Fiodor Dostoïevski. Crime et Châtiment. Troisième Partie

I

Raskolnikov se redressa et s’assit sur le sofa. Il fit un geste las de la main à Rasoumikhine pour que celui-ci interrompe le flux ardent des consolations qu’il prodiguait à sa mère et à sa sœur. Ensuite il prit celles-ci par la main et les regarda longuement et attentivement à tour de rôle. Son regard, immobile, révélant un sentiment presque insensé et puissant jusqu’à la souffrance, inquiéta la mère. Poulkhéria Alexandrovna fondit en larmes.

Avdotia Romanovna était pâle ; sa main tremblait dans celle de Raskolnikov.

– Allez chez vous… avec lui, dit-il d’une voix hachée, montrant Rasoumikhine. À demain ; alors nous verrons… Êtes-vous ici depuis longtemps ?

– Depuis ce soir, Rodia, répondit Poulkhéria Alexandrovna, le train était fort en retard. Rodia, rien ne me fera te quitter. Je vais passer la nuit ici tout près…

– Laissez-moi ! dit-il avec un geste agacé de la main.

– Je resterai près de lui ! s’écria Rasoumikhine. Je ne le quitterai pas un instant, et, qu’ils se cassent la tête contre le mur là-bas, je m’en fiche. J’ai laissé la présidence à mon oncle.

– Comment pourrais-je jamais vous remercier ? commença Poulkhéria Alexandrovna, serrant une fois de plus les mains de Rasoumikhine.

Mais Raskolnikov l’interrompit encore :

– Je n’en puis plus ! Je n’en puis plus ! répéta-t-il nerveusement. Laissez-moi ! Allez, allez-vous-en… Je n’en puis plus.

– Venez, maman, sortons au moins de la chambre, souffla Dounia effrayée ; nous lui faisons du tort, c’est évident.

– Ne puis-je pas même le regarder, après ces trois années ! gémit Poulkhéria Alexandrovna.

– Un instant ! dit Raskolnikov. Vous m’interrompez tout le temps et mes idées se brouillent. Vous avez vu Loujine ?

– Non, Rodia, mais il est déjà informé de notre venue. Nous avons appris, Rodia, que Piotr Pètrovitch a été assez aimable pour venir te rendre visite aujourd’hui, ajouta Poulkhéria Alexandrovna avec quelque hésitation.

– Oui… il a été assez aimable – Dounia, j’ai dit à Loujine tout à l’heure que je le précipiterais au bas de l’escalier et je l’ai chassé au diable…

– Rodia ! est-ce possible ! Sans doute… Tu ne veux pas dire !… débuta Poulkhéria Alexandrovna terrifiée, mais elle s’arrêta, regardant Dounia.

Avdotia Romanovna fixait son frère et attendait la suite. Les deux femmes avaient été mises au courant de la querelle, par Nastassia, dans la mesure où celle-ci avait pu en saisir le sens, et avaient souffert de l’incertitude et de l’attente.

– Dounia, dit Raskolnikov péniblement, je ne suis pas d’accord pour ce mariage et, en conséquence, tu dois signifier ton refus à Loujine, dès demain, et qu’on ne parle plus de ce monsieur.

– Mon Dieu ! s’écria Poulkhéria Alexandrovna.

– Frère, observe tes paroles, dit en s’emportant Avdotia Romanovna, mais elle se retint tout de suite ; tu n’es pas en mesure de discuter maintenant, tu es affaibli, dit-elle calmement.

– Je ne délire pas ! Non… Tu acceptes ce mariage pour moi. Et moi je n’accepte pas ton abnégation. Alors, écris une lettre pour demain… avec le refus… Je la lirai demain matin, et que c’en soit fini !

– Je ne peux pas faire cela ! s’écria la jeune fille blessée. De quelle autorité…

– Dounétchka, tu es également en colère ; laisse cela à demain… Ne vois-tu donc pas… s’effraya la mère, se précipitant vers Dounia. Ah, partons au plus vite, ce sera mieux !

– Il délire ! s’écria Rasoumikhine toujours ivre. Sinon, il ne se serait jamais permis cela ! Demain, il ne restera plus rien de son extravagance… Mais c’est exact, il l’a mis dehors aujourd’hui. C’est bien ainsi. Alors, l’autre s’est mis en colère… Il faisait des discours, il faisait montre de ses connaissances, et puis, il est parti, la queue entre les jambes…

– Alors, c’est exact ? s’écria Poulkhéria Alexandrovna.

– À demain, frère, dit Dounia avec compassion. Venez, maman… Au revoir, Rodia !

– Comprends-tu, sœur, dit-il en faisant un dernier effort, je ne divague pas ; ce mariage, c’est une bassesse ; laisse l’infamie pour moi, mais je ne veux pas… l’un des deux… si méprisable que je sois, je ne te voudrais pas pour sœur, si… Ou bien moi, ou bien Loujine ! Allez…

– Tu es un insensé ! Tyran ! hurla Rasoumikhine, mais Raskolnikov ne répondit pas. Il se recoucha et se tourna vers la muraille, complètement à bout de forces.

Avdotia Romanovna jeta un regard curieux à Rasoumikhine ; ses yeux noirs brillèrent ; Rasoumikhine frissonna sous ce regard. Poulkhéria Alexandrovna était stupéfaite.

– Je ne peux vraiment pas m’en aller ! chuchota-t-elle, au désespoir, à Rasoumikhine, – je veux rester ici, peu importe comment. Accompagnez Dounia, je vous prie.

– Et vous allez tout gâter, marmotta aussi Rasoumikhine, démonté. Sortons au moins de la chambre. Nastassia, apporte la lumière. Je vous l’affirme, – poursuivit-il à voix basse, quand ils furent sur le palier, – qu’il fut sur le point de nous battre, moi et le docteur ! Vous entendez ! Le docteur en personne ! Et celui-ci a dû s’incliner pour ne pas l’énerver, puis il est parti, et moi je suis resté en bas à le garder. Alors, il a mis ses vêtements et il est parti. Et il partira maintenant aussi, en pleine nuit, si vous l’énervez, et il pourrait alors attenter à sa vie…

– Ah ! Que nous dites-vous !

– Oui. Mais Avdotia Romanovna ne peut pas rester seule dans la chambre meublée que Piotr Pètrovitch vous a louée. N’aurait-il pu vous trouver un meilleur logement… Pensez quel endroit… En somme, je suis un peu gris, et c’est pour ça que… je l’ai traité de… ne prenez pas…

– Mais j’irai chez la logeuse, insista Poulkhéria Alexandrovna ; je la prierai de nous donner, à moi et à Dounia, un logement pour cette nuit. Je ne veux pas l’abandonner ainsi, je ne le puis !

Ils étaient sur le palier, près de la porte de la logeuse. Nastassia se tenait sur une marche, le bougeoir à la main. Rasoumikhine était fort excité. Une demi-heure plus tôt, lorsqu’il reconduisait Raskolnikov, il était encore bien d’aplomb, bien qu’il fût bavard à l’excès, malgré la formidable quantité de vin absorbé. Maintenant, il était possédé par un enthousiasme délirant et tout le vin semblait lui être remonté à la tête avec une violence redoublée. Il avait saisi les deux dames par le bras, essayant de les convaincre, et leur donnant ses raisons avec une stupéfiante franchise. Pour mieux les convaincre, il serrait leur bras de toutes ses forces dans l’étau de ses mains, jusqu’à leur faire mal, et, ce faisant, il dévorait des yeux Avdotia Romanovna sans se gêner le moins du monde. La douleur les faisait s’arracher parfois à la pression de son énorme patte osseuse, mais loin de se rendre compte de ce qu’il faisait, il les attirait à lui avec plus de force. Si elles lui avaient ordonné de sauter dans l’escalier la tête la première pour leur faire plaisir, il l’aurait fait immédiatement, sans réfléchir ni hésiter. Poulkhéria Alexandrovna, tout alarmée au sujet de Rodia, quoiqu’elle sentît que le jeune homme fût vraiment trop extravagant, et qu’il lui fît par trop mal au bras, comprenait qu’il était indispensable ; aussi elle ne voulait pas remarquer ces détails bizarres.

Avdotia Romanovna, quoiqu’elle eût les mêmes inquiétudes et qu’elle ne fût nullement ombrageuse, regardait avec étonnement et presque avec effroi les yeux étincelants de l’ami de son frère. Seule la confiance illimitée dans ce terrible garçon, qui lui avait été communiquée par les récits de Nastassia, l’empêchait de s’enfuir et d’entraîner sa mère avec elle. Elle comprenait aussi, sans doute, qu’il ne les laisserait pas s’échapper ainsi. Du reste, dix minutes plus tard, son inquiétude se calma considérablement : Rasoumikhine avait le talent de se faire connaître en quelques mots, indépendamment de son humeur, de sorte qu’on se rendait vite compte de quelle sorte d’homme il s’agissait.

Impossible, chez la logeuse ! La pire des sottises ! s’écria-t-il, essayant de convaincre Poulkhéria Alexandrovna. Mère ou non, si vous restez, vous allez le rendre enragé et alors, Dieu sait ce qui va arriver ! Voilà ce que je vais faire : Nastassia va rester auprès de lui, et moi je vais vous reconduire chez vous, parce que vous ne pouvez pas courir les rues seules, ici, à Petersbourg, cela… Enfin, c’est égal !… Ensuite, je reviens ici, et dans un quart d’heure, – je vous le jure ! j’arrive avec un rapport : comment il va, s’il dort ou non, etc… Alors… écoutez ! Après, je fais un saut jusque chez moi – j’ai des invités là, tous éméchés, – j’amène Zossimov – c’est le médecin qui le soigne, il est en ce moment chez moi ; il n’est pas ivre ; il n’est jamais ivre ! Je le mène chez Rodka et, ensuite, directement chez vous. Donc, dans l’espace d’une heure, vous recevrez deux informations – et celle du docteur, vous comprenez, du docteur lui-même, c’est bien autre chose que la mienne. Si cela ne va pas bien, je vous promets que je vous ramène moi-même ici ; si cela va bien, vous vous couchez. Moi, je campe ici sur le palier, et j’ordonne à Zossimov de passer la nuit chez la logeuse, afin de pouvoir l’appeler immédiatement. Que lui faut-il, maintenant, les soins du médecin, ou votre présence ? Le docteur est plus utile, c’est clair. Alors, allez chez vous ! Impossible de dormir chez la logeuse : possible pour moi, impossible pour vous ; elle ne vous laisserait pas coucher chez elle, car… elle est bête. Elle va être jalouse d’Avdotia Romanovna, si vous voulez le savoir, et à cause de vous aussi… Mais inévitablement d’Avdotia Romanovna. C’est un caractère absolument, absolument inattendu. En somme, je suis bête aussi… Je m’en fiche !… Venez ! Vous me croyez ? Dites, me croyez-vous, oui ou non ?

– Venez, maman, dit Avdotia Romanovna. Il agira sans doute comme il l’a promis. Il a déjà ressuscité Rodia une fois et, s’il est vrai que le docteur consente à passer la nuit ici, que peut-on souhaiter de mieux ?

– Vous… vous… pouvez me comprendre, parce que vous êtes un ange ! s’écria Rasoumikhine, enthousiasmé. Viens, Nastassia ! Monte tout de suite et reste auprès de lui avec la bougie ; je serai ici dans un quart d’heure…

Quoiqu’elle ne fût pas tout à fait convaincue, Poulkhéria Alexandrovna ne résista pas. Rasoumikhine prit les bras des deux dames et les entraîna dans l’escalier. Du reste, il inquiétait aussi la mère de Rodia : « Il est bien débrouillard et bon, mais est-il capable de faire ce qu’il a promis ? pensait-elle, il est tellement exalté ! »

– Ah, je comprends, vous vous demandez si je suis en état de… devina Rasoumikhine, tout en faisant ses énormes foulées, si bien que les deux dames ne pouvaient le suivre, ce dont, du reste, il ne s’apercevait pas. Bêtises ! Je veux dire… je suis ivre comme un paysan, mais il ne s’agit pas de cela ; je ne suis pas ivre de vin, c’est quand je vous ai vues que cela m’est monté à la tête… Mais il n’est pas question de moi ! Ne faites pas attention ; je radote ; je ne suis pas digne de vous… Je suis au plus haut point indigne de vous !… Quand je vous aurai reconduites, je me verserai deux seaux d’eau sur la tête en passant près du canal et je serai complètement remis… Si vous pouviez seulement savoir comme je vous aime toutes les deux !… Ne vous moquez pas et ne vous fâchez pas !… Fâchez-vous sur n’importe qui, mais pas sur moi ! Je suis son ami, et, de ce fait, votre ami. Je veux que ce soit ainsi… J’en ai eu le pressentiment l’année dernière, il y avait eu un moment… En somme, je ne l’ai pas pressenti du tout, car vous êtes tombées du ciel. Quant à moi, je ne fermerai sans doute pas l’œil de la nuit !… Ce Zossimov craignait tout à l’heure qu’il ne perde son bon sens… C’est pour cette raison qu’il ne faut pas l’énerver…

– Que dites-vous là ! s’exclama la mère.

– Est-il possible que le docteur lui-même ait affirmé cela ? demanda Avdotia Romanovna épouvantée.

– Oui, mais ce n’est pas cela du tout. Il lui a même donné un remède, une poudre, je l’ai vu, et alors vous êtes arrivées… Ah ! il aurait mieux valu que vous ne soyez arrivées que demain ! Nous avons bien fait de partir. Vous aurez le rapport de Zossimov dans une heure. Celui-là, au moins, n’est pas ivre ! Et je ne serai plus ivre non plus… Pourquoi donc me suis-je enivré aussi ? Ah, c’est parce qu’ils m’ont entraîné dans la discussion, les démons ! Je m’étais pourtant bien promis de ne plus me laisser aller à discuter ! Ils vous ont une façon de battre la campagne ! J’ai manqué de me bagarrer ! J’ai laissé la présidence à mon oncle… Vous vous rendez compte : ils exigent la perte totale de la personnalité, et ils trouvent que c’est le fin du fin ! Ne pas être soi-même, ressembler le moins possible à soi-même : voilà ce à quoi ils veulent arriver ! C’est le summum du progrès, pour eux ! Et si seulement ils avaient une façon personnelle de radoter ! mais…

– Écoutez, interrompit d’une voix timide Poulkhéria Alexandrovna. Mais cela ne fit qu’activer son ardeur.

– Mais que pensez-vous ? cria Rasoumikhine, haussant encore la voix. Vous pensez que je me fâche parce qu’ils radotent ? Bêtises ! J’aime quand on dit des absurdités. Se tromper est le privilège naturel de l’homme par rapport à tous les autres organismes. Ceci conduit à la vérité ! Je suis homme parce que je déraisonne. On n’est jamais arrivé à une vérité sans avoir quatorze fois erré et peut-être cent quarante fois, et c’est d’ailleurs encore honorable. Mais nous, nous ne sommes même pas capables de divaguer avec notre propre intelligence ! Divague, mais divague à ta manière, et alors je t’embrasserai. Extravaguer à sa manière, c’est presque mieux que de dire la vérité à la manière des autres ; dans le premier cas, tu es un homme, dans le second, tu n’es qu’un oiseau ! La vérité ne s’enfuira pas, mais on peut gâter sa vie ; il y a eu des précédents. Alors, où en sommes-nous ? Nous sommes, tous, sans exception, en fait de sciences, de développement, de pensée, d’inventions, d’idéal, d’aspirations, de libéralisme, de raison, d’expérience et de tout, de tout, de tout, encore dans la première classe des préparatoires de l’école ! Il nous suffit de vivre sur l’intelligence des autres ! nous nous y sommes faits ! N’est-ce pas ainsi ? Comment ? criait Rasoumikhine en secouant et en serrant les bras des deux dames. N’est-ce pas ainsi ?

– Oh, mon Dieu ! Je ne puis dire… dit la pauvre Poulkhéria Alexandrovna.

– Oui, oui, c’est ainsi… quoique je ne sois pas d’accord en tout avec vous, ajouta sérieusement Avdotia Romanovna, puis elle jeta un cri, tant fut douloureuse, cette fois, l’étreinte de la poigne de Rasoumikhine.

– C’est ainsi ? Vous dites que c’est ainsi ? Alors, si c’est ainsi, vous… vous… hurla-t-il transporté, vous êtes la source de la bonté, de la pureté, de la raison et… de la perfection ! Laissez-moi prendre votre main, donnez-la… donnez votre main aussi, je veux baiser vos mains ici, immédiatement, à genoux !

Et il se mit à genoux au milieu du trottoir qui, par bonheur, était désert en ce moment.

– Mais, je vous en supplie, que faites-vous ? s’écria Poulkhéria Alexandrovna, extrêmement inquiète.

– Levez-vous ! Levez-vous ! disait Dounia, riant, bien que légèrement alarmée elle-même.

– Pas pour tout l’or du monde, si vous ne me donnez pas vos mains ! Voilà, cela est suffisant, je me lève, et nous reprenons notre route. Je ne suis qu’un affreux butor, je ne suis pas digne de vous, je suis ivre et j’ai honte, je ne suis pas digne de vous aimer, mais n’importe quel homme qui n’est pas une brute doit s’incliner devant vous. Alors, je me suis incliné… Voilà votre logement, et, cela suffit pour donner raison à Rodia d’avoir chassé votre Piotr Pètrovitch ! Comment s’est-il permis de vous loger dans cet hôtel ? C’est une honte ! Savez-vous qui on laisse entrer ici ? Et vous êtes sa fiancée, n’est-ce pas ! Alors, laissez-moi vous dire, après cela, que votre fiancé est une canaille !

– Je vous en prie, Monsieur Rasoumikhine, vous vous oubliez… débuta Poulkhéria Alexandrovna.

– Oui, oui, je le reconnais, je me suis oublié, je me repens se rattrapa Rasoumikhine. Mais… mais… vous me pardonnerez certainement ce que j’ai dit, parce que je parle sincèrement, et non parce que… hum ! c’eût été vil ; bref, ce n’est pas parce que je vous… hum !… alors, soit, je ne dirai plus rien, je n’en aurai plus l’audace !… Mais nous avons tous senti hier, dès son arrivée, que ce n’est pas un homme de votre milieu. Ce n’est pas à cause de ses cheveux, frisés par un coiffeur, ni à cause de sa hâte de faire montre de son intelligence, mais bien parce qu’il est un mouchard et un spéculateur, parce qu’il est hypocrite et qu’il a le caractère d’un Juif, chacun s’en aperçoit aussitôt. Pensez-vous qu’il soit intelligent ? Non, pas du tout. Alors, dites, est-ce un compagnon pour vous ? Oh, mon Dieu ! Il s’arrêta soudain dans l’escalier de l’hôtel. Tout ivres qu’ils soient, là bas, chez moi, ce sont quand même de braves gens, et bien que nous disions des sottises, – car je dis des sottises, moi aussi, – nous arriverons quand même finalement à la vérité, car nous sommes sur le bon chemin, tandis que Piotr Pètrovitch… n’est pas sur le bon chemin. Je les respecte, quoique je vienne de les traiter de tous les noms ; Zamètov, je ne le respecte pas, mais je l’aime bien, parce que c’est un enfant. Et même cet animal de Zossimov, parce qu’il est intègre et qu’il connaît son métier… Allons, assez. Tout est clair et tout est pardonné. Est-ce pardonné ? Allons venez. Je connais ce couloir, ce n’est pas la première fois que j’y viens ; ici, au numéro 3, il s’est produit un scandale… Alors, où est votre chambre ? Quel numéro ? huit ? Enfermez-vous pour la nuit, ne laissez entrer personne. Je serai ici dans un quart d’heure pour vous dire s’il y a du nouveau, et ensuite, dans une demi-heure, je reviendrai avec Zossimov, vous verrez. Au revoir, je m’en vais !

– Mon Dieu, Dounétchka, que va-t-il arriver ? dit Poulkhéria Alexandrovna, s’adressant tout inquiète et effrayée à sa fille.

– Tranquillisez-vous, maman, répondit Dounia, tout en se débarrassant de son chapeau et de sa cape ; c’est le Seigneur lui-même qui nous a envoyé ce monsieur, quoiqu’il vienne tout droit de quelque beuverie. On peut croire en lui, je vous l’affirme. Et tout ce qu’il a fait pour Rodia…

– Mon Dieu, Dounétchka, qui sait s’il reviendra ! Comment ai-je pu me décider à quitter Rodia !… Non, vraiment, ce n’était pas du tout ainsi que je m’attendais à le retrouver ! Il était sombre, comme s’il n’éprouvait aucun bonheur à nous revoir…

Des pleurs lui vinrent aux yeux.

– Mais non, vous vous trompez, maman. Vous ne l’avez pas bien observé, vous avez pleuré tout le temps. Il est tout ébranlé par sa maladie qui est la cause de tout.

– Ah, cette maladie ! Que va-t-il lui arriver ! Et de quelle façon il t’a parlé, Dounia ! dit la mère, regardant timidement sa fille dans les yeux, pour lire toute sa pensée, et à demi consolée par le fait que Dounia défendait Rodia et que, par conséquent, elle lui avait pardonné. – Je suis sûre qu’il se ravisera demain, ajouta-t-elle, cherchant jusqu’au bout à connaître les sentiments de sa fille.

– Et moi, je suis sûre qu’il dira la même chose demain… à ce sujet, coupa Avdotia Romanovna.

Évidemment, c’était là la difficulté, et il y avait un point délicat que Poulkhéria Alexandrovna craignait par trop d’aborder maintenant. Dounia vint près de sa mère et lui donna un baiser. Celle-ci la serra fortement dans ses bras, sans mot dire. Ensuite, elle s’assit, inquiète, pour attendre Rasoumikhine, et se mit à observer timidement sa fille qui, les bras croisés, s’était mise à marcher de long en large dans la chambre, perdue dans ses pensées. Marcher d’un coin à l’autre était une habitude d’Avdotia Romanovna, lorsqu’elle méditait, et sa mère avait toujours craint de la déranger dans ces moments-là.

Rasoumikhine avait évidemment agi d’une façon ridicule en manifestant la soudaine passion, née dans l’ivresse, qui s’était allumée en lui pour Avdotia Romanovna. Mais à la voir actuellement, les bras croisés, marchant dans la chambre, triste et pensive, beaucoup auraient compris Rasoumikhine, sans même tenir compte de son état d’ébriété. Avdotia Romanovna était remarquablement belle ; elle était grande, harmonieusement proportionnée ; il y avait en elle une force, une assurance, qui apparaissaient dans chacun de ses mouvements, mais qui n’enlevaient rien à leur douceur ni à leur grâce.

Elle ressemblait à son frère par le visage ; ses yeux étaient presque noirs, fiers, brillants et, en même temps, parfois pleins d’une grande bonté. Elle était pâle, mais sa pâleur n’était pas maladive ; son visage respirait la fraîcheur et la santé. Sa bouche était un peu petite, la lèvre inférieure, fraîche et vermeille, s’avançait légèrement, ainsi que le menton d’ailleurs : seule irrégularité de ce beau visage, mais qui lui donnait un caractère bien personnel de fermeté et aussi, peut-être, quelque hauteur. L’expression de ses traits était toujours plus réfléchie et sérieuse que gaie ; mais en revanche, de quel charme le sourire ne parait-il pas ce visage !

Comme le rire, gai, jeune, insouciant, lui seyait ! On comprenait que le fougueux, l’ouvert, le simple, l’intègre, l’herculéen Rasoumikhine qui, de plus, était ivre, qui n’avait jusqu’ici jamais rien vu de pareil, eût perdu la tête au premier regard. En outre, le hasard fit que Dounia lui apparut au moment radieux où elle retrouvait son frère bien-aimé. Il vit ensuite sa lèvre inférieure frissonner sous les ordres insolents, ingrats et cruels de celui-ci, – et il ne résista pas.

Rasoumikhine avait en somme dit la vérité, lorsque, dans son ivresse, il laissa échapper que l’excentrique logeuse de Raskolnikov, Praskovia Pavlovna, aurait été jalouse, non seulement d’Avdotia Romanovna mais aussi, sans doute, de Poulkhéria Alexandrovna. Malgré les quarante-trois ans de cette dernière, son visage conservait toujours les restes de sa beauté passée et, en outre, elle paraissait plus jeune que son âge réel, ce qui arrive presque toujours aux femmes qui ont conservé jusqu’à la vieillesse la clarté d’âme, la fraîcheur des impressions et la chaleur honnête et pure du cœur. Disons, entre parenthèses, que posséder ces qualités constitue l’unique moyen de ne pas perdre sa beauté, même dans la vieillesse. Ses cheveux blanchissaient légèrement. Des pattes d’oie étaient apparues depuis longtemps. Ses joues s’étaient creusées et desséchées à force de souci et de chagrin, mais son visage était quand même beau. C’était le portrait de Dounétchka, plus âgée de vingt ans, excepté la lèvre inférieure qui, chez elle, ne s’avançait pas autant. Poulkhéria Alexandrovna était sensible, mais nullement jusqu’à la fadeur, timide, cédant volontiers, mais jusqu’à une certaine limite : elle pouvait permettre bien des choses, consentir à beaucoup, même si c’était contraire à sa conviction, mais il y avait toujours une limite d’honnêteté, une règle de vie, et des convictions extrêmes qu’aucune circonstance n’aurait pu l’obliger à franchir.
Exactement vingt minutes après le départ de Rasoumikhine, deux coups légers mais hâtifs furent frappés à la porte : il était revenu.

– Non, je n’entre pas, jamais de la vie, s’empressait-il de déclarer lorsqu’on lui ouvrit. Il dort paisiblement, tout sage et tranquille, et pourvu qu’il puisse dormir dix heures ainsi ! Nastassia est chez lui, je lui ai dit de ne pas sortir tant que je serai absent. Maintenant, je vais chercher Zossimov, il vous présente son rapport et vous vous mettez au lit. Vous êtes à bout, je le vois…

Et il s’élança dans le couloir.

Quel homme actif et… dévoué ! s’écria Poulkhéria Alexandrovna, tout heureuse.

– Je crois que c’est un homme excellent, répondit Avdotia Romanovna chaleureusement et en reprenant sa promenade dans la chambre.

Près d’une heure plus tard, on frappa de nouveau à la porte. Les deux femmes avaient attendu, cette fois-ci, confiantes en Rasoumikhine ; celui-ci, en effet, avait réussi amener Zossimov. Le médecin avait immédiatement consenti à quitter le festin et à aller voir Raskolnikov, mais se défiant de l’ivresse de Rasoumikhine, il s’était mis en route pour l’hôtel d’assez mauvaise grâce. Son amour-propre fut immédiatement tranquillisé et même flatté dès qu’il eut compris qu’on l’attendait, en effet, comme un oracle. Il resta dix minutes environ et réussit à calmer et à convaincre Poulkhéria Alexandrovna. Il parla beaucoup, avec beaucoup de cœur, mais aussi avec réserve et avec un sérieux forcé, tout comme un médecin de vingt-sept ans appelé en consultation pour un cas grave.

Il s’en tint rigoureusement au sujet et ne montra pas le moindre désir d’entrer en relations plus personnelles avec les deux dames. Ayant vu, dès son entrée, combien éblouissante était la beauté d’Avdotia Romanovna, il s’efforça immédiatement de ne pas la regarder du tout et s’adressa exclusivement à Poulkhéria Alexandrovna. Tout cela lui procurait un intense plaisir intérieur. Il dit, au sujet du malade, qu’il trouvait son état pleinement rassurant. Suivant ses observations, la cause de la maladie du patient, à part les mauvaises conditions matérielles de ces derniers mois, comprenait aussi un élément moral. Il y avait là, pouvait-on dire, le produit d’influences morales et matérielles, d’inquiétudes, d’appréhensions, de soucis, de certaines idées, etc… S’étant aperçu qu’Avdotia Romanovna s’était mise à l’écouter avec une attention spéciale, Zossimov s’étendit complaisamment sur ce thème.

À l’inquiète question de Poulkhéria Alexandrovna au sujet des « suppositions sur la folie », il répondit avec un sourire calme et ouvert que le sens de ses paroles avait été outré, que, évidemment, on pouvait observer chez le malade la présence d’une idée fixe, de quelque chose qui décelait la monomanie – car lui, Zossimov, avait suivi de particulièrement près cette intéressante branche de la médecine – mais il y avait lieu de se rappeler que le malade avait déliré presque jusqu’aujourd’hui et… évidemment l’arrivée de ses proches allait le fortifier, le distrairait et, en général, agirait salutairement, – si seulement il était possible de lui éviter de nouveaux « chocs », ajouta-t-il significativement. Ensuite il se leva, prit congé cordialement, posément, accompagné de bénédictions et, ayant reçu de chauds remerciements, des prières et même la main tendue – et non sollicitée – d’Avdotia Romanovna, il sortit extrêmement satisfait de sa visite et encore plus de lui-même.

– Nous causerons demain ; couchez-vous maintenant ; il le faut ! conclut Rasoumikhine en partant avec Zossimov. Demain, le plus tôt possible, je vous présente mon rapport.

– Quelle délicieuse fille, quand même, cette Avdotia Romanovna ; remarqua avec ardeur Zossimov lorsqu’ils furent dehors.

– Délicieuse ? Tu as dit délicieuse ? vociféra Rasoumikhine en lui sautant à la gorge. Si jamais tu osais… Tu comprends ? Tu comprends ? criait-il en le secouant par le col et le serrant contre le mur. Tu as compris ?

– Lâche-moi, ivrogne ! dit Zossimov se défendant, et lorsque l’autre l’eut lâché, il le regarda attentivement et, tout à coup, éclata de rire. Rasoumikhine restait planté devant lui, les bras ballants, pensif, sérieux et sombre.

– Je suis un âne, évidemment, dit-il, et son visage se rembrunit encore ; mais… toi aussi.

– Non, mon vieux, certainement pas moi. Je ne songe pas à des bêtises.

Ils se remirent en route, silencieux, et ce n’est qu’aux environs de chez Raskolnikov que Rasoumikhine, fort soucieux, prit la parole.

– Écoute, dit-il à Zossimov, tu es bon garçon, mais, à part tes autres défauts, tu es coureur de jupons, je le sais, et même un vulgaire coureur. Tu es un vaurien nerveux et faible ; tu es polisson, tu es gras et tu ne sais rien te refuser – et j’appelle cela de la bassesse, car cela conduit directement à la saleté. Tu es devenu à ce point douillet que j’avoue ne pas comprendre comment tu t’arranges pour être en même temps un bon médecin et même un médecin qui fasse preuve d’abnégation. Tu dors sur un matelas de duvet (un médecin !) et tu te lèves la nuit pour un malade… Dans trois ans tu ne le feras plus… Au Diable ! Ce n’est pas ceci qui est en question. Voici : tu passes cette nuit dans l’appartement de la logeuse (j’ai eu du mal à la convaincre), et moi je couche dans la cuisine : une occasion pour vous de faire plus ample connaissance ! Non, pas ce que tu crois ! Non, mon vieux, pas la moindre chose…

– Mais je ne crois rien.

– Chez elle il y a de la pudeur, de longs silences, de la timidité, de la sagesse acharnée et, avec cela, des soupirs. Elle fond comme de la cire – à la lettre ! – Débarrasse-moi de cette femme, au nom de tous les démons du monde ! Elle est avenante ! je ne te dis que ça. Fais cela et ma vie est à toi !
Zossimov se prit à rire plus fort.

– Te voilà bien emballé. Qu’ai-je besoin d’elle ?

– Je t’assure qu’elle n’est pas exigeante ; tu dois seulement parler beaucoup. Tu t’assieds près d’elle et tu parles. Et puis, tu es docteur, mets-toi à la guérir de quelque chose. Je te jure, tu ne le regretteras pas. Elle a un clavecin ; tu sais que je tapote un peu ; je connais une chanson russe : M’inonderais-je de larmes amères… Elle aime bien les chansons langoureuses – alors tu commences par là. D’ailleurs, tu es un virtuose du piano, un maître, un Rubinstein. – Je t’affirme, tu ne le regretteras pas…

– Alors tu lui as fait des promesses ? Tu as donné ta signature ? Tu as promis de l’épouser peut-être…

– Rien, rien de semblable ! Et puis ce n’est pas du tout son genre ; Tchébarov a bien tenté…

– Alors, laisse tomber !

– Impossible de cette façon !

– Pourquoi donc ?

– Mais, comme ça, pas moyen et puis voilà ! On se sent tenu, mon vieux.

– Mais pourquoi l’as-tu entraînée ?

– Je ne l’ai nullement entraînée ; c’est plutôt moi qui ai été entraîné, bête que j’étais. Quant à elle, il lui est totalement indifférent que ce soit toi ou moi, pourvu que quelqu’un soit assis à côté d’elle et qu’il soupire. Il y a ici, mon vieux… Comment dire ? Il y a… Voici : tu es fort en mathématiques, tu t’y intéresses encore maintenant, je le sais… Alors, commence à lui exposer le calcul intégral, je ne blague pas, je te le jure, je parle sérieusement : ça lui sera complètement égal ; elle va te regarder et soupirer et cela douze mois d’affilée. Moi, par exemple, je lui ai parlé très longuement, deux jours, du Reichstag prussien (car de quoi veux-tu parler !) – elle en soupirait et en transpirait ! Seulement ne parle pas d’amour – elle est ombrageuse et elle se piquerait – mais fais-lui croire que tu ne parviens pas à la quitter – et cela suffit. Confort total… tout à fait comme chez soi – tu peux lire, t’asseoir, te coucher, écrire… Tu peux même l’embrasser, prudemment…

– Mais qu’ai-je besoin d’elle ?

– Ah, là, là ! Je ne parviens pas à me faire comprendre ! Tu vois, vous vous convenez à tous les points de vue ! J’avais déjà pensé à toi avant… car tu finiras par là quand même ! Alors, ne te serait-ce pas égal, un peu plus tôt ou un peu plus tard ? Ici, c’est vraiment une vie sur un matelas de duvet et puis, pas seulement cela, tu seras aspiré là-dedans ; c’est le bout du monde, l’ancre, le havre paisible, le nombril de la terre, le fondement de l’univers, les meilleures crêpes, les soupes grasses, le samovar du soir, les soupirs timides, les châles chauds, les bouillottes – c’est comme si tu étais mort et en même temps vivant : les deux avantages à la fois ! Allons, mon vieux, assez radoté, il est temps d’aller se coucher ! Écoute, je me réveille parfois la nuit, alors, tu comprends, j’irai jeter un coup d’œil à Rodia. Ne te dérange pas trop, mais, si tu le veux, viens également le voir. Si tu remarques quelque chose, délire, fièvre ou quoi, tu me réveilles immédiatement. Du reste, cela n’arrivera pas…

II

Rasoumikhine se réveilla le lendemain matin vers sept heures, préoccupé et grave. Beaucoup de questions nouvelles et inattendues se posaient à lui ce matin-là. Il n’aurait jamais cru pouvoir se réveiller dans une telle disposition d’esprit. Il se rappelait, jusqu’au moindre détail, tout ce qui lui était survenu la veille, et il comprenait que quelque chose d’extraordinaire lui était arrivé, qu’une impression s’était gravée en lui, qui lui était totalement inconnue jusqu’ici et qui ne ressemblait à aucune de celles qu’il avait ressenties avant ce jour. En même temps, il se rendait pleinement compte que l’idée qu’il s’était mise en tête était une chimère irréalisable à ce point qu’il eut honte de ce qu’elle lui fût venue et qu’il se hâta de passer aux soucis plus pressants que « la maudite journée d’hier » lui avait amenés.

Son souvenir le plus affreux était celui de sa conduite basse et odieuse ; non seulement parce qu’il s’était enivré, mais surtout parce qu’il avait calomnié le fiancé de la jeune fille, en profitant de la position difficile de celle-ci, et cela à cause d’une soudaine et stupide jalousie, alors qu’il ne savait rien de leurs relations et de leurs obligations mutuelles et que, de plus, il ne connaissait rien de l’homme lui-même. De quel droit l’avait-il jugé si hâtivement et si étourdiment ? Et qui lui avait donné le pouvoir de juger ? Un être comme Avdotia Romanovna se donnerait-il à un homme méprisable pour de l’argent ? Il a donc des mérites. L’hôtel ? Pourquoi aurait-il nécessairement su de quelle sorte d’hôtel il s’agissait ? Et puis, en somme, il leur a trouvé un appartement… Comme c’est bas ! L’ivresse n’est pas une raison ! Tout au plus une excuse qui le diminuerait encore ! In vino veritas, et toute la vérité est apparue, c’est-à-dire toute la crasse de son cœur envieux et grossier ! Vraiment, une telle idée lui est-elle permise, à lui, Rasoumikhine ? Qu’est-il donc à côté d’une telle jeune fille, lui, l’insolent ivrogne, le bravache d’hier ? Une comparaison aussi impudente est ridicule. Rasoumikhine rougit violemment à cette pensée, et, en même temps, comme à dessein, il se souvint clairement de la façon dont il avait déclaré aux dames, hier, sur l’escalier, que la logeuse serait jalouse d’Avdotia Romanovna… Ce souvenir lui était insupportable. Il donna de toutes ses forces un coup de poing au poêle de la cuisine : il se meurtrit la main et abîma une brique.

« Évidemment, se murmura-t-il, un instant plus tard, avec le désir de se mortifier, – évidemment, il ne sera jamais possible de réparer ce misérable gâchis… donc, ce n’est pas la peine d’y penser, et, par conséquent, il faut se présenter sans rien dire et… remplir ses obligations… et ne pas s’excuser et ne rien dire et… et, évidemment, maintenant tout est perdu. »

Cependant, lorsqu’il s’habilla, il examina son costume plus attentivement que d’habitude. Il n’avait pas d’autres vêtements, et, s’il en avait eu, il ne les aurait peut-être pas mis, expressément. Mais, en tout cas, il était impossible de rester sale et débraillé d’une façon aussi agressive : il n’avait pas le droit de heurter la délicatesse des autres, étant donné que ces autres avaient besoin de lui, et l’appelaient pour qu’il les aidât. Il brossa consciencieusement ses vêtements. Son linge était passable, il avait toujours eu le souci de la propreté de son linge.

Il se lava soigneusement ce matin-là, trouva du savon chez Nastassia, et se frotta vigoureusement la tête, le cou et surtout les mains. Lorsque la question se posa de savoir s’il fallait ou non se raser (Praskovia Pavlovna avait d’excellents rasoirs qu’elle avait hérités de feu Monsieur Zarnistine, son mari), elle fut résolue par la négative et avec acharnement : « qu’elle reste comme elle est, ma barbe !… si jamais elles pensaient que je me suis rasé pour… et elles le penseront certainement ! Non ! À aucun prix ! »

» Et… surtout, je suis si grossier, un tel rustre, j’ai des manières de cabaretier ; et… et, admettons, ne fût-ce qu’un instant, que je sois un honnête homme… et alors ? Est-ce qu’on peut tirer vanité du fait qu’on est un honnête homme ? Chacun doit être honnête et propre aussi et… et j’ai bien eu (je m’en souviens) quelques histoires pas précisément déshonorantes, mais quand même !… Et quelles idées n’ai-je pas eues quelquefois ! Mais oui, que diable ! Allons, soit ! Alors, je serai expressément sale, graisseux, vulgaire, et d’ailleurs je m’en fiche ! Et je le serai même davantage !… »
Pendant ce monologue, Zossimov, qui avait passé la nuit dans le salon de Praskovia Pavlovna, vint le rejoindre. Il allait rentrer chez lui, et, avant de partir, il voulait jeter un dernier coup d’œil au malade. Rasoumikhine lui dit que celui-ci dormait comme une marmotte. Zossimov conseilla de le laisser dormir, et assura qu’il reviendrait vers dix heures et demie.

– Si seulement il reste chez lui, ajouta-t-il. Ça ! que diable, je n’ai aucune autorité sur mon malade, et on veut que je le soigne ! Sais-tu si c’est lui qui ira là-bas, ou si ce sont les autres qui viendront ici ?

– Les autres, je suppose, répondit Rasoumikhine, ayant compris l’intention de cette demande ; et ils vont naturellement parler de leurs affaires privées. Je ne resterai pas ici. Toi, en tant que médecin, tu as évidemment plus de droits que moi.

– Je ne suis pas leur directeur de conscience ; je ne ferai qu’entrer et sortir ; j’ai d’autres occupations.

– Il y a une chose qui me tourmente, coupa Rasoumikhine en se renfrognant. Hier, j’ai bu un coup de trop, et j’ai bavardé en le reconduisant… j’ai dit énormément de bêtises… entre autres, que tu craignais… pour sa raison…

– Tu as aussi raconté cela aux deux dames ?

– Je sais, j’ai été bête ! Que veux-tu ! Mais est-ce vrai que tu as réellement eu cette idée ?

– Ce sont des bêtises, te dis-je. Crois-tu, penser cela réellement ! Tu m’as dit toi-même que c’est un maniaque, lorsque tu m’as conduit chez lui… Et nous avons encore versé de l’huile sur le feu, hier, avec nos récits… au sujet du peintre ; c’est peut-être cette histoire qui l’a rendu insensé ! Si j’avais été au courant de ce qui s’est passé au bureau de police, et si j’avais su que ce vaurien l’avait froissé par ses soupçons ! Hum… je me serais opposé à ce qu’on parle de cela en sa présence. Ces monomanes vous font une montagne d’un grain de sable, ils prennent les fictions pour des réalités. Une grande partie de sa conduite s’est éclaircie pour moi après le récit de Zamètov, si je l’ai bien compris… Eh quoi ! Je peux te citer le cas d’un hypocondriaque quadragénaire qui, incapable de supporter les railleries quotidiennes d’un gamin de huit ans, à table, lui a simplement tranché la gorge. Dans ce cas-ci, en plus de son caractère, il y a sa misère, l’insolence du policier, la maladie qui couvait, – et un tel soupçon ! Un soupçon s’adressant à un hypocondriaque poussé à bout ! Et avec sa furieuse vanité, son exceptionnelle vanité ! Après tout, peut-être est-ce là le point de départ de sa maladie ! Mais oui, que diable !… Au fait, c’est vraiment un aimable garçon que ce Zamètov, mais hum… il n’aurait pas dû raconter cette histoire hier… Il ne sait pas tenir sa langue.

– À qui a-t-il raconté cela ? À toi et à moi.

– Et à Porfiri également.

– Dis-moi, as-tu quelque ascendant sur sa mère et sa sœur ? Conseille-leur de prendre des précautions avec lui, aujourd’hui…

– Elles parviendront à s’arranger, répondit Rasoumikhine de mauvaise grâce.

– Qu’a-t-il donc contre ce Loujine ? Un homme qui a de l’argent et qui ne déplaît pas à sa sœur, semble-t-il… Elles n’ont pas un sou, hein ?

– Qu’as-tu à essayer de me faire parler ? cria Rasoumikhine agacé. Comment puis-je savoir s’ils ont de l’argent ou non ? Questionne-les toi-même…

– Comme tu peux être ridicule, parfois ? Ton ivresse d’hier ne s’est pas encore dissipée, je vois… Au revoir ; remercie de ma part Praskovia Pavlovna pour son hospitalité. Elle s’est barricadée, ce matin ; elle n’a pas répondu à mon salut à travers la porte et elle s’était levée à sept heures : on lui a apporté le samovar de la cuisine… Je n’ai pas eu l’honneur de la contempler face à face…

Il était juste neuf heures lorsque Rasoumikhine se présenta à l’hôtel Bakaléïev. Les deux dames l’attendaient avec une impatience fébrile. Elles s’étaient levées à sept heures, peut-être même plus tôt. Il entra, morne, s’inclina maladroitement, ce qui le fâcha – contre lui-même évidemment. Il avait compté sans ses hôtes : Poulkhéria Alexandrovna se précipita littéralement vers lui, saisit ses deux mains et fut sur le point de les embrasser. Il jeta un timide coup d’œil à Avdotia Romanovna ; mais sur ce visage hautain, il y avait en ce moment une telle expression de reconnaissance et d’amitié, une telle estime, totale et inattendue pour lui (au lieu de regards railleurs et d’un mépris mal caché) qu’il aurait vraiment préféré qu’on le reçut avec des injures, car c’était par trop gênant ! Heureusement, il y avait un thème pour la conversation, et il se hâta de s’y accrocher.

Ayant appris que Rodia ne s’était pas encore réveillé et que tout allait bien, Poulkhéria Alexandrovna se déclara satisfaite, car elle voulait absolument parler au préalable avec Rasoumikhine. Puis on le questionna pour savoir s’il avait déjeuné, et on l’invita à prendre le thé ensemble ; ces dames avaient attendu Rasoumikhine pour le déjeuner. Avdotia Romanovna sonna ; un garçon loqueteux se présenta ; on lui commanda du thé qui fut finalement servi, mais, avec tant de malpropreté et d’inconvenance que les dames en turent toutes confuses. Rasoumikhine voulut dire son avis sur l’hôtel, mais se souvenant de Loujine, il se tut, gêné, et fut tout heureux lorsque les questions de Poulkhéria Alexandrovna se mirent enfin à tomber comme une avalanche.

Il parla pendant trois quarts d’heure, répondant aux questions, constamment interrompu, forcé de se répéter, mais il réussit à leur communiquer les faits les plus importants et les plus saillants de la dernière année de la vie de Rodion Romanovitch, terminant par un récit détaillé de sa maladie. Il omit beaucoup de choses, entre autres la scène du commissariat, avec tout ce qui en était résulté. Son récit fut avidement écouté, mais quand il pensa avoir fini et avoir satisfait ses auditrices, il apparut, qu’à leur point de vue, il avait à peine commencé.

– Je vous prie, dites-moi quelle est votre opinion… oh excusez-moi, j’ignore encore votre nom, dit avec hâte Poulkhéria Alexandrovna.

– Dmitri Prokofitch.

– Voici, Dmitri Prokofitch, j’aurais bien voulu, bien voulu savoir… comment, en général… il considère les choses, c’est-à-dire, comprenez-moi – comment m’exprimer pour mieux dire ? – qu’aime-t-il, et que n’aime-t-il pas ? Est-il toujours aussi irritable ? Quels sont ses désirs et ses desseins ? Qu’est-ce qui l’influence surtout pour le moment ? En bref, j’aurais bien voulu…

– Mais, maman, comment est-il possible de répondre à tout cela en même temps ? remarqua Dounia.

– Ah, mon Dieu, je ne me suis pas du tout, pas du tout attendue à le retrouver ainsi, Dmitri Prokofitch.

– C’est très naturel, Madame, répondit Dmitri Prokofitch. Je n’ai plus de mère, mais j’ai un oncle qui vient ici chaque année et qui ne me reconnaît presque jamais, même par l’aspect extérieur ; et c’est un homme intelligent. Alors, après trois années de séparation, beaucoup d’eau a passé sous les ponts. Que puis-je vous dire ? Je connais Rodion depuis un an et demi, il a toujours été chagrin, sombre, orgueilleux et fier ; or ces derniers temps (et peut-être même avant) il est devenu susceptible et hypocondriaque. Il est généreux et bon, mais il n’aime pas faire connaître ses sentiments et il commettrait une cruauté plutôt que de faire preuve de générosité. Parfois, du reste, il est simplement froid, inhumainement insensible, vraiment comme s’il avait en lui deux personnalités opposées qui se remplaceraient à tour de rôle. Il est parfois terriblement silencieux ! Il semble n’avoir jamais le temps, il se plaint qu’on le dérange toujours, et pourtant il reste couché inactif. Il n’est pas railleur et cela, non parce qu’il manque d’esprit, mais parce que, dirait-on, il n’a pas de temps à gaspiller pour de pareilles vétilles. Il n’écoute pas jusqu’au bout ce qu’on lui dit. Il estime à un très haut point sa propre valeur et, je crois, non sans quelque droit. Alors quoi encore ? Il me semble que votre venue aura la meilleure influence sur lui.

– Mon Dieu, puissiez-vous dire vrai ! s’écria Poulkhéria Alexandrovna, accablée par les déclarations de Rasoumikhine sur Rodia.

Rasoumikhine jeta enfin un coup d’œil plus courageux à Avdotia Romanovna. Il lui avait fréquemment jeté de rapides regards pendant la conversation, mais c’étaient des regards furtifs et, tout de suite, il détournait les yeux. Avdotia Romanovna s’asseyait de temps en temps à la table, parfois aussi elle se levait, se remettait à marcher, suivant son habitude, les bras croisés, les lèvres pincées, posant de loin en loin une question, sans interrompre sa promenade, se perdant parfois dans ses réflexions. Elle avait aussi l’habitude de ne pas écouter jusqu’au bout ce que l’on disait. Elle portait une robe d’une étoffe sombre et légère ; une petite écharpe transparente entourait son cou. Rasoumikhine avait remarqué à de nombreux signes qu’elles étaient, en effet, extrêmement pauvres. Si Avdotia Romanovna avait été parée comme une reine, il n’aurait, sans doute, nullement été intimidé ; tandis que maintenant, précisément parce qu’il avait remarqué la pauvreté de ses vêtements et de ses bagages, son cœur était rempli de crainte et il s’effrayait pour chacun des mots qu’il prononçait, pour chacun de ses gestes, ce qui, évidemment, était gênant pour quelqu’un qui manquait déjà de confiance en lui-même.

– Vous avez dit beaucoup de choses curieuses au sujet du caractère de mon frère et… vous l’avez dit équitablement. Cela est bien ; je pensais que vous aviez une adoration totale pour lui, remarqua Avdotia Romanovna en souriant. Je crois que ce que vous dites est exact, il doit absolument avoir une femme à ses côtés, ajouta-t-elle pensive.

– Je ne l’ai pas dit, mais peut-être avez-vous raison là aussi cependant.

– Comment ?

– Il n’aime personne, et, peut-être n’aimera-t-il jamais personne, coupa Rasoumikhine.

– Voulez-vous dire qu’il en serait incapable ?

– Vous savez, Avdotia Romanovna, vous ressemblez énormément à votre frère, en tout ! lança-t-il tout à coup et cette sortie inattendue le surprit lui-même. Mais, tout de suite, il se rappela ce qu’il venait de dire du frère, devint rouge comme une pivoine et ne sut plus où se cacher. Avdotia Romanovna ne résista pas et éclata de rire.

– Vous pouvez vous tromper tous les deux au sujet de Rodia, enchaîna Poulkhéria Alexandrovna quelque peu piquée. Je ne parle pas de maintenant, Dounétchka. Ce que contient la lettre de Piotr Pètrovitch… et ce que vous avez imaginé n’est peut-être pas exact, mais vous ne pouvez savoir, Dmitri Prokofitch, à quel point il est lunatique et, comment dire… capricieux. Je n’ai jamais pu me fier à son caractère, même lorsqu’il n’avait que quinze ans. Je suis sûre que, maintenant encore, il est capable de faire quelque chose de tellement inattendu que personne n’y songerait. Il ne faut pas chercher loin : savez-vous qu’il y a un an et demi, il m’a stupéfiée, émue et presque rendue malade lorsqu’il eût soudain l’idée d’épouser cette… comment s’appelle-t-elle… la fille de cette Zarnitsina, la logeuse ?

– Connaissez-vous cette histoire en détail ? questionna Avdotia Romanovna.

– Vous croyez, continua Poulkhéria Alexandrovna fougueusement, que mes pleurs, mes prières, mes souffrances, ma mort peut-être l’auraient arrêté ? Il aurait froidement passé outre. Est-ce possible, est-ce vraiment possible qu’il ne nous aime pas ?

– Il ne m’a jamais parlé lui-même de cette affaire, répondit Rasoumikhine avec circonspection ; mais Madame Zarnitsina m’en a dit quelques mots – elle n’est pas très loquace – et ce que j’ai appris est plutôt bizarre…

– Que vous a-t-elle dit ? demandèrent en même temps les deux femmes.

– En somme, rien de trop spécial. J’ai appris que ce mariage, tout à fait décidé et arrangé et qui n’a pas eu lieu à cause du décès de la fiancée, ne plaisait pas du tout à Madame Zarnitsina… De plus, la fiancée n’était pas jolie, dit-on, et même plutôt laide… et si maladive, et… et bizarre… mais, du reste, elle avait, je crois des qualités. Elle devait nécessairement en avoir, sinon, c’est à n’y rien comprendre… Pas de dot ; et, d’ailleurs, il n’y comptait pas… En général, il est difficile de porter un jugement dans ces sortes d’affaires.

– Je suis certaine que c’était une digne jeune fille, remarqua brièvement Avdotia Romanovna.

– Que le Seigneur me pardonne, mais je me suis quand même réjouie de sa mort, quoique je ne sache pas lequel des deux aurait le plus souffert de cette union, conclut Poulkhéria Alexandrovna ; ensuite elle se mit à interroger Rasoumikhine au sujet de la scène d’hier entre Rodia et Loujine, et ce, prudemment, avec des arrêts et des coups d’œil continuels à Dounia, ce qui, de toute évidence, déplaisait à cette dernière. Cette scène inquiétait visiblement la mère plus que tout, lui faisait peur jusqu’à la faire trembler. Rasoumikhine recommença son récit en détail, mais, cette fois-ci, il ajouta sa propre conclusion : il accusa nettement Raskolnikov d’avoir offensé avec préméditation Piotr Pètrovitch, tout en ne prenant que fort peu sa maladie comme excuse.

– Il avait imaginé tout cela encore avant sa maladie, ajouta-t-il.

– Je pense comme vous, dit Poulkhéria Alexandrovna, l’air abattu. Mais elle fut étonnée par le ton prudent et même quelque peu respectueux de Rasoumikhine à l’égard de Piotr Pètrovitch. Avdotia Romanovna en fut frappée aussi.

– Alors, c’est là votre opinion sur Piotr Pètrovitch ? demanda Poulkhéria Alexandrovna qui n’avait pu résister à l’envie de poser cette question.

– Je ne puis être d’un autre avis au sujet du futur mari de votre fille, répondit Rasoumikhine avec fermeté et chaleur. Et ce n’est pas une simple politesse qui me fait parler ainsi, mais parce que… parce… mais déjà rien qu’à cause du fait qu’Avdotia Romanovna a bien voulu choisir librement cet homme. Si je l’ai dénigré ainsi hier, c’est parce que j’étais tout à fait ivre et même fou ; oui fou, j’avais perdu la tête, devenu fou, tout à fait… et j’en ai honte maintenant !… Il rougit et se tut. Le visage d’Avdotia Romanovna s’empourpra également, mais elle ne dit mot. Elle n’avait pas ouvert la bouche depuis que l’on avait commencé à parler de Loujine.

Poulkhéria Alexandrovna, pourtant, sans son aide, se trouvait visiblement dans l’indécision. Enfin, toute hésitante et avec des coups d’œil obliques à sa fille, elle déclara qu’une certaine circonstance la préoccupait beaucoup.

– Vous voyez, Dmitri Prokofitch, commença-t-elle… Je parlerai ouvertement à Dmitri Prokofitch, n’est-ce pas, Dounétchka ?

– Évidemment, maman, dit Avdotia Romanovna avec conviction.

– Voici ce dont il est question, se hâta de dire Poulkhéria Alexandrovna, comme si l’on venait de la débarrasser d’un grand poids en lui permettant de conter son malheur. Nous avons reçu ce matin, très tôt, un mot de Piotr Pètrovitch, en réponse à notre lettre l’avertissant de notre venue. Il devait nous rencontrer à la gare, hier, comme c’était convenu. Au lieu de quoi, c’est une sorte de laquais qui vint nous chercher ; il nous donna l’adresse de cet hôtel, nous montra le chemin, et Piotr Pètrovitch lui a fait dire qu’il viendrait nous voir lui-même ce matin. Au lieu de venir, il nous a fait parvenir ce billet… Lisez-le vous-même, plutôt ; il y a là quelque chose qui m’inquiète beaucoup… Vous verrez tout de suite vous-même, et… vous me direz franchement votre pensée, Dmitri Prokofitch ! Vous connaissez mieux que quiconque le caractère de Rodia et vous pourrez nous donner un bon conseil. Je vous avertis que Dounétchka a déjà tout décidé, dès le premier instant, mais moi, je ne sais pas encore comment faire, et… je vous ai attendu.

Rasoumikhine prit le billet, daté de la veille, et lut ce qui suit :

« Madame,

» J’ai l’honneur de vous informer que j’ai été mis dans l’impossibilité de venir à votre rencontre sur les quais de la gare par suite de circonstances inattendues, et que, pour me remplacer, je vous ai envoyé un homme fort déluré. Je me priverai également de l’honneur de vous rendre visite demain matin, à cause des affaires du Sénat qui ne souffrent pas de retard et pour ne pas gêner votre rencontre avec votre fils, ni celle d’Avdotia Romanovna avec son frère. J’aurai l’honneur de vous rendre visite et de vous saluer dans votre appartement demain au plus tard à huit heures du soir précises. Je me permettrai d’ajouter – et avec insistance – la prière expresse que Rodion Romanovitch ne soit pas présent à notre entrevue commune parce qu’il m’a blessé d’une façon sans précédent, et avec un manque total de politesse, lors de la visite que je lui ai faite hier. À part cela, j’ai le désir d’avoir avec vous une explication nécessaire sur un point au sujet duquel je voudrais connaître votre avis personnel. J’ai l’honneur de vous avertir que si, malgré ma demande, je rencontrais chez vous Rodion Romanovitch, je serais forcé de m’en aller, et, dans ce cas, ne vous en prenez qu’à vous-mêmes. Je vous écris parce que j’ai lieu de croire que Rodion Romanovitch qui paraissait fortement malade lors de ma visite, s’est soudainement guéri deux heures plus tard et que, par conséquent, s’il peut sortir, il peut aussi bien venir chez vous. Quant à cela, je l’ai constaté de mes propres yeux, car je l’ai vu dans le logement d’un ivrogne, écrasé par une voiture et décédé à la suite de cet accident, et à la fille duquel, une demoiselle d’une inconduite manifeste, il a donné hier jusqu’à vingt-cinq roubles, soi-disant pour l’enterrement, ce qui m’a fort surpris, sachant avec combien de peine vous vous êtes procuré cet argent. Avec l’assurance de mon respect spécial pour l’honorable Avdotia Romanovna, je vous prie, Madame, d’agréer les sentiments de respectueuse fidélité de votre obéissant serviteurP. Loujine. »

– Que vais-je faire maintenant, Dmitri Prokofitch ? dit Poulkhéria Alexandrovna, prête à pleurer. Comment voulez-vous que je demande à Rodia de ne pas venir ici ? Il a exigé avec tant d’insistance que nous cessions toutes relations avec Piotr Pètrovitch et voilà que celui-ci me dit de ne pas le recevoir ! Mais il viendra exprès lorsqu’il saura et… que va-t-il se passer alors ?

– Faites ce qu’a décidé Avdotia Romanovna, répondit calmement et sans hésitation Rasoumikhine.

– Ah, mon Dieu ! Elle dit… elle dit Dieu sait quoi, et je ne sais pas ce qu’elle veut. Elle dit qu’il vaudrait mieux, ou plutôt qu’il est nécessaire (Dieu sait pourquoi ?) que Rodia vienne ce soir à huit heures, et qu’il rencontre Piotr Pètrovitch… Et moi qui voulais même lui cacher la lettre et prendre un arrangement avec vous, pour qu’il ne vienne pas… car il est si irascible… Et puis je n’y comprends rien. De quel ivrogne et de quelle demoiselle s’agit-il et comment se fait-il qu’il lui a donné tout l’argent qu’il avait… et que…

– Et que vous avez eu tant de peine à trouver, maman, ajouta Avdotia Romanovna.

– Il n’était plus lui-même, ajouta pensivement Rasoumikhine. Si vous saviez quel coup il a fait hier au café. Quoique ce fût fort malin… hum ! Il m’a, en effet, dit quelques mots au sujet de je ne sais quel mort et quelle demoiselle, lorsque nous allions chez lui, mais je n’y ai rien compris… Du reste, moi-même, j’étais hier…

– Allons plutôt chez lui, maman, et là-bas, nous saurons ce que nous avons à faire. Et d’ailleurs, il est temps… Mon Dieu ! Dix heures passées ! s’exclama-t-elle en jetant un coup d’œil à la magnifique montre d’or émaillé suspendue à son cou par une fine chaînette vénitienne et qui jurait bizarrement avec sa mise. « Un cadeau du fiancé », pensa Rasoumikhine.

– Oh, il est temps !… Dounétchka, il est temps ! s’affaira Poulkhéria Alexandrovna. Il pourrait croire que nous tardons à venir parce que nous sommes encore fâchées. Oh, mon Dieu !

Tout en parlant, elle mettait hâtivement son chapeau et sa mante ; Dounétchka s’habilla également. Ses gants n’étaient pas seulement usagés, mais aussi troués, ce qu’observa Rasoumikhine. Cependant la pauvreté évidente des vêtements semblait même ajouter à l’allure digne des deux dames, ce qui arrive toujours lorsqu’on sait bien porter des habits misérables. Rasoumikhine regardait la jeune fille avec vénération et s’enorgueillissait de pouvoir l’accompagner. « Cette reine, pensait-il, qui reprisait ses bas dans son cachot, gardait son air majestueux peut-être plus encore que lors des plus somptueuses solennités. »

– Mon Dieu ! s’exclama Poulkhéria Alexandrovna. Ai-je jamais pensé que j’aurais pu en arriver à craindre une entrevue avec mon cher Rodia, comme je la crains maintenant !… J’ai peur, Dmitri Prokofitch, ajouta-t-elle, en lui jetant un timide regard.

– Ne craignez rien, maman, dit Dounia en l’embrassant. Croyez plutôt en lui. Moi, je crois en lui.

– Ah, mon Dieu, j’ai également confiance en lui, mais je n’ai pas fermé l’œil de toute la nuit, s’écria la malheureuse femme.

Ils sortirent.

– Tu sais, Dounétchka, lorsque je me suis assoupie vers le matin, j’ai rêvé de feu Marfa Pètrovna… Elle était tout en blanc… Elle s’est approchée de moi, m’a pris la main tout en branlant la tête et si sévèrement, sévèrement, comme si elle me blâmait de quelque chose… Est-ce un mauvais présage ? Ah, mon Dieu, Dmitri Prokofitch, vous ignorez encore la mort de Marfa Pètrovna ?

– Oui, je l’ignorais. Quelle Marfa Pètrovna ?

– Subitement ! Et figurez-vous…

– Tout à l’heure, maman, interrompit Dounia. Monsieur ne sait pas encore qui est Marfa Pètrovna.

– Non ? Et moi qui croyais que vous saviez tout ! Excusez-moi, Dmitri Prokofitch, mes idées se brouillent, ces jours-ci. Vraiment, je vous considère comme notre sauveur et, à cause de cela, j’étais sûre que vous étiez au courant de tout. Je vous considère comme un proche… Ne vous fâchez pas si je parle ainsi. Oh, mon Dieu, qu’avez-vous à la main droite ! Vous vous êtes blessé ?

– Oui, je me suis cogné, bredouilla-t-il tout content.

– Je parle parfois trop ouvertement, selon mon cœur, et Dounia me corrige alors… Mais dans quel réduit il habite ! Est-il réveillé ? Et cette femme, sa logeuse, considère cela comme une chambre ! Vous dites qu’il n’aime pas montrer qu’il a du cœur et alors mes faiblesses vont l’agacer, peut-être ?… Dites-moi ce que je dois faire, Dmitri Prokofitch. Comment dois-je l’aborder ? Vous savez, je suis toute déroutée.

– Ne le questionnez pas trop, si vous voyez qu’il devient sombre ; surtout ne l’interrogez pas sur sa santé, il déteste cela.

– Oh, Dmitri Prokofitch, comme il est difficile d’être mère ! Mais voici cet escalier… Quel horrible escalier !

– Maman, vous êtes pâle, tranquillisez-vous, chérie, dit Dounia, en câlinant sa mère. Il devrait être heureux de vous voir, ajouta-t-elle, avec une lueur dans les yeux.

– Attendez, je vais voir s’il est réveillé.

Les dames suivirent lentement Rasoumikhine, et quand elles furent à la hauteur de l’appartement de la logeuse, elles remarquèrent que la porte était entrouverte et que deux yeux noirs et vifs les épiaient dans l’ombre. Lorsque leurs regards se croisèrent, la porte fut brusquement refermée, et avec un tel bruit que Poulkhéria Alexandrovna manqua crier de frayeur.

III

– Il est guéri ! Guéri ! cria gaiement Zossimov, comme ils entraient. Zossimov était arrivé dix minutes plus tôt, et il occupait sa place d’hier, dans le coin. Raskolnikov occupait le coin opposé, tout habillé et même soigneusement lavé et peigné, ce qui ne lui était plus arrivé depuis un certain temps. La chambre fut tout de suite pleine, mais Nastassia réussit quand même à se glisser à la suite des visiteurs, et elle se mit à écouter.

De toute évidence, Raskolnikov était mieux portant, surtout en comparaison de son état d’hier ; il était seulement très pâle, distrait et sombre. Il avait l’aspect d’un blessé ou d’un homme qui venait de souffrir physiquement : il fronçait les sourcils, ses lèvres étaient pincées et ses yeux enflammés. Il restait silencieux et ne parlait que de mauvaise grâce, comme par devoir et contre son gré. Quelque inquiétude perçait parfois dans ses mouvements.

Il ne lui manquait qu’un pansement sur le bras pour qu’il ressemblât entièrement à un homme qui aurait été blessé.

Cependant, ce visage pâle et sombre s’éclaira un moment lorsque la mère et la sœur pénétrèrent dans la chambre, mais cela ne fit qu’ajouter à sa physionomie, l’expression d’une souffrance plus concentrée. Zossimov, qui observait son patient, et qui l’avait déjà étudié avec tout l’enthousiasme d’un jeune praticien, remarqua en lui, à l’arrivée de ses proches, non pas de la joie, mais comme une détermination péniblement dissimulée de supporter une heure ou deux une torture à laquelle il lui était impossible d’échapper. Il observa par après que chaque mot de la conversation qui suivit lui fit l’effet d’un couteau retourné dans une plaie. Mais, en même temps, il admira l’empire qu’il sût garder sur lui-même. Le monomane d’hier que la moindre parole mettait hors de lui semblait avoir repris son sang-froid.

– Oui, je vois moi-même, maintenant, que je vais mieux, dit Raskolnikov en embrassant gentiment sa mère et sa sœur, ce qui fit immédiatement s’épanouir d’aise le visage de Poulkhéria Alexandrovna.

– Et je ne vais pas « mieux » comme hier, continua Raskolnikov à Rasoumikhine, tout en lui serrant amicalement la main.

– Il m’a beaucoup étonné aujourd’hui, commença Zossimov, tout heureux de l’arrivée des visiteurs, car, au bout de dix minutes d’entretien, la conversation avec son malade avait commencé à languir. Dans trois ou quatre jours, s’il n’y a pas de changement, tout redeviendra comme avant, c’est-à-dire comme il y a un mois ou deux… ou peut-être trois ? Car il y a déjà longtemps que cette maladie se préparait. Avouez maintenant que c’était bien de votre faute ? ajouta-t-il avec un sourire circonspect, comme s’il craignait toujours de le mettre en colère.

– Bien possible, répondit sèchement Raskolnikov.

– J’affirme cela, continua Zossimov qui s’affranchissait, parce que votre guérison ne dépend actuellement que de vous-même. Maintenant que l’on peut vous parler, je voudrais vous persuader de ceci : il est indispensable de supprimer les causes initiales, c’est-à-dire fondamentales, qui ont déterminé votre état morbide. Dans ce cas, vous guérirez, sinon, cela peut empirer. Je ne connais pas les causes initiales, mais elles doivent être connues de vous. Vous êtes intelligent, et, évidemment, vous vous êtes déjà observé. Il me semble que votre maladie a débuté plus ou moins au moment de votre départ de l’université. Vous ne pouvez pas rester inactif ; par conséquent, un travail et un but bien déterminés peuvent être utiles pour votre santé.

– Oui, oui, vous avez absolument raison… je vais vite me réinscrire à l’université et alors tout ira… tout seul…

Zossimov, qui prodiguait ces conseils, en partie pour faire effet sur les dames, fut évidemment quelque peu embarrassé lorsque, ayant terminé son discours, il jeta un coup d’œil à son auditoire et vit une indiscutable raillerie sur le visage de Raskolnikov. Du reste, cela ne dura qu’une seconde.

Poulkhéria Alexandrovna se mit tout de suite à remercier Zossimov, surtout pour la visite qu’il leur avait rendue à l’hôtel cette nuit.

– Comment, il vous a rendu visite la nuit ? demanda Raskolnikov, un peu inquiet, eût-on dit. Vous ne vous êtes donc pas reposées après le voyage ?

– Mais, Rodia, tout cela s’est passé avant deux heures. Moi et Dounia, nous ne nous couchions jamais avant cette heure, à la maison.

– Je ne sais pas moi-même comment le remercier, continua Raskolnikov qui se rembrunit soudain et baissa la tête. Sans faire mention des honoraires – excusez-moi d’en parler, dit-il en se tournant vers Zossimov – je ne sais vraiment pas pourquoi j’ai mérité vos attentions. Vraiment je ne le comprends pas… et… cela m’est pénible parce que c’est incompréhensible : je vous le dis franchement.

– Ne vous fâchez donc pas, dit Zossimov en riant. Supposez que vous êtes mon premier malade et, vous savez, nous, les débutants, nous aimons nos premiers malades comme s’ils étaient nos propres enfants et certains en deviennent simplement amoureux. Et puis, moi, je ne suis pas riche en clients.

– Et je ne parle pas de lui, ajouta Raskolnikov montrant Rasoumikhine. Des rebuffades et des ennuis, c’est tout ce qu’il a reçu de moi.

– Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es d’humeur sentimentale aujourd’hui, ou quoi ? cria Rasoumikhine.

S’il avait été plus sagace, il aurait vu qu’il n’y avait là aucune trace d’humeur sentimentale, bien au contraire. Mais Avdotia Romanovna l’avait remarqué. Elle examinait son frère avec attention et inquiétude.

– J’ose à peine parler de vous, maman, continua-t-il, comme s’il récitait une leçon bien apprise. J’ai compris aujourd’hui combien vous avez souffert en m’attendant ici.

Ayant dit cela, il tendit tout à coup, silencieusement, la main à sa sœur. Un sentiment vrai, sincère, apparut cette fois dans son sourire. Dounia saisit tout de suite sa main et la serra ardemment, tout heureuse et reconnaissante. C’était la première fois qu’ils reprenaient contact après la brouille d’hier. Une grande joie se peignit sur la figure de la mère à la vue de cette réconciliation définitive et silencieuse du frère et de la sœur.

– C’est pour ça que je l’aime ! chuchota Rasoumikhine qui exagérait toujours tout, en pivotant vivement sur sa chaise. Il a de ces mouvements !

« Comme il sait faire cela ! », pensa la mère. « Comme il a de nobles élans, et comme il a su terminer le malentendu avec simplicité et délicatesse, par ce seul geste de tendre la main et un regard amical… Et comme ses yeux sont beaux, et tout son visage !… Il est peut-être même plus beau que Dounétchka… Mais quel affreux costume, mon Dieu, et comme il est mal habillé !… Vassia, le garçon de courses de la boutique d’Aphanassi Ivanovitch est mieux habillé que lui !… Je voudrais tant me jeter à son cou, l’embrasser et… pleurer, mais j’ai peur, j’ai peur… Quel homme, mon Dieu ! Il vient de parler si gentiment, mais j’ai quand même peur ! De quoi ai-je donc peur ? »

– Oh, Rodia, tu ne peux pas savoir, dit-elle soudain, se hâtant de répondre à sa remarque, combien Dounia et moi nous avons souffert hier ! Je puis le dire, maintenant que tout est fini et que nous sommes tous heureux de nouveau. Imagine-toi, nous accourons ici pour vite t’embrasser, presque directement du train ; et cette femme – mais la voilà ! Bonjour Nastassia !… Cette femme nous dit de but en blanc que tu as une fièvre violente, que tu viens de t’enfuir dans la rue en proie au délire, et que l’on est déjà parti à ta recherche. Tu ne peux croire quel coup ce fut pour nous. Je me suis tout de suite rappelé la fin tragique du lieutenant Potantchikoff, qui était un ami de ton père – tu ne t’en souviens pas, Rodia ? – Il sortit également en proie à un accès de fièvre chaude, et il tomba dans le puits de la cour ; on ne l’en a retiré que le jour suivant. Et nous nous sommes évidemment imaginé bien pis encore. Nous avons voulu partir à la recherche de Piotr Pètrovitch, pour qu’il nous aide à… car nous étions seules, toutes seules, traîna-t-elle d’une voix pitoyable et puis elle se tut tout à coup en se rappelant qu’il était encore assez dangereux de parler de Piotr Pètrovitch malgré le fait que « nous sommes tous parfaitement heureux de nouveau ».

– Oui, oui… tout cela est évidemment… fâcheux… murmura Raskolnikov en réponse, mais avec un air presque inattentif et si distrait que Dounétchka lui jeta un coup d’œil stupéfait.

– Que voulais-je dire continua-t-il, essayant de se souvenir. Oui : je vous prie, maman et toi, Dounétchka, de ne pas croire que je ne voulais pas aller chez vous le premier et que j’attendais que vous veniez d’abord ici.

– Enfin, Rodia ! s’écria Poulkhéria Alexandrovna, en s’étonnant aussi.

« Qu’est-ce donc ? considère-t-il comme un devoir de nous répondre ? pensa Dounétchka. Il demande pardon et il se réconcilie comme s’il accomplissait un devoir ou récitait une leçon. »

– Je viens de me réveiller et j’allais me mettre en route, mais l’état de mes vêtements m’a retenu ; j’avais oublié de lui dire hier… à Nastassia… de laver ces taches de sang. Alors me voici à peine prêt maintenant.

– Des taches de sang ! Quel sang ? dit Poulkhéria Alexandrovna avec émotion.

– C’est… ne soyez pas inquiète, maman. Je me suis sali parce que hier, quand j’errais et que je délirais un peu, je suis tombé sur un homme écrasé… un certain fonctionnaire…

– Tu délirais ? Mais tu te rappelles tout, coupa Rasoumikhine.

– C’est exact, répondit à cela Raskolnikov avec un empressement particulier. Je me rappelle tout jusqu’à la moindre chose. Mais quand même : pourquoi ai-je fait ceci ou cela ; pourquoi suis-je allé là et ai-je dit cela ? – je ne pourrais vraiment pas l’expliquer.

– Ce phénomène n’est que trop connu, intervint Zossimov. L’exécution est œuvre de maître, parfois vraiment astucieuse, mais le mobile, le point de départ est confus et dépend des impressions morbides. Cela ressemble au rêve.

« Il est peut-être même excellent qu’il me prenne pour un fou » se dit Raskolnikov.

– C’est sans doute ainsi, après tout ; et c’est la même chose pour les personnes bien portantes, remarqua Dounétchka, jetant à Zossimov un regard inquiet.

– Votre observation est assez pertinente, répliqua celui-ci. Dans un sens, nous agissons tous, fréquemment, presque comme des déments, avec la différence que les « malades » le sont quelque peu davantage ; mais il est indispensable de faire une distinction entre eux et les gens bien portants. L’homme tout à fait équilibré, harmonieux, n’existe pratiquement pas. Cela est vrai ; sur des dizaines, et peut-être sur des centaines de mille, il s’en rencontre un exemplaire, et celui-ci est généralement incomplet.

Au mot « dément » qui échappa à Zossimov, emballé sur son thème favori, tout le monde fit la grimace. Raskolnikov restait assis comme s’il n’avait rien entendu, pensif et avec un sourire ambigu sur ses lèvres pâles. Il semblait toujours penser à la même chose.

– Alors, que s’est-il passé avec cet écrasé ? Je t’ai coupé la parole, se hâta de dire Rasoumikhine.

– Comment ? dit Raskolnikov, comme s’il venait de s’éveiller. Oui… eh bien ! je me suis sali avec son sang lorsque j’ai aidé ceux qui le transportaient chez lui… Au fait, maman, j’ai fait hier quelque chose d’impardonnable ; j’avais vraiment perdu la tête. J’ai remis tout l’argent que vous m’aviez fait parvenir… à sa femme… pour les funérailles. Elle est veuve maintenant, poitrinaire, une pauvre femme… elle a trois petits enfants affamés… et ils ne possèdent rien… et elle a une fille… Vous auriez peut-être fait de même si vous aviez été là… Je n’avais aucun droit à faire cela, je l’avoue, surtout sachant comment vous vous êtes procuré cet argent. Pour aider, il faut en avoir le droit ; sinon : « crevez, chiens, si vous n’êtes pas contents ! ». Il se mit à rire. N’est-ce pas Dounia ?

– Non, répondit celle-ci avec fermeté.

– Tiens ! Mais tu as de bonnes intentions !… murmura-t-il, en la regardant presque avec haine, un sourire railleur sur les lèvres. J’aurais dû y penser… Eh bien, c’est louable ; tant mieux pour toi… si tu arrives à une limite que tu ne dépasses pas, tu en seras malheureuse et si tu la dépasses, tu en seras plus malheureuse encore. Du reste, tout ça, ce sont des bêtises ! ajouta-t-il nerveusement, dépité de s’être laissé entraîner. Je voulais simplement vous demander pardon, maman, conclut-il d’une façon tranchante.

– Allons, Rodia, je suis sûre que tout ce que tu fais est parfait ! dit la mère tout heureuse.

– N’en soyez pas si sûre, répondit-il, tordant sa bouche en un sourire.

Il y eut un silence. Il y avait quelque chose de tendu dans cette conversation, dans ce silence, dans la réconciliation et même dans le pardon ; tout le monde l’avait senti.

« C’est comme s’ils me craignaient tous » pensa Raskolnikov en regardant d’en dessous sa mère et sa sœur.

Poulkhéria Alexandrovna, en effet, semblait perdre courage à mesure que ce silence se prolongeait.

« Quand elles n’étaient pas là, je les aimais », pensa-t-il.

– Tiens, Rodia, sais-tu que Marfa Pètrovna est morte ! s’exclama soudain Poulkhéria Alexandrovna.

– Quelle Marfa Pètrovna ?

– Oh, mon Dieu ! Mais Marfa Pètrovna Svidrigaïlovna. Je t’ai écrit tant de choses à son sujet.

– A-a-ah, oui ! je m’en souviens… alors, elle est morte ? Vraiment ? Il tressaillait, comme s’il se réveillait de nouveau. Est-ce possible ? Et de quoi ?

– Imagine-toi, elle est morte subitement ! se hâta de raconter Poulkhéria Alexandrovna, mise en train par sa question. Et cela juste au moment où je t’ai envoyé la lettre, le jour même ! Imagine-toi que c’est cet affreux homme qui, sans doute, a provoqué sa mort. On dit qu’il l’a horriblement battue !

– Cela lui était-il déjà arrivé ? demanda-t-il en s’adressant à Dounia.

– Non, au contraire, il avait toujours été patient et poli avec elle. Dans beaucoup de cas, il avait même été trop indulgent pour son caractère et cela pendant sept ans… Et tout à coup, il a perdu patience.

– Il n’était donc pas si affreux puisqu’il s’était contenu pendant sept ans ? Je crois que tu le justifies, Dounétchka.

– Non, non, c’est un homme affreux ! Je ne sais pas imaginer quelqu’un de plus affreux, répondit Dounia avec un frisson ; elle fronça les sourcils et devint pensive.

– Cela arriva le matin, se hâta de continuer Poulkhéria Alexandrovna. Après quoi elle a immédiatement ordonné d’atteler pour aller en ville tout de suite après le dîner, car elle allait toujours en ville dans ces cas-la. Elle a dîné de bon appétit…

– Battue comme elle l’avait été ?

– … Elle avait d’ailleurs toujours eu cette… habitude et, après le dîner, pour ne pas se mettre en retard, elle se rendit immédiatement au bain… Tu vois, elle suivait quelque traitement hydrothérapique ; ils ont une source froide chez eux et elle s’y baignait régulièrement tous les jours et, dès qu’elle entra dans l’eau, elle eut une attaque !

– Évidemment ! dit Zossimov.

– Et il l’avait fortement battue ?

– Mais c’est égal, dit Dounia.

– Hum ! En somme, maman, quelle idée de parler de pareilles bêtises ! laissa soudain échapper Raskolnikov avec nervosité.

– Oh, mon ami, je ne savais plus de quoi parler, répondit Poulkhéria Alexandrovna.

– Mais quoi, me craignez-vous tous ? dit-il avec un sourire oblique.

– C’est bien cela, dit Dounia en regardant son frère sévèrement et bien en face. Maman a même fait des signes de croix en montant l’escalier.

Le visage de Raskolnikov se contracta comme s’il avait une convulsion.

– Oh, voyons, Dounia ! Ne te fâche pas, je t’en prie, Rodia… Pourquoi as-tu dit cela, Dounia ! s’exclama Poulkhéria Alexandrovna toute troublée. En réalité, pendant tout le trajet, j’ai rêvé à notre rencontre comment nous nous reverrions, comme nous nous raconterions tout… et j’étais si heureuse, que je ne me souviens plus de l’ennui du voyage ! Mais !… mais je suis heureuse maintenant aussi… Tu as eu tort, Dounia… Je suis déjà heureuse parce que je te vois, Rodia…

– Allons, maman, bredouilla-t-il, confus, sans la regarder ni serrer sa main. Nous aurons le temps de parler !

Ayant dit cela, il se troubla et pâlit : une terrible et soudaine sensation glaça son âme ; il comprit clairement qu’il venait de dire un horrible mensonge, que non seulement, il ne pourrait plus parler librement avec sa mère, mais qu’il ne pourrait plus parler de quoi que ce soit avec qui que ce fût, ni maintenant ni plus tard. Cette pénible impression fut si forte que, ne sachant plus ce qu’il faisait, il se leva et voulut sortir de la chambre.

– Qu’est-ce que tu as ? cria Rasoumikhine en le saisissant par le bras.

Il s’assit et regarda autour de lui, silencieusement ; tous l’observaient, stupéfaits.

– Mais pourquoi donc êtes-vous si tristes ! cria-t-il inopinément. Dites quelque chose ! Pourquoi restez-vous ainsi sans bouger ? Parlez ! Parlons donc… Nous voilà réunis et nous nous taisons… Allons, dites quelque chose !

– Merci, mon Dieu ! J’ai pensé que la crise d’hier le reprenait, dit Poulkhéria Alexandrovna en faisant un signe de croix.

– Qu’est-ce que tu as, Rodia ? demanda Avdotia Romanovna, défiante.

– Oh, rien. Je me suis rappelé une futilité, répondit-il en se mettant à rire.

– Bon, si c’est une futilité, c’est bien ! Car moi aussi, j’ai cru… murmura Zossimov en se levant du divan. Je dois partir ; je reviendrai, peut-être… si je vous trouve chez vous…

Il prit congé en s’en fut.

– Quel homme admirable ! remarqua Poulkhéria Alexandrovna.

– Oui, admirable, supérieur, cultivé, intelligent…, prononça subitement Raskolnikov avec un débit rapide et une animation inattendue. Je ne me rappelle plus où je l’ai rencontré avant d’être malade… Je crois cependant l’avoir rencontré… Celui-ci aussi est un homme généreux, ajouta-t-il en montrant Rasoumikhine de la tête. Est-ce qu’il te plaît, Dounia ? demanda-t-il soudain et, Dieu sait pourquoi, il éclata de rire.

– Énormément, répondit Dounia.

– En voilà un… animal ! bredouilla Rasoumikhine affreusement confus puis, rougissant, il se leva.

Poulkhéria Alexandrovna sourit légèrement et Raskolnikov éclata de rire bruyamment.

– Mais où pars-tu ?

– Je dois également partir, j’ai à faire.

– Tu n’as rien à faire, reste. Zossimov est parti, alors tu veux partir aussi. Ne t’en va pas… Quelle heure est-il ? Est-il déjà midi ? Quelle ravissante montre tu as Dounia ! Mais pourquoi vous êtes-vous tus de nouveau ? C’est moi seul qui parle !…

– C’est Marfa Pètrovna qui me l’a offerte, répondit Dounia.

– Et elle vaut très cher, ajouta Poulkhéria Alexandrovna.

– A-a-ah ! Et elle est grande, ce n’est presque plus une montre de dame !

– J’aime bien les grandes montres.

« Ce n’est donc pas un cadeau du fiancé » pensa Rasoumikhine, et il en fut, Dieu sait pourquoi, tout heureux.

– J’ai pensé que c’était un présent de Loujine, remarqua Raskolnikov.

– Non, il n’a pas encore fait de cadeau à Dounétchka.

– A-a-ah ! Vous souvenez-vous, maman, comme j’ai été amoureux et que je voulais me marier, dit-il soudain, regardant sa mère, stupéfaite du ton avec lequel il avait dit cela – et par le tour que prenait la conversation.

– Oh, mon ami, oui !

Poulkhéria Alexandrovna jeta un coup d’œil à Dounia et à Rasoumikhine.

– Hum, oui ! Que puis-je vous en raconter ? Je ne me souviens plus de grand-chose. C’était une fille malade, continua-t-il, comme s’il retombait dans sa rêverie et il baissa la tête. Elle était très maladive ; elle aimait faire l’aumône et elle rêvait d’entrer au couvent, et un jour qu’elle m’en parlait, elle fondit en larmes : oui… oui… je m’en souviens, très bien même. Un petit laideron. Vraiment, je ne comprends pas pourquoi je tenais à elle… peut-être parce qu’elle était toujours malade… Si elle avait été boiteuse ou bossue, je l’aurais sans doute aimée plus encore… (Il sourit pensivement.) C’était ainsi… un égarement printanier…

– Non, ce n’était pas seulement un égarement printanier, dit Dounétchka avec animation.

Il jeta à sa sœur un regard attentif et aigu, sans paraître comprendre ce qu’elle avait dit, peut-être n’avait-il pas même entendu. Ensuite, il se leva, toujours profondément pensif, s’approcha de sa mère, l’embrassa, retourna à sa place et s’assit.

– Tu l’aimes encore maintenant ? prononça Poulkhéria Alexandrovna tout émue.

– Elle ? à présent ? Oh, mais… vous parlez toujours d’elle ! Non. C’est comme si tout cela était de l’autre monde… et si loin. D’ailleurs tout ce qui se passe autour de moi a l’air de se passer ailleurs…
Il les regarda attentivement.

– Ainsi, vous, j’ai l’impression de vous voir à une distance de mille lieues… Le diable sait, après tout, pourquoi nous discutons de tout cela ! Et pourquoi m’interrogez-vous ? ajouta-t-il avec dépit, puis il se tut et se mit à se ronger pensivement les ongles.

– Quel triste logement tu as, Rodia ! Un vrai cercueil, dit tout à coup Poulkhéria Alexandrovna, interrompant le pénible silence. Je suis sûre que tu es devenu neurasthénique en partie à cause de ce réduit.

– Le logement ? répondit-il distraitement, oui, le logement y a fait beaucoup… j’y ai pensé aussi. Si vous saviez, pourtant, quelle bizarre idée vous venez d’exprimer ! maman, ajouta-t-il avec un étrange sourire.

Encore un peu et cette société, ces parents qui se revoyaient après une séparation de trois ans, ce ton familial de la conversation, joint à l’impossibilité totale de parler de quoi que ce soit, lui seraient devenus décidément impossibles à supporter. Il y avait pourtant une affaire qu’on ne pouvait guère remettre à demain, il l’avait décidé tout à l’heure, à son réveil. Il fut maintenant content de se servir de cette affaire comme d’une échappatoire.

– Voici, Dounia, commença-t-il sérieusement et sèchement, je te demande évidemment pardon pour ce qui est arrivé hier, mais j’estime de mon devoir de te rappeler que je ne reviens pas sur le fond de la question. Ou moi, ou Loujine. Je suis vil, mais toi tu ne dois pas l’être. L’un des deux suffit. Si tu acceptes ce mariage, je cesse de te considérer comme étant ma sœur.

– Rodia, Rodia, mais c’est la même chose qu’hier ! s’exclama Poulkhéria Alexandrovna d’une voix amère. Pourquoi dis-tu que tu es vil ? Je ne puis l’admettre ! Et hier aussi…

– Rodia, répondit Dounia fermement et aussi sèchement que lui, dans tout cela il y a une erreur de ton côté. J’y ai réfléchi la nuit, et j’ai trouvé cette erreur. Elle provient de ce que tu crois que je veux me sacrifier pour quelqu’un. Je me marie pour moi-même, parce que ma vie actuelle me pèse ; et, plus tard, je serai évidemment heureuse d’être utile à mes parents, mais ce n’est pas la raison primordiale de ma résolution…

« Elle ment ! », pensa-t-il en mordant ses ongles de rage. « Elle ne veut pas admettre qu’elle désire me faire du bien. Oh, ces caractères bas ! Ils aiment comme s’ils haïssaient !… Oh, je les… déteste tous ! »

– Bref, j’épouse Piotr Pètrovitch, continua Dounétchka, parce que de deux maux je choisis le moindre. Je suis décidée à faire honnêtement ce qu’il est en droit d’attendre de moi ; par conséquent, je ne dupe pas… Pourquoi as-tu souri ainsi ?

Elle rougit violemment et la colère s’alluma dans ses yeux.

– Tu feras tout ? demanda-t-il avec un sourire venimeux.

– Jusqu’à un certain point. La manière et la forme de la demande en mariage de Piotr Pètrovitch m’ont montré exactement ce qu’il désire. Il estime peut-être trop hautement sa valeur, mais j’espère qu’il m’apprécie aussi… Pourquoi ris-tu de nouveau ?

– Et pourquoi rougis-tu de nouveau ? Tu mens, Dounia, tu mens intentionnellement, c’est du pur entêtement féminin, uniquement pour rester sur tes positions… Tu ne peux pas avoir de l’estime pour Loujine : je l’ai vu et je lui ai parlé. Tu te vends donc pour de l’argent et, par conséquent, tu commets de toute façon une bassesse. Je suis heureux que tu puisses encore en rougir !

– C’est faux ! Je n’ai pas menti !… s’écria Dounétchka, perdant tout contrôle sur elle-même. Je ne l’épouserais pas si je n’étais pas sûre qu’il ne m’apprécie et qu’il tient à moi ; je ne l’aurais pas épousé sans être fermement convaincue que je peux l’estimer, moi aussi. Et un mariage pareil n’est pas une bassesse, comme tu le dis ! Et si c’était vrai, si j’avais réellement l’intention de faire une bassesse, ne serait-ce pas cruel de ta part de m’en parler ainsi ? Pourquoi exiges-tu de moi un héroïsme qu’il te serait peut-être impossible d’avoir toi-même ? C’est du despotisme, c’est un abus de force ! Si je perds quelqu’un, ce sera moi seule… Je n’ai encore égorgé personne !… Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Pourquoi pâlis-tu ? Rodia, qu’est-ce que tu as ? Rodia chéri…

– Mon Dieu ! Elle a provoqué son évanouissement ! s’exclama Poulkhéria Alexandrovna.

– Non, non… ce n’est rien… des bêtises ! Un peu de vertige. Je ne me suis pas du tout évanoui… Vous n’avez que cela en tête… Hum ! Oui… que voulais-je donc dire ? Oui, comment vas-tu t’assurer dès aujourd’hui que je peux l’estimer et qu’il… tient à toi, comme tu as dit ? Tu as bien dit que ce sera aujourd’hui ? Ou bien, ai-je mal entendu ?

– Maman, donnez la lettre de Piotr Pètrovitch à Rodia, dit Dounétchka.

D’une main tremblante, Poulkhéria Alexandrovna remit la lettre à Raskolnikov. Celui-ci la prit avec une grande curiosité. Mais, avant de la déplier, il se tourna, comme étonné, vers Dounétchka.

– Curieux ! prononça-t-il lentement, comme s’il venait d’être frappé par une idée nouvelle. Qu’ai-je donc à m’agiter ? Pourquoi tout ce remue-ménage ? Mais épouse donc qui tu veux !

Il dit cela comme s’il parlait à lui-même, à haute voix, et il resta quelque temps à fixer sa sœur l’air perplexe.

Il déplia enfin la lettre, gardant toujours son expression d’intense étonnement ; il se mit ensuite à la lire avec lenteur et attention ; il la parcourut deux fois. Poulkhéria Alexandrovna, surtout, semblait inquiète. Tous, d’ailleurs, pressentaient un éclat.

– Cela m’étonne, commença-t-il après quelque réflexion, en rendant la lettre à sa mère, mais ne semblant parler à personne ; il a des affaires au tribunal, il est avocat, sa conversation est choisie… là ! et il écrit comme un illettré.

On remua, on s’attendait à quelque chose de tout autre.

– Mais ils écrivent tous ainsi, remarqua Rasoumikhine.

– Tu l’as donc lue, la lettre ?

– Oui.

– Nous la lui avons montrée, Rodia, nous… avons pris son conseil, tout à l’heure, commença Poulkhéria Alexandrovna toute troublée. Rasoumikhine l’interrompit.

– C’est du style juridique en somme. On écrit encore maintenant les documents juridiques de cette façon-là.

– Juridique ? Oui, précisément, un style juridique, un style d’affaires… Ce n’est ni trop illettré ni vraiment littéraire. Style d’affaires !

– Piotr Pètrovitch ne cache pas qu’il a payé ses études avec des petits sous et il se vante même d’avoir fait son chemin lui-même, remarqua Avdotia Romanovna quelque peu froissée par la manière blessante dont son frère lui parlait.

– Eh bien ! s’il s’en vante, c’est qu’il y a de quoi – je ne le contredis pas. Je crois que tu as été choquée de ce que je fasse une aussi frivole remarque à propos de cette lettre et tu penses que j’ai parlé exprès de vétilles pour me gausser de toi par dépit. Mais au contraire il m’est venu à propos du style une remarque qui n’est nullement superflue en l’occurrence. Il y a là une expression : « prenez-vous en à vous-mêmes » qui est mise clairement en évidence, et à part cela il y a la menace de s’en aller si je venais. Cette menace de partir, c’est la même chose que la menace de vous abandonner toutes les deux si vous n’êtes pas obéissantes et de vous abandonner maintenant qu’il vous a fait venir à Petersbourg. Alors, qu’en penses-tu ? Peut-on être blessée par une telle expression venant de Loujine comme on le serait si elle venait de lui, par exemple (il montra Rasoumikhine), ou de Zossimov, ou bien de quelqu’un de vous ?

– N-non, répondit Dounétchka en s’animant. J’ai bien compris que c’est trop naïvement dit et que, sans doute, il ne sait pas très bien s’exprimer simplement… Tu l’as bien jugé, Rodia. Je ne m’y attendais même pas…

– C’est exprimé en style juridique ; on ne peut pas écrire autrement si l’on veut employer ce style-là et cela devient plus grossier peut-être qu’il ne l’avait voulu. Du reste, je dois te décevoir quelque peu. Il y a dans cette lettre encore une expression, une calomnie sur mon compte, et elle est assez basse. J’ai donné hier l’argent à la veuve, phtisique et désespérée, non « soi-disant pour l’enterrement » mais bien pour l’enterrement, et non à sa fille, une demoiselle « d’une inconduite manifeste », comme il écrit (et que j’ai vue hier pour la première fois), mais précisément à la veuve. Je vois là un désir trop hâtif de me salir à vos yeux et de me fâcher avec vous. C’est exprimé à nouveau en style juridique, c’est-à-dire avec un but trop évident et une hâte fort naïve. C’est un homme intelligent, mais pour agir intelligemment, il ne suffit pas de l’être. Tout cela peint l’homme et… je doute qu’il t’estime beaucoup. Je te le dis, afin de te renseigner, car, sincèrement, je te veux du bien…

Dounétchka ne répliqua pas ; sa résolution avait déjà été prise tout à l’heure : elle attendait le soir.

– Alors, qu’as-tu décidé, Rodia ? demanda Poulkhéria Alexandrovna, encore plus inquiétée par le ton nouveau, inattendu, le ton d’affaires qu’il avait pris.

– Qu’est-ce à dire : qu’as-tu décidé ?

– Eh bien ! Piotr Pètrovitch écrit en demandant que tu sois absent ce soir et qu’il partira… si tu viens. Alors, que… feras-tu ?

– Ceci, évidemment, ce n’est pas à moi de le décider, mais à vous d’abord, si une telle exigence de Piotr Pètrovitch ne vous froisse pas et, ensuite, à Dounia, si elle non plus ne s’en blesse pas. Moi, je ferai ce qui vous plaira, ajouta-t-il brièvement.

– Dounétchka s’est déjà décidée et je suis tout à fait d’accord avec elle, se hâta de dire Poulkhéria Alexandrovna.

– J’ai décidé de te demander, Rodia, de te demander avec insistance de ne pas manquer de venir chez nous pour cette entrevue, dit Dounia. Tu viendras ?

– Oui.

– Je vous demande aussi d’être chez nous à huit heures, s’adressa-t-elle à Rasoumikhine. Maman, j’invite également Monsieur.

– Et c’est très bien, Dounétchka. Eh bien que ce soit comme vous l’avez décidé, ajouta Poulkhéria Alexandrovna. Quant à moi, je suis soulagée, je n’aime pas mentir et dissimuler ; disons plutôt toute la vérité. Qu’il se fâche s’il le veut, Piotr Pètrovitch !

IV

À cet instant, la porte s’ouvrit doucement et une jeune fille entra timidement dans la chambre. Tout le monde la fixa avec étonnement et curiosité. Raskolnikov ne l’identifia pas du premier coup d’œil. C’était Sophia Sèmionovna Marméladovna. Il ne l’avait encore vue qu’une seule fois, la veille, mais l’instant, les circonstances et son costume étaient tels que sa mémoire gardait l’image d’un tout autre visage. À présent, c’était une jeune fille modestement et même pauvrement vêtue ; ses manières étaient discrètes et polies ; sa figure, très pure, exprimait, eût-on dit, une sorte d’effroi. Elle était coiffée d’un petit chapeau vieux et démodé, sa robe toute simple avait, de toute évidence, été confectionnée par elle ; sa main tenait pourtant une ombrelle comme le jour précédent. Voyant tout ce monde dans la chambre, elle fut plus que confuse et s’affola littéralement, comme aurait pu faire un petit enfant ; elle fit même le mouvement de s’en aller.

– Oh !… C’est vous ?… dit Raskolnikov stupéfait, et il se troubla à son tour.

Il se souvint que sa mère et sa sœur connaissaient déjà une certaine chose au sujet d’une « demoiselle d’une inconduite manifeste ». Il venait de se récrier contre la diffamation de Loujine et d’affirmer qu’il n’avait vu cette jeune fille qu’une seule fois et la voici qui venait elle-même chez lui ! Il se rappela aussi qu’il ne s’était nullement élevé contre l’expression « d’une inconduite manifeste ». Toutes ces pensées passèrent en trombe dans sa tête. Mais après l’avoir examinée plus attentivement, il vit qu’elle était humiliée à ce point qu’il en eut pitié. Lorsqu’elle fit un mouvement pour s’enfuir, il se sentit tout bouleversé.

– Je ne vous attendais pas, s’affaira-t-il en l’immobilisant du regard. Je vous en prie, prenez place. C’est sans doute Katerina Ivanovna qui vous a envoyée. Permettez, pas ici, prenez cette chaise-là, je vous prie…

Rasoumikhine, qui occupait une des trois chaises de Raskolnikov, tout près de la porte, s’était levé pour laisser entrer la jeune fille. Raskolnikov qui avait d’abord montré à Sonia la place qu’avait occupée Zossimov, sur le divan, se ravisa et lui indiqua la chaise de Rasoumikhine, se rendant compte que le fait de s’asseoir sur le divan était trop familier, car celui-ci lui servait de lit.

– Quant à toi, assieds-toi là, dit-il à Rasoumikhine, en lui montrant le coin où avait été assis Zossimov.

Sonia prit place, tremblant presque de crainte, et regarda timidement les deux dames. Il était visible qu’elle ne concevait pas elle-même comment elle avait osé s’asseoir à côté d’elles. Ayant fini par se rendre compte de cela, elle s’effraya au point de se lever de nouveau et, totalement confuse, elle s’adressa à Raskolnikov :

– Je… je suis venue pour une minute ; pardonnez-moi de venir vous déranger, commença-t-elle en hésitant. C’est de la part de Katerina Ivanovna que je viens ; elle ne pouvait envoyer personne d’autre… Katerina Ivanovna m’a dit de vous prier de venir demain au service funèbre, le matin… après l’office… chez elle… à dîner… de lui accorder cet honneur… Elle m’a dit de vous en prier…

Sonia hésita et puis se tut.

– Je ferai mon possible pour venir… tout mon possible… répondit Raskolnikov qui s’était aussi levé et qui bredouillait comme elle. Mais asseyez-vous, je vous prie, dit-il soudain. Je vous en prie… mais peut-être êtes-vous pressée – faites-moi le plaisir de rester deux minutes…

Et il lui avança un siège. Sonia se rassit et elle jeta de nouveau un regard effaré et craintif aux dames ; puis elle baissa soudain la tête.

Le visage pâle de Raskolnikov rougit violemment, un frisson le parcourut et ses yeux brillèrent.

– Maman, dit-il fermement et avec insistance, je vous présente Sophia Sèmionovna Marméladovna, la fille de ce pauvre M. Marméladov qui a été écrasé sous mes yeux par une voiture et dont je vous ai déjà parlé…

Poulkhéria Alexandrovna regarda Sonia en clignant des yeux. Malgré tout son embarras, sous le regard insistant et provocant de Rodia, elle ne put se refuser ce plaisir. Dounétchka fixa attentivement et sérieusement le visage de la malheureuse jeune fille et le scruta avec perplexité. Sonia, entendant la présentation, leva les yeux mais les rabaissa immédiatement, plus troublée encore qu’auparavant.

– J’aimerais que vous m’appreniez, se hâta de lui demander Raskolnikov, comment tout s’est arrangé chez vous. Avez-vous eu des ennuis ?… La police ne vous a pas dérangés ?

– Non, tout s’est bien passé… La cause du décès n’était pas contestable ; ils ne nous ont pas dérangés ; seuls les locataires réclament.

– Pourquoi ?

– À cause du corps qui reste là… il fait chaud et cela sent… Alors on le transportera pour l’office du soir à la chapelle du cimetière. Au début, Katerina Ivanovna ne voulait pas qu’on l’emporte, mais maintenant, elle voit elle-même qu’il le faut bien…

– Alors, c’est pour aujourd’hui ?

– Elle vous demande de nous faire l’honneur d’assister à l’office demain, à l’église, et puis de venir dîner chez elle.

– Elle organise un dîner de funérailles ?

– Oui, des hors-d’œuvre. Elle m’a dit de vous remercier beaucoup de nous avoir aidés… sans vous, elle n’aurait pas eu de quoi payer l’enterrement.

Ses lèvres et son menton commencèrent soudain à trembler, mais elle se contint, fit un effort et se domina, se hâtant de baisser les yeux.

Pendant la conversation, Raskolnikov l’avait attentivement observée. Elle avait un maigre, très maigre petit visage, assez irrégulier, un peu pointu, un nez et un menton fins. On ne pouvait même pas dire qu’elle était jolie, mais en revanche ses yeux bleus étaient lumineux et, lorsqu’ils s’animaient, l’expression du visage devenait si pleine de bonté et de franchise que l’on se sentait malgré soi attiré vers elle. Son visage et toute sa personne avaient en plus un trait bien particulier : malgré ses dix-huit ans, elle semblait être une petite fille, beaucoup plus jeune que son âge, presque une enfant, et ceci apparaissait drôlement dans certains de ses mouvements.

– Est-il possible que si peu d’argent ait suffi à Katerina Ivanovna et qu’elle puisse même donner un repas ? demanda Raskolnikov, soutenant la conversation avec persévérance.

– Le cercueil sera tout simple… et tout sera très modeste, alors ce ne sera pas onéreux… nous avons fait tous les calculs, hier, Katerina Ivanovna et moi, il restera quelque chose pour le repas… Katerina Ivanovna a fort envie que ce soit ainsi. On ne peut vraiment pas… c’est un réconfort pour elle, elle est ainsi, vous le savez bien…

– Oui, oui, je comprends… Évidemment… Vous regardez mon réduit ? Maman dit aussi qu’il ressemble à un cercueil.

– Vous nous avez tout donné hier ! prononça Sonètchka d’une voix étrange, chuchotée et rapide, puis elle baissa encore une fois la tête.

Ses lèvres et son menton frémirent à nouveau. Elle avait depuis longtemps été frappée par la pauvreté du logis de Raskolnikov et, maintenant, ces mots avaient jailli d’eux-mêmes. Il y eut un silence. Les yeux de Dounétchka s’adoucirent et Poulkhéria Alexandrovna jeta même un regard bienveillant à la jeune fille.

– Rodia, fit-elle en se levant, nous dînons ensemble, évidemment. Viens, Dounétchka… Et toi, Rodia, tu devrais aller faire un tour, ensuite te reposer un peu et après venir chez nous… J’ai peur que nous ne te fatiguions ; sinon.

– Oui, oui, j’irai chez vous, répondit-il en se levant et en s’affairant… J’ai à faire, d’ailleurs…

– Serait-il possible que vous dîniez séparément ? s’écria Rasoumikhine stupéfait, en regardant Raskolnikov. Qu’est-ce que tu vas faire ?

– Oui, oui, je viendrai, évidemment, évidemment… Reste une minute, toi. Vous n’avez pas besoin de lui, n’est-ce pas, maman ? Ou peut-être, je vous en prive ?

– Oh, non, non ! Dmitri Prokofitch, vous viendrez dîner avec nous, vous nous ferez ce plaisir ?

– Venez, je vous en prie, demanda Dounia.

Rasoumikhine s’inclina et son visage s’illumina. Il y eut un moment de gêne.

– Adieu, Rodia, ou plutôt au revoir ; je n’aime pas le mot « adieu » ! Adieu, Nastassia… Oh, j’ai encore répété le mot « adieu » !

Poulkhéria Alexandrovna aurait voulu saluer Sonètchka d’une façon ou d’une autre, mais ne sachant comment le faire, elle sortit rapidement de la chambre.

Avdotia Romanovna sembla attendre son tour puis, passant à la suite de sa mère, elle fit à Sonia un salut plein d’attention et de politesse. Sonètchka se troubla, s’inclina hâtivement, sembla quelque peu effrayée et une expression de souffrance passa sur ses traits comme si la politesse et l’attention d’Avdotia Romanovna lui avaient été pénibles.

– Au revoir, Dounia ! lui dit Rodia alors qu’elle était déjà sur le palier. Donne-moi donc ta main !

– Je te l’ai déjà donnée, ne t’en souviens-tu pas ? répondit-elle gentiment en se retournant vers lui avec maladresse.

– Ce n’est rien, donne-la encore une fois !

Et il serra vigoureusement ses doigts menus. Dounétchka lui sourit, rougit, se hâta d’arracher sa main de celle de son frère et s’en alla, tout heureuse, à la suite de sa mère.

– Alors, tout est pour le mieux, dit-il à Sonia, en rentrant dans la chambre et en lui jetant un regard lumineux. Que les morts reposent en paix et que les vivants vivent ! N’est-ce pas ainsi ? C’est ainsi, n’est-ce pas ?

Sonia regardait avec étonnement son visage devenu soudain radieux ; il l’observa attentivement pendant quelques instants ; tout le récit que lui avait fait, à son propos, son père défunt, passa en cette minute dans sa mémoire…

– Mon Dieu, Dounétchka ! dit Poulkhéria Alexandrovna, aussitôt qu’elles furent dehors, me voici presque heureuse d’être partie ; je me sens soulagée. Aurais-je pensé, hier, dans le train, que je serais contente de le quitter ?

– Je vous le dis à nouveau, maman, il est encore malade. Ne vous en apercevez-vous pas ? Peut-être sa santé a-t-elle été ébranlée parce qu’il s’est tourmenté à notre sujet ? Il faut être tolérant, et l’on peut beaucoup, beaucoup lui pardonner.

– C’est toi qui n’as pas été tolérante ! l’interrompit amèrement et avec feu Poulkhéria Alexandrovna. Tu sais, Dounia, je vous ai observés : tu es tellement pareille à lui, pas tant par le visage, mais plutôt par l’âme : vous êtes tous deux des mélancoliques, vous êtes tous deux taciturnes et violents, hautains et généreux… Car ce n’est pas possible qu’il soit égoïste, n’est-ce pas Dounétchka ? Dis… Et quand je pense à ce qui va se passer chez nous ce soir, j’en frémis !

– Ne vous tourmentez pas, maman : ce sera comme cela doit être.

– Dounétchka ! Réfléchis seulement dans quelle situation pénible nous nous trouvons ! Et si Piotr Pètrovitch ne voulait plus de ce mariage ? prononça tout à coup imprudemment, la pauvre Poulkhéria Alexandrovna.

– Il ne vaudrait pas lourd, dans ce cas-là ! trancha Dounétchka avec dédain.

– Nous avons eu raison de partir, se hâta de l’interrompre Poulkhéria Alexandrovna. Il avait à faire ; qu’il fasse une promenade, qu’il prenne un peu l’air… il fait tellement étouffant chez lui… et où y a-t-il de l’air dans cette ville ? On se trouve dans la rue comme dans une chambre bien close. Mon Dieu, en voilà une ville ! Attention, recule-toi, on va nous écraser ; ils portent quelque chose. C’est un piano, n’est-ce pas ?… Comme on se bouscule… J’ai peur aussi de cette demoiselle…

– De quelle demoiselle, maman ?

– Mais de cette Sophia Sèmionovna qui est venue chez lui…

– Pourquoi donc ?

– C’est un pressentiment, Dounétchka. Crois-le ou ne le crois pas, dès qu’elle est entrée, j’ai pensé tout de suite que c’est là que réside le principal…

– Mais il n’y a rien du tout ! s’écria Dounia avec dépit. Et qu’avez-vous à faire de tous ces pressentiments ? Il ne la connais que depuis hier, et il ne l’a même pas reconnue lorsqu’elle est entrée.

– Soit, tu verras… Elle me trouble, tu verras ! Je me suis effrayée, elle me regardait, elle me regardait avec des yeux étranges, c’est avec peine que j’ai pu me retenir de me lever, tu te rappelles, lorsqu’il nous l’a présentée ? Et cela me surprend : tu sais ce que Piotr Pètrovitch nous a écrit à son sujet et voilà qu’il nous la présente, et surtout à toi ! C’est donc qu’il y tient !

– Peu importe ce qu’a dit Loujine ! On a aussi écrit et parlé à notre sujet, ne vous en souvenez-vous plus ? Quant à moi, je suis sûre que c’est une excellente jeune fille. Tout cela n’est que bêtise !

– Dieu fasse que ce soit ainsi !

– Et Piotr Pètrovitch est un misérable bavard, coupa tout à coup Dounétchka. Poulkhéria se fit petite et ne dit plus rien. Le silence s’établit.

– Écoute, voici ce que j’ai à te dire… dit Raskolnikov en emmenant Rasoumikhine vers la fenêtre.

– Alors, puis-je dire à Katerina Ivanovna que vous viendrez ?… se hâta de dire Sonia, en s’inclinant et en faisant une mouvement pour s’en aller.

– Un instant, Sophia Sèmionovna, nous n’avons rien à cacher, vous ne nous dérangez pas… Je voudrais bien vous dire deux mots encore… Voici… il s’adressait à Rasoumikhine, en coupant sa phrase sans l’avoir achevée. Tu connais ce… Quel est donc son nom ?… Porfiri Pètrovitch.

– Bien sûr ! c’est un parent. Mais qu’y a-t-il ? ajouta-t-il avec une soudaine curiosité.

– Il instruit maintenant cette affaire… enfin, l’histoire de l’assassinat ?… On en a parlé hier…

– Oui… et alors ?

Les yeux de Rasoumikhine s’agrandirent.

– Il a convoqué les dépositaires des gages, et moi, j’ai également mis en gage des objets là-bas, des petites choses, un anneau appartenant à ma sœur – dont elle m’avait fait cadeau en souvenir d’elle lorsque je les ai quittées – et la montre d’argent de mon père. Tout cela ne vaut que cinq ou six roubles, mais ces objets sont des souvenirs, et voilà pourquoi ils me sont chers. Alors, que dois-je faire maintenant ? Cela m’ennuierait de les perdre, principalement la montre. J’ai eu peur, tout à l’heure, que maman ne veuille la voir, lorsque la conversation en vint à la montre de Dounétchka. C’est le seul objet appartenant à mon père que nous possédions encore. Elle tomberait malade si elle était perdue. Ah, les femmes ! Alors, dis-moi ce qu’il faut faire. Je n’ignore pas qu’il aurait fallu faire une déclaration à la police. Mais ne serait-il pas mieux d’aller tout droit chez Porfiri ? Qu’en penses-tu ? Pour avoir mon gage au plus vite… tu verras que maman le demandera encore avant le dîner.

– Pas de déclaration à la police, il faut aller directement chez Porfiri ! cria Rasoumikhine dans une étrange et extraordinaire agitation. Comme je suis content ! Eh quoi, allons-y immédiatement, c’est à deux pas ; nous le trouverons probablement chez lui !

– Très bien… allons-y…

– Et il sera très, très content de te connaître. Je lui ai souvent parlé de toi. Tiens, pas plus tard qu’hier. Et alors, tu connaissais la vieille ? Ah, bon !… Tout cela s’emboîte très bien !… Oh, oui… Sophia Ivanovna…

– Sophia Sèmionovna, corrigea Raskolnikov. Sophia Sèmionovna, voici mon ami Rasoumikhine, et c’est un excellent homme…

– Si vous devez partir maintenant, commença Sonia, encore plus confuse et n’osant pas regarder Rasoumikhine.

– Allons ! décida Raskolnikov. Je passerai par chez vous dans la journée, Sophia Sèmionovna, dites-moi seulement où vous habitez.

Il ne semblait pas qu’il fût troublé, il avait l’air de se hâter et il évitait de rencontrer son regard. Sonia donna son adresse et rougit. Tous deux sortirent.

– Tu ne fermes pas ? demanda Rasoumikhine en descendant l’escalier à leur suite.

– Jamais !… Du reste, voici deux ans que je veux acheter un cadenas, ajouta-t-il nonchalamment. Heureux sont les gens qui n’ont rien à enfermer ? dit-il à Sonia, en riant.

Ils s’arrêtèrent sous le porche.

– Prenez-vous à droite, Sophia Sèmionovna ? Au fait, comment avez-vous pu me trouver ? demanda-t-il, comme s’il avait voulu dire tout autre chose. Il désirait regarder à tout moment ses yeux paisibles et lumineux, mais il ne pouvait y parvenir.

– Mais vous avez donné votre adresse à Polètchka.

– Polia ? Ah, oui… Polètchka ! C’est… la petite… c’est votre sœur ? Alors, je lui ai donné mon adresse ?

– Ne vous en souvenez-vous plus ?

– Oui… je me le rappelle, à présent.

– Mon père m’avait déjà parlé de vous… mais j’ignorais votre nom ; d’ailleurs lui non plus ne le savait pas… Et quand je suis venue aujourd’hui, j’avais appris votre nom hier… j’ai demandé : où habite M. Raskolnikov ? Je ne savais pas que vous sous-louiez aussi… Au revoir… Je vais chez Katerina Ivanovna…

Elle fut très contente de pouvoir s’en aller ; elle partit, la tête baissée, se hâtant pour être plus vite hors de leur vue, pour faire au plus tôt les vingt pas qui la menaient au tournant et être enfin seule afin de pouvoir alors penser, se souvenir, en marchant rapidement, sans regarder personne, sans rien remarquer. Jamais, jamais, elle n’avait rien éprouvé de pareil. Tout un monde nouveau, inconnu, avait confusément envahi son âme. Elle se souvint tout à coup de ce que Raskolnikov avait dit, qu’il viendrait lui-même chez elle aujourd’hui, peut-être ce matin encore, peut-être tout de suite !

– Oh, pas aujourd’hui, de grâce, pas aujourd’hui ; murmura-t-elle, son cœur se serrant d’effroi, comme si elle se noyait, comme une enfant effrayée. Mon Dieu ! Chez moi !… dans ce logement… il s’apercevra… oh, mon Dieu !

Trop absorbée à ce moment, elle n’avait pas remarqué qu’un inconnu l’observait avec attention et la suivait pas à pas. Il l’avait accompagnée dès sa sortie et de chez Raskolnikov. Au moment où Raskolnikov, Rasoumikhine et elle-même s’étaient arrêtés un instant sous le porche, cet inconnu, en passant à côté d’eux, sursauta soudain en saisissant, par hasard, au vol les paroles de Sonia : « et j’ai demandé : où habite M. Raskolnikov ? » Il scruta rapidement, mais attentivement les trois interlocuteurs, surtout Raskolnikov, auquel s’adressait Sonia ; ensuite il regarda la maison et la fixa dans sa mémoire. Tout cela se fit en un instant, en marchant, et l’inconnu, qui essaya de passer inaperçu, alla plus loin en réduisant son pas, comme s’il attendait quelque chose. Il guettait Sonia ; il avait vu qu’ils se disaient au revoir et pensait que Sonia rentrerait sans doute chez elle.

« Où est-ce donc, chez elle ? J’ai vu cette tête-là quelque part », pensa-t-il, essayant de se souvenir… « Il faudra se renseigner. »

Arrivé au tournant, il passa sur l’autre trottoir, se retourna et vit que Sonia allait dans sa direction, sans rien remarquer. Elle tourna dans la même rue que lui. Il la suivit sur le trottoir opposé, sans la quitter des yeux ; après une cinquantaine de pas, il passa sur le trottoir où marchait Sonia et marcha à cinq pas derrière elle.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, de taille plus élevée que la moyenne ; ses épaules étaient larges et trapues, ce qui lui donnait l’air un peu voûté. Il était habillé de vêtements élégants et confortables et il avait l’air d’un monsieur assez important. Il tenait une jolie canne, dont il heurtait le trottoir à chaque pas ; des gants frais moulaient ses mains. Son visage large, à fortes mâchoires, était d’aspect agréable, et son teint, assez rose, n’était pas celui d’un petersbourgeois. Sa chevelure, très fournie encore, et très blonde, était à peine semée de quelques fils d’argent ; sa large barbe carrée était encore plus claire que ses cheveux. Il avait des lèvres bien rouges, des yeux bleu clair à l’expression froide, attentive et pensive. En somme, c’était un homme très bien conservé et paraissant plus jeune que son âge.

Lorsque Sonia arriva au canal, ils restèrent seuls sur le trottoir. En l’observant, il avait remarqué qu’elle était pensive et distraite. Arrivée à l’immeuble où elle logeait, Sonia pénétra sous le porche. Il la suivit quelque peu étonné. Dans la cour elle tourna à droite, vers le coin où se trouvait l’escalier qui menait chez elle. « Tiens ! », murmura l’inconnu, et il la suivit. Ici seulement, Sonia le remarqua. Elle monta au second, pénétra dans le couloir et sonna à la porte n° 9 sur laquelle était marqué, à la craie : Kapernaoumov. Tailleur. « Tiens ! », répéta l’inconnu, étonné par cette coïncidence bizarre, et il sonna au n° 8, à côté. Les deux portes étaient distantes de six pas.

– Vous habitez chez Kapernaoumov ? dit-il en regardant Sonia et en riant. Il m’a transformé un gilet hier. Et moi j’habite ici, à côté, chez Mme Guertrouda Karlovna Resslich. Quelle coïncidence !

Sonia le regarda avec attention.

– Nous sommes des voisins, continua-t-il avec une gaîté particulière. Il n’y a que deux jours que je suis en ville. Allons, à bientôt.

Sonia ne répondit pas ; on lui ouvrit la porte et elle se glissa chez elle. Un sentiment fait de crainte et de honte l’envahit.

Rasoumikhine était dans un état de grande excitation en allant chez Porfiri.

– Ça, mon vieux, c’est magnifique, répéta-t-il plusieurs fois. Et j’en suis content ! Je suis content !

« De quoi es-tu donc content ? » pensa Raskolnikov.

– Je ne savais pas que tu avais également des gages chez la vieille. Et… et… était-ce il y a longtemps ? C’est-à-dire, y a-t-il longtemps que tu as été chez elle ?

« Quel naïf imbécile ! »

– Quand ?… Raskolnikov s’arrêta, essayant de se rappeler. Mais je crois bien avoir été chez elle trois jours avant sa mort. Du reste, je ne vais pas dégager les objets maintenant, se hâta-t-il d’ajouter, comme s’il se souciait surtout des objets car je n’ai plus qu’un rouble en poche… à cause de ce maudit délire d’hier soir !

Il insista sur « délire » avec conviction.

– Mais oui, mais oui, dit Rasoumikhine avec hâte, approuvant Dieu sait quoi. Alors voilà pourquoi tu… as été ébranlé… alors. Et, tu sais, tu as parlé de je ne sais quelles bagues et de je ne sais quelles chaînettes dans ton délire !… Mais oui, mais oui… C’est limpide, tout est limpide, maintenant.

« Voyez un peu cela ! C’est ainsi que cette idée avait pris possession d’eux ! Cet homme se laisserait crucifier pour moi, et voilà, il est content que mes paroles à propos des bagues se soient expliquées ! Comme ils avaient été frappés par cette idée, quand même !… »

– Sera-t-il chez lui ? demanda-t-il.

– Oui, oui, se hâtait d’assurer Rasoumikhine. C’est un garçon charmant, tu verras ! C’est un lourdaud, c’est-à-dire que c’est un homme du monde, mais j’ai dit ça dans un autre sens. C’est un malin, pas une bête du tout, seulement il a une forme d’intelligence un peu spéciale… Il est méfiant, incrédule, cynique… Il aime rouler son monde, c’est-à-dire non rouler, mais mystifier… Et alors, sa méthode est la vieille méthode du fait matériel… Mais il s’y connaît… Il a résolu une affaire l’année passée, un assassinat, où presque tous les indices manquaient ! Il désire fortement faire ta connaissance !

– Mais pourquoi donc si fortement ?

– Je veux dire, ce n’est pas que… tu vois, ces derniers temps, lorsque tu étais malade, il m’est arrivé de parler de toi, souvent et beaucoup… Alors, il écoutait… et lorsqu’il apprit que tu n’as pu terminer tes études de droit à cause des circonstances, il a dit : comme c’est dommage ! Alors, j’en ai déduit… je veux dire tout cela ensemble, pas seulement ceci ; hier, Zamètov… Tu vois, Rodia, j’ai bavardé hier lorsque, ivre, je te reconduisais chez toi… alors, j’ai peur que tu n’aies mal compris, mon vieux… tu vois…

– Quoi donc ? Que l’on me prend pour un fou ? C’est peut-être vrai.

– Oui, oui… je veux dire, non !… Tout ce que j’ai dit, je veux dire… (et à propos d’autres choses aussi), tout cela n’était que bêtises et racontars d’ivrogne.

– Qu’as-tu donc à t’excuser ? J’en ai assez de tout cela, cria Raskolnikov d’un air exagérément irrité, qui, du reste, était partiellement simulé.

– Je sais, je sais ; je comprends. Sois certain que je comprends. Je suis même honteux d’en parler.

– Si tu es honteux, n’en parle pas !

Ils se turent. Rasoumikhine était plus que transporté de joie et Raskolnikov le sentait avec dégoût. Ce que Rasoumikhine avait dit au sujet de Porfiri l’inquiétait également.

« Ce renard veut aussi prêcher aux poules », pensa-t-il en pâlissant et le cœur battant un peu plus vite – « et il veut se faire passer pour une poule. Il serait plus naturel qu’il reste renard. Se forcer à ne pas prêcher ! Non : dès que l’on se force, on n’est plus naturel… Allons on verra bien… tout de suite… si cela ira mal ou bien. Pourquoi y vais-je ? Le papillon vole de lui-même à la flamme. Mon cœur bat : voilà qui n’est pas bon !… »

– C’est cet immeuble gris, fit Rasoumikhine.

« Le plus important à savoir, c’est : Porfiri sait-il ou ne sait-il pas que j’ai été hier dans l’appartement de cette sorcière… et que j’ai posé des questions à propos du sang ? Je dois immédiatement chercher à savoir cela, dès mon entrée, chercher à le savoir à son expression, sinon… Je dois le savoir à tout prix ! »

– Tu sais quoi ? dit-il soudain à Rasoumikhine avec un sourire railleur. J’ai constaté que, depuis ce matin, tu es dans un état d’extraordinaire agitation, mon vieux. Est-ce vrai ?

– Comment ça « agitation » ? Aucune agitation, dit Rasoumikhine, tout de suite crispé.

– Non, mon vieux, c’est vraiment trop visible ! Tu étais assis tout à l’heure, dans une attitude que tu ne prends jamais, sur le coin de la chaise, et on aurait dit que tu avais tout le temps des crampes. Tu sautais sans la moindre raison sur tes pieds. Tu avais l’air tantôt furieux, et tantôt tu avais une figure aussi sucrée qu’un bonbon à la menthe. Tu rougissais même, lorsqu’on t’a invité à dîner, tu es devenu rouge comme une pivoine.

– Mais, pas du tout ; tu radotes !… De quoi parles-tu ?

– Qu’as-tu à ruser comme un écolier ? Ah, ça ! Il a de nouveau rougi !

– Tu es un cochon, tu sais, mon vieux !

– Pourquoi te troubles-tu ? Roméo ! Attends un peu, je raconterai tout ça quelque part, aujourd’hui. Il se mit à rire. – Maman va bien s’en amuser… et quelqu’un d’autre aussi…

– Écoute, écoute, mais c’est sérieux, mais c’est… Qu’est-ce qui va arriver après ça, que diable ! – Rasoumikhine perdant entièrement pied, frissonnait de terreur. – Qu’est-ce que tu vas leur raconter ? Moi, mon vieux… quel cochon tu es !

– Tu ressembles à une rose printanière ! Et cela te va bien, si tu savais ! Un Roméo de six pieds ! Et tu t’es si bien lavé aujourd’hui, tu t’es même nettoyé les ongles, n’est-ce pas ? Cela ne t’est jamais arrivé. Et, morbleu, tu as mis de la pommade ! Penche-toi un peu !

– Cochon ! ! !

Raskolnikov riait tant qu’il semblait ne plus pouvoir se retenir, et c’est en riant qu’ils pénétrèrent dans l’appartement de Porfiri Pètrovitch. C’est ce qu’il fallait à Raskolnikov : on avait pu entendre, des pièces intérieures, qu’ils étaient entrés en riant et qu’ils continuaient encore – à rire dans l’antichambre.

– Pas un mot, ici, ou je… t’écrase ! chuchota Rasoumikhine devenu enragé, en saisissant Raskolnikov par l’épaule.

V

Celui-ci pénétrait déjà à l’intérieur de l’appartement. Il entra avec l’air de ne pouvoir se contenir qu’à grand-peine pour ne pas éclater de rire. Rasoumikhine entra à sa suite, la figure convulsée de rage, rouge comme une pivoine, embarrassé par sa haute taille et tout confus. Son visage, ainsi que toute sa personne, étaient ridicules en ce moment et justifiaient le rire de Raskolnikov. Celui-ci, qui n’avait pas encore été présenté à l’hôte, salua ce dernier qui se tenait debout au milieu de la pièce et qui les regardait interrogativement. Raskolnikov lui serra la main, semblant ne pouvoir réprimer sa gaîté qu’avec peine, et tenta d’articuler quelques mots pour se présenter. Mais à peine avait-il eu le temps de reprendre son sérieux et de bredouiller quelques paroles, que se retournant comme involontairement vers Rasoumikhine, il ne put plus se retenir, et le rire qu’il avait refoulé éclata d’autant plus irrésistiblement qu’il avait été contenu avec plus de force. La prodigieuse rage avec laquelle Rasoumikhine supportait ce rire « cordial », donnait à cette scène l’apparence de la plus sincère gaîté, et la faisait surtout paraître naturelle. Rasoumikhine, sans le vouloir, aida à donner, cette impression :

– Démon ! hurla-t-il, et, faisant un geste brusque du bras, il heurta le guéridon sur lequel il y avait un verre à thé vide… le tout s’écroula et s’éparpilla.

– Mais pourquoi casser les chaises, Messieurs, c’est une perte sèche pour le Trésor ! s’écria joyeusement Porfiri Pètrovitch.

La scène se présentait de la façon suivante : l’hilarité de Raskolnikov diminuait petit à petit, il semblait avoir oublié sa main dans celle de son hôte, mais, conscient des convenances, il attendait l’occasion de se reprendre le plus rapidement et avec le plus de naturel possible. Rasoumikhine, définitivement troublé par la chute du guéridon et le verre brisé, regarda les débris d’un air maussade, cracha et se retourna sombrement vers la fenêtre dans l’embrasure de laquelle il resta, le dos tourné aux autres, avec un visage terriblement renfrogné, regardant au dehors, et ne voyant d’ailleurs rien. Porfiri Pètrovitch aurait désiré rire avec eux, mais il était évident qu’auparavant il voulait des explications. Dans un coin, Zamètov, assis sur une chaise, s’était levé à l’arrivée des visiteurs. Il restait debout, dans l’attente, un sourire figé sur les lèvres, examinant Raskolnikov avec quelque embarras et contemplant cette scène avec perplexité et même avec méfiance. La présence inattendue de Zamètov dérouta complètement Raskolnikov.

« Voilà quelque chose de plus dont il faudra que je tienne compte… », pensa-t-il.

– Excusez-nous, je vous prie, commença Raskolnikov, simulant avec effort la confusion.

– Je vous en prie ! Charmé. Et aussi enchanté par votre entrée… Eh bien ! il ne veut plus dire bonjour ? Porfiri Pètrovitch montra Rasoumikhine de la tête.

– Je vous jure que je ne sais pas pourquoi il m’en veut. Je n’ai fait que lui dire, en cours de route, qu’il ressemblait à Roméo et… je le lui ai prouvé. Je crois que c’est tout.

– Cochon, répliqua Rasoumikhine, sans faire un mouvement.

– Il avait donc des raisons très sérieuses pour se fâcher ainsi pour un seul mot ?

– Le voilà, le juge d’instruction !… Et puis, allez tous au diable ! coupa tout à coup Rasoumikhine et, brusquement, il se mit à rire et s’approcha de Porfiri Pètrovitch, la figure joyeuse, comme si rien ne s’était passé.

– Assez ! Nous sommes tous des imbéciles ; venons-en aux affaires ; voici : en premier lieu, mon ami Rodion Romanovitch Raskolnikov a entendu parler de toi et souhaite te connaître ; en second lieu, il a une petite affaire à t’exposer. Tiens, Zamètov ! Comment se fait-il que tu sois ici ? Alors, vous vous connaissez ? Depuis longtemps ?

« Qu’est-ce encore que cette histoire ! », pensa Raskolnikov inquiet.

On aurait dit que Zamètov se troublait, mais, dans ce cas, ce ne fut que légèrement.

– Mais nous nous sommes rencontrés hier, chez toi, dit-il d’un ton dégagé.

– Donc, Dieu m’a épargné cette peine : la semaine passée il avait terriblement insisté pour t’être présenté, Porfiri, et voilà que vous vous êtes entendus sans moi… Où se trouve ton tabac ?

Porfiri Pètrovitch était en tenue d’intérieur : robe de chambre, linge impeccable et pantoufles éculées. Il était âgé de trente-cinq ans, de taille plutôt inférieure à la moyenne, corpulent et même quelque peu obèse, la figure rasée, sans moustaches ni favoris, les cheveux coupés court sur sa grosse tête ronde, à la nuque curieusement saillante. Son visage rond, potelé, avec un nez légèrement en trompette, était de teinte maladive tirant sur le jaune sombre, mais son expression était gaillarde et même railleuse. Elle aurait été plutôt bonhomme, si l’expression des yeux n’avait pas gâté les choses ; ils avaient un certain reflet humide et des cils presque blancs, dont les clignotements pouvaient être pris pour des clins d’œil. Le regard de ces yeux ne s’harmonisait pas avec le reste de sa personne, qui faisait plutôt penser à une commère, et donnait à sa physionomie une note beaucoup plus sérieuse qu’on aurait pu s’y attendre au premier coup d’œil.

Dès que Porfiri Pètrovitch sût que son hôte avait une « petite affaire » à lui exposer, il le pria immédiatement de prendre place sur le sofa et il s’assit lui-même à l’autre extrémité. Il fixa Raskolnikov, attendant son exposé, avec cette attention voulue et trop sérieuse qui troublait particulièrement, au premier abord, ceux qui le connaissaient peu, et cela surtout quand ce qu’on avait à lui dire était hors de proportion avec l’attention extraordinairement grave qu’il accordait. Mais Raskolnikov expliqua son affaire en peu de mots, avec précision et clarté, et fut alors si content de lui-même qu’il prit le temps de bien examiner Porfiri. Celui-ci, non plus, ne le quitta pas des yeux. Rasoumikhine, qui s’était installé près d’eux, à la même table, avait suivi l’exposé avec ardeur et impatience, les regardant alternativement l’un et l’autre, sans se soucier des convenances.

« Imbécile ! », pensa Raskolnikov à part lui.

– Vous devez faire une déclaration à la police, répondit Porfiri, employant un ton d’affaires très marqué. Vous écrirez qu’ayant été informé de tel événement – c’est-à-dire de l’assassinat – vous demandez que l’on fasse savoir au juge d’instruction chargé de l’enquête que tels objets vous appartiennent et que vous souhaiteriez les dégager… ou bien… peu importe, on vous écrira.

– La difficulté est que, pour le moment – Raskolnikov s’efforça de devenir le plus confus possible – je ne suis pas en fonds… et je ne pourrais même pas débourser le peu… voyez-vous, j’aurais seulement voulu déclarer que ces objets sont à moi, et quand j’en aurai les moyens…

– Cela est sans importance, répondit Porfiri Pètrovitch, recevant sèchement cette explication pécuniaire. D’ailleurs, vous pouvez m’écrire personnellement, si vous voulez, dans le même sens : j’ai été informé de tels événements, je déclare au sujet de tels objets qu’ils m’appartiennent, et je demande…

– C’est sur du papier non timbré ? se hâta d’interrompre Raskolnikov, s’intéressant de nouveau au côté pécuniaire de l’affaire.

– Mais bien sûr ! répondit Porfiri Pètrovitch, et, soudain, il le regarda avec une raillerie bien évidente, cligna des yeux vers lui, d’un air complice.

Du reste, Raskolnikov avait peut-être mal vu, car cela ne dura qu’un instant. En tout cas, il y avait quelque chose. Raskolnikov aurait parié qu’il lui avait fait un clin d’œil, le diable sait pourquoi.

« Il sait. » Cette pensée passa en lui comme un éclair.

– Pardonnez-moi de vous avoir importuné pour une telle vétille, continua-t-il, quelque peu troublé. La valeur de ces objets n’atteint pas cinq roubles, mais ils me sont particulièrement chers car je les ai reçus en souvenir, et j’avoue, je me suis effrayé lorsque j’ai appris…

– C’est pour cela que tu as sursauté lorsque j’ai dit à Zossimov que Porfiri interrogeait les propriétaires des gages ! dit Rasoumikhine avec une intention visible.

C’était par trop violent. Raskolnikov ne résista pas et lui jeta un regard brillant de rage. Mais il parvint immédiatement à se maîtriser.

– Je crois que tu te moques de moi, mon vieux, dit-il avec une irritation adroitement simulée. Je suis d’accord, je me donne peut-être trop de peine pour cette bêtise, à ton avis ; mais à mes yeux, ces objets peuvent n’être pas négligeables du tout et on ne peut, à cause de cela, me prendre pour un égoïste ou pour un avare. Tu sais cependant que cette montre en argent, qui ne vaut que quelques sous, est la seule chose que nous a laissée mon père. Tu peux rire de moi, mais ma mère est ici – dit-il soudain, s’adressant à Porfiri – et si elle savait que la montre est perdue – il se hâta de se retourner de nouveau vers Rasoumikhine essayant de faire en sorte que sa voix tremblât – elle en deviendrait malade, je vous le jure ! Ah, ces femmes !

– Mais non, ce n’est pas du tout cela que je voulais dire ! Bien au contraire ! cria Rasoumikhine, peiné.

« Est-ce bien ? Est-ce naturel ? N’est-ce pas outré ? se demandait Raskolnikov anxieux. « Pourquoi ai-je ajouté : Ah, ces femmes ! ? »

– Votre mère est arrivée chez vous ? questionna Porfiri Pètrovitch.

– Oui.

– Quand donc ?

– Hier soir.

Porfiri se tut, comme s’il réfléchissait.

– Vos objets ne peuvent être perdus, continua-t-il calmement et froidement. Je vous attends ici depuis longtemps.

Et, comme si de rien n’était, il avança avec sollicitude le cendrier à Rasoumikhine qui secouait sans vergogne sa cendre sur le tapis. Raskolnikov sursauta, mais Porfiri ne le regardait pas, apparemment absorbé par la cigarette de Rasoumikhine.

– Comment ? Tu l’attendais ? Tu étais donc au courant qu’il avait des objets engagés là-bas ? s’écria Rasoumikhine.

Porfiri Pètrovitch se tourna vers Raskolnikov.

– Vos objets – une bague et une montre – étaient emballés ensemble dans un papier et votre nom était lisiblement inscrit au crayon, ainsi que la date du dépôt.

– Vous avez bonne mémoire… remarqua Raskolnikov avec gêne, en essayant de le regarder droit dans les yeux ; mais il ne put résister et soudain ajouta : Je pense ainsi parce que, sans doute, il y avait beaucoup de gages… vous avez dû éprouver quelque difficulté à retenir tous les noms… Or, vous vous en souvenez, de tous, clairement, et… et…

« C’est bête ! C’est faible ! Pourquoi ai-je ajouté cela ? »

– Mais tous ceux qui avaient des gages là-bas nous sont connus, et vous êtes le seul qui ne vous étiez pas encore présenté, répondit Porfiri, avec une intonation narquoise à peine sensible dans la voix.

– Je n’étais pas très bien portant.

– De cela aussi, j’ai entendu parler. On m’a même dit que vous avez été fort ébranlé par quelque chose ; actuellement, d’ailleurs, vous êtes encore un peu pâle.

– Pas du tout… au contraire, je suis tout à fait bien portant, coupa Raskolnikov avec grossièreté, en changeant brusquement de ton. La colère montait en lui et il n’était plus capable de l’étouffer. « C’est la colère qui me fera me trahir », pensait-il. « Pourquoi me tourmentent-ils ? »

– Pas tout à fait bien portant ! cria Rasoumikhine. En voilà une histoire ! Il a déliré jusqu’à hier… Le croirais-tu, Porfiri, c’est tout juste s’il se tenait sur ses jambes, mais à peine Zossimov et moi étions-nous partis, qu’il s’habilla, fila en cachette et rôda presque jusqu’à minuit et ceci en plein délire, je te le dis ; tu te représentes cela ? Un cas remarquable !

– En plein délire, est-ce possible ? Dites-moi un peu !

Porfiri branla la tête avec un mouvement de commère.

– Bêtises ! Ne le croyez pas ! Du reste, vous ne le croyez pas quand même ! laissa échapper Raskolnikov, ne parvenant plus à contenir sa colère.

Mais Porfiri Pètrovitch semble ne pas entendre ces derniers mots.

– Mais comment as-tu pu sortir, avec ce délire ! fit tout à coup Rasoumikhine en s’échauffant. Pourquoi es-tu sorti ? Pourquoi ?… Et pourquoi te cachais-tu ? Allons, avais-tu ton bon sens à ce moment-là ? À présent qu’il n’y a plus aucun danger, je te le demande ouvertement.

– J’en avais assez d’eux, hier, expliqua Raskolnikov à Porfiri, avec un sourire effronté et provocant. Alors, je me suis enfui pour louer un logement ailleurs, quelque part où ils ne pourraient me retrouver ; et j’ai pris beaucoup d’argent avec moi. M. Zamètov a vu cet argent. Dites-moi, Monsieur Zamètov, avais-je mon bon sens, hier, ou avais-je le délire ? Tranchez la question.

Il aurait volontiers étranglé Zamètov en cet instant, tellement le regard et le sourire de celui-ci lui déplaisaient.

– À mon avis, vous avez parlé fort raisonnablement, et même avec intelligence, mais vous étiez vraiment trop irascible, déclara sèchement Zamètov.

– Nikodim Fomitch m’a dit aujourd’hui, commença Porfiri Pètrovitch en s’interposant, qu’il vous avait rencontré hier, fort tard déjà, dans l’appartement d’un certain fonctionnaire qui a été écrasé par une voiture…

– Eh bien ! considérons le cas de ce fonctionnaire ! dit Rasoumikhine. N’as-tu pas là, chez lui, fait la preuve de ta folie ? Tu as donné tout ton argent à la veuve, pour l’enterrement ! Si tu avais envie de l’aider, pourquoi n’as-tu pas donné quinze roubles, ou même vingt, pourquoi ne t’es-tu pas réservé au moins trois roubles ! Non, voilà, il donne les vingt-cinq roubles !

– Mais peut-être ai-je découvert un trésor ? Alors, j’ai fait le généreux, hier… M. Zamètov le sait bien, lui, que j’ai trouvé un trésor !… Excusez-nous, je vous en prie, dit-il en s’adressant à Porfiri, les lèvres tremblantes, nous vous dérangeons avec ces bêtises depuis une demi-heure. Nous vous ennuyons, n’est-ce pas ?

– Je vous en prie, mais pas du tout ! Au contraire ! Si vous saviez à quel point vous m’intéressez ! Je suis curieux de vous écouter, de vous regarder… et j’avoue que je suis très content que vous soyez enfin venu me voir…

– Offre-nous du thé, au moins ! J’ai la gorge sèche ! s’exclama Rasoumikhine.

– Bonne idée ! Et peut-être que ces messieurs accepteront de nous tenir compagnie. Mais ne désirerais-tu pas quelque chose de… plus consistant, avant de prendre le thé ?

– Va-t-en au diable !

Porfiri Pètrovitch sortit commander le thé. Une foule de pensées tournoyaient dans la tête de Raskolnikov. Il était péniblement exaspéré.

« Ils ne se cachent même plus, ils ne se donnent même plus la peine de dissimuler ! Comment se fait-il que tu aies parlé de moi à Nikodim Fomitch, puisque tu ne me connaissais pas du tout ? C’est donc qu’ils ne daignent même plus feindre qu’ils me poursuivent comme une meute de chiens ! Ils me crachent franchement en pleine figure ! » Raskolnikov tremblait de rage. « Alors, frappez directement, ne jouez pas avec moi comme le chat avec la souris. Ce n’est pas courtois. Peut-être ne le permettrai-je pas encore, Porfiri Pètrovitch ! Je me dresserai et je vous dirai toute la vérité en plein visage, et vous verrez alors à quel point je vous méprise !… » Il respirait avec peine.

« Et si je faisais erreur ? Si cela n’était qu’une illusion ? Et si c’était par suite d’une erreur que je me mets en rage, si je ne parvenais pas à tenir mon rôle abject ? Tout ce qu’ils disent est normal, mais plein de sous-entendus… Tout cela peut être dit dans n’importe quelles circonstances, mais il y a un sens caché. Pourquoi Porfiri a-t-il dit directement « chez elle » ? Pourquoi Zamètov a-t-il ajouté que j’ai parlé « intelligemment » ? Pourquoi adoptent-ils ce ton ?… Oui… le ton… Rasoumikhine était là, pourquoi n’a-t-il rien remarqué ? Ce naïf imbécile ne remarque jamais rien ! J’ai de nouveau la fièvre !… Porfiri m’a-t-il fait un clin d’œil tout à l’heure ou non ? C’est faux, sans doute, pourquoi l’aurait-il fait ? Veulent-ils m’agacer ou se moquent-ils de moi ? Ou bien tout cela est un mirage, ou bien ils savent.

» Même Zamètov est effronté… Mais l’est-il vraiment ? Il aura réfléchi cette nuit. J’ai pressenti qu’il changerait d’avis. Il est tout à fait à son aise ici, et c’est la première fois qu’il y vient. Porfiri ne le considère pas comme un hôte, il lui tourne le dos. Ils se sont entendus ! Ils se sont nécessairement entendus à mon sujet !

» Ils ont nécessairement bavardé à mon propos avant mon arrivée !… Sont-ils au courant de mon passage à l’appartement ? Que cela soit vite fini !… Lorsque je lui ai dit que je me suis enfui pour chercher un logement, il n’a rien répliqué, il n’a pas compris… Cela a été adroit de ma part de parler de logement, cela me servira. Pensez-vous, en délire ! – Il rit intérieurement. – Il sait tout au sujet de la soirée d’hier, mais il ne savait pas que ma mère était arrivée ! Et cette sorcière a même inscrit la date au crayon !… Vous radotez, vous ne m’aurez pas ! Ce ne sont pas encore des faits, ce n’est qu’une présomption.

» Donnez-moi donc des preuves ! l’histoire du logement, ce n’est pas un fait non plus : une conséquence du délire ; je sais ce que je dois leur dire… Connaissent-ils l’histoire du logement ? Je ne m’en irai pas sans le savoir ! Pour quelle raison suis-je venu ? Pourtant, ma rage, voilà un fait ! Et peut-être est-ce un bien, je garde mon rôle de malade… Il tâte le terrain. Il essayera de me dérouter. Mais pourquoi donc suis-je venu ici ? »

Tout cela passa en un éclair dans sa tête.

Porfiri Pètrovitch rentra à cet instant. Il était subitement devenu gai.

– Tu sais, mon vieux, après les réjouissances d’hier, je me sens tout ramolli, commença-t-il d’un tout autre ton, en riant et en s’adressant à Rasoumikhine.

– Était-elle intéressante, ma soirée ? Je vous ai quittés hier au moment le plus passionnant. Qui est sorti vainqueur ?

– Personne, évidemment. On a dévié vers les problèmes éternels, on a plané dans les airs.

Rends-toi compte, Rodia, où l’on en était arrivé hier : le crime existe-t-il, oui ou non ? Je te l’avais dit qu’ils avaient palabré jusqu’à en perdre la tête !

– Quoi d’étonnant ! C’est une question sociale des plus courantes, répondit négligemment Raskolnikov.

– La question n’était pas énoncée sous cette forme, remarqua Porfiri.

– Pas tout à fait, c’est vrai, acquiesça immédiatement Rasoumikhine, s’agitant selon son habitude. Tu vois, Rodion, écoute et donne-moi ton avis. Je le veux. Je me suis donné énormément de mal hier, et j’attendais que tu viennes. Ce sont les socialistes qui ont provoqué la discussion par l’énoncé de leurs théories. Conceptions connues : le crime constitue une réaction contre un ordre social anormal, c’est tout et rien de plus, il n’y a pas d’autres causes – disent-ils.

– Tu radotes ! s’écria Porfiri Pètrovitch. Il s’animait visiblement et riait sans cesse en regardant Rasoumikhine qui s’exaltait de plus en plus.

– Ils prétendent qu’il n’y a pas d’autre cause ! coupa Rasoumikhine avec fougue. Je ne radote pas !… Je te ferai lire leurs écrits : quand tout va mal, pour eux, ils prétendent que « c’est l’influence du milieu qui perd l’homme », selon leur expression préférée ! D’où il découle que si la société était normalement organisée, tous les crimes disparaîtraient, car ces réactions ne seraient plus nécessaires et tout le monde deviendrait immédiatement équitable. Ils ne tiennent pas compte de la nature, elle est annihilée, elle n’existe pas ! Pour eux, l’humanité n’évolue pas suivant une loi historique et vivante qui amène finalement une société normale, mais au contraire, c’est un système social, sorti de quelque cerveau matérialiste, qui organisera toute l’humanité et en fera rapidement une communauté de justes et de purs, et cela avant que s’accomplisse n’importe quel processus normal, évoluant suivant une loi historique et vivante. C’est pour cette raison qu’instinctivement ils n’aiment pas l’histoire : « Il n’y a là-dedans que des infamies et des inepties » – tout s’explique par la seule ineptie ! C’est pour cela qu’ils détestent tout le processus vivant de la vie : « aucune nécessité d’âme vivante ! » L’âme vivante exige la vie, elle n’obéira pas aux lois de la mécanique, elle est soupçonneuse, rétrograde ! Tandis que chez eux, elle sent un peu la charogne, on pourrait la faire de caoutchouc, mais, par contre, cette âme n’est pas vivante, elle est sans volonté, servile, et ne se révoltera pas ! Pour eux, matérialistes, tout se réduit à poser des briques et à disposer des couloirs et des chambres dans un phalanstère ! Le phalanstère est prêt, mais la nature humaine n’est pas prête pour le phalanstère. Elle veut continuer à vivre, elle n’a pas encore accompli tout le processus vivant ; le cimetière vient trop tôt pour elle. La seule force de la logique ne suffit pas pour passer par-dessus la nature. La logique peut prévoir trois cas, or il y en a un million ! Rejeter ce million et réduire tout à une question de confort : voilà la solution la plus aisée ! C’est séduisant, bien sûr, et il n’est même pas nécessaire de penser ! C’est le principal : ne pas avoir besoin de penser ! Tout le mystère de la vie peut être résumé sur deux feuilles imprimées !

– Le voilà déchaîné ! il tambourine comme de la grêle ! Il faudrait le tenir aux poignets, dit Porfiri en riant. Figurez-vous, dit-il à Raskolnikov, c’était la même chose hier soir ; un chœur à six voix dans une seule pièce, et, au préalable, il nous avait saturés de punch – vous représentez-vous cela ? – Non, mon vieux, tu radotes : « le milieu » compte pour beaucoup dans un crime, voilà mon avis.

– Je sais bien que cela compte pour beaucoup, mais, dis-moi, dans le cas suivant : un quadragénaire déshonore une fillette de dix ans ; est-ce le milieu qui l’a conduit à cet acte.

– Eh bien, dans le sens strict, c’est bien le milieu, répondit Porfiri avec une étonnante gravité. Ce crime commis sur une fillette est fort bien explicable par « le milieu ».

Rasoumikhine sembla près de devenir enragé.

– Eh bien ! veux-tu que je te démontre, hurla-t-il, que tu as des cils blancs uniquement parce que le cocher d’Ivan le Grand a quarante toises de haut ? Et je le démontrerai progressivement, avec clarté, précision, et même avec une teinte de libéralisme. Je m’en fais fort ! Allons, acceptes-tu le pari ?

– J’accepte ! Voyons comment il démontrera cela.

– Mais tu te fiches de moi, démon ! s’écria Rasoumikhine en sautant sur ses pieds et avec un geste de la main. Allons, c’est inutile de parler avec toi ! Il dit cela avec intention, tu sais, Rodion ! Et hier il s’est mis dans leur camp uniquement pour ridiculiser tout le monde. Si tu savais tout ce qu’il a raconté ! Et eux, si tu avais vu combien ils étaient heureux ! Il est capable de donner le change ainsi durant deux semaines. L’an passé, il nous assurait, Dieu sait pourquoi, qu’il allait se faire moine : ce jeu a duré deux mois sans qu’il en démorde. Récemment, l’idée lui est venue de certifier qu’il se mariait, et que tout était préparé pour le mariage. Il a même fait confectionner des vêtements pour cela. Nous le félicitions déjà. Et il n’y avait rien, pas même de fiancée : rien qu’une mystification.

– Tu mens ! J’avais déjà fait faire ce costume auparavant.

– Alors, il est exact que vous êtes un mystificateur ? demanda Raskolnikov avec négligence.

– Et vous n’auriez pas cru cela ? Mais, je vous attraperai aussi. – Porfiri se mit à rire. – Non, attendez, je vais vous exposer toute la vérité. Au sujet de ces problèmes, ces crimes, ce « milieu », ces fillettes, je me suis souvenu d’un de vos articles : Sur le crime… ou quelque chose dans ce genre, je n’en connais plus le titre. J’ai pris plaisir à le lire, il y a deux mois, dans La Parole Périodique.

– Mon article ? dans La Parole Périodique ? questionna Raskolnikov avec étonnement. Il y a six mois, lorsque j’ai quitté l’université, j’ai rédigé effectivement un article à propos d’un livre, mais je l’ai fait parvenir au journal La Parole Hebdomadaire et non pas Périodique.

– Et c’est pourtant dans La Parole Périodique qu’il a paru.

– C’est vrai. La Parole Hebdomadaire avait cessé d’exister, c’est pourquoi elle ne l’a pas publié.

– C’est exact ; mais en cessant d’exister, La Parole Hebdomadaire a fusionné avec La Parole Périodique et c’est pour cette raison que votre article a paru, il y a deux mois, dans cette dernière publication. Vous ne le saviez pas ?

Raskolnikov, en effet, l’ignorait.

– Mais dites, vous pouvez exiger qu’ils vous paient votre article ! Quel curieux caractère que le vôtre ! Vous vivez si solitairement que vous ignorez même une chose qui vous touche d’aussi près.

– Bravo Rodka ! Je ne le savais pas non plus ! s’écria Rasoumikhine. Je passerai par là, aujourd’hui même, et je demanderai un numéro ! Il y a deux mois ? Quelle date ? C’est égal, je trouverai ! En voilà une affaire ! Et il n’en souffle mot !

– Et comment avez-vous pu savoir que l’article était de moi ? Il n’était signé que d’une initiale.

– Par hasard et il y a quelques jours seulement. Je me suis informé auprès du rédacteur ; je le connais… L’article m’a beaucoup intéressé.

– J’y analyse, je me rappelle, l’état psychologique du criminel pendant l’accomplissement de son crime.

– Oui, et vous démontrez que l’acte du criminel est toujours accompli dans un état morbide. C’est très, très nouveau, mais… en somme, ce n’est pas cette partie-là de l’article qui m’a frappé, mais bien l’idée émise vers la fin, idée malheureusement à peine esquissée et peu nettement exprimée. En un mot, si vous vous en souvenez, vous faites allusion au fait qu’il existe, de par le monde, certains hommes qui peuvent… ou plutôt qui ont nettement le droit d’accomplir toutes sortes d’infamies et de crimes et que ce n’est pas pour eux que la loi est faite.

Raskolnikov sourit à cette altération voulue et forcée de son idée.

– Comment ? Qu’est-ce que c’est ? Le droit de commettre des crimes ? Et pas à cause de l’influence du milieu ? demanda Rasoumikhine avec quelque effroi.

– Non, non, pas du tout pour cette raison, répondit Porfiri. Tout consiste en ce que, dans l’article de Monsieur, les hommes sont considérés comme « ordinaires », ou « extraordinaires ». Les hommes ordinaires ont l’obligation d’observer les lois et n’ont pas le droit de sortir de la légalité et cela parce qu’ils sont ordinaires. Quant aux hommes extraordinaires, ils ont le droit de commettre toutes sortes de crimes et de sortir de la légalité, uniquement parce qu’ils sont extraordinaires. C’est bien ainsi.

– Mais comment est-ce possible ? Il est impossible que ce soit ainsi, bredouillait Rasoumikhine stupéfait.

Raskolnikov sourit à nouveau. Il avait compris au premier abord de quoi il s’agissait et où on voulait le pousser ; il connaissait son article. Il décida de relever la provocation.

– Ce n’est pas exactement cela que j’ai voulu dire dans cet article, commença-t-il modestement. Du reste, j’avoue que vous avez exposé ma pensée presque fidèlement et même, si vous voulez, tout à fait fidèlement… (Il lui était très agréable de reconnaître cela.) La différence réside uniquement en ceci : je ne dis nullement que les hommes extraordinaires doivent nécessairement commettre toutes sortes d’infamies, selon votre expression. Je suis certain que l’on n’aurait même pas publié un tel article. J’ai simplement fait allusion au fait que l’homme extraordinaire a le droit… je veux dire, pas le droit officiel, mais qu’il a le droit de permettre à sa conscience de sauter… certains obstacles et ceci seulement si l’exécution de son idée (qui est peut-être salutaire à toute l’humanité) l’exige. Vous avez dit que mon article n’était pas clair : si vous le voulez, je puis vous l’expliquer dans la mesure du possible. Je ne fais peut-être pas erreur en supposant que c’est bien cela que vous désirez. Voici : à mon avis, si les découvertes de Kepler et de Newton, par suite de certains événements, n’avaient pu être connues de l’humanité que par le sacrifice d’une, de dix, de cent… vies humaines qui auraient empêché cette découverte ou s’y seraient opposées, Newton aurait eu le droit et même le devoir… d’écarter ces dix ou ces cent hommes pour faire connaître ses découvertes à l’humanité. De là ne découle nullement que Newton aurait eu le droit de tuer qui bon lui semble, les gens qu’il croisait en rue, ou bien de voler chaque jour au marché. Ensuite, je me souviens que j’ai développé, dans mon article, l’idée que tous les… eh bien, les législateurs et les ordonnateurs de l’humanité, par exemple, en commençant par les plus anciens et en continuant avec les Lycurgue, les Solon, les Mahomet, les Napoléon, etc., tous, sans exception, étaient des criminels déjà par le seul fait qu’en donnant une loi nouvelle, ils transgressaient la loi ancienne, venant des ancêtres et considérée comme sacrée par la société. Et, évidemment, ils ne s’arrêtaient pas devant le meurtre si le sang versé (parfois innocent et vaillamment répandu pour l’ancienne loi) pouvait les aider. Il est remarquable même que la plupart de ces bienfaiteurs et ordonnateurs de l’humanité étaient couverts de sang. En un mot, je démontre que non seulement les grands hommes, mais tous ceux qui sortent tant soit peu de l’ornière, tous ceux qui sont capables de dire quelque chose de nouveau, même pas grand-chose, doivent, de par leur nature, être nécessairement plus ou moins des criminels. Autrement il leur est difficile de sortir de l’ornière, et ils ne peuvent évidemment pas consentir à y rester, cela, encore une fois, de par leur nature, et d’après moi, ils ont même le devoir de ne pas consentir à y rester. En un mot, vous voyez qu’il n’y a là absolument rien de nouveau. Cela a été imprimé et lu mille fois. Quant à ma distinction entre les hommes ordinaires et les hommes extraordinaires, elle est quelque peu arbitraire, je suis d’accord ; mais je ne prétends pas donner des chiffres exacts. Je suis seulement persuadé de l’exactitude de mes assertions. Celles-ci consistent en ceci : les hommes, suivant une loi de la nature, se divisent, en général, en deux catégories : la catégorie inférieure (les ordinaires) pour ainsi dire, la masse qui sert uniquement à engendrer des êtres identiques à eux-mêmes et l’autre catégorie, celle, en somme, des vrais hommes, c’est-à-dire de ceux qui ont le don ou le talent de dire, dans leur milieu, une parole nouvelle. Les subdivisions sont évidemment infinies, mais les traits distinctifs des deux catégories sont assez nets : la première catégorie, c’est-à-dire la masse en général, est constituée par des gens de nature conservatrice, posée, qui vivent dans la soumission et qui aiment à être soumis. À mon avis, ils ont le devoir d’être soumis parce que c’est leur mission et il n’y a rien là d’avilissant pour eux. Dans la seconde catégorie, tous sortent de la légalité, ce sont des destructeurs, ou du moins ils sont enclins à détruire, suivant leurs capacités. Les crimes de ces gens-là sont, évidemment, relatifs et divers ; le plus souvent ils exigent, sous des formes très variées, la destruction de l’organisation actuelle au nom de quelque chose de meilleur. Mais si un tel homme trouve nécessaire de passer sur un cadavre, il peut, à mon avis, en prendre le droit en conscience – ceci dépend, du reste, de son idée et de la valeur de celle-ci, notez-le bien. C’est dans ce sens seulement que je parle de leur droit au crime. (Vous vous rappelez, vous avez commencé la discussion sur le terrain juridique.) Du reste, il n’y a pas de quoi s’inquiéter beaucoup ; le troupeau ne leur reconnaît presque jamais ce droit, il les supplicie et les pend et, de ce fait, il remplit sa mission conservatrice, comme il est juste, avec cette réserve que les générations suivantes de ce même troupeau placent les suppliciés sur des piédestaux et leur rendent hommage (plus ou moins). Le premier groupe est maître du présent, le deuxième est maître de l’avenir. Les premiers perpétuent le monde et l’augmentent numériquement ; les seconds le font mouvoir vers un but. Les uns et les autres ont un droit absolument égal à l’existence. En un mot, pour moi, tous ont les mêmes droits et vive la guerre éternelle, jusqu’à la Nouvelle Jérusalem, comme il se doit !

– Alors, vous croyez quand même à la Nouvelle Jérusalem ?

– Oui, répondit avec fermeté Raskolnikov ; en disant cela, de même que pendant sa longue tirade, il avait regardé à terre, fixant un point sur le tapis.

– Et vous croyez également en Dieu ? Pardonnez ma curiosité.

– Oui, répéta Raskolnikov, levant les yeux vers Porfiri.

– Et vous croyez en la résurrection de Lazare ?

– Oui, mais pourquoi toutes ces questions ?

– Vous y croyez littéralement ?

– Oui, littéralement.

– Tiens… aussi, j’étais curieux. Excusez-moi. Mais permettez, pour en revenir à l’article ; on ne les supplicie pas toujours ; certains, au contraire…

– Réussissent de leur vivant ? Oh oui, certains réussissent de leur vivant et alors…

– Ils commencent, eux-mêmes, à supplicier les autres ?

– Si c’est nécessaire, et vous savez, c’est ce qui arrive la plupart du temps. En somme votre remarque est très spirituelle.

– Merci. Mais, dites-moi, comment reconnaître les ordinaires des extraordinaires ? Y a-t-il des signes lors de leur naissance ? Je dis cela parce qu’il me semble qu’il faut dans ce cas, le plus d’exactitude possible, le plus de certitude extérieure si l’on peut dire : excusez-moi, il y a en moi une inquiétude d’homme pratique et bien intentionné, mais ne faudrait-il pas instaurer le port de quelque vêtement spécial, par exemple, ou bien une marque particulière ?… Car, convenez-en, si une confusion se produisait et si quelqu’un d’une catégorie s’imaginait qu’il appartient à une autre catégorie et se mettait à « écarter les obstacles », comme vous vous êtes si heureusement exprimé, en ce cas…

– Oh, cela se produit très souvent ! Cette remarque est encore plus spirituelle que la précédente…

– Merci…

– Pas la peine, mais remarquez que la confusion n’est possible que de la part de la première catégorie, c’est-à-dire du côté des gens « ordinaires » (comme je les ai appelés, peut-être pas très heureusement). Malgré leur inclination innée à la soumission et par quelque folâtre jeu de la nature, dont l’effet n’est même pas refusé aux vaches, beaucoup d’entre eux aiment s’imaginer qu’ils sont des gens d’avant-garde, des « destructeurs » et à se fourvoyer dans la « parole nouvelle », ceci en toute sincérité. En même temps, ils ne remarquent pas, le plus souvent, les vrais novateurs et même ils les méprisent comme des hommes ayant des pensées à caractère humiliant. Mais, à mon avis, il ne peut y avoir là de grand danger et vous n’avez aucune inquiétude à avoir, car ils ne réalisent jamais leur pensée. La seule chose faisable, ce serait parfois de les fouetter pour leur rappeler leur place et les châtier de leur égarement ; il n’y a même pas besoin d’exécuteur pour cela : ils se fouetteront bien sans le secours d’autrui, parce qu’ils ont de bonnes mœurs, certains se rendent ce service mutuellement, d’autres se fouettent eux-mêmes… Pensez aux gens qui font publiquement pénitence et se punissent eux-mêmes : cela fait très bien et c’est moral ; en un mot, vous n’avez pas à vous inquiéter… Telle est la règle.

– Allons, de ce côté-là, vous m’avez quelque peu tranquillisé ; mais j’ai un autre sujet de préoccupation. Dites-moi, voulez-vous, en existe-t-il beaucoup, de ces gens qui ont le droit de tuer les autres, de ces gens « extraordinaires » ? Je suis évidemment prêt à m’incliner, mais quand même, avouez que ce serait quelque peu effrayant s’il y en avait vraiment beaucoup de ces gens-là ?

– Oh, ne vous préoccupez pas de cela non plus, continua Raskolnikov sur le même ton. En somme, il ne vient au monde que fort peu – étonnamment peu – de gens porteurs d’une idée nouvelle ou même de ceux qui ont la capacité nécessaire pour dire quelque chose de neuf. Ce qui est clair, c’est que l’ordre qui répartit les hommes dans toutes ces catégories et subdivisions est déterminé, sans doute, par quelque loi de la nature, avec beaucoup de justesse et de précision. Cette loi ne nous est pas connue actuellement, mais je crois qu’elle existe et que nous pourrons arriver à la connaître dans l’avenir. La grande masse des hommes, le troupeau, n’existe que pour engendrer avec peine un homme quelque peu indépendant sur mille individus. Il faudra dix mille individus pour produire un homme encore plus indépendant, cent mille pour quelqu’un d’encore plus libre. Il faudra que naissent des millions d’hommes pour que paraisse un génie. Quand aux grands hommes, aux accomplisseurs des destins de l’humanité, ils n’apparaissent qu’après le passage de milliers de millions d’hommes. Tout ceci se fait par un croisement de races et de lignées, par un processus, par un effort resté jusqu’ici mystérieux. Ceci n’est évidemment qu’une image, un exemple, et tous ces chiffres ne sont qu’approximatifs. En un mot, je n’ai jamais regardé à l’intérieur de la cornue où tout cela se passe. Mais il y a et il doit nécessairement exister une loi définie ; dans cela, il ne peut y avoir de hasard.

– Alors quoi, vous deux, plaisantez-vous ? s’écria enfin Rasoumikhine. Vous vous mystifiez tous les deux ? Les voici, assis et se moquant l’un de l’autre ! Parles-tu sérieusement, Rodia ?

Raskolnikov leva vers lui son visage pâle et chagrin et ne répondit rien. La causticité ouverte, insidieuse, irritante et correcte de Porfiri sembla étrange à Rasoumikhine en face du visage paisible et triste de son ami.

– Allons, mon vieux, si c’est vraiment sérieux… alors… Tu as évidemment raison en disant que tout cela n’est pas nouveau et ressemble à ce que nous avons lu et entendu mille fois ; mais ce qui est vraiment original dans tout cela, ce qui appartient vraiment à toi seul, et ce qui m’épouvante, c’est que tu autorises quand même le meurtre en conscience et – pardonne-moi – avec un tel fanatisme… Par conséquent, c’est cela qui constitue l’idée maîtresse de ton article. Cette permission du meurtre en conscience, c’est… c’est même plus effrayant qu’une permission officielle de verser du sang, une permission légale…

– Très juste, c’est plus effrayant, dit Porfiri.

– Non, tu t’es laissé entraîner d’une façon ou d’une autre ! Il y a une erreur là-dedans. Je le lirai. Tu t’es laissé entraîner ! Tu ne peux pas penser ainsi. Je le lirai.

– Il n’y a rien de tout cela dans l’article ; il n’y a que des allusions, dit Raskolnikov.

– C’est ça, c’est ça, – dit Porfiri qui ne se calmait pas. Je commence à comprendre votre façon d’envisager le crime, mais excusez donc mon importunité (je vous ennuie certainement – j’ai honte de moi-même !) ; voyez-vous, vous m’avez tranquillisé au sujet des possibilités d’erreur, de mélange des deux catégories, mais… ce sont toujours les cas pratiques qui m’inquiètent ! Admettons que quelque homme ou quelque jeune homme s’imagine qu’il est un Licurgue ou un Mahomet… – futur, bien entendu – et qu’il se mette à écarter tous les obstacles… Il doit se mettre en campagne – une grande campagne – et pour cela il faut de l’argent… et voilà, il se mettra à se procurer des fonds pour cette campagne, vous avez saisi ?

Zamètov pouffa soudain de rire dans son coin. Raskolnikov ne leva même pas les yeux de son côté.

– Je dois convenir, répondit-il calmement, qu’en effet, il doit se produire de tels cas. Ce sont les petits imbéciles et les petits orgueilleux qui s’y laissent surtout prendre ; principalement des jeunes gens.

– Eh bien, vous voyez. Et alors quoi ?

– Rien, c’est ainsi – Raskolnikov sourit – je n’en suis pas responsable. C’est ainsi et ce sera toujours ainsi. Lui, par exemple (il montra Rasoumikhine de la tête), il vient de dire que j’autorise l’assassinat. Et alors ? La société n’est que trop bien pourvue de prisons, de juges d’instruction, de bagnes, – pourquoi s’inquiéter alors ? Cherchez donc le voleur !…

– Et si nous le trouvions ?

– Il n’aura que ce qu’il mérite.

– Après tout, vous êtes logique. Et à propos, sa conscience ?

– Que vous importe sa conscience ?

– Oh, par humanitarisme…

– Celui qui en a une, souffre s’il comprend sa faute. Et c’est sa punition en plus du bagne.

– Bon, et les hommes vraiment géniaux ? demanda Rasoumikhine en fronçant les sourcils. Ceux, précisément, auxquels il est donné le droit d’égorger, ne doivent-ils ressentir aucune souffrance, même pour ce meurtre ?

– Pourquoi ce « doivent » ? Il n’y a là ni permission ni défense. Qu’il souffre s’il a pitié de sa victime. La souffrance et la douleur sont toujours le corollaire d’une conscience large et d’un cœur profond. Les hommes vraiment grands doivent, me semble-t-il, ressentir dans ce monde une grande tristesse, ajouta-t-il soudain pensivement d’une voix qui ne cadrait pas avec le ton de la conversation.

Il leva les yeux, regarda méditativement tout le monde, eut un sourire et prit sa casquette… Il était trop calme par rapport au maintien qu’il avait eu tout à l’heure, en entrant, et il s’en rendit compte. Tout le monde se leva.

– Eh bien, que vous vous fâchiez ou non, je ne puis pas résister, conclut Porfiri Pètrovitch, à l’envie de vous poser une question (je vous ennuie vraiment beaucoup !). Je voudrais seulement vous communiquer une idée, uniquement pour ne pas l’oublier…

– C’est bien, dites donc votre idée – Raskolnikov attendait, debout devant lui, sérieux et pâle.

– Voici… je ne sais vraiment comment le dire – mon idée est par trop spéciale… et psychologique… Voici, lorsque vous rédigiez votre article, ne serait-il vraiment pas possible – il rit – que vous vous ayez pris vous-même, oh ! ne fût-ce qu’un peu, pour un homme « extraordinaire » et disant « une parole nouvelle » dans le sens que vous donnez à cette expression, veux-je dire… N’est-ce pas ainsi ?

– C’est bien possible, répondit Raskolnikov avec mépris. Rasoumikhine s’agita.

– Et si les choses étaient telles, ne serait-ce pas possible que vous vous soyiez décidé – par exemple, à cause des difficultés de l’existence ou pour contribuer au bien-être de toute l’humanité, – à sauter l’obstacle ?… À tuer et à voler, par exemple ?…

Et il fit de nouveau quelque chose comme un clin d’œil, puis se mit à rire silencieusement, – exactement comme tout à l’heure.

– Si j’avais sauté l’obstacle, je ne vous l’aurais pas dit, évidemment, répondit Raskolnikov avec un mépris provocant et hautain.

– Non, je m’intéresse seulement à cette question pour la compréhension de votre article, uniquement au point de vue littéraire…

« Pouah ! comme cette ruse est manifeste et impudente ! » pensa Raskolnikov avec dégoût.

– Permettez-moi de vous faire observer, répondit-il froidement, que je ne me prends ni pour Mahomet ni pour Napoléon… ni pour personne d’autre parmi ce genre d’hommes-là ; donc, je ne puis, n’étant pas dans ce cas, vous donner une explication satisfaisante sur la manière dont j’aurais agi.

– Allons, qui, chez nous, en Russie, ne se croit pas un Napoléon ? prononça soudain Porfiri avec une effrayante familiarité. Dans l’intonation de sa voix, il y avait, cette fois-ci, quelque chose de particulièrement sensible.

– Ne serait-ce pas quelque futur Napoléon qui, la semaine passée, aurait tué notre Alona Ivanovna d’un coup de hache ? jeta tout à coup Zamètov de son coin.

Raskolnikov se taisait et regardait Porfiri avec attention et fermeté. Rasoumikhine fronça les sourcils. Il lui avait semblé, déjà depuis tout à l’heure, que quelque chose se passait. Il jeta un regard courroucé autour de lui. Une minute d’accablant silence passa. Raskolnikov se retourna pour partir.

– Vous nous quittez déjà ! dit gravement Porfiri, tendant la main, extrêmement affable. J’ai eu un grand plaisir à vous connaître. Et à propos de votre demande, soyez tranquille. Écrivez seulement comme je vous l’ai dit. Ou mieux, venez là-bas, au bureau, chez moi, vous-même… un de ces jours… par exemple demain. Je serai là vers onze heures probablement. Et nous arrangerons tout… nous bavarderons… comme vous êtes un des derniers qui avez été là-bas, vous pourrez peut-être nous raconter quelque chose… ajouta-t-il d’un air plein de bonhomie.

– Vous désirez m’interroger officiellement avec toute la mise en scène ? demanda brutalement Raskolnikov.

– Pourquoi donc ? Ce n’est pas encore nécessaire le moins du monde. Vous ne m’avez pas compris. Voilà, je ne laisse pas passer l’occasion et… j’ai déjà parlé avec tous les propriétaires de gages… j’ai obtenu les témoignages de certains… et comme vous êtes le dernier… Mais à propos ! s’exclama-t-il avec un soudain mouvement de joie. Je m’en souviens bien à propos… comment ai-je manqué d’oublier !… Il se retourna vers Rasoumikhine – c’est bien toi qui m’as rompu les oreilles avec ce Mikolaï… Eh ! je le sais bien moi-même il se retourna vers Raskolnikov – je le sais que ce garçon est innocent, mais qu’y faire ? Il a fallu aussi impliquer Mitka… Voilà où est le hic : en passant dans l’escalier… permettez-moi, mais c’est bien un peu après sept heures que vous vous trouviez en bas, n’est-ce pas ?

– Oui, répondit Raskolnikov, réalisant au même instant et désagréablement qu’il aurait pu ne pas le dire.

– Alors, en passant après sept heures dans cet escalier, n’auriez-vous pas vu, au premier, dans l’appartement ouvert, – vous vous rappelez ? – deux ouvriers ou bien, au moins, l’un d’eux ? Ils étaient en train de peindre là-bas, vous n’avez pas remarqué ? C’est très important pour eux !…

– Les peintres ? Non, je ne les ai pas vus… répondit Raskolnikov lentement comme s’il fouillait dans sa mémoire, tout en bandant tout son être pour deviner où se trouvait le piège et sentant la torpeur l’envahir à force d’angoisse, obligé qu’il était de faire vite et de tout prendre en considération. Non, je les ai pas vus et je crois bien n’avoir pas remarqué d’appartement ouvert… mais au troisième (il avait éventé le piège et déjà il triomphait) je me rappelle qu’un fonctionnaire déménageait… en face de chez Alona Ivanovna… je me le rappelle… je m’en rappelle nettement… des soldats emportaient un divan et ils m’ont poussé contre la muraille… mais je ne me souviens pas des peintres… et je crois qu’il n’y avait nulle part d’appartement ouvert. Non, il n’y en avait pas…

– Mais enfin ! cria soudain Rasoumikhine comme s’il venait de reprendre pied et de comprendre à quoi tendaient ces questions. Mais les peintres travaillaient là le jour de l’assassinat et lui y a été trois jours avant ! Qu’est-ce que tu lui demandes là ?

– Oh ! J’ai fait confusion ! (Porfiri se frappa le front).

– Ah, çà ! Cette affaire me fait perdre la tête ! dit-il à Raskolnikov, comme s’il s’excusait. Il était si nécessaire pour nous de savoir si quelqu’un les avait vus, peu après sept heures, dans cet appartement, que je me suis imaginé que vous pourriez nous le dire… j’ai tout confondu !

– Il faut être plus attentif, bougonna Rasoumikhine.

Ces dernières paroles avaient déjà été dites dans l’antichambre. Porfiri Pètrovitch les reconduisit fort gracieusement jusqu’à la porte. Les deux jeunes gens sortirent, mornes et sombres, et ils ne dirent mot durant les premiers pas qu’il firent dans la rue.

Raskolnikov poussa un profond soupir…

VI

 – Je ne l’admets pas ! Je ne peux pas le croire ! répétait Rasoumikhine, perplexe, en essayant de toutes ses forces de réfuter les arguments de Raskolnikov.

Ils arrivaient déjà à proximité de l’hôtel Bakaléïev où Poulkhéria Alexandrovna et Dounia les attendaient depuis longtemps. Rasoumikhine s’arrêtait continuellement en chemin, dans le feu de la conversation. Il était troublé et inquiet, en partie parce que c’était la première fois qu’ils parlaient ouvertement de cette question.

– N’y crois pas si tu veux, répondit Raskolnikov avec un sourire froid et négligent. Toi, selon ton habitude, tu n’observais rien, tandis que moi, je pesais chacun des mots prononcés.

– Tu pesais les paroles parce que tu es soupçonneux… Hum… vraiment, je suis d’accord avec toi sur le fait que le ton de Porfiri était quelque peu insolite et surtout celui de cet infâme Zamètov !… C’est exact, il avait quelque chose en tête, mais quoi ? Pourquoi ?

– Il se sera fait des réflexions cette nuit.

– Mais pas du tout, au contraire ! S’ils avaient eu cette ridicule idée en tête, ils auraient essayé, par tous les moyens de ne pas découvrir leurs intentions, pour te démasquer ensuite… Et faire cela maintenant, c’est effronté et impudent !

– S’ils avaient été en possession de faits, je veux dire de faits tangibles, ou bien de préventions tant soit peu fondées, ils auraient, en effet, essayé de dissimuler leurs intentions dans l’espoir d’obtenir un meilleur résultat (du reste, ils auraient depuis longtemps fait une perquisition chez moi !). Mais il n’y a aucun fait, aucun – rien que des suppositions fugitives – alors ils tentent de me déconcerter par leur impudence. Et peut-être Porfiri est-il lui-même fâché de ne pas avoir de faits et s’est-il trahi dans son dépit. Peut-être a-t-il aussi quelque intention… Je crois qu’il est intelligent… Peut-être a-t-il voulu m’inquiéter, me faire croire qu’il sait quelque chose… Il y a une certaine psychologie là-dedans, mon vieux… Et puis cela me dégoûte d’expliquer tout cela. Laissons !

– C’est vexant, vexant ! Je comprends tes sentiments. Mais… comme nous nous sommes mis à parler sincèrement (et c’est très bien ainsi !), je t’avoue, sans détours, qu’il y a déjà un long moment que j’ai découvert cette idée chez eux ; évidemment, pendant tout ce temps, ce n’était pas encore bien grave, cette idée était à l’état embryonnaire ; mais pourquoi existait-elle, même à l’état embryonnaire ? Comment osent-ils ? Où se cache le germe de cette idée ? Si tu savais combien j’enrageais ! Comment ! voici un malheureux étudiant, défiguré par la misère et l’hypocondrie, à la veille d’une cruelle maladie aggravée de délire, maladie qui, peut-être – remarque-le – avait déjà pris possession de lui, un garçon soupçonneux, orgueilleux, connaissant sa valeur, ayant passé six mois dans son réduit sans voir personne, vêtu de guenilles, chaussé de souliers sans semelles. Ce garçon, debout devant je ne sais quels policiers est obligé de subir leurs moqueries. En même temps tombent sur lui, alors qu’il a le ventre vide, une dette inattendue (une traite échue et non payée au conseiller de Cour Tchébarov), la peinture rance, trente degrés Réaumur, les fenêtres fermées, une foule de gens, le récit du meurtre d’une personne chez laquelle il a été hier ! Comment veux-tu qu’il ne s’évanouisse pas ! Et c’est sur cet évanouissement qu’ils ont tout fondé ! Mille diables ! Je comprends que ce soit blessant, Rodia, mais à ta place, je leur aurais ri en plein visage d’un rire bien gras, et je leur aurais distribué, à droite et à gauche, deux dizaines de gifles, méthodiquement, et c’est comme cela que j’en aurais fini avec eux. Crache dessus ! Reprends courage ! N’as-tu pas honte ?

« En somme il a bien exposé son boniment », se dit Raskolnikov.

– Cracher dessus ? Et demain encore un interrogatoire ! répliqua-t-il amèrement. Devrai-je vraiment m’abaisser à m’expliquer devant eux ? Je regrette déjà de m’être courbé jusqu’à Zamètov, hier au café…

– Tonnerre, j’irai en personne chez Porfiri ! Et j’entreprendrai la discussion sur un ton familial : qu’il me raconte toute l’histoire depuis le commencement ! Quant à Zamètov…

« Enfin, il a deviné ce qu’il me faut ! », pensa Raskolnikov.

– Dis donc ! cria Rasoumikhine en lui empoignant brusquement l’épaule. Dis donc ! Tu te trompes ! Je l’ai compris ; tu te trompes ! Ce n’est pas un piège du tout ! Tu prétends que la question relative aux ouvriers était un piège ? Réfléchis ; si tu avais fait cela, aurais-tu laissé échapper que tu as vu qu’on travaillait dans l’appartement… et les peintres ? Au contraire : même si tu avais vu, tu aurais prétendu n’avoir rien remarqué ! Quel est celui qui témoigne contre lui-même ?

– Si j’avais fait cela, j’aurais inévitablement dit que j’avais remarqué les ouvriers et l’appartement, continua Raskolnikov avec mauvaise grâce et même avec dégoût.

– Pourquoi parler contre toi ?

– Parce que seuls les paysans ou bien les débutants sans aucune expérience se retranchent farouchement dans la négation. Pour peu que l’inculpé soit instruit et expérimenté, il essaye, à tout prix, et dans la mesure du possible, de reconnaître tous les faits extérieurs et irréfutables ; seulement, il leur cherche d’autres motifs, il glisse par-ci par-là un trait personnel, spécial, qui leur donne une tout autre signification et les éclaire d’un jour nouveau. Porfiri avait précisément escompté que c’est ainsi que je répondrais et que je reconnaîtrais, pour la vraisemblance, avoir vu les peintres, et que, à cela, j’ajouterais quelque explication de mon cru…

– Mais alors, il t’aurait immédiatement répliqué que les ouvriers n’étaient pas là deux jours avant l’assassinat et que toi, tu y étais donc allé précisément le jour du meurtre, peu après sept heures. Le subterfuge n’aurait pas fait long feu !

– Mais c’est justement cela qu’il espérait : que je n’aurais pas le temps de réfléchir, que je me hâterais de répondre avec le plus de vraisemblance possible et que, par conséquent, j’oublierais que les ouvriers ne pouvaient pas avoir été là deux jours plus tôt.

– Comment aurait-il été possible d’oublier cela ?

– Rien de plus simple ! C’est sur ces vétilles-là que trébuchent le plus facilement les gens intelligents. Plus l’homme est malin, moins il soupçonne que c’est sur quelque chose de simple qu’il va se faire attraper. Porfiri n’est pas du tout aussi bête que tu le penses…

– Si cela est vrai, c’est un ignoble personnage !

Raskolnikov ne put se retenir de rire. Mais en même temps, sa propre animation lui sembla insolite, ainsi que le plaisir avec lequel il avait prononcé ces derniers mots, alors qu’il n’avait soutenu la conversation précédente qu’avec un sombre dégoût et avec un but bien défini.

« Je m’aperçois que je commence à m’intéresser à ces détails ! », pensa-t-il.

Mais, presque au même moment, il devint inquiet, comme si une pensée inattendue et angoissante lui était venue. Son inquiétude allait croissant. Ils étaient arrivés à l’entrée de l’hôtel Bakaléïev.

– Entre sans moi, dit soudain Raskolnikov, je serai de retour dans un moment.

– Où vas-tu ? Mais nous sommes arrivés !

– Vas-tu, toi aussi, me torturer jusqu’au bout ! s’écria-t-il avec une intonation tellement amère, avec un regard tellement désespéré que Rasoumikhine se tut immédiatement.

Il resta quelque temps, debout sur le perron, à regarder sombrement Raskolnikov qui s’éloignait, d’un pas rapide dans la direction de son logis. Enfin, serrant les dents et les poings, ayant juré que aujourd’hui même, il obligerait Porfiri à tout lui raconter, il grimpa chez Poulkhéria Alexandrovna, que leur longue absence inquiétait déjà, afin de la rassurer au plus tôt.

Lorsque Raskolnikov atteignit sa maison, la sueur perlait à ses tempes et il respirait avec peine. Il monta vivement chez lui, pénétra dans sa chambre et s’enferma au crochet. Ensuite, fou de terreur, il s’élança vers le coin où se trouvait le trou dans le papier de tapisserie dans lequel il avait d’abord enfoui les bijoux ; il y plongea la main et inspecta soigneusement la cavité, tâtant chaque recoin et chaque repli du papier. N’ayant rien trouvé, il se releva et respira profondément. En arrivant tout à l’heure à l’hôtel Bakaléïev, il s’était figuré que quelque objet, chaînette, bague, ou même un simple papier d’emballage portant une indication manuscrite de la vieille, aurait pu tomber dans une fente et devenir, de ce fait, une preuve inattendue, irréfutable, contre lui.

Il demeurait là, comme s’il rêvassait, et un sourire bizarre, humble, à demi insensé, tendait ses lèvres. Sa pensée se troublait. Il descendit pensivement l’escalier et arriva sous le porche.

– Mais le voici ! cria quelqu’un d’une voix bruyante.

Raskolnikov leva la tête.

Le portier, debout à la porte de sa loge, le montrait à un inconnu de petite taille ayant l’aspect d’un ouvrier, vêtu d’une sorte de houppelande sur un gilet et qui, de loin, ressemblait fort à une femme. Il penchait sa tête, couverte d’une casquette graisseuse ; toute sa personne d’ailleurs était voûtée.

Sa figure fanée et ridée, accusait plus de cinquante ans ; ses petits yeux, disparaissant sous des bourrelets de graisse, avaient un regard sombre, sévère et mécontent.

– Que se passe-t-il ? demanda Raskolnikov, se dirigeant vers le portier.

Le personnage l’examina sans hâte, de biais et d’en-dessous avec un regard aigu et attentif ; il se retourna ensuite, et, sans dire un mot, sortit dans la rue.

– Mais qu’est-ce qu’il y a donc ! s’écria Raskolnikov.

– Eh bien ! voilà, cet individu a demandé si c’était bien ici qu’habite l’étudiant ; il a dit votre nom et celui de votre logeuse. Alors, vous êtes arrivé et je vous ai montré. Voilà tout.

Le portier semblait aussi quelque peu perplexe, mais cela ne dura pas longtemps et, après avoir réfléchi un moment, il se retourna et rentra dans son trou.

Raskolnikov se précipita à la suite de l’homme et, tout de suite, il le vit qui marchait sur le trottoir opposé, sans hâte, d’un pas régulier, le regard attaché au sol, comme s’il réfléchissait à quelque chose. Raskolnikov le rattrapa bientôt, mais resta à quelques pas en arrière ; ensuite il le rejoignit et le dévisagea de côté. L’autre le remarqua immédiatement, l’examina rapidement mais baissa de nouveau le regard, il marchèrent ainsi près d’une minute côte à côte et sans mot dire.

– Vous vous êtes informé de moi… chez le portier ? prononça enfin Raskolnikov d’une voix étouffée.

L’inconnu ne répondit pas et ne leva même pas la tête. Un silence régna à nouveau pendant quelque temps.

– Et bien quoi… vous me demandez… et puis vous vous taisez… mais qu’y a-t-il donc ?

La voix de Raskolnikov était hachée et il avait peine à articuler les mots.

Enfin, l’homme leva les yeux et lui lança un terrible regard.

– Assassin ! prononça-t-il soudain d’une voix sourde mais néanmoins distincte…

Raskolnikov avançait à ses côtés. Ses jambes devinrent tout à coup très faibles, un frisson glacé parcourut son dos et son cœur sembla s’arrêter. Ils parcoururent ainsi une centaine de pas sans échanger une parole.

L’autre ne le regardait toujours pas.

– Mais enfin… quoi… qui est l’assassin ? bredouilla Raskolnikov d’une voix à peine audible.

– Tu es l’assassin, prononça l’autre d’une manière encore plus distincte et plus décidée qu’avant, avec un sourire haineusement triomphant ; il regarda en même temps le visage devenu mortellement pâle et les yeux éteints de Raskolnikov.

Ils arrivèrent au croisement. L’homme prit à gauche et continua à marcher sans regarder en arrière. Raskolnikov resta sur place, immobile, et le regarda s’éloigner. Après une cinquantaine de pas, l’inconnu se retourna et le dévisagea. Il était impossible de bien distinguer, vu la distance, mais il sembla à Raskolnikov qu’il avait de nouveau souri et que son sourire était froidement haineux et triomphant.

Raskolnikov rentra chez lui d’un pas lent et affaibli ; ses genoux tremblaient et il avait terriblement froid. Il retira sa casquette, la mit sur la table et resta debout, sans mouvement, une dizaine de minutes. Ensuite, il s’étendit épuisé, avec un faible gémissement, sur le divan ; il ferma les yeux. Il resta ainsi une demi-heure.

Il ne pensait à rien. Des bribes d’idées et d’images sans ordre ni suite lui passaient par la tête : des visages qu’il avait vus dans son enfance ou qu’il n’avait rencontrés qu’une fois et dont il ne se serait peut-être jamais souvenu, le clocher de l’église de V…, le billard d’un café et Dieu sait quel officier se tenant debout à côté de ce billard, une odeur de cigare dans quelque boutique en sous-sol, un débit de boissons, un escalier de service tout sombre, tout crasseux d’ordures, de coquilles d’œufs et, de loin, le son d’un carillon de dimanche… Ces images se succédaient et tourbillonnaient. Certaines lui plaisaient même et alors il voulait s’y accrocher, mais elles s’évanouissaient. Quelque chose en lui l’oppressait, mais à peine. Par moments, il était même bien… Une légère impression de froid subsistait toujours et cette sensation était même agréable.

Il perçut le pas rapide et la voix de Rasoumikhine ; il ferma les paupières et fit semblant de dormir. Rasoumikhine poussa la porte et resta quelque temps sur le seuil, comme indécis. Il pénétra ensuite doucement dans la chambre et s’approcha du divan. Le chuchotement de Nastassia se fit entendre.

– Ne le touche pas ; laisse-le dormir son soûl ; il mangera par après.

– Tu as raison, répondit Rasoumikhine.

Ils sortirent prudemment et fermèrent la porte. Une demi-heure passa encore. Raskolnikov ouvrit les yeux, se renversa sur le dos et croisa les mains sous la nuque…

« Qui est-ce ? Qui est cet homme sorti de terre ? Où a-t-il été et qu’a-t-il vu ? Il a tout vu, il n’y a pas de doute. Où se cachait-il alors et d’où a-t-il vu ? Pourquoi est-ce maintenant seulement qu’il sort de dessous le plancher ? Et comment a-t-il pu voir – était-ce possible ?… Hum… », continua Raskolnikov. Un frisson glacé le parcourut. « Et cet écrin trouvé par Nikolaï derrière la porte : est-ce croyable ? Des preuves ! On laisse échapper un tout petit détail, un rien, et voici une preuve énorme comme la pyramide de Khéops ! Est-ce vraiment possible ? »

Il aperçut avec répugnance qu’il était devenu très faible, physiquement faible.

« J’aurais dû le prévoir », pensa-t-il avec un sourire amer. « Comment ai-je osé prendre la hache et faire couler le sang tout en connaissant, en pressentant les limites de ma résistance ! J’aurais dû le prévoir… Hé ! mais je l’avais prévu !… » chuchota-t-il désespéré.

Par moments il s’éternisait à quelque pensée.

« Non, ces gens sont faits autrement ; le vrai potentat, le vrai maître, celui à qui tout est permis, dévaste Toulon, fait un carnage à Paris, oublie son armée en Égypte, dépense un demi-million d’hommes dans la campagne de Russie, s’en tire par un calembour à Vilna ; et c’est à lui que tout est permis. Non, ces gens-là ont, sans doute, un corps de bronze.

Une autre idée manqua de le faire rire :

« Napoléon, les pyramides, Waterloo et la misérable petite vieille usurière avec un coffret rouge sous son lit : quel rapport y a-t-il entre tout cela, comment Porfiri lui-même pourrait-il digérer ça… Et eux… Ils n’en seraient pas capable !… Leur sens esthétique les gênerait : Napoléon aurait-il été fouiller sous le lit d’une vieille ! Ah, les brutes !

Parfois il se sentait en prise à quelque vague délire ; parfois il était envahi par un enthousiasme fiévreux.

« La petite vieille, ce n’est rien du tout ! », pensait-il ardemment et par à-coups. « C’est peut-être une erreur, mais il ne s’agit pas d’elle ! La vieille n’était qu’un épisode… je voulais sauter l’obstacle le plus rapidement possible et ce n’est pas un être humain que j’ai tué, mais un principe ! J’ai bien tué le principe, mais je n’ai pas sauté par-dessus l’obstacle, et je suis resté de ce côté-ci… Je ne suis parvenu qu’à tuer. Et même… je vois que je n’ai pu accomplir cela parfaitement… Le principe ? Pour quelle raison ce petit imbécile de Rasoumikhine invectivait-il les socialistes, tout à l’heure ? Ce sont des travailleurs et des commerçants ; ils s’occupent du « bien-être général »… Non, la vie ne m’est donnée qu’une seule fois : je ne veux pas attendre « le bien-être général ». Je veux vivre moi-même, car, sinon, j’aime mieux ne pas vivre du tout. Eh bien ! quoi ! Je n’ai fait qu’une chose : ne pas accepter de passer devant une mère affamée en enfonçant un rouble dans ma poche dans l’attente du « bien-être général ». Me voici, aurais-je pu dire, portant ma pierre à l’édifice du bien-être général et j’en ressens une grande tranquillité de cœur. (Il rit.) Pourquoi m’avez-vous donc laissé aller ? Je ne vis qu’une fois pourtant, je veux aussi… Eh ! Je ne suis qu’un farci d’esthétique et c’est tout, ajouta-t-il soudain en éclatant d’un rire dément. Oui, en effet, je suis un pou, – il s’acharna sur cette pensée, la fouilla, jouant, s’amusant d’elle – et je le suis ne fut-ce que parce que, en premier lieu, je pense cela en ce moment ; en second lieu, parce que j’ai ennuyé pendant tout un mois la toute clémente Providence, l’appelant en témoignage du fait et que ce n’est pas pour ma chair et mes sens que j’ai entrepris cela, mais dans un but magnifique et sublime. Il rit à nouveau. En troisième lieu, parce que j’avais décidé autant que possible de m’en tenir à la plus stricte justice dans l’exécution de mon dessein, d’observer la mesure et l’équité ; parmi tous les poux j’ai choisi le plus inutile et j’ai décidé, après avoir tué, de prendre exactement ce qu’il me fallait pour faire les premiers pas, ni plus ni moins (et le reste aurait donc quand même été au monastère comme l’indiquait le testament). Il rit encore. – Et je ne suis qu’un pou parce que – il grinça des dents – parce que je suis peut-être pire encore que la vermine que j’ai assassinée et que j’ai pressenti que je me dirais cela après avoir tué. Quelque chose peut-il égaler cette épouvante ! Oh, la trivialité ! Oh, la bassesse de tout cela ! Oh, comme je comprends le prophète, à cheval, le sabre au clair : « Allah le veut, obéis, tremblante créature ! ». Il a raison, il a raison, le prophète lorsqu’il fait mettre une bonne batterie au travers de la rue et qu’il mitraille l’innocent et le coupable, sans daigner donner une explication ! Obéis, tremblante créature et n’aies pas de désirs, ce n’est pas pour toi !… Oh, je ne pardonnerai jamais à la vieille ! »

Il avait les cheveux trempés de sueur ; ses lèvres frémissantes étaient desséchées ; son regard immobile restait fixé au plafond.

« Mère, sœur, comme je vous aimais ! Pourquoi est-ce que je les hais maintenant ? Oui, je les hais physiquement, je ne peux pas supporter leur présence… Je me souviens d’avoir embrassé ma mère tout à l’heure… L’embrasser et penser, en même temps, que si elle savait… », aurais-je dû lui dire alors ? « Cela ne dépendait que de moi… Hum ! Elle devait être comme moi », ajouta-t-il, réfléchissant avec effort comme s’il luttait contre le délire envahissant. « Oh, comme je déteste la vieille ! Je la tuerais bien encore une fois si elle ressuscitait ! Pauvre Lisaveta ! Pourquoi est-elle arrivée à ce moment ! C’est bizarre, comment se fait-il que je n’y pense jamais, c’est comme si je ne l’avais pas tuée !… Lisaveta ! Sonia ! Pauvres, douces femmes, avec leurs yeux doux… chères femmes ! Pourquoi ne pleurent-elles pas ? Pourquoi ne gémissent-elles pas ?… Elles donnent tout… elles ont un regard doux et humble… – Sonia, Sonia ! Douce Sonia !

Il devint inconscient ; il lui sembla étrange qu’il ne pût se rappeler comment il se trouvait dans la rue. Le soir tombait déjà. L’ombre s’épaississait, la pleine lune devenait de plus en plus brillante, mais la chaleur était particulièrement étouffante. Il y avait foule dans les rues ; des artisans et d’autres travailleurs se rendaient chez eux, d’autres se promenaient ; cela sentait la chaux, la poussière, l’eau croupissante. Raskolnikov marchait, morne et soucieux ; il se rappelait très bien qu’il était sorti de sa chambre avec un but précis : il fallait se hâter de faire quelque chose, mais quoi – il l’avait oublié. Soudain, il s’arrêta et vit, sur l’autre trottoir, un homme qui lui faisait signe de la main. Il traversa la chaussée et alla à lui, mais, tout à coup, l’homme fit demi-tour et se mit en marche, la tête baissée, sans se retourner et comme s’il ne l’avait jamais appelé.

« Allons, m’a-t-il vraiment appelé ? » pensa Raskolnikov. Pourtant, il se mit en mesure de le rattraper. À dix pas de lui, il le reconnut soudain et il s’effraya ; c’était l’ouvrier de tout à l’heure, dans la même houppelande et tout aussi courbé. Raskolnikov marchait derrière lui ; ils tournèrent dans une ruelle ; l’autre ne regardait toujours pas en arrière. « Se rend-il compte que je le suis ? », pensa Raskolnikov. L’homme pénétra sous le porche d’une grande maison. Raskolnikov se hâta de s’en approcher et de regarder pour voir si l’autre ne se retournait pas. En effet, lorsqu’il arriva dans la cour, l’homme se retourna soudain et il sembla à Raskolnikov qu’il avait fait à nouveau un signe de la main. Raskolnikov traversa rapidement le porche, mais l’inconnu n’était plus dans la cour. C’était donc qu’il avait pris le premier escalier. Raskolnikov s’y précipita. En effet, deux volées de marches plus haut, on entendait des pas lents et mesurés. Fait curieux, l’escalier ne lui semblait pas inconnu. Voici la fenêtre du rez-de-chaussée ; un rayon de lune en tomba, triste et mystérieux ; voici le premier étage. Tiens, mais c’est l’appartement où travaillaient les peintres… Comment n’a-t-il pas immédiatement reconnu les lieux ? Le bruit de pas s’était éteint.

« Il s’est donc arrêté ou bien il s’est dissimulé quelque part. Voici le second. Irais-je plus loin ? Il y a un tel silence, là-bas, c’est même effrayant… » Il continua à monter. Le bruit de ses propres pas lui faisait peur et l’inquiétait. « Qu’il fait sombre, mon Dieu ! L’homme s’est sans doute caché ici dans quelque recoin. Ah ! la porte de l’appartement est grande ouverte. » Il réfléchit un instant, puis il y pénétra. L’antichambre était très sombre et vide ; pas une âme et pas un objet, comme si l’on avait tout emporté ; silencieusement, sur la pointe des pieds, il pénétra dans le salon : la pièce était inondée de la clarté de la lune ; tout était comme avant ; les chaises, le miroir, le divan jaune et les tableaux. La lune, rouge-cuivre, énorme, ronde, éclairait les fenêtres en plein.

« C’est à cause de la lune qu’il fait si calme », pensa Raskolnikov. « Elle est sans doute occupée à éclaircir les mystères. » Il resta debout à attendre, longtemps, et son cœur battait d’autant plus fort que la lune était plus calme ; il en avait même mal. Et toujours le silence. Soudain, il entendit un craquement sec, comme si l’on avait cassé un morceau de bois, puis de nouveau, tout rentra dans le silence. Une mouche qui s’était réveillée se heurta soudain, dans son vol, au carreau et se mit à bourdonner plaintivement. En ce même instant, il vit quelque chose comme un manteau pendu dans le coin entre la fenêtre et une petite armoire.

« Pourquoi a-t-on pendu là ce manteau ? », pensa-t-il. « Il n’y était pas avant… » Il s’approcha tout doucement et devina que quelqu’un se cachait derrière le manteau. Il l’écarta prudemment et vit qu’il y avait là une chaise et qu’une vieille, toute courbée, était assise sur la chaise ; sa tête était penchée et il ne put voir son visage, mais c’était elle. Il resta un moment à la regarder : « Elle a peur ! », pensa-t-il. Il libéra doucement sa hache de la boucle et frappa la vieille sur le sommet de la tête : un coup, deux coups. Mais, qu’est-ce donc ? Elle ne bougea pas, comme si elle avait été de bois. Il s’effraya, se pencha et se mit à l’examiner ; mais elle inclina la tête davantage. Il se pencha alors jusqu’au plancher, regarda d’en dessous et pâlit mortellement : la vieille riait, son visage frémissait d’un rire silencieux et elle essayait de toutes ses forces de faire en sorte qu’il ne l’entendit pas. Soudain, il lui sembla que la porte de la chambre à coucher venait de s’entrouvrir et que des gens, là-bas, s’étaient également mis à rire et à chuchoter. La rage monta en lui : il se mit à frapper la vieille de toutes ses forces sur la tête, mais, à chaque coup, les rires et les chuchotements dans la chambre à coucher devenaient plus forts ; quant à la vieille elle était toute secouée de rire. Il se précipita pour fuir, mais l’antichambre était déjà pleine de monde ; la porte de l’escalier était grande ouverte et il y avait du monde partout, sur le palier, sur l’escalier et là, en bas, des gens, des gens qui tous le regardaient en se taisant. « Ils essayent de se dissimuler et attendent !… » Son cœur se serra, ses pieds semblaient avoir pris racine, il ne pouvait plus bouger… Il voulut pousser un cri – et se réveilla.

Il poussa un profond soupir, mais c’était bizarre, le songe semblait se poursuivre ; sa porte était largement ouverte et un homme complètement inconnu se trouvait sur le seuil et l’examinait attentivement.

Raskolnikov n’avait pas encore ouvert les yeux complètement et il les referma vivement. Il était étendu sur le dos et ne remua pas.

« Est-ce le rêve qui se poursuit ou non ? », pensa-t-il et il entrouvrit tout doucement les yeux pour voir : l’inconnu restait toujours à la même place et continuait à l’examiner. Soudain, il passa le seuil, ferma la porte avec précautions ; il s’approcha de la table, attendit un instant, toujours sans le quitter des yeux et tout doucement, sans bruit, s’assit sur la chaise près du divan ; il déposa son chapeau à côté de lui, sur le plancher, s’appuya des deux mains sur sa canne et posa son menton sur ses mains. Il était visible qu’il était prêt à attendre longtemps. Pour autant que Raskolnikov pouvait distinguer, entre ses paupières mi-closes, c’était un homme d’âge, solidement bâti, avec une barbe bien fournie, claire, presque blanche…

Dix minutes passèrent. Il n’y avait aucun bruit dans la chambre, aucun son ne parvenait de l’escalier. Une mouche, seulement, bourdonnait et se cognait aux vitres. Finalement, cela devint intenable. Raskolnikov se souleva sur le divan.

– Allons, dites ce qu’il vous faut.

– J’avais bien pensé que vous ne dormiez pas, que vous simuliez le sommeil, répondit bizarrement l’inconnu et il fit entendre un rire paisible. Permettez que je me présente, Arkadi Ivanovitch Svidrigaïlov…