : qu’on pouvait encore vivre, que la vie existait encore, que sa vie n’était pas morte avec la vieille. Peut-être sa conclusion était-elle trop hâtive, mais il n’y réfléchit pas.

« Je lui ai quand même demandé de prier pour moi », pensait-il. « C’est pour le cas échéant ! » et il sourit de cette gaminerie. Il était d’une humeur charmante.

Il trouva facilement le logement de Rasoumikhine ; le nouveau locataire était déjà connu dans l’immeuble Potchinkov et le portier lui montra immédiatement le chemin. Le bruit des conversations animées et le vacarme produit par une nombreuse compagnie lui parvinrent déjà dans l’escalier à la moitié de la montée. La porte du logement de Rasoumikhine était grande ouverte ; on entendait des discussions et des cris. La pièce était assez vaste ; il y avait une quinzaine d’invités. Raskolnikov s’arrêta dans l’antichambre. Les deux servantes de la logeuse s’occupaient activement derrière une cloison, autour de deux grands samovars, de bouteilles, d’assiettes, de plats, de pâtés et de hors-d’œuvre qui avaient été apportés de la cuisine de la logeuse. Raskolnikov fit prévenir Rasoumikhine. Celui-ci accourut, ravi. Il était visible, au premier coup d’œil, qu’il avait bu plus que de coutume et quoiqu’il ne réussît presque jamais à s’enivrer tout à fait, cette fois-ci, on pouvait voir qu’il était légèrement ivre.

– Écoute, se hâta de dire Raskolnikov, je suis venu pour te dire que tu as gagné le pari et qu’en effet personne ne connaît son destin. Je ne veux pas entrer : je tiens à peine sur les jambes. Alors, bonjour et au revoir ! Viens chez moi demain…

– Attends, je vais te reconduire ! Tu dis toi-même que tu es faible, alors…

– Et tes hôtes ? Qui est ce frisé qui vient de passer sa tête par la porte ?

– Celui-là ? Du diable si je le sais ! Un invité de mon oncle, sans doute, ou bien peut-être est-il venu de lui-même… L’oncle restera avec eux ; c’est un homme précieux ; dommage que tu ne puisses pas faire sa connaissance maintenant. Du reste, qu’ils aillent tous au diable ! Ils ne remarqueront même pas mon absence, ils ont d’autres préoccupations. Et puis je dois me rafraîchir un peu la tête, car, mon vieux, tu es arrivé à point ; encore deux minutes et je me serais battu, je te le jure ! Ils racontent de telles bêtises… Tu ne peux pas te rendre compte jusqu’où peut aller le radotage ! Au fait, pourquoi ne pourrais-tu pas te l’imaginer ? Mais nous-mêmes ne radotons-nous jamais ? Qu’ils radotent donc, ils ne radoteront pas toujours… Assieds-toi une minute, j’appellerai Zossimov.

Celui-ci se jeta sur Raskolnikov avec avidité ; il paraissait dévoré par une curiosité particulière. Cependant son visage s’éclaircit bientôt.

– Tout de suite au lit ; dormir ! décida-t-il après avoir examiné le patient, dans la mesure où le permettait l’endroit. Et il faudra prendre quelque chose pour la nuit. Vous la prendrez ? Je l’ai préparée tout à l’heure… c’est une poudre.

– Même deux poudres, répondit Raskolnikov.

Le médicament fut absorbé.

– C’est très bien de le reconduire toi-même, remarqua Zossimov à Rasoumikhine. On verra bien ce qui arrivera demain. Aujourd’hui, c’est déjà fort bien ; changement considérable depuis l’autre fois. On apprend toujours…

– Tu sais ce que Zossimov m’a soufflé quand nous sortions, lança Rasoumikhine quand ils furent dans la rue. Je te le dirai sans détours, car ce sont des imbéciles. Zossimov m’a demandé de bavarder avec toi en cours de route, de te faire parler et puis de lui raconter ce que tu aurais dit, car il a une idée… que tu es… que tu es fou ou prêt à le devenir. Imagines-tu cela ! En premier lieu, tu es trois fois plus malin que lui ; en deuxième lieu, si tu n’es pas fou, son radotage te laissera froid ; en troisième lieu, ce bloc de viande, dont la spécialité est la chirurgie, a attrapé la manie des maladies mentales. C’est ta conversation avec Zamètov qui a changé son opinion sur toi.

– Zamètov t’a tout répété ?

– Oui, tout ; et c’est bien ainsi. J’ai compris maintenant le fin du fin et Zamètov l’a compris aussi… Oui, en bref, Rodia… ce qu’il y a… Je suis légèrement ivre… Mais cela ne fait rien… Ce qu’il y a, c’est que cette idée… tu comprends – leur était réellement venue… tu comprends ? C’est-à-dire, personne n’osait l’exprimer, car elle n’a ni queue ni tête et quand on a arrêté ce peintre, cette idée a crevé comme une bulle de savon. Mais pourquoi ces imbéciles… J’ai un peu rossé Zamètov ce jour-là – ceci entre nous, mon vieux – je t’en prie, ne lui laisse pas deviner que tu sais ; j’ai observé qu’il est susceptible ; cela s’est produit chez Lavisa, mais aujourd’hui tout est devenu clair. Et cet Ilia Pètrovitch ! Il avait profité alors de ton évanouissement au bureau et puis, il a eu honte ; je sais tout, tu vois…

Raskolnikov écoutait avec avidité. Rasoumikhine, gris, était en train de trop parler.

– Je me suis évanoui faute d’air et à cause de l’odeur de la peinture, dit Raskolnikov.

– Le voilà qui s’explique ! Il n’y avait pas que la peinture ; l’inflammation couvait depuis un mois ; Zossimov dixit. Tu ne peux te figurer comme ce gamin est atterré maintenant ! « Je ne vaux pas le petit doigt de cet homme », dit-il. Cet homme, c’est-à-dire toi. Il a parfois de bons sentiments. Mais c’est une leçon, une vraie leçon que tu lui as donnée aujourd’hui au « Palais de Cristal » – un summum de perfection ! Tu l’as terrorisé d’abord, mon vieux ! Tu l’as à nouveau convaincu de la réalité de toute cette fantasmagorie et puis, tout à coup, tu lui as tiré la langue : « Alors tu l’as gobé ? ». C’était la perfection ! Tu es un maître, je te le jure. Ils ne l’ont pas volé ! Et j’ai raté cela ! Il brûlait de te voir ce soir, chez moi. Porfiri veut aussi te connaître.

– A… celui-là aussi… Pourquoi m’a-t-on taxé de folie ?

– Mais non, pas de folie. Je crois que j’en ai trop dit, mon vieux… ce qui l’a frappé hier, c’est que c’était exclusivement ce point-là qui t’intéressait… Maintenant, c’est clair, je sais pourquoi il t’intéresse ; quand on connaît toutes les circonstances… comment cela t’a ébranlé alors et ta maladie… Je suis un peu gris, mon vieux, mais que le diable l’emporte, il doit avoir une idée à lui… Je te le dis il s’est emballé sur les maladies mentales. Tu t’en fiches, évidemment…

Ils se turent pendant une demi-minute.

– Écoute, Rasoumikhine, dit Raskolnikov, je vais te dire tout sans détours ; je me suis rendu auprès d’un mort, maintenant ; c’est un fonctionnaire qui est mort… J’ai donné tout mon argent, là… et à part cela, il y a quelqu’un qui vient de m’embrasser, qui, même si j’avais assassiné, aurait quand même… en un mot, j’y ai aussi vu quelqu’un d’autre… avec une plume couleur de feu… en somme, je radote ; je suis très faible, soutiens-moi… voici l’escalier…

– Qu’est-ce que tu as ? demanda Rasoumikhine alarmé.

– Un peu de vertige, mais il ne s’agit pas de cela. Ce qu’il y a, c’est que je suis triste, triste comme une femme, vraiment ! Regarde, qu’est-ce donc ? Regarde ! Regarde !

– Quoi ?

– Tu ne vois pas ? Il y a de la lumière dans ma chambre ! La fente…

Ils étaient déjà devant la dernière volée de marches, à côté de la porte de la logeuse et, en effet, on voyait qu’il y avait de la lumière dans le réduit de Raskolnikov.

– Curieux ! C’est peut-être Nastassia, remarqua Rasoumikhine.

– Elle ne vient jamais chez moi à cette heure-ci ; et puis, elle dort depuis longtemps, mais… ça m’est égal ! Adieu !

– Comment ? Mais je vais avec toi, nous allons entrer à deux.

– Oui, je sais que nous allons entrer ensemble, mais je veux te serrer la main et te faire mes adieux ici. Allons, donne-moi ta main, adieu !

– Qu’est-ce que tu as, Rodia ?

– Rien, rien, tu seras le témoin…

Ils se mirent à gravir les marches et Rasoumikhine pensa que Zossimov pourrait bien ne pas avoir tout à fait tort. « Ah çà ! J’ai dû l’énerver avec mon verbiage ! » se murmura-t-il. Soudain, ils entendirent des voix derrière la porte.

– Qu’y a-t-il donc là ? s’écria Rasoumikhine.

Raskolnikov saisit le premier le bouton et ouvrit la porte toute grande. Il l’ouvrit et resta figé sur le seuil.

Sa mère et sa sœur, assises sur le sofa, l’attendaient. Il y avait déjà une heure et demie qu’elles étaient là. Pourquoi les avait-il oubliées et avait-il si peu pensé à elles, bien qu’on l’eût prévenu, aujourd’hui encore, qu’elles étaient parties, qu’elles étaient en route, qu’elles allaient arriver ? Pendant toute cette heure et demie elles avaient assailli Nastassia de questions. Celle-ci se trouvait encore là, debout, en face des deux femmes et elle leur avait déjà raconté tout en détail. Elles étaient à moitié mortes de frayeur, ayant appris qu’il s’était « enfui » malade, et comme elle disait, probablement en délire ! « Mon Dieu, que va-t-il lui arriver ! » Toutes deux pleuraient, toutes deux avaient souffert le calvaire pendant cette heure et demie d’attente.

Une explosion de joie salua l’arrivée de Raskolnikov. Les deux femmes s’élancèrent à sa rencontre. Mais il restait là, sans un mouvement ; un sentiment insupportable submergea tout à coup son âme. Il fut incapable de lever ses bras, il n’en avait pas la force. La mère et la sœur le serraient contre elles, l’embrassaient, riaient, pleuraient…

Il fit un pas, vacilla et s’écroula, évanoui, sur le plancher.

Il y eut une confusion, des cris d’épouvante, des gémissements… Rasoumikhine, qui était resté sur le seuil, se précipita dans la chambre, saisit le malade dans ses bras puissants et celui-ci fut couché, en un instant, sur le divan.

– Ce n’est rien, rien du tout ! criait-il à la mère et à la sœur – c’est une défaillance, une vétille ! Le docteur a déclaré à l’instant qu’il va beaucoup mieux, qu’il est entièrement guéri ! De l’eau ! Le voici qui revient déjà à lui ; voilà il a repris conscience !…

Il saisit le bras de Dounétchka, afin qu’elle se penchât et constata que son frère revenait à lui et il le tira si fort qu’il manqua de le désarticuler. Les deux femmes voyaient en Rasoumikhine l’envoyé de la Providence. Elles le regardaient avec attendrissement et reconnaissance.
Nastassia leur avait déjà raconté ce qu’avait été pour leur Rodia, pendant sa maladie, ce « jeune homme débrouillard », comme il fut désigné par Poulkhéria Alexandrovna Raskolnikova elle-même, lors d’une conversation intime avec Dounia, le soir même.

Troisième Partie