Fiodor Dostoïevski. Crime et Châtiment. Première Partie

I

Au commencement de juillet, par un temps extrêmement chaud, un jeune homme sortit vers le soir de la mansarde qu’il sous-louait, ruelle S…, descendit dans la rue et se dirigea lentement, comme indécis, vers le pont K…

Dans l’escalier, il avait heureusement évité de rencontrer sa logeuse. Son réduit se trouvait immédiatement sous le toit d’un vaste immeuble de quatre étages et ressemblait davantage à une armoire qu’à un logement. La logeuse à laquelle il louait ce réduit, avec dîner et service, occupait un appartement au palier en dessous et, chaque fois qu’il sortait, il devait nécessairement passer devant la cuisine dont la porte était presque toujours grande ouverte. Et chaque fois qu’il passait devant cette cuisine, le jeune homme éprouvait une sensation morbide et peureuse dont il avait honte et qui lui faisait plisser le nez. Il était endetté jusqu’au cou vis-à-vis de cette femme et craignait de la rencontrer.

Non pas qu’il fût poltron ou timide à ce point, au contraire même ; mais depuis quelque temps, il était irritable et tendu, il frisait l’hypocondrie. Il s’était tellement concentré en lui-même et isolé de tous qu’il craignait toute rencontre (et non seulement celle de sa logeuse). Il était oppressé par sa pauvreté, mais la gêne même de sa situation avait cessé, ces derniers temps, de lui peser. Il ne s’occupait plus de sa vie matérielle ; il ne voulait plus rien en savoir. En somme, il n’avait nullement peur de sa logeuse, quelque dessein qu’elle eût contre lui ; mais s’arrêter dans l’escalier, écouter toutes sortes d’absurdités sur le train-train habituel dont il se moquait pas mal, tous ces rabâchages à propos de paiements, ces menaces, ces plaintes et avec cela biaiser, s’excuser, mentir – non ! mieux valait se glisser d’une façon ou d’une autre par l’escalier et s’esquiver sans être aperçu.
Du reste, sa peur de rencontrer sa créancière le frappa lui-même, dès sa sortie dans la rue.

« Vouloir tenter une telle entreprise et avoir peur d’un rien », pensa-t-il, avec un étrange sourire. « Hum… Voilà… on a tout à portée de main et on laisse tout filer sous son nez uniquement par lâcheté… ça c’est un axiome… Curieux de savoir… de quoi les gens ont le plus peur ? D’une démarche nouvelle, d’un mot nouveau, personnel ! – Voilà ce dont ils ont le plus peur. Après tout, je bavarde trop, mais je bavarde parce que je ne fais rien. C’est ce dernier mois que j’ai appris à bavarder à force de rester couché des journées entières dans mon coin et de penser… à des vétilles. Pourquoi diable y vais-je ? Suis-je capable de cela ? Est-ce que cela est sérieux ? Pas sérieux du tout. Comme ça, une lubie, de quoi m’amuser un peu ; un jeu. En somme, oui ; c’est un jeu ! »

Dehors, la chaleur était terrible, suffocante, aggravée par la bousculade ; partout de la chaux, des échafaudages, des tas de briques, de la poussière et cette puanteur spéciale des jours d’été, si bien connue de chaque Petersbourgeois qui n’a pas les moyens de louer une villa hors de la ville, – tout cela ébranla les nerfs déjà déréglés du jeune homme. L’odeur fétide, insupportable, qu’exhalaient les cabarets, dont le nombre était particulièrement élevé dans ce quartier, et les ivrognes que l’on rencontrait à chaque pas, bien que l’on fût en semaine, mettaient la touche finale au repoussant et triste tableau. Une sensation de profond dégoût passa un instant sur les traits fins du jeune homme. Il faut dire qu’il était remarquablement bien de sa personne : châtain foncé, de magnifiques yeux sombres ; d’une taille au-dessus de la moyenne, fin et élancé. Mais bientôt il tomba dans une sorte de profonde méditation ou, pour mieux dire, dans une sorte d’inconscience et continua son chemin sans plus rien remarquer de ce qui l’entourait et ne voulant même plus le remarquer. De temps en temps, seulement, il se marmottait quelque chose, par l’habitude de soliloquer qu’il venait de s’avouer. En même temps, il se rendait compte du flottement de sa pensée et de sa grande faiblesse : il y avait déjà deux jours qu’il n’avait presque plus rien mangé.

Il était à ce point mal vêtu qu’un autre, même habitué, se serait fait honte de sortir au grand jour, dans la rue, avec de telles guenilles. Dans ce quartier, il est vrai, il était difficile d’étonner par sa mise. La proximité de la Place Sennoï, l’abondance des maisons spéciales, la population, surtout ouvrière et artisanale, amassée dans ces ruelles centrales de Petersbourg, donnaient un tel coloris à la scène que la rencontre d’un individu aux vêtements étranges ne faisait guère d’impression. Mais tant de rancœur s’était déjà amassée dans l’âme du jeune homme que, malgré sa susceptibilité (parfois si juvénile), ses guenilles ne le gênaient plus du tout. Évidemment, rencontrer des gens qui le connaissaient ou d’anciens camarades, qu’il n’aimait pas revoir du reste, c’eût été différent… Et pourtant, quand un ivrogne transporté, l’on ne savait ni où ni pourquoi, dans un immense chariot vide traîné par un cheval de trait, hurla à tue-tête, brusquement, en le désignant du doigt. « Eh ! dis donc toi, chapelier allemand ! », le jeune homme s’arrêta et saisit son chapeau d’un mouvement convulsif. C’était un chapeau de chez Zimmermann, haut rond, tout usé, tout roussi, plein de trous et de taches, qu’il portait incliné sur l’oreille de la façon la plus vulgaire. Cependant, son sentiment ne fut pas de la honte, mais bien une sorte d’effroi.

– Je le savais bien ! se murmura-t-il confus, je le pensais bien ! C’est pis que tout. Une pareille bêtise, une quelconque vétille, et tout le projet est à l’eau. Oui, le chapeau est trop remarquable. Ridicule, donc remarquable. Avec mes guenilles, je dois porter une casquette ou un béret quelconque et non cet épouvantail. Personne n’en porte de pareils, on le repérerait à cent pas, on s’en souviendrait… surtout pas cela, ce serait une preuve. Ici, je dois passer inaperçu. Les détails. Les détails avant tout. De tels riens gâchent toujours tout…
Le chemin n’était pas long, il savait même le nombre de pas qu’il lui fallait faire ; exactement huit cent trente à partir de sa porte. Il les avait comptés une fois qu’il s’était trop laissé aller à son rêve. Alors, il n’y croyait pas encore lui-même et s’excitait simplement par son infâme et séduisante audace. Maintenant qu’un mois était passé, son idée s’était transformée et, en dépit de ces agaçants soliloques sur sa propre impuissance et son indécision, il s’habituait involontairement à penser à son rêve épouvantable comme à une entreprise possible, quoique en somme il n’y crût pas lui-même. Maintenant il en était à tenter une épreuve en vue de son projet, et son émotion croissait à chaque pas.

Il s’approcha, frissonnant et le cœur battant, d’un immense immeuble donnant d’un côté sur le canal et de l’autre dans la rue X… C’était un immeuble à petits appartements, habité par toutes sortes de petites gens : tailleurs, serruriers, cuisinières, Allemands, filles, petits employés, etc… Des gens, entrant ou sortant, se faufilaient par les deux portes cochères et les deux cours de la maison. Il y avait trois ou quatre portiers. Le jeune homme fut très content de n’en rencontrer aucun et, inaperçu, il se glissa directement de l’entrée dans l’escalier de droite. C’était un escalier de service, étroit et sombre, mais il le connaissait déjà, il l’avait étudié et cette circonstance lui plaisait : dans une obscurité pareille, un regard curieux n’était pas à craindre. « Si dès maintenant j’ai peur, que sera-ce, si un jour, vraiment, j’en venais à l’exécution ?… », pensa-t-il involontairement, arrivant au troisième. Des portefaix, anciens soldats, qui sortaient d’un logement, chargés de meubles, lui barrèrent le chemin. Il savait déjà que cet appartement était occupé par un fonctionnaire allemand et sa famille. « Cet Allemand déménage, pensa-t-il, donc au quatrième étage, dans cet escalier, et sur ce palier, il ne reste d’occupé, pour quelque temps, que l’appartement de la vieille. C’est bien… si jamais… ». Il sonna chez elle. La sonnette tinta faiblement, comme si elle était faite en fer-blanc et non en bronze. Dans les petits logements de ces immeubles-là, il y a presque toujours de telles sonnettes. Il avait déjà oublié ce timbre et, maintenant, ce son particulier lui rappela une image nette. Il frissonna. Ses nerfs étaient trop affaiblis. Peu après, la porte s’entrebâilla, retenue par une courte chaîne : la locataire l’examinait par la fente avec une méfiance visible. On ne pouvait voir que ses yeux, brillants dans l’obscurité. Mais, voyant du monde sur le palier, elle se rassura et ouvrit tout à fait. Le jeune homme, passant le seuil, pénétra dans un vestibule obscur barré d’une cloison au delà de laquelle il y avait une petite cuisine. La vieille restait plantée devant lui, muette et le regardant interrogativement. C’était une vieille minuscule, toute sèche, d’une soixantaine d’années, avec de petits yeux perçants et méchants et un nez pointu ; elle était nu-tête. Ses cheveux châtains, grisonnants, étaient pleins d’huile. Des loques de flanelle entouraient son cou interminable, pareil à une patte de poulet. Une méchante pèlerine de fourrure tout usée et jaunie lui couvrait les épaules, malgré la chaleur. La vieille toussotait et geignait. Le jeune homme dut lui jeter un regard étrange, car la méfiance réapparut tout à coup dans ses yeux.

– Raskolnikov, étudiant. Je suis venu chez vous il y a un mois, se hâta de murmurer le jeune homme en s’inclinant.

Il s’était rappelé qu’il lui fallait être aimable.

– Je me le rappelle, petit père, je me rappelle très bien votre venue, prononça nettement la petite vieille, le regardant toujours fixement.

– Et bien, voilà… Je viens encore pour la même chose, continua Raskolnikov, un peu troublé par la méfiance de la vieille.

« Peut-être, après tout, est-elle toujours ainsi, mais je ne l’avais pas remarqué l’autre fois », pensa-t-il, avec une sensation désagréable.

La vieille se tut, pensive, puis s’effaça et, montrant la porte de la chambre :

– Entrez, je vous prie, petit père.

Le soleil couchant éclairait brillamment la chambre et son papier jaune, ses géraniums et ses rideaux de mousseline. « Et ce jour-là, le soleil brillera sans doute comme maintenant », pensa-t-il inopinément, jetant un regard circulaire pour retenir, dans la mesure du possible, la disposition des meubles. Mais il n’y avait là rien de spécial. Le mobilier, très vieux, de bois jaune, se composait d’un divan avec un immense dossier bombé, d’une table ovale, d’un lavabo avec un petit miroir, de quelques chaises contre les murs et de deux ou trois chromos représentant des demoiselles allemandes avec des oiseaux dans les mains – c’était tout. Dans un coin, devant une grande icône brûlait une veilleuse. Tout était très propre ; les meubles et le parquet cirés brillaient, « La main d’Elisabeth », pensa-t-il. Il n’y avait pas une poussière dans tout l’appartement. « C’est toujours chez de vieilles méchantes veuves qu’on trouve une propreté pareille », pensa encore Raskolnikov, regardant de biais le rideau de mousseline pendu devant la porte de la seconde chambre où se trouvait le lit et la commode de la vieille et où il n’avait jamais pénétré. Ces deux chambres, c’était là tout le logement.

– Que désirez-vous ? dit sévèrement la petite vieille entrant dans la chambre et se campant directement devant lui pour le voir bien en face.

– Voilà, je viens mettre cela en gage, dit-il.

Il sortit de sa poche une vieille montre d’argent. Le boîtier était plat et portait au dos, gravé, un globe terrestre. La chaîne était en acier.

– Mais, la reconnaissance précédente est déjà arrivée à échéance. Il y a déjà trois jours que le mois est échu.

– Je vous paierai encore les intérêts pour un mois. Prenez patience.

– Il dépend de moi seule de patienter ou de vendre votre objet sur l’heure.

– Combien pour cette montre, Alona Ivanovna ?

– Tu viens avec des bagatelles, petit père, elle ne vaut pas lourd. Vous avez eu deux billets pour l’anneau, l’autre jour, et on pourrait en acheter un pareil pour un rouble et demi chez un bijoutier.

– Vous m’en donnerez bien quatre roubles. Je la dégagerai ; je la tiens de mon père. Je recevrai bientôt de l’argent.

– Un rouble et demi et l’intérêt d’avance, puisque vous le voulez.

– Un rouble et demi ! s’exclama le jeune homme.

– Comme vous voulez.

Et la vieille lui tendit la montre.

Le jeune homme la prit et de fureur voulut s’en aller. Mais il se ravisa, se rappelant qu’il ne savait où s’adresser et qu’il y avait encore une autre raison à sa visite.

– Donnez ! dit-il rudement.

La vieille tâta les clés dans sa poche et passa dans l’autre chambre, derrière le rideau. Le jeune homme, resté seul au milieu de la chambre, tendit l’oreille et chercha à deviner. Il l’entendit ouvrir la commode. « Probablement le tiroir supérieur », pensa-t-il, « Elle porte les clés dans sa poche droite… Toutes ensemble, dans un anneau d’acier. Il y a là une clé plus grande que les autres, trois fois plus grande, avec un panneton dentelé ; évidemment, ce n’est pas une clé de la commode… Donc, il y a encore une cassette ou une cachette, c’est curieux. Les cassettes ont toutes des clés pareilles… En somme, quelle bassesse, tout cela ! »

La vieille revint.

– Voilà, petit père : À dix kopecks du rouble par mois, cela fait quinze kopecks pour un rouble et demi, par mois, d’avance. Et pour les deux autres roubles, vous me devez au même intérêt, vingt kopecks, d’avance. En tout donc, trente-cinq kopecks. Vous avez donc pour la montre un rouble, quinze kopecks. Voici.

– Comment ! Cela fait un rouble quinze maintenant !

– C’est cela.

Le jeune homme ne discuta pas et prit l’argent. Il regardait la vieille et ne se hâtait pas de partir comme s’il avait encore quelque chose à dire ou à faire sans trop savoir quoi.

– Un de ces jours, Alona Ivanovna, je vais peut-être vous apporter encore un objet… un bel objet… en argent… un étui à cigarettes… dès que mon ami me l’aura rendu…

Il se troubla et se tut.

– Nous en reparlerons alors, petit père.

– Au revoir… Et vous restez toujours seule à la maison ? Votre sœur n’est pas là ? demanda-t-il, aussi désinvolte qu’il pouvait l’être, en passant dans l’antichambre.

– Qu’est-ce que vous lui voulez, à ma sœur ?

– Mais rien de spécial. J’ai demandé cela comme ça… Ne croyez pas… Au revoir, Alona Ivanovna.

Raskolnikov sortit, décidément décontenancé. Son trouble croissait de minute en minute. Descendant l’escalier, il s’arrêta plusieurs fois, comme frappé brusquement par quelque chose. Dans la rue, enfin, il s’exclama :

« Ah ! mon Dieu ! Comme tout cela est dégoûtant ! Est-il possible, vraiment que je… non c’est faux, c’est inepte ajouta-t-il résolument. Est-il possible qu’une telle horreur me soit venue à l’esprit ? Quand même, de quelle bassesse est capable mon cœur. Et surtout, c’est sale, c’est répugnant, c’est mal, c’est mal !… Et moi, pendant tout un mois… »

Mais ses gestes et ses exclamations ne purent traduire son émotion. La sensation de profond dégoût qui serrait et troublait son cœur lorsqu’il se rendait chez la vieille devint à ce point intense et précise qu’il ne savait comment échapper à cette angoisse. Il marchait sur le trottoir, comme ivre, buttant contre les passants qu’il ne voyait pas, et ne se ressaisit que dans la rue suivante. Il leva les yeux et vit qu’il se trouvait en face d’un débit. L’escalier d’entrée s’enfonçait dans le sol. Deux ivrognes le grimpaient justement. Sans plus réfléchir, Raskolnikov descendit. Il ne fréquentait guère les cabarets, mais, pour l’heure, sa tête tournait et une soif brûlante le torturait. Il eut envie de bière fraîche parce qu’il attribuait à la faim sa soudaine faiblesse. Il s’installa dans un coin sombre, à une table poisseuse, demanda de la bière et but avidement un premier verre. Il se sentit immédiatement soulagé et ses idées s’éclaircirent. « Bêtises que tout cela », dit-il avec espoir. Il n’y avait pas de quoi se troubler. Simple désarroi physique. Un quelconque verre de bière, un morceau de sucre et voilà la tête solide, l’idée claire, les intentions affermies. Ça !… Quelle médiocrité ! Mais malgré son mouvement de mépris, il avait déjà l’air gai, il semblait soulagé de quelque fardeau terrible, et il embrassa d’un coup d’œil amical les buveurs qui l’entouraient. Mais même en cette minute il pressentait confusément que cette disposition d’affabilité était elle-même morbide.

Il ne restait plus que quelques clients dans le débit. En plus des deux ivrognes rencontrés dans l’escalier, était sortie une bande de cinq buveurs portant un accordéon et accompagnés d’une fille. Le calme tomba. Il y eut plus de place. Il restait un bourgeois légèrement gris. Son compagnon, gros, énorme, à la barbe poivre et sel, accoutré d’un manteau sibérien, ivre, s’était assoupi sur le banc. De temps en temps, dans un demi-réveil, il claquait des doigts en écartant les bras. Son torse sursautait sans quitter le banc. Il chantonnait vaguement, pêchant dans sa mémoire des vers dans le genre de :

J’ai caressé ma femme toute l’année.

J’ai ca-ressé ma fe – emme toute l’a – nné – é-e.

Et tout à coup, se réveillant de nouveau :

En enfilant la rue Podiatcheskaïa

J’ai rencontré mon ancienne…

Mais personne ne partageait son bonheur. Son silencieux compagnon considérait ces éclats avec une certaine hostilité et même avec méfiance. Il y avait encore là un client présentant l’aspect d’un fonctionnaire retraité. Il était assis à l’écart devant sa consommation dont il buvait une gorgée de temps en temps tout en regardant autour de lui. Il avait également l’air quelque peu ivre. 

II

Raskolnikov évitait habituellement de se mêler à la foule et, comme il a déjà été dit, il fuyait toute société, surtout ces derniers temps. Mais maintenant il se sentait attiré par le monde. Quelque chose de nouveau se passait en lui et il avait faim de compagnie humaine. Il était si fatigué de tout ce mois d’anxiété et de sombre excitation qu’il eut envie de respirer, ne fût-ce qu’une minute, une autre atmosphère, quelle qu’elle fût, et, malgré la saleté du lieu, il s’attardait avec satisfaction dans le débit.

Le patron était dans une autre pièce, mais il venait souvent dans la salle principale. Ses bottes bien cirées, aux revers rouges, se montraient tout d’abord au haut des marches qu’il descendait en pénétrant dans la salle. Il était vêtu d’une jaquette plissée et d’un gilet de satin noir, affreusement graisseux. Il ne portait pas de cravate et toute sa face luisait comme un cadenas de fer bien huilé. Derrière le comptoir se tenait un gamin d’une quinzaine d’années et un autre, plus jeune, servait les consommations. Il y avait là des cornichons hachés, des biscuits noirs et du poisson coupé en morceaux. Tout cela sentait très mauvais. L’atmosphère était insupportablement suffocante et tellement chargée de vapeurs d’alcool qu’il semblait que l’on pût s’en saouler en cinq minutes.

Il y a des gens, de parfaits inconnus, qui appellent l’intérêt au premier coup d’œil, ainsi, soudainement, sans qu’aucune parole ne soit encore échangée. C’est précisément cette impression que fit sur Raskolnikov le client assis à l’écart et qui ressemblait à un fonctionnaire retraité. Plus tard, le jeune homme se souvint plusieurs fois de cette première impression et l’attribua même au pressentiment. Il jetait continuellement des coups d’œil au fonctionnaire parce que – entre autres raisons – celui-ci le regardait avec insistance. Il était visible que le personnage avait fort envie de lui adresser la parole. Quant aux autres, le patron y compris, le fonctionnaire semblait les considérer en habitué et même avec un certain ennui nuancé de quelque arrogance, comme des gens d’une classe sociale et d’un développement inférieurs.

C’était un homme au delà de la cinquantaine, de taille moyenne, trapu, grisonnant, avec une calvitie étendue, un visage d’ivrogne, bouffi, jaune verdâtre, des paupières enflées dont la fente laissait voir des yeux minuscules, brillants, rougeâtres et vifs. Mais il y avait vraiment en lui quelque chose d’étrange ; son regard reflétait de l’enthousiasme et n’était pas dépourvu de raison ni d’intelligence, mais il y passait également des lueurs de folie. Il était habillé d’un vieux frac tout déchiré, sans boutons, à l’exception d’un seul qui tenait encore et qu’il boutonnait, visiblement soucieux des convenances. Le plastron, tout froissé et souillé, s’échappait de dessous son gilet de nankin. Il était rasé à la mode des fonctionnaires, mais sa barbe repoussait déjà, bleuâtre. Dans son allure, décidément, il y avait quelque chose du fonctionnaire posé et réfléchi. Mais il était inquiet, s’ébouriffait les cheveux, appuyait le menton sur ses mains, anxieusement, posant ses coudes troués sur la table toute poisseuse. Enfin, il regarda Raskolnikov bien en face et dit d’une voix ferme :

– Oserais-je, Monsieur, vous adresser la parole ? Car, quoique vous ne payiez pas de mine, mon expérience me permet de reconnaître en votre personne un homme instruit et inaccoutumé aux boissons. Moi-même j’ai toujours respecté l’instruction, accompagnée des qualités du cœur et, en outre, je suis conseiller honoraire. Marméladov, tel est mon nom ; conseiller honoraire. Oserais-je demander si vous avez été en fonctions ?

– Non, j’étudie… répondit le jeune homme quelque peu étonné de la manière pompeuse du discours et de ce qu’on lui ait adressé la parole à brûle-pourpoint.

Malgré son récent et éphémère désir de société, il ressentit, au premier mot qu’on lui disait, son habituelle répulsion envers les étrangers qui voulaient ou semblaient vouloir toucher à son individualité.

– Ah, vous êtes donc étudiant, ou ex-étudiant, s’exclama le fonctionnaire. Je le pensais bien ! L’expérience, Monsieur, la vaste expérience ! Et en signe d’éloge il se touchait le front du doigt. Vous avez été étudiant ou vous avez fréquenté des cours. Mais, permettez…

Il se souleva, vacilla, prit son flacon et son verre et s’assit près du jeune homme, un peu de biais. Il était gris, mais parlait avec hardiesse et éloquence, s’embrouillait quelque peu par endroits et tirait son discours en longueur. Il se précipita sur Raskolnikov avec une sorte d’avidité, comme s’il n’avait plus parlé à âme qui vive depuis tout un mois.

– Monsieur, commença-t-il avec quelque emphase, pauvreté n’est pas vice. Ceci est une vérité. Je sais que l’ivrognerie n’est pas une vertu et c’est encore plus vrai. Mais la misère, Monsieur, la misère est un vice. Dans la pauvreté, vous pouvez conserver la noblesse innée de votre cœur ; dans la misère, personne n’en est jamais capable. L’on ne vous chasse même pas avec un bâton, pour votre misère, mais on vous balaie, Monsieur, avec un balai, hors de la société humaine, pour que ce soit plus humiliant. Et c’est juste, car dans la misère, je suis le premier à m’insulter moi-même. Et ensuite, boire ! Il y a un mois, Monsieur, mon épouse a été battue par M. Lébéziatnikov. Et ma femme n’est pas semblable à moi. Vous comprenez ? Permettez-moi de vous demander ainsi, par pure curiosité, avez-vous déjà passé la nuit sur la Neva, dans les barques à foin ?

– Non, mais encore, répondit Raskolnikov. Qu’est-ce que c’est ?

– Eh bien, moi, j’en viens… déjà la cinquième nuit…

Il remplit son verre, but et devint pensif. Dans ses vêtements et ses cheveux, en effet, l’on pouvait voir par-ci par-là, des brins de foin. Il était très vraisemblable qu’il ne s’était ni déshabillé ni lavé depuis cinq jours déjà. Ses mains surtout étaient sales, grasses, rouges, avec des ongles noirs.

Sa conversation sembla éveiller l’attention paresseuse de l’assistance. Les gamins, derrière le comptoir, commencèrent à rire. Le patron descendit, exprès sans doute, de la chambre supérieure pour « écouter l’amuseur » et s’assit à l’écart, bâillant avec paresse et importance. Marméladov était évidemment connu ici depuis longtemps et son penchant pour le discours pompeux avait été sans doute acquis par l’habitude des conversations fréquentes avec des inconnus dans les cabarets. Cette habitude se transforme en nécessité chez certains ivrognes et surtout chez ceux qui sont sévèrement tenus ou persécutés chez eux. Pour cette raison ils essaient d’obtenir de la compagnie des buveurs quelque approbation et, si possible, quelque respect.

– Amuseur ! dit le patron à haute voix. Pourquoi ne travailles-tu pas ? Et votre poste, puisque vous êtes un fonctionnaire ?

– Pourquoi je ne travaille pas, Monsieur ? repartit Marméladov, s’adressant exclusivement à Raskolnikov, comme si la question venait de lui. Pourquoi je ne travaille pas ? Comme si mon cœur ne saignait pas parce que je croupis dans l’inaction. N’ai-je pas souffert quand, il y a un mois, M. Lébéziatnikov a battu mon épouse, battu de ses propres mains ? Permettez, jeune homme, vous est-il déjà arrivé… hum… par exemple… de quémander de l’argent en prêt sans espoir ?

– Oui… mais que voulez-vous dire… sans espoir ?

– Mais ainsi, tout à fait sans espoir, sachant d’avance qu’il n’en sortira rien. Voilà, vous savez par exemple parfaitement qu’un tel, citoyen utile et bien disposé, ne vous donnera d’argent en aucun cas. Car, enfin, pourquoi en donnerait-il ? Il sait bien que je ne le rendrai pas. Par compassion ? Mais M. Lébéziatnikov, qui est au courant des idées actuelles, m’a dit tout à l’heure que la compassion est même interdite par la science et que l’on fait déjà ainsi en Angleterre, où il y a de l’économie politique. Car, dites-moi un peu, pourquoi donnerait-il de l’argent ? Et voilà, sachant d’avance qu’il ne donnera rien, vous vous mettez en route et…

– Pourquoi y aller alors ? dit Raskolnikov.

– Et si l’on n’a plus personne chez qui aller, si l’on ne sait plus où se rendre ? Il faut bien que chacun puisse aller quelque part ! Car il arrive qu’il faille absolument aller quelque part ! Quand ma fille unique est sortie la première fois avec sa carte jaune, j’ai dû aussi aller… (car ma fille vit de la carte jaune, ajouta-t-il, regardant le jeune homme avec quelque inquiétude). Ce n’est rien, Monsieur, ce n’est rien, se hâta-t-il de déclarer, apparemment avec tranquillité, quand les deux gamins, derrière le comptoir, pouffèrent de rire et que le patron lui-même sourit. Ce n’est rien ! Ces hochements de tête ne me troublent nullement. Car il est connu que tout ce qui est secret devient manifeste, et mon sentiment est d’humilité et non de mépris. Laissons, laissons !… Voici l’Homme ! Permettez, jeune homme, pourriez-vous… Non. Pour s’exprimer avec plus de force et de relief : non pas « pourriez-vous » mais : « oseriez-vous » me dire en face, affirmativement, que je ne suis pas un cochon ?

Le jeune homme ne dit mot.

– Donc, continua l’orateur, après avoir posément et avec dignité attendu que les rires s’éteignissent, donc mettons que je sois un cochon, et elle, une dame. Je suis à l’image de la bête et Katerina Ivanovna, mon épouse, est une personne instruite et fille de capitaine. Mettons, mettons que je sois un cochon, qu’elle ait un cœur sublime et qu’elle soit remplie de sentiments ennoblis par l’éducation. Néanmoins… ah ! si elle avait pitié de moi ! Il faut, absolument, que chacun ait un endroit où on le prenne en pitié, n’est-ce pas, Monsieur ? Mais Katerina Ivanovna, quoiqu’elle soit généreuse, est injuste. Et quoique je sache bien, lorsqu’elle m’empoigne par la tignasse, qu’elle ne le fait que par pitié… car, je le répète sans me troubler, elle m’empoigne par la tignasse, jeune homme, insista-t-il avec une dignité redoublée, ayant entendu de nouveau des rires. Ah ! mon Dieu ! Que serait-ce si jamais, ne fût-ce qu’une fois, elle… Mais non ! non ! Tout cela est vain et pourquoi parler ? Il n’y a rien à dire ! Car ce qui a été désiré s’est accompli plus d’une fois et plus d’une fois j’ai été plaint, mais… mais tel est mon caractère et je suis une brute congénitale.

– Comment donc ! remarqua le patron en bâillant.

Marméladov abattit avec décision son poing sur la table.

– Tel est mon caractère ! Savez-vous, Monsieur, savez-vous que j’ai même vendu ses bas pour boire ? Pas les souliers, car c’eût été plus ou moins dans l’ordre des choses, mais les bas, ses bas ! Vendu ! Et son fichu en duvet de chèvre aussi !

Un fichu qu’elle avait reçu encore avant, qui lui appartient à elle, et pas à moi. Et elle s’est mise à tousser cet hiver, déjà avec du sang. Nous avons trois petits enfants et Katerina Ivanovna travaille du matin au soir à brosser, à récurer et à laver les enfants, car elle s’est habituée à la propreté dès son jeune âge. Elle a une poitrine faible et elle est prédisposée à la phtisie, je le sais bien. Comme si je ne le sentais pas ! Et plus je bois, plus je le sens. Et même, je bois afin de trouver le chagrin dans le breuvage. Je bois, car je veux souffrir doublement !

Avec une sorte de désespoir, il posa la tête sur la table.

– Jeune homme, continua-t-il, se redressant, je crois lire un chagrin sur votre visage. Je l’ai lu dès que vous êtes entré et c’est pour cela que je me suis tout de suite adressé à vous. Car en vous communiquant l’histoire de ma vie, je ne veux nullement m’exhiber au pilori, devant ces oisifs, desquels, du reste, je suis connu, mais c’est que je cherche un homme sensible et instruit. Sachez donc que mon épouse a été élevée dans un institut départemental pour jeunes filles nobles et que, à sa sortie, lors de la distribution des prix, elle a dansé, avec le châle, devant le gouverneur et d’autres personnages et qu’elle a reçu une médaille d’or et un bulletin élogieux pour cela. Une médaille… la médaille, on l’a vendue… il y a déjà longtemps… hum… le bulletin élogieux se trouve dans son coffre et, dernièrement, elle l’a encore montré à la logeuse. Quoiqu’elle ait des disputes continuelles avec celle-ci, elle avait eu envie de parler, avec n’importe qui, des jours heureux du passé. Et je ne la désapprouve nullement, nullement, car c’est tout ce qui lui reste de ses souvenirs et tout le reste est tombé en poussière. Oui. Oui, c’est une dame emportée, fière, inflexible. Elle lave le plancher elle-même et mange du pain noir, mais elle ne supporte pas qu’on lui manque de respect. C’est pour cela qu’elle n’a pu souffrir la grossièreté de M. Lébéziatnikov et quand celui-ci l’a battue pour cela, elle s’est alitée, non pas à cause des coups, mais à cause de l’humiliation. Quand je l’ai épousée, elle était veuve avec trois enfants plus petits les uns que les autres. En premières noces, elle avait épousé un officier d’infanterie, par amour. Elle avait fui, avec lui, la maison paternelle. Elle l’aimait passionnément, mais il se laissa aller au jeu, échoua sur le banc des accusés et mourut peu après. Il la battait, vers la fin. Quoiqu’elle ne lui ait pas pardonné – ce que je sais avec certitude d’après des documents – des larmes lui viennent aux yeux lorsqu’elle se souvient de lui et me le cite en exemple et j’en suis content, car ainsi, au moins en imagination, peut-elle se représenter ses jours heureux d’autrefois… Il l’avait laissée avec trois petits enfants dans sa province écartée et sauvage où je me trouvais aussi, dans une misère si désespérée que, même moi, qui ai vécu tant d’aventures, je ne saurais la décrire. Tous les siens l’ont refusée. Et puis, elle était orgueilleuse, trop orgueilleuse… Et c’est alors, Monsieur, c’est alors que moi, veuf aussi, avec une fille de quatorze ans de ma première femme, je lui ai offert mon appui car je ne pouvais plus voir cette douleur. Vous pouvez juger de son malheur au fait que cette femme instruite et bien élevée consentit à m’épouser ! Et pourtant, elle m’a épousé ! Elle sanglota, elle se tordit les bras, mais elle m’épousa ! Car elle ne savait plus où aller. Comprenez-vous, Monsieur, comprenez-vous ce que cela veut dire, ne pas savoir où aller ? Non ! Cela, vous ne le comprenez pas encore… Toute l’année, j’ai rempli pieusement et saintement mes obligations et je n’ai pas touché à ça (il donna du doigt contre la bouteille), car j’ai du sentiment. Mais même cela ne put lui faire plaisir. Ensuite, j’ai perdu ma place, pas par ma faute, mais à cause de changements dans le personnel, et alors, j’y ai touché !… Après avoir beaucoup erré et eu de nombreux malheurs, nous nous sommes établis, voilà bientôt un an et demi, dans cette capitale magnifique et ornée de nombreux monuments. Alors, j’ai trouvé ici une place… Trouvée et puis perdue. Vous comprenez ? Cette fois, ç’avait été ma faute car l’habitude m’était venue. Nous vivons maintenant dans un coin chez la logeuse Amalia Fedorovna Lippewechsel, et pourquoi nous y vivons et avec quel argent nous payons, cela je ne le sais pas. Il y en a beaucoup d’autres qui y vivent, à part nous… un tapage infernal… hum… oui… Dans l’entre-temps, ma fille du premier lit avait grandi et ce qu’elle a souffert, ma fille, de sa marâtre, en grandissant, je n’en dirai rien. Car quoique Katerina Ivanovna soit pleine de sentiments généreux, c’est une dame emportée, nerveuse, et elle a une façon de vous brusquer… Oui ! Après tout, pourquoi se souvenir de tout cela ? Vous pensez bien que Sonia n’a reçu aucune éducation. J’ai bien essayé, il y a quatre ans, de voir avec elle la géographie et l’histoire universelle, mais comme mes propres connaissances n’étaient pas très fermes et que je n’avais pas de directives convenables, car les livres que l’on avait… hum… nous ne les avons plus, alors l’instruction en est restée là. Nous étions arrivés au roi de Perse, Cyrus. Plus tard, parvenue à la maturité, elle a lu encore quelques livres, des romans, et, dernièrement, encore un livre, la Physiologie de Lewis – connaissez-vous ? – elle l’a lu avec beaucoup d’intérêt et elle nous a même récité quelques passages : c’est là toute son instruction. Et maintenant, je m’adresse à vous, Monsieur, moi personnellement, avec une question privée : Combien, selon vous, peut gagner une jeune fille pauvre et honnête par un travail honnête ?… Elle ne gagnerait pas quinze kopecks par jour, Monsieur, si elle est honnête et sans talents particuliers, même si elle travaillait sans prendre le temps de souffler. Et encore le conseiller civil Klopstock, Ivan Ivanovitch – vous en avez entendu parler ? – non seulement refusa jusqu’ici de lui payer la façon d’une demi-douzaine de chemises en toile hollandaise, mais il l’a chassée, offensée ; il a tapé des pieds et l’a traitée d’un nom inconvenant, sous prétexte que le col n’était pas sur mesures et qu’il était mal cousu. Et les gosses affamés… Et Katerina Ivanovna qui marche dans la chambre en se tordant les bras et des taches rouges qui lui viennent aux pommettes – ce qui arrive toujours dans cette maladie. « Ah ! tu vis chez nous, toi, une bouche inutile. Tu manges, tu bois et tu profites de la chaleur » – et que boit-elle, que mange-t-elle, quand les gosses eux-mêmes n’ont pas vu une croûte de pain depuis trois jours. Et moi, j’étais couché, alors… eh bien, quoi ! j’étais couché… un peu éméché… et j’entends ma Sonia qui dit… (elle est si douce, avec une petite voix humble… des cheveux blonds et une petite figure toute pâle et amaigrie). Elle dit : « Est-ce que vraiment, Katerina Ivanovna, vraiment je dois me résoudre à cela ? » Mais déjà Daria Franzevna, une femme mal intentionnée et bien connue de la police, s’était par trois fois informée auprès de la logeuse. « Eh bien quoi, répond Katerina Ivanovna en raillant, garder quoi ? En voilà un trésor ! »

– Mais n’accusez pas, n’accusez pas, Monsieur, n’accusez pas ! Cela n’a pas été dit de sang-froid, mais à cause de l’agitation, de la maladie, des sanglots des enfants affamés. Et puis cela a été dit dans le but d’insulter et non pas littéralement… Car tel est le caractère de Katerina Ivanovna et quand les gosses commencent à hurler, même de faim, elle cogne tout de suite. Et je vis, vers six heures, Sonètchka qui se lève, met son foulard, son petit manteau, s’en va et revient vers neuf heures. Elle revint, alla droit à Katerina Ivanovna et déposa, sans dire un mot, trente roubles d’argent sur la table devant elle. Elle ne dit pas un mot, ne jeta pas un regard : elle prit seulement notre grand châle vert (nous avons comme ça un châle commun en drap-des-dames), elle s’en couvrit la tête et le visage et se coucha sur le lit, la figure tournée vers le mur ; ses épaules et tout son corps frissonnaient. Et moi, je restais couché comme tantôt dans le même état. Et j’ai vu alors, jeune homme, j’ai vu qu’ensuite Katerina Ivanovna s’approcha, sans dire mot non plus, du lit de Sonètchka et y resta agenouillée toute la soirée en embrassant ses pieds sans jamais se lever et, plus tard, elles s’endormirent ainsi, ensemble, enlacées… ensemble… ensemble… oui… et moi, j’étais couché… ivre.

Marméladov se tut. On eût dit que sa voix s’était brisée. Puis, tout à coup, il se versa hâtivement à boire, but et se racla le gosier.

– Depuis lors, Monsieur, continua-t-il, après un silence, depuis lors, à cause d’un incident défavorable et des dénonciations de personnes mal intentionnées – ce à quoi a spécialement aidé Daria Franzevna, parce que, paraît-il, on lui aurait manqué du respect convenable – depuis lors ma fille Sophia Sémionovna fut obligée de prendre une carte jaune et par conséquent ne put plus rester avec nous. Car ni la logeuse, Amalia Fedorovna (elle qui avait aidé Daria Franzevna), ni M. Lébéziatnikov n’en voulaient plus… hum… C’est précisément à cause de Sonia qu’il a eu cette histoire avec Katerina Ivanovna. Auparavant il poursuivait lui-même Sonètchka de ses assiduités et maintenant il fait montre d’amour-propre. « Comment, moi un homme éclairé, vivre dans le même logement qu’une telle femme ! » Katerina Ivanovna ne le laissa pas dire et défendit Sonia… et alors c’est arrivé. Depuis, Sonètchka ne vient nous voir qu’à la tombée du jour et elle soulage Katerina Ivanovna et donne quelque argent, selon ses moyens… Elle vit dans l’appartement du tailleur Kapernaoumov, elle y sous-loue un logement ; Kapernaoumov est boiteux et bègue et toute son immense famille est bègue. Et sa femme est bègue… Ils vivent tous dans une chambre, mais Sonia a une chambre séparée, avec une cloison. Hum… oui… des gens des plus pauvres et bègues, oui… Et alors, je me suis levé ce matin-là, j’ai revêtu mes guenilles, j’ai levé mes bras au ciel et je suis allé voir Son Excellence Ivan Alphanasievitch. Vous connaissez Son Excellence Ivan Alphanasievitch ? Non ? Eh bien ! vous ne connaissez pas un homme de Dieu ! C’est de la cire… de la cire devant la face du Seigneur ; il fond comme de la cire ! Il a même laissé tomber une larme lorsqu’il eut bien voulu tout écouter. « Eh bien, Marméladov », dit-il, « une fois déjà tu as trompé mon attente. Je te reprends sur ma propre responsabilité – c’est ce qu’il a dit – souviens-toi donc. Tu peux aller. » J’ai baisé la poussière de ses pieds, en pensée, car il ne m’aurait pas permis de le faire effectivement, étant un dignitaire aux convictions nouvelles d’homme d’État cultivé. Je rentrai chez moi et quand je déclarai que j’avais une place et que je recevrais un traitement, mon Dieu, que s’est-il passé alors !

Marméladov s’arrêta à nouveau, en proie à une forte émotion. À ce moment, entra toute une bande d’ivrognes déjà passablement ivres. Près de l’entrée résonnèrent les sons d’un orgue de barbarie et une grêle voix d’enfant de sept ans chanta « Houtorok ». La salle devint bruyante. Le patron et les garçons s’occupèrent des nouveaux venus. Sans leur accorder la moindre attention, Marméladov continua son récit. Il avait déjà l’air fort affaibli mais plus il se grisait, plus il devenait loquace. Il sembla s’animer au souvenir de son récent succès, et sa figure rayonna. Raskolnikov écoutait avec attention.

– Cela, Monsieur, cela s’est passé il y a cinq semaines. Oui… Dès qu’elles ont appris la nouvelle, Katerina Ivanovna et Sonètchka, mon Dieu, ce fut comme si les portes du ciel s’étaient ouvertes pour moi. Il m’arrivait naguère de rester couché comme une brute et ce n’étaient que querelles ! Et maintenant, elles marchent sur la pointe des pieds, elles font taire les enfants : « Sémione Zacharovitch s’est fatigué à son bureau. Chut… Il se repose !… Elles me donnent du café avant mon départ, elles me font bouillir de la crème de lait ! Elles ont commencé à me procurer de la vraie crème de lait, vous entendez ! Comment ont-elles réussi à réunir onze roubles cinquante kopecks pour un uniforme convenable, ça, je ne le comprends pas ! Des bottes, de magnifiques jabots de calicot, un uniforme et tout ça pour onze roubles cinquante kopecks, ça vous avait de l’allure ! Je reviens le premier jour du bureau et qu’est-ce que je vois ! Katerina Ivanovna avait préparé un vrai dîner : un potage et du lard au raifort, ce dont nous n’avions eu jusqu’ici aucune idée. En fait de robes, elle n’avait rien… mais rien du tout et la voilà habillée, et pas n’importe comment, comme si l’on attendait du monde ; de rien, elle sait faire tout : elle se coiffe, un petit col blanc, des manchettes, et voilà une tout autre personne, rajeunie et embellie. Sonètchka, ma petite colombe, n’y a aidé qu’avec de l’argent, car moi-même, dit-elle, pour l’instant, il n’est pas convenable que je vienne chez vous ; sinon, peut-être, à la tombée du jour, pour que personne ne me voie. Vous entendez ? Vous entendez ! Un jour je reviens faire un somme, après-dîner, eh bien, le croyez-vous, elle n’a pas su résister, Katerina Ivanovna : l’autre semaine elle s’était encore disputée à fond avec Amalia Fedorovna et maintenant la voilà qui l’invite à goûter ! Deux heures elles sont restées à chuchoter. « Maintenant Sémione Zacharovitch a une place au bureau et reçoit un traitement ; il alla de lui-même voir Son Excellence et Son Excellence sortit elle-même et elle ordonna à tout le monde d’attendre et elle prit Sémione Zacharovitch par le bras pour le faire entrer dans son cabinet. » Vous entendez, vous entendez ? « Sémione Zacharovitch, je me souviens évidemment de vos mérites, dit Son Excellence, quoique vous suiviez votre penchant irréfléchi, mais puisque vous me promettez et qu’en outre tout va mal ici sans vous (vous entendez, vous entendez !), je fais confiance, dit-il, à votre parole d’honneur. » Tout ça, évidemment, elle l’a tout simplement inventé, non par légèreté ni par fanfaronnade. Non ! Elle y croit elle-même, elle se divertit de ses propres chimères, je vous le jure ! Et je ne la blâme pas ; non, je ne la blâme pas !

» Quand, il y a six jours, j’ai rapporté en totalité mon premier traitement – vingt-trois roubles, quarante kopecks, elle m’appela son loup chéri : « Tu es mon petit loup chéri ». Et nous étions seuls, vous comprenez ? suis-je donc beau garçon, dites-moi un peu et qu’est-ce que je représente comme mari ? Eh bien, il lui a fallu me pincer la joue : « Mon petit loup chéri ».

Marméladov s’arrêta, voulut sourire mais tout à coup son menton se mit à trembler. Il put cependant se retenir. Ce cabaret, Marméladov avec son aspect débraillé, ses cinq nuits passées dans les barques à foin, sa bouteille et en même temps son amour morbide pour sa femme et sa famille déroutaient son auditeur. Raskolnikov écoutait avec attention, mais avec une sensation maladive. Il regrettait d’être resté ici.

– Monsieur, Monsieur ! s’exclama Marméladov en se remettant. Oh ! Monsieur, pour vous peut-être comme pour les autres, tout cela n’est qu’un amusement et, sans doute, je vous ennuie par le stupide récit de ces misérables détails de ma vie privée ? Mais pour moi, ce n’est pas un amusement ! Car je suis capable d’éprouver tous ces sentiments… Et durant toute cette céleste journée, de ma vie et durant cette soirée, je me suis laissé bercé par mon imagination ailée : comment j’allais arranger tout cela, comment j’habillerais les gosses, comment ma femme serait tranquille et comment je sauverais mon unique fille de son déshonneur et la ferais rentrer au sein de sa famille… et beaucoup, beaucoup d’autres choses encore… C’était excusable, Monsieur. Eh bien ! Monsieur (Marméladov frissonna, leva la tête et regarda son auditeur les yeux dans les yeux) eh bien ! le lendemain même, après tous ces rêves (donc il y a de cela cinq jours), vers le soir, par une fraude maligne, comme un larron dans la nuit, j’ai ravi à Katerina Ivanovna les clés de son coffre, j’ai pris ce qui restait du traitement – je ne sais plus combien et voilà, regardez-moi ! Tous ! Depuis cinq jours je n’ai plus remis les pieds chez moi, tout le monde me cherche, c’en est fini avec le bureau, et mon uniforme, en échange duquel j’ai reçu ces vêtements, est resté dans le café, près du Pont d’Égypte… Et tout est fini.

Marméladov se cogna le front du poing, serra les dents, ferma les yeux et s’appuya lourdement du coude sur la table. Mais une minute plus tard, son expression changea brusquement. Il regarda Raskolnikov avec une sorte de ruse d’emprunt et une effronterie artificielle, se mit à rire et dit :

– Et aujourd’hui, voilà, j’ai été chez Sonia demander de l’argent pour boire. Ah ! Ah ! Ah !

– C’est ce qu’elle a donné ?, cria quelqu’un du côté des nouveaux venus en s’esclaffant.

– Cette bouteille-ci, c’est avec son argent qu’elle a été achetée, prononça Marméladov s’adressant exclusivement à Raskolnikov. Trente kopecks, qu’elle m’a donnés de ses propres mains, tout ce qu’il y avait, les derniers, je l’ai bien vu… Elle n’a rien dit, elle m’a seulement regardé silencieusement… Ainsi, là-bas, pas sur la Terre… les gens sont plaints, pleurés et on ne leur fait pas de reproches ! Et c’est plus douloureux, plus douloureux, quand on ne vous fait pas de reproches !…

Trente kopecks, oui. Mais elle en a besoin, maintenant, n’est-ce pas ? Qu’en pensez-vous mon cher Monsieur ? Maintenant elle doit observer la propreté. Cela coûte de l’argent, cette propreté, une propreté spéciale, vous comprenez ? Vous comprenez ? S’acheter des fards, car sans cela il n’y a pas moyen ; des jupons empesés, des souliers, comme ça, quelque chose de plus chic, pour pouvoir montrer le pied en sautant une flaque. Comprenez-vous ? Comprenez-vous, Monsieur, ce que signifie pareille propreté ? Eh bien, voilà, moi, son propre père, j’ai emporté ces trente kopecks-là pour boire ! Et je bois, je les ai déjà bus ! Et bien, qui aurait pitié d’un homme comme moi ? Qui ? Avez-vous pitié de moi, maintenant, Monsieur, ou non ? Dites-moi, pitié ou non ? Ah ! Ah ! Ah !

Il voulut se verser à boire, mais il n’y avait plus rien, la bouteille était déjà vide.

– Pourquoi avoir pitié de toi ? cria le patron, qui se trouva être à nouveau auprès d’eux.

L’on entendit des rires et des jurons. Tout le monde riait et jurait, qu’ils eussent écouté ou non, rien qu’à l’aspect de l’ancien fonctionnaire.

– Avoir pitié de moi ! Pourquoi avoir pitié de moi ! hurla tout à coup Marméladov, se levant, le bras tendu devant lui, plein d’inspiration et d’audace, comme s’il n’avait attendu que ces mots. Pourquoi avoir pitié de moi, dis-tu ? Oui ! On n’a pas à avoir pitié de moi. On doit me crucifier, me clouer sur une croix et non pas avoir pitié de moi. Mais crucifie-le, juge, crucifie-le, et quand tu auras crucifié, aie pitié de lui ! Et alors je me rendrai moi-même chez toi pour être crucifié car ce n’est pas de joie dont j’ai soif mais de douleur et de larmes !… Penses-tu marchand, que ta bouteille m’a été douce ? C’est la douleur, la douleur que j’ai cherchée au fond de cette bouteille, la douleur et les larmes. J’y ai goûté et j’ai compris. Et celui-là aura pitié de moi. Qui eut pitié de tous et Qui comprenait tout et tous. Il est Unique. Il est le Juge. Il viendra ce jour-là et demandera : « Où est la fille qui s’est vendue pour sa marâtre méchante et phtisique, pour les enfants d’une autre ? Où est la fille qui eût pitié de son père terrestre, ivrogne inutile, sans s’épouvanter de sa bestialité ? ». Et il dira « Viens ! Je t’ai déjà pardonné une fois… pardonné une fois… il t’est beaucoup pardonné maintenant encore car tu as beaucoup aimé… ». Et il pardonnera à ma Sonia, Il lui pardonnera, je le sais déjà qu’Il lui pardonnera. Je l’ai senti dans mon cœur, tout à l’heure quand j’étais chez elle… Et Il les jugera tous et pardonnera à tous, aux bons et aux méchants, aux sages et aux paisibles… Et quand Il aura fini avec tous, alors Il élèvera la voix et s’adressera à nous : « Venez vous aussi ! dira-t-Il. Venez petits ivrognes faiblards, venez petits honteux ! » Et nous viendrons tous, sans crainte. Alors, diront les très-sages, diront les raisonnables : « Seigneur ! Pourquoi acceptes-tu ceux-ci ? ». Et Il dira : « Je les accepte, très-sages, je les accepte, âmes raisonnables, car aucun de ceux-ci ne s’est jamais considéré digne de cela… ». Et il tendra ses mains vers nous et nous les baiserons… et nous pleurerons… et nous comprendrons tout ! Alors, nous comprendrons tout !… et tous comprendront… et Katerina Ivanovna… elle aussi comprendra… Seigneur, que Ton Règne arrive !

Il se laissa choir sur le banc, épuisé, sans plus regarder personne, comme s’il avait oublié tout ce qui l’entourait et il tomba dans une profonde rêverie. Ses paroles avaient fait impression ; le silence régna un moment, mais bientôt le rire, les jurons et les insultes reprirent.

– Le voilà le juge !

– … Empêtré dans son mensonge.

– Fonctionnaire, va !

Et ainsi de suite.

– Venez, Monsieur, dit Marméladov tout à coup, levant la tête et s’adressant à Raskolnikov – reconduisez-moi… la maison Kosel, dans la cour. Il est temps d’aller… chez Katerina Ivanovna.

Raskolnikov voulait partir depuis longtemps et il avait déjà décidé d’aider Marméladov. Celui-ci se trouva être beaucoup plus faible des jambes que de la voix et s’appuya lourdement sur le jeune homme. Il y avait deux ou trois centaines de pas à faire. L’ivrogne se sentait envahir par la confusion et la peur à mesure qu’ils s’approchaient de chez lui.

– Ce n’est pas de Katerina Ivanovna que j’ai peur maintenant, murmurait-il, en proie à l’émotion, – et pas de ce qu’elle va m’empoigner par les cheveux. Les cheveux ! Que sont les cheveux ! Bêtises que les cheveux ! C’est moi qui le dis ! Ce serait même mieux si elle me tirait les cheveux, ce n’est pas de cela que j’ai peur… J’ai peur… de ses yeux… oui… de ses yeux… J’ai peur aussi des taches rouges sur ses joues… et encore… de sa respiration… As-tu déjà vu comment on respire quand on a cette maladie… et qu’on est agité ? J’ai peur aussi des pleurs des enfants, car si Sonia ne leur a pas donné à manger, alors… je ne sais pas… Je ne sais pas !… Et les coups ne me font pas peur… Sachez, Monsieur, que ces coups me donneront, non pas de la douleur, mais des délices… car moi-même, je ne sais pas m’en passer. Ce sera mieux ainsi. Qu’elle me batte, cela la soulagera… et ce sera mieux ainsi… Nous y voilà. La maison de Kosel, un riche artisan allemand… Conduis-moi !

Ils entrèrent par la cour et montèrent au troisième. L’escalier devenait plus sombre à mesure qu’ils montaient.

Il était déjà près de onze heures et, quoique à cette époque de l’année il ne fasse pas réellement nuit à Petersbourg, il faisait néanmoins fort sombre au haut de l’escalier.

La petite porte enfumée, au tout dernier palier, était ouverte. Un bout de chandelle éclairait une chambre misérable, d’une dizaine de pas de long et entièrement visible du palier. Tout était éparpillé, en désordre, partout des vêtements et du linge d’enfant. Un drap de lit troué coupait le coin du fond. On y avait probablement mis un lit. Dans la chambre même il n’y avait que deux chaises, un divan de toile cirée, toute écorchée, une vieille table de cuisine en bois blanc non couverte. Sur le bord de celle-ci il y avait un bout de chandelle de suif fiché dans un chandelier de fer. On pouvait conclure que Marméladov n’occupait pas un « coin » séparé par une cloison, mais bien une vraie chambre qui n’était qu’une pièce de passage. La porte qui donnait sur les logements – ou cages – qui formaient l’appartement d’Amalia Lippewechsel était entre-bâillée. Là il y avait du bruit et des cris. On riait. Sans doute jouait-on aux cartes et buvait-on du thé. Des gros mots parvenaient parfois.

Raskolnikov reconnut tout de suite Katerina Ivanovna. C’était une femme affreusement maigre, assez grande, avec des cheveux châtain sombre, encore magnifiques et, en effet, les pommettes en feu. Elle marchait de long en large dans sa petite chambre, les bras serrés sur la poitrine, les lèvres collées. Sa respiration était inégale et saccadée. Ses yeux brillaient comme dans une fièvre, mais le regard était aigu et immobile et ce visage de phtisique, éclairé par la flamme mourante de la chandelle, faisait une impression douloureuse. Elle sembla à Raskolnikov être âgée d’une trentaine d’années et, en effet, elle et Marméladov formaient un couple disparate. Elle n’avait pas remarqué ceux qui étaient entrés ; il semblait qu’elle fût dans une sorte d’inconscience, qu’elle n’entendait ni ne voyait rien. Il n’y avait pas d’air dans la chambre, mais elle n’ouvrait pas la fenêtre ; l’escalier puait, mais la porte n’était pas fermée ; des logements intérieurs, par la porte entre-bâillée, entraient des nuages de fumée, elle toussait, mais ne fermait pas la porte. La cadette des filles, âgée de six ans environ, dormait par terre, accroupie, pliée sur elle-même, la tête appuyée contre le divan. Le garçon, d’un an plus âgé, tremblait dans un coin en pleurant. Il venait probablement d’être battu. La fille aînée, de quelque neuf ans, grande et toute mince comme une allumette, vêtue d’une méchante chemise toute déchirée et d’un manteau de drap vétuste (qui, sans doute, lui avait été confectionné il y a deux ans, car maintenant, il ne lui venait pas aux genoux) recouvrant ses petites épaules nues, était debout à côté de son petit frère, le serrant de son bras maigre et long. Elle semblait essayer de le calmer ; elle lui murmurait quelque chose, le contenait pour qu’il ne recommençât pas à sangloter et, de ses immenses yeux sombres, de ses yeux agrandis encore par la maigreur de son petit visage apeuré, elle suivait avec terreur les mouvements de sa mère. Marméladov, sans entrer dans la chambre, s’agenouilla dans l’entrée et poussa Raskolnikov en avant. La femme, voyant un inconnu, s’arrêta distraitement devant lui, reprenant un instant ses sens et comme se demandant pourquoi il était entré. Sans doute s’imagina-t-elle qu’il allait vers les logements intérieurs. Croyant cela, elle alla à la porte du palier pour la fermer et eut un cri en voyant son mari agenouillé dans l’entrée.

– Ah ! hurla-t-elle, hors d’elle-même, te voilà rentré ! Bagnard ! Monstre !… Et où est l’argent ? Qu’as-tu dans les poches ? Monstre ! Ces vêtements ne sont pas à toi ! Où sont tes vêtements ? Où est l’argent ? Avoue !

Et elle se précipita pour le fouiller. Marméladov, obéissant, écarta immédiatement les bras pour faciliter la perquisition. Il n’y avait plus un sou.

– Où est l’argent, alors ? cria-t-elle. Ah ! mon Dieu, est-il possible qu’il ait tout bu ? Mais il restait douze roubles d’argent dans le coffre !

Brusquement, dans sa rage, elle le saisit par les cheveux et le traîna dans la chambre. Marméladov l’aidait lui-même dans ses efforts en se traînant à genoux à sa suite.

– Et ceci est un délice pour moi ! Et ceci n’est pas de la douleur pour moi, mais un dé-li-ce, Monsieur, s’écriait-il, tandis qu’il était secoué par les cheveux et que même il se cogna une fois le front au plancher.

L’enfant qui dormait par terre se réveilla et se mit à pleurer. Le petit garçon dans le coin, n’y tint pas, se remit à trembler, cria et se serra contre sa sœur, en proie à une terreur folle, presque à une attaque nerveuse. La fille aînée tremblait comme une feuille.

– Tu as bu ! Tu as tout bu ! criait la pauvre femme au désespoir, et ces vêtements ne sont pas à toi ! Ils ont faim ; ils ont faim ! Et elle montrait les enfants en se tordant les mains. Maudite existence ! Et vous, vous n’avez pas honte, jeta-t-elle à Raskolnikov, tu viens du cabaret ! Tu as bu avec lui ! Tu as bu aussi avec lui ! Hors d’ici.

Le jeune homme se hâta de sortir sans rien dire. Dans l’entre-temps, la porte intérieure s’était ouverte et quelques curieux entrèrent. Ils tendaient des faces insolentes, le bonnet sur la tête, des cigarettes et des pipes à la bouche. Il y en avait quelques-uns en robe de chambre complètement déboutonnée, quelques-uns qui s’étaient mis à l’aise jusqu’à l’indécence, quelques uns avec des cartes en main. Ce qui les faisait rire de meilleur cœur, c’étaient les cris de Marméladov disant que c’était un délice pour lui. Ils commençaient même à pénétrer dans la chambre ; on entendit un glapissement sinistre : c’était Amalia Lippewechsel qui se frayait un passage pour mettre ordre à sa façon et pour effrayer, pour la centième fois, la pauvre femme par l’ordre grossier de débarrasser le plancher dès le lendemain.

En partant, Raskolnikov eut le temps de fourrer sa main en poche, de racler quelques pièces de cuivre – celles qui lui tombèrent sous la main – restant du rouble changé dans le débit – et de les déposer sur la fenêtre sans être vu. Une fois dans l’escalier, il changea d’avis et voulut revenir sur ses pas.

« En voilà une bourde », pensa-t-il, « ils ont Sonia ici ! Et moi j’en ai besoin moi-même. » Mais, à la réflexion, jugeant que reprendre l’argent était déjà impossible, et que, quand même il ne l’aurait pas repris, il fit un geste de la main et s’en alla chez lui. « Et puis Sonia a besoin de fards, continua-t-il avec un sourire caustique, cela coûte de l’argent cette propreté… Hum ! Et Sonètchka, elle, va probablement aussi faire banqueroute aujourd’hui, car c’est également un risque, la chasse à la bête dorée… l’exploitation de la mine d’or… les voilà tous à sec, demain, sans mon argent… Sonia ! Quel puits ils ont pu se creuser ! Et ils s’en servent ! Et ils sont habitués. Ils ont d’abord un peu pleuré puis ils se sont habitués. L’infamie de l’homme se fait à tout. »

Il devint pensif.

Eh bien, si j’ai menti, s’exclama-t-il involontairement, si réellement l’homme n’est pas infâme (tout le genre humain dans son ensemble, je veux dire), alors tout le reste n’est que préjugés, n’est que terreurs lâchées sur l’humanité. Il n’y a pas de barrières et c’est ainsi que ce doit être !…

III

Le lendemain, il se réveilla tard, d’un sommeil agité qui ne l’avait nullement reposé. Il se réveilla bilieux, nerveux, mauvais et il jeta un coup d’œil haineux à son taudis. C’était une cage minuscule, d’environ six pas de long, d’un aspect des plus pitoyables, avec son pauvre papier jaunâtre, poussiéreux et décollé en maints endroits. Le plafond était si bas qu’il eût donné, à un homme de taille quelque peu élevée, l’impression pénible qu’il allait s’y cogner la tête. Le mobilier valait l’endroit. Il y avait trois vieilles chaises toutes branlantes dans le coin, une table de bois peint sur laquelle étaient déposés quelques cahiers et des livres (la poussière qui les couvrait montrait à suffisance qu’aucune main ne les avait touchés depuis longtemps) et, enfin, un sofa, grand et laid, qui occupait tout un mur et s’étendait jusqu’au milieu de la chambre. Ce sofa, jadis recouvert d’indienne et maintenant de loques, servait de lit à Raskolnikov. Il y dormait souvent sans se dévêtir, sans draps, couvert de son vétuste paletot d’étudiant, la tête posée sur un petit oreiller, sous lequel il avait amoncelé tout ce qu’il avait en fait de linge, sale ou propre, pour surélever le chevet. Une petite table se trouvait devant le sofa.

Il était difficile de tomber plus bas, de vivre dans une plus grande malpropreté, mais cela même semblait plaire à Raskolnikov, dans son état d’esprit actuel. Il s’était entièrement retiré dans sa coquille et même la vue de la servante qui devait faire son ménage et qui apparaissait parfois dans sa chambre provoquait en lui une hargne convulsive. Cela arrive à certains monomanes qui s’abandonnent trop à une idée fixe. Sa logeuse avait cessé déjà depuis deux semaines de lui livrer sa nourriture et, quoiqu’il restât sans dîner, il n’avait pas pensé jusqu’ici à s’expliquer avec elle. Nastassia, la cuisinière et l’unique servante de la logeuse, était plutôt satisfaite d’une telle humeur du locataire et ne venait plus du tout ranger ni balayer la chambre. Une fois par semaine, peut-être, donnait-elle un coup de balai. C’était elle qui l’éveillait maintenant :

– Debout ! Tu dors encore ? cria-t-elle, en se penchant sur lui, il est neuf heures passées. Je t’apporte du thé. En veux-tu, du thé ? Tu dois avoir le ventre creux ?

Le locataire ouvrit les yeux et reconnut Nastassia.

– C’est de la logeuse, ce thé ? demanda-t-il, se soulevant du sofa lentement et d’un air maladif.

– Penses-tu ! De la logeuse !

Elle plaça devant lui sa propre théière, fendue, remplie de thé dilué, et deux morceaux de sucre jaunâtre.

Voilà, Nastassia, prends ça, je te prie, dit-il après avoir fouillé dans sa poche et en avoir sorti une petite poignée de sous (il avait dormi tout habillé). Va m’acheter une miche de pain. Achète aussi quelque chose chez le charcutier, un peu de saucisson ou n’importe quoi, pas trop cher.

– La miche, je te l’apporte tout de suite ; mais n’aimerais-tu pas mieux de la soupe aux choux au lieu de saucisson ? Il y en a de la bonne d’hier. Je t’en avais laissé, mais tu es rentré trop tard. De la bonne soupe aux choux.

Quand la soupe fut là et qu’il se mit à table, Nastassia s’installa près de lui et se mit à bavarder. C’était une paysanne et une paysanne bavarde.

Praskovia Pavlovna veut aller à la police, porter plainte contre toi, dit-elle.

Il plissa le nez.

– À la police ? Qu’est-ce qu’il lui faut ?

– Tu ne payes pas et tu ne t’en vas pas. On sait bien ce qu’il lui faut.

– Il ne manquait plus que ce démon, murmura-t-il, en grinçant des dents, – non, pour l’instant… c’est mal à propos… c’est une bête, dit-il tout haut. J’irai la voir aujourd’hui ; je lui parlerai.

– Pour une bête, c’est une bête, c’est comme moi. Mais toi, gros malin, tu restes couché comme un sac et on ne voit rien venir. Tu allais donner des leçons à des enfants, et maintenant, pourquoi ne fiches-tu plus rien ?

– Je fais… dit Raskolnikov durement et de mauvaise grâce.

– Quoi ?

– Un travail…

– Quel travail ?

– Je réfléchis, répondit-il sérieusement après un silence.

Nastassia s’esclaffa. Elle avait le rire facile. Quand elle riait, c’était sans bruit et tout son corps était secoué jusqu’à en avoir la nausée.

– Ces réflexions rapportent-elles beaucoup d’argent ? put-elle enfin articuler.

– Sans souliers, je ne peux pas donner de leçons. Et puis, je crache sur elles.

– Ne crache pas dans le puits.

– On paye pour les leçons et que peut-on faire avec cet argent ? continua-t-il de mauvaise grâce, comme s’il répondait à ses propres questions.

– Il te faudrait sur l’heure tout le capital ?

Il la regarda étrangement.

– Oui, tout le capital, répondit-il énergiquement après un moment.

– Eh, eh, tout doux, tu pourrais me faire peur ! Ce que tu es terrible ! Faut-il que j’aille chercher ta miche ?

– Comme tu veux.

– Ah, voilà que j’ai oublié ! Il y a une lettre pour toi. Elle est arrivée hier, tu n’étais pas là.

– Une lettre ! Pour moi ! De qui ?

– De qui, je ne sais pas. J’ai payé trois kopecks au facteur. Tu les rendras, dis ?

Mais apporte-la, au nom de Dieu, apporte-la ! cria Raskolnikov ému, – mon Dieu !

Un instant plus tard, la lettre était là.

– C’est bien ça, elle est de ma mère, département de R…

Il avait pâli en la prenant. Il y avait déjà longtemps qu’il n’avait plus reçu de lettre ; mais quelque chose d’autre encore lui serra le cœur.

Nastassia, va-t’en, je t’en supplie ; voilà tes trois kopecks, seulement, je t’en prie, va-t’en vite !

La lettre tremblait dans ses mains ; il ne voulait pas l’ouvrir devant elle : il voulait rester seul à seul avec cette lettre. Quand Nastassia fut sortie, il porta rapidement l’enveloppe à ses lèvres et l’embrassa ; il regarda encore longtemps l’écriture de l’adresse, l’écriture connue, si chère, petite et penchée de sa mère qui, jadis, lui avait appris à lire et à écrire. Il ne se hâtait pas de l’ouvrir ; on eût dit qu’il craignait quelque chose. Enfin, il l’ouvrit. La lettre était épaisse, compacte ; deux grandes feuilles étaient couvertes d’une fine écriture.

« Mon cher Rodia, – écrivait la mère, – voilà déjà plus de deux mois que je n’ai plus conversé avec toi par écrit, ce qui me faisait souffrir moi-même et m’empêchait parfois de dormir, à force de penser. Mais sans doute tu ne m’accuseras pas de ce silence indépendant de ma volonté. Tu sais combien je t’aime ; tu es tout pour nous, pour Dounia et moi ; tu es notre espoir. Qu’advint-il de moi quand j’ai appris que tu avais quitté l’université et il y a déjà plusieurs mois, faute de moyens et que les leçons et tes autres ressources t’avaient fait défaut ! Avec ma pension de cent vingt roubles annuels il m’était impossible de t’aider. Tu sais que les quinze roubles que je t’ai envoyés, voici quatre mois, avaient été empruntés sur le compte de cette même pension à un marchand d’ici, Vassili Ivanovitch Vakhrouchine. C’est un homme bon, ancien ami de ton père. Lui ayant donné le droit de percevoir la pension à ma place, j’ai dû attendre jusqu’à ce que la dette fût couverte, ce qui n’arriva que maintenant et, ainsi, je n’ai rien pu t’envoyer ces derniers temps. Mais maintenant, grâce à Dieu, je crois que je pourrai te faire parvenir quelque chose ; d’ailleurs, nous pouvons même nous vanter de quelque fortune, ce de quoi je m’empresse de t’entretenir.

» Et, en premier lieu, devines-tu, mon cher Rodia, que ta sœur vit avec moi depuis un mois et demi déjà et que nous ne nous quitterons plus ? Gloire à Toi, Seigneur, ses tourments sont finis, mais je veux te raconter tout dans l’ordre, pour que tu saches ce qui est advenu et ce que nous t’avons caché jusqu’à présent. Lorsque tu m’écrivis, il y a de cela deux mois, que tu avais entendu quelqu’un dire que Dounia souffrait beaucoup à cause des Svidrigaïlov et que tu me demandas des explications précises – que pouvais-je alors t’écrire en réponse ? Si je t’avais révélé toute la vérité, tu aurais sans doute tout abandonné et tu serais venu ici, même à pied, car je te connais suffisamment et n’ignore pas que tu n’aurais supporté qu’on offense ta sœur. J’étais au désespoir, mais que faire ? Et, en outre, j’ignorais alors toute la vérité. La principale difficulté résidait dans le fait que Dounétchka, lorsqu’elle est entrée l’année passée dans leur maison en qualité de gouvernante, a pris cent roubles d’avance, sous condition de les rembourser par des prélèvements sur son traitement mensuel et, par conséquent, elle ne pouvait laisser la place sans s’être acquittée de la dette. Cette somme (maintenant, mon cher Rodia, je peux tout t’expliquer), elle l’a prise surtout pour pouvoir t’envoyer les soixante roubles dont tu avais grand besoin, et que tu as reçus de nous l’année passée. Nous t’avons alors trompé toutes les deux en t’écrivant que cela provenait des économies de Dounia, qu’elle avait déjà avant son entrée chez Svidrigaïlov, mais ce n’était pas ainsi ; maintenant je te dis toute la vérité, parce que tout a changé brusquement, grâce à Dieu, vers un mieux ; et encore, pour que tu saches combien tu es aimé de Dounia et quel cœur est le sien. En effet, M. Svidrigaïlov la traitait mal au début, se permettait des grossièretés, des impolitesses et des moqueries à table à son égard… Mais je ne veux pas me lancer dans tous ces tristes détails pour ne pas t’agiter sans raison, maintenant que tout est fini. En bref, nonobstant la manière, bonne et noble, de Marfa Pètrovna – l’épouse de M. Svidrigaïlov – et de toute la maison, cette vie avait été très dure pour Dounia, surtout quand M. Svidrigaïlov se trouvait – suivant son ancienne habitude de régiment – sous l’influence de Bacchus.

» Mais que découvrit-on plus tard ! Imagine-toi que cet extravagant avait conçu depuis longtemps pour Dounia une passion cachée sous sa conduite grossière et dédaigneuse à son égard. Peut-être se faisait-il honte à lui-même et était-il épouvanté, se voyant, lui, homme d’âge et père de famille, en proie à des espoirs si légers, et, de ce fait, en voulait-il à Dounia. Peut-être, au contraire, voulait-il cacher la vérité aux yeux des autres par sa grossièreté et son ironie. Mais, finalement, il ne put se retenir et osa faire à Dounia une proposition ouverte et abominable, lui promettant toutes sortes de récompenses et, de plus, lui offrant de partir avec elle dans un autre village ou bien à l’étranger. Peux-tu t’imaginer toutes ses souffrances ? Quitter l’emploi sur l’heure était difficile, non pas uniquement à cause de la dette, mais pour épargner Marfa Pètrovna qui aurait pu concevoir des doutes, ce qui aurait amené des discussions familiales. Et pour Dounia elle-même c’eût été un grand scandale qui ne se serait pas passé ainsi. Ces diverses raisons empêchèrent Dounia d’espérer quitter avant six semaines cette maison affreuse. Évidemment, tu n’ignores pas combien Dounia est intelligente et quel ferme caractère est le sien. Dounétchka peut supporter beaucoup et, dans les situations extrêmes, trouver en elle suffisamment de force pour ne rien perdre de son énergie. Elle ne m’écrivait même rien à ce sujet, pour ne pas me troubler, quoique nous nous donnions souvent de nos nouvelles. Le dénouement fut inattendu.

» Marfa Pètrovna entendit par hasard, dans le jardin, son mari supplier Dounia et, saisissant mal la situation, accusa celle-ci de tout, pensant que c’était sa faute. Il se passa entre eux, dans le jardin, une scène épouvantable : Marfa Pètrovna osa porter des coups à Dounia, ne voulut pas entendre raison, cria elle-même durant toute une heure, et, finalement, ordonna que l’on me ramène Dounia, en ville, dans une simple télègue de moujik, où l’on jeta toutes ses affaires, ses robes, son linge, comme ils étaient, sans rien emballer ni ranger. À ce moment, il se mit à pleuvoir à verse et Dounia, outragée et déshonorée, dut faire ces dix-sept verstes avec le moujik, dans une télègue découverte. Pense maintenant, qu’aurais-je pu t’écrire en réponse à la lettre que j’ai reçue de toi il y a deux mois ? J’étais au désespoir ; je ne pouvais te décrire la scène, car tu aurais été malheureux, chagriné et indigné, et qu’y pouvais-tu, après tout ? Te perdre toi-même, peut-être ? Et puis, Dounétchka me l’avait interdit ; et compléter la lettre avec des futilités à propos de n’importe quoi, quand un tel chagrin me pesait sur le cœur, cela je ne le pouvais pas. Pendant tout un mois les potins allèrent leur train dans notre ville et c’en était arrivé au point que nous ne pouvions même plus aller à l’église, à cause du mépris que l’on nous témoignait et des chuchotements ; il y eut même devant nous des conversations désobligeantes. Nous n’avions plus d’amis, personne ne nous saluait plus, et j’ai appris avec certitude que des commis de magasin et certains employés avaient voulu nous faire une basse offense en enduisant de goudron la porte de notre maison, ce qui amena notre propriétaire à exiger que l’on s’en allât. Tout cela était motivé par Marfa Pètrovna qui eut le temps d’accuser et de calomnier Dounia dans toutes les maisons de la ville. Elle connaît tout le monde ici. Ce mois-ci elle vint constamment en ville et, comme elle aime à jaser et à parler de ses affaires familiales et, surtout, à exposer à chacun ses griefs vis-à-vis de son mari, ce qui est très mal, elle colporta toute l’aventure dans un temps très court, non seulement en ville, mais encore dans tout le district. Je tombai malade, Dounétchka, elle, fut plus solide que moi, si tu avais vu comme elle supportait tout ! C’est elle encore qui me consolait et m’encourageait ! C’est la bonté même !

» Mais Dieu a été miséricordieux, nos tourments ont été abrégés : M. Svidrigaïlov se ravisa, ayant eu pitié de Dounia, et apporta à Marfa Pètrovna la preuve complète et évidente de l’innocence totale de Dounétchka, c’est-à-dire la lettre que Dounia avait été obligée de lui écrire – encore avant que Marfa Pètrovna les eût surpris au jardin, – pour décliner des demandes d’explications personnelles et de rendez-vous secrets, dont il la pressait, lettre qui, après le départ de Dounétchka, resta dans les mains de M. Svidrigaïlov. Dans cette lettre elle lui faisait reproche, de la façon la plus véhémente et indignée, du peu de noblesse de sa conduite à l’égard de Marfa Pètrovna, faisait valoir qu’il était père de famille et, enfin, que c’était très abominable de sa part, de tourmenter et de rendre malheureuse ainsi une pauvre jeune fille sans défense et déjà suffisamment éprouvée sans cela. En un mot, cher Rodia, cette lettre était si noble et si touchante que j’ai sangloté en la lisant et qu’actuellement encore il m’est impossible de la relire sans pleurer. En outre, pour justifier Dounia, les domestiques témoignèrent et révélèrent qu’ils en savaient davantage que ne le supposait M. Svidrigaïlov, ce qui arrive toujours dans ces cas-là. Marfa Pètrovna fut absolument consternée et « de nouveau anéantie », comme elle dit elle-même, mais en revanche, elle fut complètement convaincue de l’innocence de Dounétchka et le lendemain même, le dimanche, elle alla en droite ligne à la cathédrale, les larmes aux yeux, prier à genoux la Sainte Vierge de lui donner la force d’endurer cette dernière épreuve et de remplir son devoir. Ensuite, elle vint chez nous tout droit de l’église, sans s’arrêter chez personne ; elle nous raconta tout, pleura amèrement et, dans une parfaite contrition, embrassa Dounia en lui demandant pardon. Le matin même, sans tarder, si peu que ce soit, elle partit droit de chez nous faire le tour de toutes les maisons de la ville pour établir partout la grandeur des sentiments et la pureté de la conduite de Dounétchka, cela en termes élogieux pour celle-ci et en versant d’abondantes larmes. Mais cela ne suffit pas : elle montra et lut à haute voix, à tous, la lettre de Dounétchka à M. Svidrigaïlov et elle en a même fait prendre des copies (ce qui me semble superflu). De cette façon, elle dut mettre plusieurs jours d’affilée à faire sa tournée, car certains s’étaient froissés que d’autres eussent eu sa préférence. Finalement il s’établit un roulement et tout le monde sut que tel jour Marfa Pètrovna allait lire la lettre dans telle maison et l’on se réunissait pour cette lecture, même si on l’avait déjà écoutée plusieurs fois chez soi ou chez des amis, suivant l’ordre. Mon opinion est qu’il y avait beaucoup, vraiment beaucoup d’excès dans ceci, mais ainsi est faite Marfa Pètrovna. En tout cas, elle rétablit l’honneur de Dounétchka et toute l’abomination de cette affaire retomba, comme une honte indélébile, sur le mari qui était le seul coupable, à tel point que j’en ai eu quelque commisération ; on a vraiment jugé trop durement cet insensé. On se mit tout de suite à inviter Dounia pour des leçons dans certaines autres maisons, mais elle refusa. En général, tout le monde lui témoigna tout à coup beaucoup de respect. Tout cela aida à l’événement imprévu qui change toute notre destinée.

» Apprends, cher Rodia, qu’on a demandé la main de Dounia et qu’elle a déjà accepté, ce de quoi je m’empresse de t’instruire. Et quoique cela se fît sans que tu donnes ton conseil, tu ne nous en feras pas grief, à moi et à ta sœur, je l’espère, car, comme tu le verras plus loin, de par cette affaire elle-même, il nous a été impossible d’attendre et de la remettre jusqu’à l’arrivée de la réponse. D’ailleurs, tu n’aurais pu, de loin, juger de tout exactement. Voici comment cela est arrivé : Il est déjà conseiller de cour, son nom est Piotr Pètrovitch Loujine, il est parent éloigné de Marfa Pètrovna qui a beaucoup aidé à cette affaire. Il nous a transmis son désir de nous connaître par son intermédiaire. Il a été reçu récemment, a pris le café et le jour suivant nous a écrit en nous exposant sa demande avec politesse et en demandant une réponse rapide. C’est un homme d’affaires fort occupé, il doit partir bientôt pour Petersbourg et, de ce fait, chaque instant a pour lui son prix. Évidemment nous étions au début un peu abasourdies, car tout cela s’est passé très vite et d’une façon inattendue. Nous avons réfléchi et examiné la situation ensemble toute la journée. C’est un homme digne de confiance et de moyens assurés, il travaille dans deux entreprises et possède déjà un certain avoir. Évidemment il a déjà quarante-cinq ans, mais il est agréable d’aspect et possède encore un certain prestige auprès des femmes ; il est d’ailleurs extrêmement posé et convenable, quoique un peu morose et, dirait-on, condescendant. Mais peut-être n’est-ce, en somme, qu’une première impression. Et je t’avertis, cher Rodia, quand tu le verras à Petersbourg – ce qui arrivera très prochainement – ne le juge pas avec trop de rapidité et de feu, comme il est dans ta nature, si, au premier coup d’œil, quelque chose ne te plaisait pas en lui. Je t’avertis en tout cas, quoique je sois sûre qu’il te fera une bonne impression. Et, d’ailleurs, pour connaître n’importe qui, il faut prendre contact progressivement et prudemment, pour ne pas tomber dans l’erreur et la prévention, qu’il est bien difficile de corriger et d’effacer par après. Mais Piotr Pètrovitch est, du moins d’après de nombreux indices, un homme absolument honorable. Lors de sa première visite, il nous a dit qu’il était un homme positif, mais qu’il admettait – ainsi qu’il s’exprima lui-même « les convictions de nos dernières générations » et qu’il était hostile aux préjugés. Il a dit encore beaucoup de choses, car il est quelque peu fat, je crois, et il aime beaucoup qu’on l’écoute, mais ce n’est presque pas un défaut. Je n’ai évidemment pas bien compris, mais Dounia m’a expliqué que, quoique d’une instruction peu étendue, il est intelligent et, croit-elle, bon. Tu connais le caractère de ta sœur, Rodia. C’est une jeune fille ferme, pondérée, patiente et magnanime, quoiqu’elle ait une âme ardente, ce que j’ai bien étudié en elle. Évidemment, ni d’un côté ni de l’autre, il n’est question d’un violent amour ; mais Dounia est une jeune fille intelligente et en même temps un être noble, un ange qui se fera un devoir de faire le bonheur de son mari, si celui-ci, de son côté, prenait soin de son bonheur à elle, ce de quoi nous n’avons, jusqu’ici, pas de grandes raisons de douter, quoique, à vrai dire, la chose se fit un peu vite. D’ailleurs, c’est un homme très intelligent et prudent et il comprendra lui-même, évidemment, que son propre bonheur se fera dans la mesure où Dounétchka elle-même sera heureuse avec lui. Peuvent-elles entrer en ligne de compte les quelconques inégalités de caractère, les vieilles habitudes et même certaines divergences dans les idées (ce qui est inévitable, même dans les unions les plus heureuses) ; à ce propos Dounétchka m’a dit qu’elle compte sur elle-même, qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter et qu’elle pourra supporter beaucoup, sous la condition que les relations futures soient honnêtes et justes.

» L’aspect d’un homme est fort trompeur. Lui, par exemple, m’a semblé un peu rude ; mais cela peut provenir précisément de sa droiture d’âme, et c’est évidemment ainsi. Par exemple, lors de sa deuxième visite (sa demande était déjà acceptée), au cours de la conversation, il a dit que, déjà avant d’avoir connu Dounia, il avait décidé de prendre pour épouse une jeune fille honnête, mais sans dot, et qui ait nécessairement déjà connu la détresse ; car, a-t-il expliqué, un mari ne doit être redevable de rien à sa femme et il vaut beaucoup mieux que celle-ci le considère comme un bienfaiteur. J’ajoute qu’il s’était exprimé moins brusquement et plus affablement que je ne puis écrire, car j’ai oublié les termes exacts qu’il a employés ; je ne me souviens que de l’idée et d’ailleurs il ne l’a nullement dit avec mauvaise intention, mais visiblement, cela lui a échappé en parlant et il a même essayé, ensuite, d’adoucir et de corriger ses paroles ; mais à moi, cela me sembla quand même un peu rude et je l’ai dit plus tard à Dounia. Mais celle-ci me répondit avec quelque dépit que « les paroles ne sont pas les actes » et c’est évidemment juste. Avant de se décider, Dounétchka n’a pas dormi de toute la nuit et, croyant que je dormais, elle s’est levée et a marché de longues heures de long en large dans la chambre ; enfin elle s’est mise à genoux et a prié longtemps et ardemment devant l’icône et le matin elle m’a déclaré qu’elle avait pris une résolution.

» J’ai déjà dit que Piotr Pètrovitch part maintenant pour Petersbourg ; il a là-bas des affaires importantes en cours et il veut y ouvrir un cabinet d’avoué. Il s’occupe depuis longtemps d’affaires de contentieux et il vient de gagner un procès important. Il est nécessaire qu’il se rende à Petersbourg également à cause d’une affaire importante en instance au Sénat. De sorte, cher Rodia, qu’il peut t’être, à toi également, fort utile en tout, et Dounia et moi avons déjà décidé que, dès maintenant, tu pourrais commencer résolument ta future carrière et considérer ton avenir comme nettement déterminé. Ah ! Si cela se pouvait ! Ce serait un tel avantage que l’on ne pourrait le considérer autrement que comme une charité directe du Tout-Puissant envers nous. Dounia ne fait qu’en rêver. Nous avons risqué quelques mots, déjà, à ce sujet à Piotr Pètrovitch. Il s’exprima avec prudence et dit que, bien entendu, comme il ne peut pas se passer de secrétaire, il préférait, évidemment, payer le traitement à un parent plutôt qu’à un étranger, si seulement ce parent a les aptitudes nécessaires pour cette fonction (comme si toi, tu n’avais pas ces aptitudes !). Mais il formula tout de suite le doute que tes études universitaires te laissent assez de temps pour travailler avec lui. C’était tout pour cette fois, mais Dounia ne pense plus qu’à cela. Elle est depuis plusieurs jours dans une sorte de fièvre et elle a déjà fait tout un projet, dans lequel tu pourrais devenir plus tard l’adjoint et même l’associé de Piotr Pètrovitch dans ses affaires juridiques, d’autant plus que tu es toi-même à la Faculté de Droit.

» Moi, Rodia, je suis tout à fait d’accord avec elle et je partage tous ses plans et espoirs, croyant leur réalisation très vraisemblable et ce malgré l’actuelle attitude hésitante, fort compréhensible, de Piotr Pètrovitch (car tu lui es encore inconnu). Dounia croit fermement qu’elle arrivera à tout par sa bonne influence sur son futur mari, et de cela elle est convaincue. Évidemment, nous nous sommes bien gardées de laisser percer quoi que ce fût de ces projets éloignés devant Piotr Pètrovitch, et, surtout, que tu deviendras son associé. C’est un homme positif et, sans doute, l’eût-il pris très sèchement et tout cela lui eût semblé n’être que des songes creux ! Ni moi ni Dounia ne lui avons encore dit mot de notre espérance qu’il nous prête la main pour t’aider pécuniairement dans tes études pendant que tu es à l’université ; nous n’en avons pas parlé pour cette raison, d’abord, que cela se fera de soi-même plus tard et que, sans doute, sans paroles superflues, il l’offrira lui-même (je voudrais le voir refuser cela à Dounétchka) et d’autant plus vite que tu pourras devenir son bras droit au bureau et recevoir alors cette aide, non pas comme un bienfait, mais sous forme d’un traitement bien gagné. Ainsi Dounétchka veut-elle tout arranger, et je suis tout à fait d’accord avec elle. En deuxième lieu, nous n’en avons pas parlé parce que je voulais absolument te mettre sur un pied d’égalité avec lui, lors de votre rencontre.

» Lorsque Dounia parlait de toi avec enthousiasme, il répondait qu’il faut d’abord voir soi-même un homme de près pour le juger, et qu’il se réserve, lorsqu’il fera ta connaissance, de se faire une opinion à ton sujet. Tu sais, mon très cher Rodia, il me paraît, pour certaines raisons (raisons qui, du reste, ne se rapportent pas du tout à Piotr Pètrovitch, mais qui sont des raisons propres, personnelles, des raisons de vieille femme peut-être), il me semble que je ferais peut-être mieux, après les noces, de vivre à part, comme je vis maintenant, et non pas avec eux. Je suis sûre, absolument, qu’il sera si généreux et si plein de tact qu’il m’invitera de lui-même et me proposera de ne plus quitter ma fille, et s’il ne m’en a touché mot, c’est, évidemment, que cela va de soi ; mais je n’accepterai pas. J’ai souvent observé dans la vie que les maris ne tiennent pas aux belles-mères et moi, non seulement je ne désire pas être à la charge de quelqu’un, mais je veux être libre, tant que j’ai un coin et des enfants pareils à toi et à Dounétchka. Si possible, je m’installerai près de vous car, Rodia, j’ai gardé le plus agréable pour la fin : sache, mon cher petit, que sans doute très bientôt, nous nous réunirons tous trois ensemble et que nous pourrons nous embrasser après ces trois années de séparation !

» Il est déjà tout à fait certain que moi et Dounia nous nous rendrons à Petersbourg ; quand, précisément, je ne sais mais en tout cas très, très bientôt, et même peut-être dans une semaine. Tout dépend des dispositions prises par Piotr Pètrovitch, lequel, dès qu’il se sera orienté à Petersbourg, nous le fera immédiatement savoir. Il voudrait, d’après certains calculs, hâter le mariage dans la mesure du possible et même, s’il y a moyen, le célébrer pendant les jours gras actuels ou, si cela ne réussissait pas, à cause de la brièveté du délai, alors immédiatement après les fêtes. Ah ! Avec quelle joie vais-je te serrer sur mon cœur ! Dounia est tout agitée par la joie de te revoir, et elle a dit une fois, par plaisanterie, que cela suffisait déjà pour qu’elle épouse Piotr Pètrovitch. Un ange, voilà ce qu’elle est ! Elle ne t’ajoute rien de sa main à cette lettre, mais elle m’a dit de t’écrire qu’elle a tant et tant à te dire qu’elle ne peut se décider à prendre la plume, car en quelques lignes, il est impossible de rien raconter et que cela ne ferait que l’agiter ; elle veut que je t’embrasse bien fort et que je t’envoie un nombre incalculable de baisers. Malgré le fait que nous nous verrons, très bientôt, personnellement, je t’enverrai quand même, un de ces jours, de l’argent ; autant qu’il me sera possible. Maintenant que tout le monde a su que Dounétchka se marie avec Piotr Pètrovitch et que mon crédit s’est tout à coup accru, je sais, à coup sûr, qu’Aphanassi Ivanovitch me concédera, sur le compte de la pension, peut-être même jusqu’à soixante-quinze roubles et ainsi je t’enverrai sans doute vingt-cinq et peut-être trente roubles. Je t’aurais envoyé plus, mais j’ai peur, à cause des frais de voyage, bien que Piotr Pètrovitch ait déjà été si bon de prendre sur lui une partie de ces frais.

» Plus précisément, il a lui-même proposé de faire parvenir nos bagages et notre grand coffre (je ne sais au juste comment, par des amis, je pense), néanmoins, nous devons compter avec les premiers jours à Petersbourg, où l’on ne peut arriver sans argent. Dounétchka et moi nous avons, du reste, tout calculé avec exactitude et il en résulte que les frais ne seront pas élevés. D’ici à la gare du chemin de fer il n’y a que quatre-vingt-dix verstes et nous nous sommes déjà arrangées, pour le trajet, avec un moujik-roulier ; et de là, nous continuerons très bien en troisième classe. De cette façon, je réussirai sans doute à t’envoyer, non pas vingt-cinq, mais trente roubles. En voilà assez : deux feuilles toutes remplies, et il ne me reste plus de place ; toute notre histoire ; il est vrai qu’il s’est accumulé tant d’événements !

» Et maintenant, mon incomparable Rodia, je t’embrasse en attendant notre prochaine entrevue et je te donne ma bénédiction. Aime Dounia, ta sœur, Rodia ; aime-la comme elle t’aime, et sache qu’elle t’aime sans bornes, plus qu’elle-même. C’est un ange et toi, Rodia, tu es tout pour nous, tu es tout notre espoir. Sois heureux, et nous le serons également. Pries-tu Dieu, Rodia, comme avant, et crois-tu en la bonté de notre Créateur et Rédempteur ? j’ai peur, dans mon cœur, que tu n’aies été touché par la récente incrédulité à la mode ? Si c’est ainsi, alors, je prie pour toi. Rappelle-toi, cher Rodia, comme dans ton jeune âge, encore du vivant de ton père, tu balbutiais des prières sur mes genoux et comme alors nous étions heureux ! Adieu, ou mieux, au revoir ! Je t’embrasse bien fort, je t’embrasse sans fin.

» Tienne jusqu’à la mort,

» Poulkhéria Raskolnikova. »

Pendant toute cette lecture, le visage de Raskolnikov était baigné de larmes, mais quand il eut fini, il était pâle, convulsé et un sourire lourd, bilieux, méchant, tordait ses lèvres. Il appuya la tête sur son oreiller maigre et sale et sa pensée s’agita. Enfin l’air et la place lui manquèrent dans son réduit jaune, pareil plutôt à une armoire ou à un coffre. Son regard et ses pensées voulaient un espace libre. Il saisit son chapeau et sortit, cette fois-ci, sans craindre de rencontres dans l’escalier ; il n’y pensait plus. Il se dirigea vers l’Île Vassili par la perspective V., comme s’il s’y hâtait pour une affaire importante, mais suivant son habitude, il marchait sans faire attention au chemin, se murmurant quelque chose entre les dents et même se parlant à haute voix, ce qui étonnait considérablement les passants. Beaucoup le prirent pour un ivrogne.

IV

Cette lecture l’avait profondément ému. Quant au point principal, cependant, il n’en douta pas un instant, même pendant qu’il lisait la lettre. La question en elle-même était résolue pour lui et résolue définitivement : « Ce mariage ne se fera pas tant que je vivrai, et au diable le sieur Loujine ! »

« Car c’est évident », murmurait-il, souriant et supputant d’avance, avec méchanceté, le succès de sa décision. « Non, la maman, non, Dounia, vous ne m’abuserez pas !… Et elles cherchent encore à s’excuser de ne m’avoir pas demandé mon avis et d’avoir décidé l’affaire sans moi ! Comment donc ! Elles pensent qu’il n’est plus possible de rompre maintenant ; possible ou pas possible nous le verrons bien ! Quelle excuse capitale ; « Car c’est un homme d’affaires, Piotr Pètrovitch, un homme tellement affairé qu’il ne peut se marier autrement qu’en chaise de poste, voire en chemin de fer.

» Non, Dounétchka, je vois tout et je sais tout ce que tu as à me dire ; je sais à quoi tu as réfléchi toute la nuit en marchant de long en large dans la chambre, et pour qui tu as prié devant l’icône de Notre-Dame de Kasan qui se trouve dans la chambre à coucher de la maman. Il est bien dur de gravir le Golgotha. Hum… Ainsi donc, c’est décidé définitivement : vous épousez un homme d’affaires, un homme positif, Avdotia Romanovna, un homme qui possède son capital propre (qui possède déjà son capital propre, cela fait plus posé, plus impressionnant) ; il travaille dans deux entreprises et il partage les convictions de nos dernières générations (comme écrit la maman) et il est « croit-elle », bon, comme remarque Dounia elle-même. Ce « croit-elle » c’est plus splendide que tout ! Et cette même Dounétchka va épouser ce « croit-elle » ! Splendide ! Splendide !

« … Curieux, quand même, pourquoi la maman m’a raconté ces « nouvelles générations » ? Est-ce simplement pour définir le personnage, ou dans un but plus éloigné : me disposer favorablement à l’égard de Loujine ? Ah ! Les malignes ! Il serait curieux d’élucider une circonstance encore : jusqu’à quel point se sont-elles ouvertes l’une à l’autre, ce jour-là, cette nuit-là, et pendant tout le temps qui a suivi ? Tous les mots ont-ils été prononcés entre elles, ou bien toutes deux ont-elles compris qu’elles ont la même chose sur le cœur et dans l’esprit, qu’il n’y a plus rien à dire et qu’il est inutile de parler. C’était probablement bien ainsi, on voit ça à la lettre. Il a semblé rude à la maman, un peu, et, la naïve maman, ne va-t-elle pas faire des réflexions à Dounia ! Et celle-ci, évidemment, s’est fâchée et a répondu avec quelque dépit : Comment donc ! Qui ne se mettrait en rage quand l’affaire est évidente, sans tergiversations possibles, alors que c’est déjà décidé, et qu’il est inutile de parler. Et que m’écrit-elle là : « Aime Dounia, Rodia, car elle t’aime plus qu’elle-même… », n’est-ce pas le remords qui la tourmente secrètement, le remords de s’être résolue à sacrifier sa fille à son fils. « Tu es notre espoir, tu es tout pour nous ! » Ah ! la maman !… » La colère montait en lui de plus en plus et s’il avait en ce moment rencontré M. Loujine, il lui semblait qu’il l’aurait tué.

« Hum, c’est vrai, continua-t-il, suivant le tourbillon de sa pensée, c’est vrai que, pour connaître quelqu’un, « il faut prendre contact progressivement et prudemment » ; mais M. Loujine est clair. Surtout, c’est « un homme affairé, et, croit-elle, bon » : ce n’est pas une paille, il prend le transport des bagages sur soi, il fait parvenir le grand coffre à ses frais ! Comment ne serait-il pas bon ? Et elles deux, la fiancée et la mère, louent un moujik, avec une télègue couverte de nattes (je sais comment cela va, là-bas !). Ce n’est rien ! Il n’y a que quatre-vingt-dix verstes, « et de là, nous continuerons très bien en troisième classe », quelque mille verstes. Et c’est raisonnable : bien obligé de faire avec ce que l’on a. Mais, M. Loujine, et alors quoi ? Elle est quand même votre fiancée… Et vous ne pouviez pas ne pas savoir que la mère emprunte de l’argent sous la garantie de sa pension !

Évidemment, vous avez ici une affaire commerciale commune, une entreprise à avantages absolus et à parts égales, alors, les frais par moitié : le pain et le sel en commun mais le tabac séparément, d’après le dicton. Pour ce cas-ci, l’hommes d’affaires les a tant soit peu trompées : le bagage coûte moins cher que leur transport personnel et sans doute, même, ne lui coûtera-t-il rien du tout. Ne voient-elles donc rien, ou ne veulent-elles pas voir ? Et penser que ce ne sont là que de petites fleurs, et que les véritables fruits sont encore à venir ! Quelle est la question importante, ici ? Ce n’est nullement l’avarice, la rapacité, mais le ton de tout cela. Car c’est cela, l’avenir, c’est ce qui sera après le mariage, ceci est augural… Et la maman, pourquoi triomphe-t-elle, en somme ? Avec quoi va-t-elle arriver à Petersbourg ? Avec trois roubles d’argent ou avec deux « billets » comme dit l’autre…, la vieille… hum ! De quoi espère-t-elle vivre à Petersbourg, ensuite ? Car elle a déjà pu deviner, je ne sais selon quels indices, qu’il lui sera impossible de vivre avec Dounia après les noces, même au début. Le cher homme s’est sans doute trahi ici, il a fait ses preuves, quoique la maman s’en soit défendue, « mais, dit-elle, je refuserai ». À quoi pense-t-elle ? Sur qui compte-t-elle ? Sur les cent-vingt roubles de la pension, à diminuer de la dette à Aphanassi Ivanovitch ? Elle tricote bien ces fichus d’hiver et elle brode des manchettes en usant ses vieux yeux. Mais ces fichus-là n’augmentent la pension que de vingt roubles par an, je le sais bien, moi. Alors c’est quand même sur la noblesse de M. Loujine qu’elles comptent : « Il m’invitera de lui-même », il te suppliera sans doute. Compte dessus ! Et c’est ainsi que cela se passe chez ces admirables âmes à la Schiller : elles vous ornent le personnage de plumes de paon, jusqu’au dernier moment ; elles comptent sur le bien et non sur le mal, quoiqu’elles pressentent le revers de la médaille, mais jamais elles ne se diront le mot véritable : sa seule pensée les crispe, elles se défendent de la vérité des pieds et des mains jusqu’à ce que le personnage ainsi orné leur pose lui-même un crapaud dans l’assiette. Il serait curieux de savoir si M. Loujine est décoré ; je parie qu’il a l’ordre de Sainte-Anne, et qu’il le porte aux dîners d’entrepreneurs et de marchands. Et il le portera sans doute au mariage ! Après tout qu’il aille au diable !…

» Laissons la maman, que le Seigneur soit avec elle, c’est ainsi qu’elle est. Mais Dounia ? Mais Dounia, que faites-vous ? Dounia, chérie, je vous connais ! Vous aviez déjà dix-neuf ans passés quand je vous ai vue la dernière fois, mais je vous avais déjà comprise. La maman écrit que « Dounétchka saura beaucoup supporter ». Si elle a su supporter M. Svidrigaïlov, avec tous ses désavantages, c’est que, réellement, elle sait supporter beaucoup. Et maintenant, vous avez imaginé, avec la maman, que vous saurez supporter aussi M. Loujine ; M. Loujine qui expose les avantages de prendre femme parmi les miséreuses à combler de bienfaits par le mari, et qui l’expose presque à la première entrevue. Mettons que cela lui ait « échappé », bien qu’il soit un homme rationnel (mais alors, peut-être que cela ne lui a pas échappé du tout et qu’au contraire il avait l’intention de s’expliquer le plus rapidement possible ?). Et Dounia, alors ? Dounia ! Elle ! Pour elle, l’homme est clair, et il faudra vivre avec cet homme. Elle aurait mangé du pain noir et bu de l’eau, mais son âme, elle ne l’aurait pas vendue, mais sa liberté morale, elle ne l’aurait pas échangée contre du confort, ni donnée pour tout le Slesvig-Holstein et non seulement pour M. Loujine. Non, Dounia n’était pas ainsi, tant que je l’ai connue et… et évidemment elle n’a pas changé maintenant ! Est-il nécessaire de le dire ! Les Svidrigaïlov, c’était pénible ! C’était pénible de traîner toute sa vie comme gouvernante, de district en district, pour deux cents roubles, mais je sais quand même que ma sœur se serait faite le nègre d’un planteur, ou d’un Letton misérable aux gages d’un Allemand de la Baltique plutôt que d’avilir son esprit et son sens moral en se liant pour toujours – par avantage personnel – avec un homme qu’elle ne respecte pas et avec qui elle n’a que faire ! Et même si M. Loujine était coulé tout entier en or pur ou taillé dans un diamant, elle n’aurait pas voulu devenir la concubine légale de M. Loujine ! Pourquoi consent-elle maintenant ? Que cache-t-on ici ? Quelle est la solution de la devinette ? L’affaire est claire : pour soi-même, pour son confort personnel, même pour sauver sa vie, elle ne se vendrait pas ; mais pour un autre elle se vend ! Pour quelqu’un de cher, d’adoré, elle se vendrait ! Voilà en quoi consiste tout notre secret : pour son frère, pour sa mère, elle se vendrait ! Elle vendrait tout ! Oh ! Au besoin, nous saurions comprimer un peu notre sens moral ; notre liberté, notre tranquillité et même notre conscience, tout cela à la friperie ! Gâchée la vie ! Pourvu que ces êtres chers soient seulement heureux. Mais ce n’est pas tout. Nous inventerons une casuistique propre, nous nous instruirons chez les jésuites et, sans doute, nous nous calmerons pour quelque temps, nous nous convaincrons que c’est réellement ainsi que cela doit être, car la fin est bonne. Voilà comment nous sommes et tout est limpide comme du cristal. Bien sûr, il s’agit de Rodion Romanovitch Raskolnikov, c’est lui qui est au premier plan. Comment donc, elle peut assurer son bonheur, payer ses études, le faire associer dans une entreprise, lui enlever tout souci de l’avenir ; sans doute deviendra-t-il riche plus tard, et terminera-t-il sa vie en homme honorable, respecté et peut-être même célèbre ! Et la mère ? Mais il y a Rodia, l’inestimable Rodia, l’aîné ! Comment ne pas sacrifier même une telle fille à un tel premier-né ! Oh ! cœurs chers et injustes ! Et quoi encore ! Sonètchka, Sonétchka Marméladovna, Sonètchka éternelle, tant que le monde sera monde ! Et ce sacrifice-là, ce sacrifice, vous l’avez bien mesuré ? Oui ? Est-il à la mesure de vos forces ? Sera-t-il efficace ? Est-il raisonnable ? Conceviez-vous, Dounétchka, que le sort de Sonètchka n’est pire en rien que le vôtre avec M. Loujine ? « Il n’est pas question d’un violent amour », écrit la maman. Et si non seulement « il n’est pas question d’un violent amour », mais au contraire, s’il y a déjà de l’aversion, du mépris, du dégoût, alors quoi ? Il en sortira que, à nouveau, il faudra « observer la propreté ». N’est-ce pas ainsi ? Comprenez-vous, comprenez-vous ce que signifie pareille propreté ? Comprenez-vous que la propreté Loujine et la propreté Sonètchka, c’est la même chose, et peut-être même pire, plus sordide, plus vile, car chez vous, Dounétchka, il y a quand même le calcul d’un surplus de confort et là, il s’agit simplement de crever de faim ou non ! « Elle coûte cher, bien cher, pareille propreté » Dounétchka ! Et après, si c’est au-dessus de vos forces, vous vous repentirez ? Toute la douleur, la tristesse, les malédictions, les larmes, tout cela caché de tous, car quand même vous n’êtes pas Marfa Pètrovna ! Et qu’adviendra-t-il de la mère ? Car elle est déjà maintenant inquiète et torturée ; et alors, quand elle verra clair ? Et moi ?… Ah ! mais çà ? Ah, mais qu’avez-vous donc bien pu penser de moi ? Je ne veux pas de votre abnégation, Dounétchka, je n’en veux pas, la maman ! Cela ne sera pas tant que je vivrai, cela ne sera pas, cela ne sera pas ! Je n’accepte pas ! ».

Subitement, il reprit ses sens et s’arrêta.

« Cela ne sera pas ? Et que feras-tu pour que cela ne soit pas ? Tu le défendras ? Et de quel droit ? Que peux-tu leur promettre de ton côté pour avoir ce droit-là ? De leur consacrer toute ta vie, tout ton avenir, dès que tu auras fini tes études et obtenu une place ? Connu ! Sornettes que tout cela. Et maintenant ?

» C’est tout de suite qu’il faut faire quelque chose, ne le comprends-tu pas ? Tu les dépouilles toi-même. L’argent, lui, s’obtient au prix de la pension hypothéquée et des Svidrigaïlov. Comment vas-tu les protéger contre les Svidrigaïlov, contre Aphanassi Ivanovitch Vakhrouchine, toi futur millionnaire, toi, Zeus disposant de leurs destinées ? Dans dix ans ? Mais, dans dix ans, ta mère sera aveugle à force de fichus et, sans doute, de larmes ; elle aura dépéri à force de jeûnes. Et ta sœur ? eh bien, imagine-toi un peu ce qui peut advenir de ta sœur dans dix ans, ou pendant ces dix ans ? Tu as deviné ? ».

Ainsi s’excitait-il et se torturait-il lui-même non sans quelque délectation. Du reste, toutes ces questions n’étaient ni neuves ni imprévues, mais bien anciennes et maintes fois ressassées. Il y a déjà longtemps qu’elles lui déchiraient le cœur. Il y avait déjà très longtemps qu’était née cette angoisse, qu’elle s’était développée, s’était accumulée et, ces derniers temps, elle avait mûri et s’était concentrée, prenant la forme d’une terrible, d’une féroce, d’une fantastique question. Question qui avait harassé son cœur et sa tête et qui demandait une solution immédiate. La lettre de sa mère l’avait secoué comme un coup de foudre. Il était clair que ce n’était pas le moment de se livrer à l’angoisse, à la souffrance intellectuelle passive devant l’insolubilité de la question, mais qu’il fallait au plus vite faire quelque chose ; agir tout de suite. Il fallait à tout prix se décider à quelque chose, ou bien…

« Ou bien tout à fait renoncer à la vie ! », s’exclama-t-il hors de lui-même, accepter son sort avec résignation, comme il est, une fois pour toutes, tout étouffer en soi-même, renoncer à agir, à vivre, à aimer ! ».

« Comprenez-vous, comprenez-vous, Monsieur, ce que cela signifie quand on ne sait plus où aller ? », se rappela-t-il en pensant tout à coup à la question que Marméladov lui avait posée la veille, « car il faut bien que chacun puisse aller quelque part… »

Tout à coup, il frissonna : une idée, l’idée d’hier, repassa rapidement dans sa mémoire. Mais ce ne fut pas l’idée qui le fit frissonner. Il savait bien, il pressentait qu’elle reviendrait nécessairement et il l’attendait ; et puis, elle ne datait nullement d’hier. La différence était dans ce qu’il y avait un mois, et hier même, ce n’était encore qu’un rêve, tandis qu’à présent… à présent, il ne le voyait plus comme un rêve, mais sous un aspect terrible, totalement inconnu. Il le pressentit… Il ressentit un choc intérieur et sa vue se troubla.

Il regarda hâtivement autour de lui. Quelque chose lui manquait. Il voulait s’asseoir et cherchait un banc. Il était en ce moment au boulevard K… et aperçut un banc à une centaine de pas. Il y alla aussi vite qu’il put, mais en chemin, il se produisit un incident qui retint pendant quelques minutes toute son attention.

En cherchant le banc des yeux, il avait remarqué une femme qui marchait à une vingtaine de pas devant lui, mais son attention ne s’y arrêta pas tout d’abord, comme d’ailleurs elle ne s’attachait à rien de ce qui se passait devant ses yeux. Il lui était arrivé bien des fois, par exemple, de rentrer chez lui sans se rappeler le chemin suivi et il ne prenait plus garde à cette inattention. Mais cette femme qui le précédait avait quelque chose d’étrange qui attirait les regards, et son attention se fixa peu à peu sur elle – d’abord de mauvaise grâce et avec quelque dépit et, ensuite, avec de plus en plus d’intensité. Il voulut tout à coup savoir ce qui, en fin de compte, lui paraissait étrange en elle. C’était probablement une jeune fille, une adolescente ; elle marchait en plein soleil, nu-tête, sans ombrelle et sans gants et elle balançait drôlement ses bras. Elle était vêtue d’une robe de soie légère mais celle-ci était bizarrement mise, à peine boutonnée, déchirée derrière, près de la taille : tout un morceau d’étoffe pendait et flottait. Un petit fichu entourait son cou nu mais il était mis tout de travers. Enfin, le pas de la jeune fille n’était pas ferme ; elle trébuchait et vacillait dans tous les sens. Raskolnikov eut finalement son attention complètement éveillée. Il arriva à sa hauteur, tout près du banc, où elle venait de s’affaler dans le coin, la tête renversée sur le dossier, les yeux fermés, apparemment épuisée à l’extrême. Après l’avoir examinée, il vit tout de suite qu’elle était ivre. Cette scène était étrange et atroce. Il se demanda s’il avait bien vu. Il avait devant lui un petit visage, très jeune, seize ans tout au plus, quinze peut-être, un joli, un mince visage de blonde, mais tout échauffé et bouffi. La jeune fille ne semblait plus consciente ; elle croisait les jambes plus qu’il ne fallait ; elle ne se rendait évidemment pas compte qu’elle se trouvait en rue.

Raskolnikov ne s’assit pas, mais ne voulant pas partir, resta perplexe devant elle. Ce boulevard était toujours peu fréquenté et maintenant, à deux heures de l’après-midi et par cette chaleur, il était tout à fait désert. Toutefois, à l’écart, à une quinzaine de pas, sur le côté de l’allée, s’était arrêté un monsieur qui, visiblement, voulait aussi approcher la jeune fille dans une intention quelconque. Il l’avait probablement vue également et avait voulu la rejoindre, mais Raskolnikov l’avait gêné. Il lui jetait des regards furieux essayant toutefois que l’autre ne les remarquât pas et attendait impatiemment son tour et que le fâcheux déguenillé s’en aille. La situation était évidente. Le monsieur avait une trentaine d’années ; il était gras, pétri de sang et de lait, il avait des lèvres roses, de petites moustaches et une mise fort soignée. Raskolnikov s’emporta, se fâcha violemment. Il eut envie de blesser d’une façon ou d’une autre ce dandy grassouillet. Il laissa la jeune fille un moment et s’avança vers lui.

– Eh là ! vous Svidrigaïlov ! Que cherchez-vous ici ? lui cria-t-il en serrant les poings et en ricanant, les lèvres baveuses de rage.

– Que signifie ? demanda rudement l’homme en fronçant les sourcils et le prenant de haut.

– Fichez-moi le camp, voilà tout !

– Comment oses-tu, coquin !

Et il leva sa canne. Raskolnikov se jeta sur lui, ne s’étant même pas rendu compte que cet homme solide aurait pu maîtriser facilement deux hommes de sa force. Mais, en ce moment, quelqu’un le saisit vigoureusement par derrière ; c’était un agent.

– Allons, Messieurs, il est défendu de se battre sur la voie publique. Que vous faut-il ? Qui êtes-vous ? demanda-t-il à Raskolnikov avec sévérité après avoir considéré ses haillons.

Raskolnikov le regarda avec attention. Il avait une brave figure de soldat, des moustaches blanches et des yeux sensés.

– C’est vous qu’il me faut, s’exclama-t-il, le saisissant par la main. Je suis Raskolnikov, ancien étudiant.

– Vous pouvez le savoir, dit-il, s’adressant au Monsieur, et vous, venez, je vais vous montrer quelque chose…

Et il entraîna l’agent par la main, vers le banc.

– Voilà, regardez, tout à fait ivre, elle est venue par le boulevard. Je ne sais quel est son milieu, mais il ne semble pas qu’elle soit du métier. Le plus probable c’est qu’on l’a fait boire et puis qu’on en a abusé… la première fois… vous comprenez ? Et puis on l’a lâchée, ainsi dans la rue. Regardez comme la robe est déchirée, regardez comme elle en est revêtue : elle a été habillée, ce n’est pas elle-même qui s’est vêtue ainsi et ce sont des mains inexpérimentées qui l’ont fait, des mains d’homme. Cela se voit. Et maintenant regardez par là : ce dandy avec lequel je voulais me battre m’est inconnu ; c’est la première fois que je le vois ; mais il a aussi remarqué en chemin la jeune fille, ivre, inconsciente, et il a fortement envie de l’approcher et de l’entraîner – tant qu’elle est dans cet état là. – C’est certainement ainsi, croyez-moi, je ne me trompe pas. J’ai moi-même vu comme il l’observait et la surveillait, mais je l’ai gêné et il attend que je m’en aille. Le voilà maintenant qui s’est écarté et fait semblant de rouler une cigarette… Comment faire pour l’empêcher d’emmener la jeune fille ? Comment la reconduire chez elle ? Réfléchissez un peu.

L’agent avait immédiatement tout compris. L’attitude du gros monsieur était évidente ; il restait la jeune fille. Le vieux soldat se pencha sur elle pour l’examiner de plus près et une réelle compassion se peignit sur ses traits.

– Quelle misère ! dit-il, branlant la tête ; tout à fait une enfant. On l’a trompée pour sûr. Écoutez, Mademoiselle, se mit-il à appeler, où habitez-vous ?

La jeune fille ouvrit des yeux fatigués et hagards, regarda stupidement ceux qui la questionnaient et fit de la main le geste de les chasser.

– Voilà, dit Raskolnikov (il fouilla dans sa poche, sortit vingt kopecks que par chance il avait encore), voilà, prenez un fiacre et dites au cocher de la ramener à son adresse. Seulement, il nous faut connaître son adresse !

– Mademoiselle ! Mademoiselle ! recommença l’agent, ayant accepté l’argent, je prendrai tout de suite un fiacre et je vous reconduirai moi-même. Où désirez-vous aller ? Comment ? Où demeurez-vous ?

– … la paix ! m’ennuient !… murmura la jeune fille et elle secoua de nouveau sa main.

– Ah, là, là ! Comme c’est mal ! Vous n’avez pas honte, Mademoiselle ? Quelle honte ! (Il branla de nouveau la tête, apitoyé et indigné.) En voilà un problème ! fit-il, s’adressant à Raskolnikov, puis d’un coup d’œil, il réexamina celui-ci des pieds à la tête. Sans doute lui sembla-t-il vraiment étrange de porter de telles guenilles et de donner de l’argent.

– Est-ce loin que vous l’avez trouvée ? lui demanda-t-il.

– Je vous le dis : elle marchait devant moi sur le boulevard. Parvenue au banc, elle s’y effondra.

– Quelles mœurs maintenant de par le monde, mon Dieu, quelle honte ! Si jeunette et déjà ivre ! Trompée, c’est bien ça ! Voilà la robe qui est déchirée… Quelle débauche par ces temps-ci ! Et probablement de bonne naissance, des gens ruinés sans doute… Il y en a beaucoup comme ça maintenant. Elle semble être choyée, comme une demoiselle, – et il se pencha de nouveau sur elle.

Peut-être avait-il aussi des filles comme elle, comme des demoiselles, et l’air choyées, avec des allures de jeunes filles bien élevées.

– Ce qui est surtout important, s’inquiétait Raskolnikov, c’est de ne pas la laisser à ce goujat ! Car il va l’outrager ! Cela crève les yeux, ce qu’il veut. La canaille ! Il ne part pas !

Raskolnikov parlait haut en le montrant de la main. L’autre entendit, voulut se fâcher à nouveau, mais se ravisa et se contenta d’un regard plein de mépris. Ensuite il s’écarta encore de dix pas et s’arrêta à nouveau.

– Ne pas la lui donner, c’est possible, répondit le sous-officier pensivement. Pourvu qu’elle dise où la mener car sinon… Mademoiselle ! Eh ! Mademoiselle ! dit-il de nouveau.

La jeune fille ouvrit brusquement les yeux, comme si elle venait de comprendre quelque chose ; elle se leva du banc et se mit à marcher dans la direction d’où elle était venue.

– Ah ! les effrontés ; ils m’ennuient ! articula-t-elle avec le même geste de la main.

Elle marchait vite en vacillant aussi fort qu’auparavant. Le dandy la suivit, sans la perdre des yeux, mais il prit l’autre allée.

– Ne craignez rien, je ne le laisserai pas faire, dit le vieux soldat moustachu avec décision, et il les suivit.

– Quelle dépravation, ces temps-ci ! répéta-t-il à haute voix en soupirant.

À cet instant, Raskolnikov sentit une impulsion soudaine qui le retourna complètement.

– Écoutez un peu ! Eh là ! cria-t-il au vieux soldat.

Celui-ci revint sur ses pas.

– Laissez ! Laissez tomber ! Pourquoi ? Laissez-le s’amuser un peu (il montra le dandy). Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

L’agent ne comprenait pas et il le regardait avec des yeux ronds. Raskolnikov se mit à rire.

– Ah ! Eh ! – fit le vieux soldat, et, après un geste de la main, il se remit en route derrière le dandy et la jeune fille, prenant sans doute Raskolnikov pour un fou ou pour quelque chose de pire encore.

« Il a emporté mes vingt kopecks, dit Raskolnikov avec rancœur quand il fut seul, « Qu’il en prenne autant de l’autre, qu’il laisse la fille aller avec lui et que c’en soit fini… Que me suis-je mêlé de l’aider ? Est-ce à moi d’offrir mon aide ? Ai-je le droit de secourir ? Qu’ils s’entre-dévorent les uns les autres tout vifs, qu’est-ce que cela peut me faire ? Et comment ai-je osé me départir de ces vingt kopecks ! Étaient-ils donc à moi ?

Malgré ces étranges paroles, il eut une sensation très pénible. Il s’assit sur le banc resté vide. Sa pensée était éparpillée… il lui était difficile pour l’instant de concrétiser la maudite pensée. Il aurait voulu oublier tout, s’endormir, et puis, se réveiller et recommencer sa vie…

« Pauvre petite », dit-il, jetant un coup d’œil sur le coin du banc, à présent inoccupé. « Elle reviendra à elle, pleurera, ensuite sa mère n’ignorant plus rien, la battra d’abord, puis, la fouettera douloureusement et ignominieusement et sans doute la chassera… Et si elle ne la chasse pas, alors l’affaire sera quand même flairée par les Daria Franzevna, et voilà la petite passant de main en main… Alors, tout de suite l’hôpital (et c’est toujours ainsi avec celles qui ont des mères très vertueuses et qui polissonnent en cachette) et alors… alors, de nouveau l’hôpital… le vin, les cabarets… et de nouveau l’hôpital… dans deux, trois ans, la voilà mutilée, après avoir vécu dix-huit ou dix-neuf ans en tout et pour tout… En ai-je vu, ainsi ! Et comment fait-on pour qu’elles soient ainsi ?… Ah ! Après tout, laissons ! C’est ainsi que cela doit être. Un certain pourcentage, dit-on, doit s’en aller chaque année… au diable, sans doute pour rafraîchir les autres et ne pas les gêner. Un certain pourcentage ! Ils ont de bien gentils mots : ils sont si apaisants, si scientifiques. On vous dit : un certain pourcentage, et il ne faut donc plus s’en préoccuper. Si, parfois, on employait un autre mot, alors… ce serait, peut-être, plus inquiétant. Et qu’arriverait-il si Dounétchka tombait dans le pourcentage ?… Si pas dans celui-ci, dans un autre ?

« Mais où vais-je ? », se demanda-t-il brusquement. « Bizarre. Je suis bien sorti dans un but. Après avoir lu la lettre, je suis sorti… J’y suis : j’allais chez Rasoumikhine dans l’île de Vassili ; maintenant, je me rappelle. Mais pour quoi faire, en somme ? Et de quelle manière cette idée d’aller chez Rasoumikhine m’est-elle venue juste à ce moment ? C’est étrange. »

Il s’étonnait lui-même. Rasoumikhine était un de ses anciens camarades d’étude. Il était remarquable qu’à l’université, Raskolnikov n’eut presque pas d’amis ; il évitait tout le monde, n’allait chez personne, n’aimait pas recevoir. Du reste, tout le monde se détourna rapidement de lui. Il ne participait ni aux réunions, ni aux conversations, ni aux amusements, ni à rien. Il travaillait beaucoup, sans se ménager, et on le respectait pour cette raison, sans l’aimer. Il était très pauvre, dédaigneux, fier et peu communicatif, comme s’il gardait quelque secrète pensée. Nombre de ses camarades trouvaient qu’il les considérait comme des enfants, de haut, et comme s’il leur était supérieur en développement intellectuel, en science, en convictions, et qu’il traitait leurs idées et leurs intérêts comme quelque chose d’inférieur.

Pour quelle raison s’était-il lié avec Rasoumikhine ? – lié n’est pas le mot – mais il était simplement plus communicatif et plus ouvert avec lui. D’ailleurs, il était impossible d’avoir d’autres relations avec Rasoumikhine. C’était un garçon extraordinairement gai et expansif, bon jusqu’à la candeur. Du reste, sous cette simplicité, se cachait de la profondeur et de la dignité. Les meilleurs parmi ses camarades le comprenaient ; tout le monde l’aimait. Il n’était pas bête du tout quoique, en effet, parfois un peu naïf. Son aspect était expressif : grand, maigre, toujours mal rasé, noir de cheveux. Parfois il se déchaînait et passait pour un hercule. Une fois la nuit, en joyeuse compagnie, il étala d’un coup de poing un agent de près de six pieds et demi de haut. Il savait boire sans frein, mais il savait ne pas boire du tout ; parfois il polissonnait au delà des limites permises, mais il pouvait s’en abstenir tout à fait. Rasoumikhine était encore remarquable par le fait qu’aucun insuccès ne le troublait jamais et qu’aucune circonstance fâcheuse ne semblait lui peser. Il pouvait loger fût-ce sur le toit, souffrir une faim infernale et un froid extraordinaire. Il était très pauvre et se subvenait à lui-même, se procurant de l’argent par des travaux. Il connaissait une foule de sources où il pouvait puiser de l’argent, en le gagnant bien entendu. Une fois, il ne chauffa pas sa chambre pendant tout un hiver et assura que c’était plus agréable ainsi, car, dans le froid, l’on dort mieux. Actuellement, il avait été forcé de quitter l’université, mais pas pour longtemps, et il se hâtait, en travaillant de toutes ses forces, à redresser la situation, pour pouvoir continuer ses études. Raskolnikov n’était plus venu chez lui depuis bien quatre mois et Rasoumikhine ne savait même pas où il demeurait. Une fois, il y a deux mois, ils s’étaient rapidement croisés en rue, mais Raskolnikov se détourna et passa même sur l’autre trottoir pour qu’il ne le remarquât pas. Rasoumikhine, quoique l’ayant bien vu, passa outre, ne voulant pas humilier son ami.

V

« Il est vrai qu’il y a quelque temps, je voulais demander à Rasoumikhine qu’il me trouve du travail, des leçons ou n’importe quoi… », pensait Raskolnikov, « mais en quoi peut-il m’aider maintenant ? Admettons qu’il me procure des leçons, admettons même qu’il partage son dernier kopeck (s’il en a un), de sorte que je puisse acheter des bottes et remettre mon costume en ordre pour aller aux leçons… hum… Et après ? Que peut-on faire avec quelques pièces de cuivre ? Est-ce cela que je cherche ? Non, il est inutile d’aller chez Rasoumikhine… »

La question de savoir pourquoi il allait chez Rasoumikhine l’inquiétait plus qu’il ne se l’avouait ; il cherchait avec angoisse un sens inquiétant à cet acte, à tout prendre ordinaire.

« Est-il possible que j’aie voulu arranger tout au moyen de Rasoumikhine, que j’y aie vu la solution ? », se demandait-il avec étonnement.

Il méditait, se passait la main sur le front et – bizarrement, comme par hasard, après une longue incertitude – une pensée très étrange lui traversa l’esprit.

« Hum… chez Rasoumikhine », fit-il soudainement et tout à fait tranquillement, comme s’il s’agissait là d’une résolution définitive, « J’irai chez Rasoumikhine, évidemment… mais, pas aujourd’hui… J’irai chez lui après cela, quand cela sera fait et que tout ira autrement… »
Brusquement, il reprit conscience. « Après cela », s’exclama-t-il, s’arrachant du banc, « mais cela se fera-t-il donc ? est-il vraiment possible que cela se fasse ? »

Il quitta le banc et se mit en route, presque en courant ; il voulait rentrer chez lui, mais un invincible dégoût le retint : aller là-bas dans ce coin, dans cette répugnante armoire où cela mûrissait déjà depuis plus d’un mois ! Il continua son chemin sans but.

Ses frissons nerveux devenaient fébriles ; il avait froid malgré cette chaleur étouffante. Il se mit à observer avec attention les objets situés sur son chemin, avec effort, comme s’il cherchait à tout prix une distraction ; mais cela lui réussissait mal et il retombait constamment dans son rêve. Quand, après un frisson, il relevait la tête et regardait autour de lui, il oubliait tout de suite à quoi il avait pensé et quel chemin il avait pris. Il traversa ainsi toute l’île Vassili, passa le pont sur la petite Neva et s’engagea dans les Îles. La fraîcheur de la verdure plut tout d’abord à ses yeux fatigués, habitués à l’atmosphère poussiéreuse de la ville, à la chaux et au cortège écrasant des gros immeubles. Ici, il n’y avait ni chaleur suffocante, ni puanteur, ni débit de boissons. Mais bientôt cette sensation agréable se mua en impression maladive et énervante. Parfois il s’arrêtait devant quelque villa revêtue de ses atours de verdure, regardait au travers de la grille ; il voyait des femmes parées sur les terrasses et les balcons et des enfants qui couraient dans les jardins. C’étaient les fleurs qui le retenaient le plus et qu’il regardait surtout. Il rencontrait aussi des calèches somptueuses, des cavaliers et des amazones ; il les suivait des yeux avec curiosité et les oubliait avant qu’ils fussent hors de vue. Un moment, il s’arrêta et compta la monnaie qui lui restait ; il n’avait plus qu’environ trente kopecks : « Vingt à l’agent, trois à Nastassia pour la lettre, donc j’ai donné quarante-sept ou cinquante kopecks hier à Marméladov », calcula-t-il, mais il oublia tout de suite dans quel but il avait sorti l’argent de sa poche. Il s’en souvint quand il passa devant une auberge et sentit qu’il avait faim. Il entra, but un verre de vodka et acheta un petit gâteau fourré. Il l’acheva sur le chemin. Il y avait déjà longtemps qu’il n’avait bu de vodka et l’effet de celui-ci fut immédiat quoiqu’il n’eût bu qu’un seul verre. Ses jambes se firent pesantes et il éprouva un fort besoin de sommeil. Il se dirigea vers sa demeure, mais ayant atteint l’île Poetr, il s’arrêta, fatigué à l’extrême ; il quitta la route, s’engagea dans les buissons, se laissa choir sur l’herbe et s’endormit immédiatement.

Dans un état morbide, les rêves se distinguent souvent par le relief, la clarté et la grande ressemblance avec la réalité. Il se forme parfois des tableaux horribles, mais la mise en scène et le processus même de la représentation sont si vraisemblables, si pleins de détails tellement délicats et inattendus mais correspondant si artistiquement à la plénitude du tableau, que celui qui rêve ne saurait en imaginer de pareils, éveillé, fût-il un artiste comme Pouchkine ou Tourguéniev. Ces rêves-là, ces rêves morbides produisent une forte impression sur un organisme ébranlé et excité et restent longtemps en mémoire.

Raskolnikov fit un songe affreux, il rêva de son enfance, dans sa petite ville. Il a sept ans et se promène avec son père, hors de celle-ci, vers le soir. Il fait gris, étouffant. Les lieux sont pareils à ceux de ses souvenirs, et même les détails sont moins effacés dans son rêve que dans sa mémoire. La petite ville est bâtie dans une plaine rase, sans même un saule ; très loin, à l’horizon, s’étire la ligne sombre d’un petit bois. À quelques pas du dernier potager de la ville se trouve une taverne, une grande taverne qui faisait toujours une impression désagréable sur lui, qui l’effrayait même lorsqu’il passait devant la bâtisse en se promenant avec son père. Là, il y avait toujours foule ; on braillait, on s’esclaffait, on se querellait ; des voix éraillées beuglaient des chansons infâmes ; des bagarres y éclataient souvent ; aux alentours rôdaient des trognes avinées et effrayantes… En les croisant, il se serrait tout tremblant contre son père. Près de la taverne, la route était poussiéreuse, et la poussière toute noire. La route serpentait, et, trois cents pas plus loin, contournait, à droite, le cimetière de la ville. Au milieu du cimetière se trouvait une église avec une coupole verte où il allait à l’office deux fois par an avec son père et sa mère, lorsqu’on célébrait le service des morts à la mémoire de sa grand-mère, morte déjà depuis longtemps et qu’il n’avait jamais vue. Ils prenaient alors avec eux une koutia sur un plat blanc noué d’une serviette ; la koutia était sucrée et des grains de raisin secs dessinaient une croix sur le riz. Il aimait cette église et les antiques icônes sans revêtements qui s’y trouvaient, ainsi que le vieux prêtre à la tête branlante. À côté du tombeau de sa grand-mère, recouvert d’une dalle, se trouvait la petite tombe de son frère puîné, mort à six mois, et qu’il n’avait pas connu non plus ou dont il ne pouvait se souvenir. On lui avait appris qu’il avait eu un petit frère et chaque fois qu’il visitait le cimetière, il faisait respectueusement et religieusement le signe de la croix devant la tombe, s’inclinait et la baisait. Et voilà qu’il rêve : lui et son père cheminent vers le cimetière et passent devant la taverne ; il s’accroche à la main de son père et jette des coups d’œil effrayés au cabaret. Une circonstance spéciale éveille son intérêt : cette fois-ci, il y a des réjouissances, il s’y presse une foule de bourgeoises parées, de paysannes accompagnées de leurs maris et toutes sortes de gens équivoques. L’ivresse est générale, et tout le monde chante. Près du perron de la taverne se trouve une télègue, un de ces immenses fardiers traînés par des chevaux de trait et qui servait au transport des marchandises et des tonneaux de vin. Il avait toujours aimé regarder ces formidables chevaux à longue crinière, aux grosses pattes, qui marchent tranquillement, d’un pas mesuré, en traînant toute une montagne derrière eux, comme s’il leur était plus aisé de traîner la charge que de ne pas la traîner. Mais maintenant – fait bizarre – à cette grande télègue est attelée une maigre petite rosse rouanne, une de ces rosses de paysan qui – il l’avait vu souvent – s’éreintent à traîner une grosse charge de bûches ou de foin, qui parfois s’enlisent dans la boue ou se coincent dans une ornière. Alors les paysans les fouettent si douloureusement, si douloureusement, parfois même sur le museau ou les yeux, qu’il en a pitié, si pitié qu’il est prêt à fondre en larmes et que sa maman, toujours, doit l’éloigner de la fenêtre. Et voilà qu’il entend un grand tapage : de la taverne sortent de vigoureux moujiks, avec des cris, des chansons, des balalaïkas. Des moujiks ivres, habillés de chemises rouges et bleues et de souquenilles jetées sur les épaules. « En voiture ! En voiture, tout le monde ! hurle l’un d’eux, un jeune homme avec un large cou et un visage charnu et rouge comme une carotte. J’emmène tout le monde ! En voiture ! » Mais des rires et des exclamations retentissent tout de suite.

– C’est cette rosse-là qui va nous emmener !

– N’es-tu pas fou, Mikolka ? Atteler cette petite jument à une telle télègue !

– Ce rouan-là ! Il a bien vingt ans, camarades !

– Montez ! J’emmène tout le monde ! crie de nouveau Mikolka, sautant le premier dans la télègue, s’emparant des rênes et se dressant de toute sa taille à l’avant. Le bai est parti tout à l’heure avec Matveï, crie-t-il de la télègue, et cette rosse, mes amis, me fait tourner les sangs, pour un peu, je la tuerais ; une bouche inutile, voilà ce qu’elle est. Montez, vous dis-je ! Je la mettrai au galop, elle devra bien se mettre au galop ! Et il prend le fouet en main, se préparant avec joie à frapper la bête.

– Montez donc ! Quoi ! s’esclaffe-t-on dans la foule. Vous voyez bien qu’elle galopera !

– Voilà bien dix ans qu’elle n’a plus galopé !

– Elle galopera !

– Pas de pitié, les amis, prenez tous des fouets et allez-y !

– Vas-y ! Fouette-la !

Tout le monde s’entasse dans la télègue de Mikolka avec des cris et des rires bouffons. Six hommes sont montés déjà, et il y a place encore. Ils emmènent une femme, grasse, rose. Elle est vêtue d’andrinople, porte une coiffe brodée de perles et est chaussée de souliers de paysanne. Elle casse des noisettes en riant doucement. Tout autour, dans la foule, on rit aussi : comment ne rirait-on pas à l’idée de cette pauvre petite jument efflanquée qui va traîner toute cette charge au galop ! Deux jeunes paysans, dans la télègue, s’emparent de fouets pour aider Mikolka. On entend : « Hue ! ». La rosse tire tant qu’elle peut, et non seulement ne se met pas au galop, mais ne parvient même pas à avancer au pas. Elle agite ses pattes, s’essouffle, ploie sous les coups des trois fouets qui tombent en grêle sur ses flancs. La foule et les occupants de la télègue rient de plus belle mais Mikolka rage et fouette la jument à coups redoublés comme si vraiment il croit qu’elle se mettra au galop.

– Laissez-moi monter aussi, les amis ! s’écrie un gars de la foule, séduit à son tour.

– Grimpe ! Grimpez tous ! hurle Mikolka. Elle emmènera tout le monde ! Je la fouetterai jusqu’à ce qu’elle crève.

Et il frappe, il frappe, et, dans sa rage, ne sait plus que faire pour la torturer plus encore.

– Papa, papa, crie Rodia à son père, papa, que font-ils ? Papa, ils frappent le pauvre petit cheval !

– Viens, viens ! dit son père. Ils sont ivres, ils s’amusent, les brutes. Viens, ne regarde pas.

Et le père veut l’emmener, mais il s’arrache de sa main et court comme un fou vers le petit cheval. La pauvre jument est déjà bien mal en point. Elle s’essouffle, s’arrête, fait un dernier effort, est prête à tomber.

– Fouette jusqu’à ce qu’elle crève ! crie Mikolka. C’en est fait. Qu’elle crève !

– Tu ne portes donc pas de croix au cou, démon ! crie un vieillard dans la foule.

– As-tu jamais vu, une pareille rosse devoir tirer une telle charge ! ajoute un autre.

– Tu l’éreinteras ! crie un troisième.

– Touche pas ! C’est mon bien ! J’en fais ce qui me plaît ! Montez encore ! Montez tous ! Je veux à toute force qu’elle se mette au galop !…

Il y a tout à coup une explosion de rires : la jument ne peut plus souffrir les coups redoublés, et, dans son impuissance, se met à ruer. Même le vieux ne peut pas s’empêcher de sourire. Vraiment, a-t-on jamais vu cela, une rosse aussi efflanquée se mettre à ruer !

Deux gars de la foule saisissent des fouets et courent de part et d’autre de la jument pour la fouetter de plus belle.

– Sur le museau ! Frappe-la sur les yeux ! Sur les yeux ! hurle Mikolka.

– Une chanson, les amis ! crie quoiqu’un de la télègue.

On entend une chanson de ribaud, les tambourins, les sifflets accompagnent les refrains. La femme casse des noisettes et rit doucement.
Rodia court vers le petit cheval, le dépasse et voit les coups de fouet s’abattre sur ses yeux, sur ses yeux même. Son cœur se serre, ses larmes coulent. Un coup de fouet l’atteint à la figure ; il ne sent rien ; il crie ; il s’élance vers le vieillard aux cheveux blancs qui secoue la tête et semble désapprouver tout cela. Une paysanne le prend par la main et veut l’entraîner, mais il se sauve et s’élance à nouveau vers le cheval. La jument est à bout de forces mais essaie encore de ruer.

– Ah ! toi, démon ! s’écrie Mikolka en proie à la rage.

Il rejette le fouet, se baisse, extrait du fond du chariot un gros et long brancard, le prend par le bout et le soulève avec effort au-dessus de la bête.

– Il la fendra ! crie-t-on tout autour.

– Il la tuera !

– C’est mon bien ! hurle Mikolka, et, à toute volée, il abat le brancard. On entend un coup sourd.

– Fouettez-la ! Fouettez ! N’arrêtez pas ! crient des voix dans la foule.

Et Mikolka lève une deuxième fois le brancard et un deuxième coup s’abat sur le dos de la pauvre rosse. Sa croupe fléchit, mais elle se redresse et tire, tire de ses dernières forces dans tous les sens. Mais de tous les côtés une demi-douzaine de fouets s’abattent sans relâche sur elle ; le brancard se relève et retombe une troisième puis une quatrième fois ; régulièrement. La colère étouffe Mikolka parce qu’il n’a pas su la tuer du premier coup.

– Elle est solide ! crie-t-on autour de lui.

– La voilà qui va tomber, pour sûr, les amis, c’est la fin crie un amateur.

– Une hache, il nous faudrait une hache, quoi ! Finissons-en d’un coup, crie un troisième.

– Sacré nom ! Écartez-vous ! crie Mikolka à tue-tête. Il jette le brancard, fouille à nouveau dans la télègue et s’empare d’un levier de fer. Gare ! hurle-t-il, et, de toutes ses forces, il l’abat sur son pauvre cheval. Le coup porte ; la petite jument vacille, se tasse, ébauche l’effort de tirer, mais le levier retombe sur son dos et elle s’écroule comme si on lui avait coupé les quatre pattes d’un coup.

– Achève ! hurle Mikolka en sautant comme un fou du chariot.

Quelques gars, aussi rouges et aussi ivres que lui, se saisissent de n’importe quoi, du brancard, de fouets, de bâtons, et courent à la jument mourante. Mikolka se met sur le côté et continue à la frapper du levier sur le dos. La rosse tend le museau, exhale lourdement un dernier souffle et meurt.

– Achevée ! crie-t-on à l’entour.

– Pourquoi refusait-elle de galoper !

– C’est mon bien ! crie Mikolka, tenant toujours son levier à la main et les yeux injectés de sang.

Il est là, comme s’il regrettait de n’avoir plus rien à battre.

– Pour sûr que tu n’as pas de croix au cou ! se met-on déjà à crier dans la foule.

L’enfant ne se possède plus. Il fend la foule, se précipite avec un cri sur le malheureux cheval, enlace sa tête inanimée et sanglante, embrasse ses yeux, ses lèvres… Puis, brusquement, il saute sur ses pieds et s’élance comme un fou sur Mikolka. À ce moment, son père, qui le cherchait depuis longtemps, le saisit enfin et l’emmène loin de là.

– Viens ! Viens ! lui dit-il. Viens à la maison !

– Papa ! Pourquoi… ont-ils tué le pauvre cheval ?

Les sanglots lui coupent la respiration et les mots s’échappent comme des cris de sa poitrine oppressée.

– Ils sont ivres ; ils s’amusent. Tout cela ne nous regarde pas. Viens, dit le père.

Rodia se blottit contre lui, mais un poids lui oppresse la poitrine. Il veut reprendre son souffle… crier… et se réveille.

Il était baigné de sueur, essoufflé, les cheveux humides ; il se souleva épouvanté.

« Dieu merci, ce n’était qu’un rêve ! », dit-il en s’asseyant sous un arbre, cherchant à reprendre haleine. « Mais qu’est-ce que cela signifie ? Un rêve aussi ignoble ! Vais-je avoir une mauvaise fièvre ? »

Tout son corps était comme brisé ; il se sentait l’âme trouble et assombrie. Il s’appuya des coudes sur les genoux et se mit la tête dans les paumes des mains.

« Mon Dieu ! », s’exclama-t-il, « est-il possible, est-il vraiment possible que je prenne réellement une hache, que je la frappe à la tête, que je fende son crâne… que je glisse dans du sang poisseux et tiède, que je brise le cadenas, que je vole en tremblant… et que je me cache, tout couvert de sang… avec la hache… Mon Dieu ! Vraiment… ? »

Il frémissait en prononçant ces paroles.

« À quoi pensais-je ? », continua-t-il, penchant à nouveau la tête comme profondément stupéfait. « Je savais bien que je ne le supporterais pas, alors, pourquoi me suis-je torturé jusqu’à présent ? Hier, hier même, quand je suis allé faire cet… essai, hier même, j’ai clairement compris que je ne supporterais pas… À quoi pensais-je ? Pourquoi ai-je douté jusqu’ici ? Hier, en descendant l’escalier, je me suis dit que c’était vil, lâche, bas, abject… La seule idée de la réalité m’avait donné la nausée et m’épouvantait.

« Non, je ne le supporterai pas, je ne le supporterai pas ! Admettons qu’il n’y ait aucune erreur dans mes calculs ; admettons même que tous les calculs établis au cours du mois précédent soient clairs comme le jour et soient exacts comme l’arithmétique. Mon Dieu, mais, même dans ce cas, je ne me déciderais pas ! Je ne puis le supporter, je ne le supporterais pas ! Pourquoi, pourquoi, jusqu’ici… »

Se levant, il jeta un regard surpris autour de lui, comme s’il était décontenancé de s’être égaré là, et il s’achemina vers le pont T… Son visage était livide, ses yeux luisaient, ses membres étaient endoloris, mais il put tout à coup respirer librement. Il se sentit l’âme légère et paisible, libérée de la lourde charge qui l’écrasait depuis si longtemps. « Mon Dieu », suppliait-il, « montre-moi ma voie, et moi, je renonce à ce rêve de damné ! ».

Passant le pont, il regarda avec calme et douceur la Neva et l’éclat splendidement rouge du soleil couchant. Malgré son épuisement, il ne sentait même pas la fatigue. C’était comme si l’abcès de son cœur, mûrissant depuis un mois, venait de crever. La liberté ! La liberté ! Il était maintenant libéré de cet enchantement, de cette fascination, de cet envoûtement !

Plus tard, quand il se souvint de tout ce qui lui était arrivé ces jours-là, de minute en minute, de point en point, il fut toujours saisi d’un étonnement superstitieux en souvenir d’une certaine circonstance, du reste nullement extraordinaire, mais qui lui sembla alors comme quelque prédétermination de son destin : il ne comprit jamais pourquoi, harassé comme il l’était, et ayant toutes les raisons de rentrer en droite ligne chez lui, il passa par la place Sennoï où il n’avait que faire. Le crochet n’était pas long, mais absolument inutile. Évidemment, il lui était arrivé des dizaines de fois, de rentrer chez lui sans se souvenir du chemin qu’il avait pris. Mais pourquoi, se demanda-t-il toujours, la rencontre si décisive et au plus haut point fortuite qui eut lieu place Sennoï, où, encore une lois, il n’avait que faire, pourquoi cette rencontre se produisit-elle précisément à cette heure, à cette minute de son existence, quand son esprit était ainsi disposé et quand les circonstances étaient telles que seule cette rencontre pouvait produire l’effet le plus décisif et le plus définitif sur toute sa destinée ? Comme si elle l’y avait attendu !

Il était près de neuf heures lorsqu’il passa place Sennoï. Les marchands des échoppes et des étalages en plein air, ainsi que les commerçants qui tenaient les grandes et les petites boutiques, fermaient leurs établissements, enlevaient et rangeaient leurs marchandises et s’en allaient chez eux, comme les clients, d’ailleurs. Il y avait une foule de loqueteux, de gagne-petit de toute espèce qui se tenaient près des gargotes, dans les sous-sols, à l’intérieur des cours sales et puantes des maisons de la place Sennoï et surtout près des tavernes. Raskolnikov avait une préférence pour cet endroit et pour les ruelles avoisinantes, quand il sortait sans but déterminé. Ici, ses guenilles n’attiraient pas de regards méprisants et l’on pouvait y circuler vêtu de n’importe quoi sans scandaliser personne. Au coin de la ruelle K…, un bourgeois et sa femme étalaient, sur deux tréteaux, de la mercerie. Ils y vendaient des fils, des rubans, des mouchoirs d’indienne, etc… Ils allaient partir également, mais s’étaient attardés en causant avec une personne de leur connaissance qui s’était approchée.

Cette personne était Lisaveta Ivanovna ou, plus simplement Lisaveta, comme tout le monde l’appelait, la sœur cadette de cette même vieille Alona Ivanovna, la veuve du contrôleur, la prêteuse sur gages que Raskolnikov avait été voir hier pour engager sa montre et faire son essai. Il y avait longtemps qu’il savait tout à propos de cette Lisaveta et celle-ci le connaissait un peu. C’était une fille de trente-cinq ans, grande, lourdaude, timide, humble et à demi-idiote, maintenue dans un esclavage complet par sa sœur, qui l’obligeait à travailler nuit et jour, qui la faisait trembler et même la battait.

Elle restait debout, avec son baluchon, à hésiter devant le bourgeois et la femme et les écoutait avec attention. Ceux-ci lui expliquaient quelque chose avec vivacité. Lorsque Raskolnikov l’aperçut, il fut envahi par une étrange sensation pareille à une profonde stupéfaction, quoiqu’en somme la rencontre n’eût rien d’anormal.

– Il faut que vous décidiez cela vous-même, Lisaveta Ivanovna, disait le marchand à haute voix. Venez demain vers les sept heures… Eux viendront aussi.

– Demain ? dit Lisaveta d’une voix indécise et traînante.

– Faut-il qu’elle vous fasse peur, Alona Ivanovna ! dit subitement la femme du marchand, une petite commère délurée. Vous êtes pareille à une enfant. Et après tout, ce n’est pas votre sœur, ce n’est que votre demi-sœur. Comment peut-elle vous asservir ainsi ! Cette fois-ci, ne dites rien à Alona Ivanovna, venez sans autorisation. L’affaire est avantageuse. Plus tard, votre sœur comprendra.

– Oui, je viendrai bien…

– Vers les sept heures, demain ; ils viendront également et vous pourrez décider vous-même.

– Et nous mettrons le samovar à bouillir, ajouta la femme.

– C’est bon. Je viendrai, mâchonna Lisaveta hésitante.

Puis elle se mit lentement en route.

Raskolnikov avait déjà dépassé le groupe et n’entendit plus rien. Il passa doucement, imperceptiblement, essayant de ne pas laisser échapper un seul mot de la conversation. Sa stupéfaction première se mua peu à peu en horreur ; un frisson glacé lui passa dans le dos. Il venait d’apprendre soudainement et d’une façon absolument inattendue que demain, à sept heures du soir, Lisaveta, la sœur et l’unique compagne de la vieille serait absente et que, par conséquent, celle-ci, à sept heures précises, serait seule chez elle.

Il ne lui restait plus que quelques pas à faire pour rentrer chez lui. Il arriva dans son réduit comme un condamné à mort. Il ne réfléchissait plus à rien ; il en était incapable. Il sentit, de tout son être, qu’il n’avait plus ni volonté ni raison et que tout était décidé sans appel.

Il était évident que, dût-il attendre l’occasion pendant des années, il ne pouvait compter faire un pas plus assuré vers le succès de son projet que celui qu’il venait de faire maintenant. De toute façon, il lui aurait été malaisé, la veille, d’apprendre, avec plus de précision et moins de risques, sans recherches ni questions dangereuses, que le lendemain, à telle heure, la vieille femme contre laquelle il méditait un attentat, serait toute seule chez elle.

VI

Par après, Raskolnikov apprit fortuitement pourquoi le marchand et sa femme invitaient Lisaveta. L’affaire était des plus ordinaires et ne comportait rien de spécial. Une famille récemment arrivée dans la capitale et qui s’était appauvrie, vendait des effets de femme, des robes, etc… Comme la vente au marché n’était pas avantageuse, ils cherchaient une marchande. Lisaveta s’occupait de ces choses : elle prenait des commissions, se rendait à domicile et avait une grande clientèle, car elle était très honnête, disait son prix et s’y tenait sans marchander. Elle était peu loquace, et comme il a déjà été dit – humble et ombrageuse.

Mais Raskolnikov, ces derniers temps, était plongé dans un état d’esprit superstitieux dont il garda longtemps des traces presque indélébiles. Et plus tard, dans toute cette affaire, il fut enclin à discerner de l’étrangeté, du mystère et la présence d’influences et de coïncidences spéciales. Auparavant, pendant l’hiver, un étudiant qu’il connaissait, Pokorèv, lui avait communiqué, en partant pour Kharkov, l’adresse de la vieille Alona Ivanovna, pour le cas où il devrait mettre quelque chose en gage. Pendant longtemps il n’y alla pas, car il donnait des leçons et subsistait tant bien que mal. Il s’était souvenu de cela, il y avait un mois et demi ; il possédait deux objets pouvant être mis en gage : une vieille montre d’argent ayant appartenu à son père et une mince bague d’or que sa sœur lui avait remise en souvenir lors des adieux. Il décida d’aller porter l’anneau chez l’usurière. Dès l’abord, sans rien en connaître, il se sentit pour celle-ci une invincible aversion. Il prit les deux « billets », et, s’en retournant, entra dans une méchante taverne. Une pensée singulière était en gestation dans son esprit, prête à sortir comme un poussin perçant sa coquille. Celle idée l’intéressait beaucoup, vraiment beaucoup.

La table voisine de la sienne était occupée par un étudiant qu’il ne connaissait pas ou dont il ne se souvenait pas, accompagné d’un jeune officier. Ils venaient de quitter le billard et buvaient du thé. Tout à coup, il entendit l’étudiant parler à l’officier de la prêteuse Alona Ivanovna, veuve d’un greffier du tribunal, et lui donner son adresse. Cela seul sembla étrange à Raskolnikov : il sortait de chez cette femme, et voilà qu’on parlait d’elle ! Une coïncidence, évidemment, mais il cherchait à se défaire d’une impression importune et voilà que cette impression était renforcée par une foule de détails sur Alona Ivanovna, que l’étudiant rapportait à son camarade.

– Elle est merveilleuse, dit-il, il y a toujours moyen d’en tirer de l’argent. Elle a plus d’argent qu’un juif ; elle peut t’allonger cinq mille roubles d’un coup, mais elle ne méprise pas un gage d’un rouble. Beaucoup des nôtres y ont été. Seulement c’est une sale charogne…
Et il se mit à raconter combien elle était méchante, fantasque, qu’elle ne rendait plus les objets si on laissait passer l’échéance ne fût-ce que d’un jour, qu’elle n’avançait que le quart de la valeur, et demandait du cinq et même du sept pour cent par mois, etc… L’étudiant, devenu loquace, raconta encore que la vieille avait une sœur, Lisaveta, que cette Lisaveta, était battue continuellement par cette petite vermine et tenue dans un esclavage total, comme une enfant, bien qu’elle ait au moins six pieds de haut…

– En voilà un phénomène ! s’exclama l’étudiant en éclatant de rire.

Puis ils s’entretinrent de Lisaveta. L’étudiant en parlait avec une sorte de plaisir singulier en riant constamment ; l’officier écoutait avec grand intérêt et demanda à l’étudiant de lui envoyer cette Lisaveta pour la réparation du linge. Raskolnikov ne laissa pas échapper un mot de cette conversation et apprit tout ; Lisaveta était la cadette des deux sœurs, mais elle n’était pas du même lit. Elle était âgée de trente-cinq ans déjà. Elle servait de cuisinière et de blanchisseuse et travaillait jour et nuit pour sa sœur ; de plus, elle cousait pour la vente, faisait des journées à laver les planchers et rapportait tous ses gains à la vieille. Elle n’aurait jamais osé accepter une commande ou un travail sans la permission de sa sœur. La vieille avait déjà fait son testament – ce qui était connu de Lisaveta – et cette dernière n’héritait pas d’un sou, mais uniquement du mobilier. Tout l’argent était légué à un monastère du département de N…, où elle fondait à perpétuité un office pour le repos de son âme. Lisaveta était fille du commun et non d’une famille de fonctionnaires et, de plus, très mal bâtie, de haute taille, avec d’interminables jambes tordues et chaussées de vieux souliers en peau de chèvre. Elle était toujours propre. Mais ce qui étonnait et faisait surtout rire l’étudiant, c’est que Lisaveta était constamment enceinte…

– Mais tu dis qu’elle est difforme ? remarqua l’officier.

– Mais oui, elle est basanée ; elle ressemble à un soldat travesti, ce n’est pas un laideron du tout. Elle a un visage si doux et des yeux si bons. Oui, très bons. Le fait est qu’elle plaît à beaucoup. Paisible, douce, innocente, consentante, consentante à tout. Et son sourire est même très joli.

– Mais, mon vieux, elle te plait à toi aussi ? se mit à rire l’officier.

– Par son étrangeté. Non, voici ce que je voulais dire : je tuerais bien cette vieille et je la dévaliserais sans scrupules, je te jure, ajouta l’étudiant avec feu.

L’officier se mit de nouveau à rire et Raskolnikov eut un frisson. Comme c’était étrange.

– Tu permets, j’ai une question importante à te poser, s’esclaffait l’étudiant. Je plaisantais, évidemment, mais écoute : d’un côté, cette vieille femme stupide, insensée, médiocre, malade, méchante, dont personne n’a besoin, et qui même au contraire est nuisible, qui ne sait pas elle-même pourquoi elle vit et qui bientôt mourra naturellement. Tu comprends ? Tu comprends ?

– Oui, eh bien ? répondit l’officier, fixant avec attention son compagnon qui s’agitait.

– Écoute bien. De l’autre côté, des forces jeunes et fraîches qui se perdent pour rien faute d’appui. Et il y en a des milliers, et partout ! Il y aurait moyen de promouvoir cent, mille bons combats avec l’argent de la vieille, destiné au monastère ! Des centaines, des milliers d’existences remises sur la voie ; des dizaines de familles sauvées de la misère, de la décomposition, de la perte, du vice, des cliniques vénériennes, – et tout cela avec son argent. La tuer, et prendre son argent pour se consacrer ensuite au service de l’humanité entière et de la cause commune : qu’en penses-tu, est-ce que des milliers d’actes bons et utiles n’effaceront pas ce tout petit meurtre ? Pour une vie, des milliers de vies sauvées de la putréfaction et de la décomposition. Une mort et cent vies en échange, – mais c’est de l’arithmétique ! Mais est-ce que la vie de cette misérable et stupide vieille phtisique compte dans la balance commune ? Pas plus que la vie d’un cafard, d’un pou et moins encore, car elle est nuisible. Elle empeste la vie des autres ; l’autre jour, de rage, elle a mordu Lisaveta au doigt, si fortement qu’on fut près de devoir le lui couper !

– Évidemment, elle n’est pas digne de vivre, remarqua l’officier, mais, que veux-tu, c’est la nature…

– Mais, mon vieux, on corrige et on dirige la nature ; sans cela on sombrerait dans les préjugés. Sans cela, il n’y aurait pas de grand homme. On parle de devoir et de conscience. Je ne veux rien dire contre le devoir et la conscience, – mais comment les concevons-nous ? Écoute, je te pose encore une question.

– Non, permets-moi, je veux également te questionner.

– Eh bien !

– Voilà, tu fais des discours, mais, dis-moi, tuerais-tu toi-même la vieille ou non ?

– Évidemment non ! C’est pour la justice… Ici, il n’est pas question de moi.

– Alors, si tu n’oses pas toi-même, ne parle donc pas de justice ! Viens, faisons encore une partie !

Raskolnikov était extrêmement agité. Bien sûr, c’était là une de ces conversations et une de ces idées juvéniles des plus ordinaires, des plus fréquentes, et que, maintes fois, il avait entendues sous d’autres formes et sur d’autres thèmes. Mais pourquoi fallait-il qu’il entendît précisément une conversation où étaient émises ces idées, au moment où naissaient en lui des idées identiques ? Et pourquoi fallut-il qu’il tombât sur des gens qui parlaient de la vieille au moment où, sortant de chez elle, il sentait cet embryon d’idée s’agiter en lui ?… Il trouva toujours insolite cette coïncidence. Cette quelconque conversation de taverne eut une extraordinaire influence sur lui lors du développement ultérieur de l’affaire, comme si, effectivement, il y avait eu quelque prédestination, quelque indication…

Rentré chez lui après son passage par la place Sennoï, il se jeta sur le divan et resta assis toute une heure sans mouvement. Dans l’entre-temps, la nuit était tombée. Il ne possédait pas de chandelle, et d’ailleurs l’idée ne lui venait pas de faire de la lumière. Il ne put jamais se souvenir s’il avait réfléchi à quelque chose alors. En fin de compte, il sentit revenir la fièvre, les frissons et s’aperçut avec délices que l’on pouvait bien se coucher tout vêtu sur le divan. Bientôt il fut écrasé par un sommeil de plomb.

Celui-ci fut extraordinairement long et sans rêves. Le lendemain, Nastassia, qui entra chez lui à dix heures, ne put le réveiller qu’à grand renfort de bourrades. Elle lui apportait du thé et du pain. Le thé, à nouveau très clair, était servi une fois encore dans sa propre théière.

« Le voilà qui dort encore ! » s’exclama-t-elle, indignée. « Il dort toujours ! »

Il se souleva avec difficulté. La tête lui faisait mal ; il se leva, tourna dans son réduit et retomba sur le divan.

– Toujours dormir ! cria Nastassia. Mais es-tu donc malade ?

Il ne répondit rien.

– Veux-tu du thé ?

– Tout à l’heure, prononça-t-il avec effort, fermant de nouveau les yeux en se tournant contre le mur.

Nastassia resta là un moment.

– Serais-tu sérieusement malade ? dit-elle, avant de sortir.

Elle revint à deux heures, avec de la soupe. Il n’avait pas bougé. Le thé était intact. Nastassia se sentit offensée et se mit à le secouer avec irritation.

– Pourquoi roupilles-tu ainsi ? s’écria-t-elle en le regardant avec dégoût.

Il se souleva et s’assit, en gardant le silence et tenant les yeux baissés.

– Oui ou non, es-tu malade ? demanda Nastassia.

Mais elle ne reçut pas de réponse.

– Pourquoi ne sors-tu pas en rue, pour changer d’air ? dit-elle, après un silence. Vas-tu manger, quoi ?

– Tout à l’heure, dit-il d’une voix faible. Va-t-en !

Et il fit de la main le geste de la chasser.

Après quelques minutes, il leva les yeux et regarda longtemps le thé et la soupe. Ensuite il prit le pain, la cuillère et se mit à manger.

Il mangea peu, trois ou quatre cuillerées avalées sans appétit, machinalement. La tête lui faisait moins mal. Après avoir mangé, il s’étendit de nouveau sur le divan, mais ne put se rendormir. Il restait couché sur le ventre, sans mouvement, la figure enfouie dans l’oreiller. Il rêvassait, et les images qui passaient devant ses yeux étaient étranges : le plus souvent, son demi-rêve l’emportait en Afrique, en Égypte, dans une oasis. La caravane se repose, les chameaux sont paisiblement couchés sous la rotonde des palmiers ; on dîne. Lui, boit l’eau du ruisseau qui coule et murmure à ses côtés. Et il fait si frais, et l’eau est si merveilleuse, si merveilleuse, si froide, si bleue dans sa course sur les cailloux aux diverses couleurs et le sable pur aux reflets dorés…

Tout à coup, il entendit distinctement sonner une horloge. Il frissonna, revint à lui, souleva la tête, regarda par la fenêtre, se rendit compte de l’heure, et soudain, pleinement conscient, sauta sur ses pieds comme si on l’avait arraché du divan. Il s’approcha de la porte sur la pointe des pieds, l’entrouvrit et tendit l’oreille aux bruits de l’escalier. Son cœur battait à grands coups. L’escalier était silencieux, comme si tout le monde dormait… Le fait d’avoir passé tout ce temps dans l’inconscience du sommeil et de la demi-veille, sans avoir rien fait, rien préparé, lui sembla étrange… étonnant… C’était probablement six heures qui venaient de sonner… Brusquement, une hâte extraordinaire, fébrile et désordonnée, se saisit de lui, remplaçant le sommeil et l’hébétude. En fait de préparatifs, du reste, il n’y avait pas grand-chose à faire. Il bandait toute son intelligence pour tout examiner et ne rien oublier ; et son cœur battait, cognait tant, qu’il eut de la peine à respirer.

Tout d’abord, il fallait faire une boucle et la coudre à son pardessus – l’affaire d’un instant. Il fouilla sous l’oreiller et en tira une chemise, vieille, sale, toute délabrée. Il arrache de cette loque une bande de deux pouces de large et de quatorze de long. Il la plia en deux, enleva son pardessus d’été, large, solide, en grosse cotonnade (il ne portait pas de veste) et se mit à coudre les extrémités de la bande sous l’aisselle gauche, à l’intérieur. Ses mains tremblaient, mais il vint à bout de l’ouvrage et l’on ne voyait rien à l’extérieur lorsqu’il endossa le paletot. L’aiguille et le fil avaient été préparés depuis longtemps et avaient été cachés, enveloppée d’un papier, dans le tiroir de sa table. Quant à la boucle, très adroitement faite et de son invention, elle était destinée à la hache. Il n’était pas possible de porter la hache à la main en pleine rue. Et même si on la cachait sous le paletot, il faudrait la maintenir. Avec la boucle, rien à craindre, il suffirait d’y passer le fer de la hache pour qu’elle y restât suspendue tranquillement pendant tout le trajet. En introduisant la main dans la poche latérale du pardessus, il pouvait saisir l’extrémité du manche et l’empêcher de balancer ; et comme le paletot était très large, un vrai sac, cela passerait certainement inaperçu. Cette boucle, il l’avait imaginée voilà déjà deux semaines.

Ayant fini de coudre, il passa les doigts dans la fente existant entre son divan « turc » et le plancher, tâtonna dans le coin gauche, et sortit le gage qu’il avait préparé depuis longtemps. Ce gage n’en était pas un, en somme, mais bien une planchette de bois lisse, de la dimension d’un étui à cigarettes en argent. Cette planchette, il l’avait trouvée par hasard, lors d’une de ses promenades, dans une cour où un pavillon abritait un quelconque atelier. Plus tard, il y avait ajouté une languette de fer, qui sans doute s’était détachée de quelque part et qu’il avait trouvée en rue. Joignant les deux planchettes, celle de fer étant la plus petite, il les lia fortement d’un fil dans les deux sens ; ensuite, il enveloppa le tout soigneusement et élégamment dans une feuille de papier blanc et ficela le paquet de manière à ce que le déballage fût malaisé. Ceci dans le but de fixer pour quelque temps l’attention de la vieille, et alors de pouvoir saisir le moment favorable. La languette de fer avait été ajoutée pour que la vieille ne devinât pas, ne fût-ce qu’un instant, que l’« objet » était en bois. Tout cela avait été conservé sous le divan. Il venait d’extraire le gage, lorsque quelqu’un cria dans la cour :

– Six heures passées depuis longtemps !

– Depuis longtemps ! Seigneur !

Il se précipita vers la porte, tendit l’oreille, prit son chapeau et se mit à descendre les treize marches, prudemment, sans bruit, comme un chat. Il avait à exécuter un point important : voler la hache à la cuisine.

Il avait décidé, depuis quelque temps déjà, de faire la chose à l’aide d’une hache ou bien encore avec un couteau pliant de jardinier ; mais il ne pouvait compter sur cet outil et encore moins sur ses propres forces et c’est ainsi que son choix s’était arrêté définitivement sur la hache. Remarquons à propos, une particularité commune à toutes les décisions qu’il avait prises dans cette affaire. Elles avaient une propriété étrange : à mesure qu’elles devenaient plus définitives, elles lui semblaient plus répugnantes et plus absurdes. Pendant tout ce temps, malgré sa torturante lutte intérieure, il ne put, en aucun moment, croire à la possibilité d’une réalisation de ses desseins.

Et même s’il était arrivé au point où tout, jusqu’au dernier détail, eût été éclairci et arrêté et où l’indécision n’aurait plus eu place, alors, probablement, il eût renoncé définitivement à son projet comme à un acte stupide, monstrueux et irréalisable. Quant à savoir où se procurer une hache, rien n’était plus facile et ce petit détail ne le préoccupait pas : Nastassia était continuellement absente le soir, soit en courses, soit chez des voisins, et elle laissait toujours la porte grande ouverte. C’était un sujet continuel de querelles entre elle et sa maîtresse. Il suffisait donc d’entrer sans bruit dans la cuisine au moment voulu, de prendre la hache et, plus tard, dans une heure (quand tout serait fini), de la rapporter au même endroit. Il y avait aussi des incertitudes : admettons qu’il revienne dans une heure pour la replacer et qu’il trouve Nastassia là, rentrée ? Évidemment, il faudrait passer outre et attendre qu’elle sorte de nouveau. Et si, dans l’entre-temps, elle s’apercevait que la hache n’était plus là, si elle se mettait à chercher, à pester : voilà le soupçon créé, ou, tout au moins, l’occasion du soupçon.

Mais c’étaient là encore des petits détails auxquels il n’avait même pas réfléchi, du reste il n’en avait pas eu le temps. Il pensait au principal et reléguait les détails jusqu’à ce qu’il fût lui-même convaincu de tout. Mais cela semblait décidément irréalisable. Du moins, c’est ce qu’il lui semblait. Il ne pouvait concevoir, par exemple, qu’il viendrait un temps où il cesserait de réfléchir, se lèverait et irait simplement là-bas… Et même son récent essai (c’est-à-dire sa visite dans le but de reconnaître définitivement les lieux), où il avait seulement essayé la chose, nullement « pour de bon », mais bien en se disant « allons-y, voyons, assez rêvé ! », lui démontra, tout de suite, que c’était au-dessus de ses forces. Il laissa tout tomber et s’enfuit, en rage contre lui-même. D’autre part, il semblait que toute l’analyse, dans le sens de la solution morale de la question, était terminée ; sa casuistique s’était affilée comme un rasoir et il ne trouvait plus en lui-même d’objection de conscience. Mais dans cette dernière occurrence il n’avait pas confiance en lui-même et, aveuglement, obstinément, en tâtonnant de tous côtés, il cherchait les objections comme s’il y avait été obligé. Les circonstances du dernier jour – qui survinrent si inopinément et qui décidèrent soudain de tout – agirent sur lui d’une façon toute mécanique : c’était comme si quelqu’un l’avait pris par la main et l’avait entraîné à sa suite, irrésistiblement, aveuglément et avec une force extra-naturelle. C’était comme s’il avait eu un pan de ses vêtements pris dans les rouages d’une machine et qu’il s’y fût senti entraîné.

Au début – et, du reste, il y avait longtemps – une question entre autres le préoccupait : pourquoi découvre-t-on si facilement tous les crimes et pourquoi les traces des criminels apparaissent-elles si aisément ?

Il arriva petit à petit à de multiples et curieuses conclusions et, d’après lui, la cause principale n’en résidait pas tellement dans l’impossibilité matérielle de dissimuler le crime mais dans la personnalité du criminel. Celui-ci, le plus souvent, subit, au moment du crime, un amoindrissement de la volonté et de la raison qui sont remplacées par une enfantine, une phénoménale futilité et cela au moment précis où il a besoin de toute sa raison et de tous ses moyens. D’après lui, cette éclipse de la raison et cette diminution de la volonté se saisissent de l’homme à l’instar d’une maladie, se développent progressivement jusqu’au paroxysme qui atteint son point culminant peu avant l’exécution du crime, persistent pendant la perpétration de celui-ci et quelque temps après, suivant le sujet, s’atténuent comme s’atténue toute maladie. Il ne se sentait pas encore en mesure de résoudre la question de savoir si c’était la maladie qui engendrait le crime ou si celui-ci s’accompagnait toujours de quelque chose de pareil à une maladie.

Arrivant à ces conclusions, il décida que lui-même ne pouvait donner prise à une semblable confusion maladive et qu’il garderait intactes et intangibles sa volonté et sa raison pendant toute l’exécution de son dessein, pour cette raison que son dessein « n’était pas un crime »… Laissons de côté le processus par lequel il arriva à cette dernière conclusion ; nous n’avons déjà que trop devancé l’action… Ajoutons que les difficultés effectives et purement matérielles de l’exécution ne jouaient, dans son esprit, qu’un rôle tout à fait secondaire. « Il suffira de garder sur elles l’emprise de la volonté et de la raison et elles seront vaincues chacune dans son temps, lorsqu’il faudra faire connaissance avec tous les détails de l’affaire dans leurs plus menues finesses. » Mais l’action ne commençait pas. Il croyait de moins en moins à ses décisions définitives et quand l’heure sonna, tout se fit d’une autre façon, comme par hasard et presque inopinément.

Une circonstance, dépourvue pourtant de toute importance, l’accula à une impasse avant même qu’il ne fût descendu dans la rue. Parvenu à la hauteur de la cuisine de la logeuse dont la porte était, comme d’habitude, grande ouverte, il y jeta prudemment un coup d’œil de biais pour s’assurer de ce que, Nastassia absente, la logeuse elle-même n’y était pas et pour voir si la porte de sa chambre était bien fermée pour qu’elle ne le vît pas lorsqu’il entrerait prendre la hache. Mais quelle ne fut pas sa stupéfaction lorsqu’il vit que Nastassia, non seulement n’était pas sortie, mais qu’elle était encore occupée à travailler : elle prenait du linge dans un panier et le pendait aux cordes ! L’ayant aperçu, elle interrompit son travail, se retourna vers lui et le suivit des yeux pendant qu’il s’en allait. Il détourna le regard et passa, comme s’il ne l’avait pas remarquée. Mais l’affaire était finie : il n’avait pas la hache. Il était terriblement consterné.

« D’où ai-je pris, pensait-il en arrivant sous le porche, d’où ai-je pris qu’elle serait nécessairement absente en ce moment ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ai-je décidé cela ? ». Il était écrasé, anéanti. Il voulait rire de lui-même, de rage. Une colère stupide et féroce s’empara de lui.

Il s’arrêta hésitant sous le porche. Sortir en rue, ainsi pour la forme, se promener, cela lui répugnait ; rentrer chez lui lui répugnait encore davantage. « Quelle occasion perdue à jamais ! », murmura-t-il, restant planté sans but sur le seuil, face au sombre réduit qui servait de loge au portier et dont la porte était, elle aussi, ouverte. Dans cette loge dont il était à deux pas, sous le banc, à droite, quelque chose jeta un éclat… Il promena un regard circulaire : personne. Il s’approcha à pas de loup, descendit les deux marches et appela le portier à faible voix. Il n’est pas là ; c’est sûr ! Il n’est pas loin d’ailleurs, car la porte est grande ouverte. » Il se jeta sur la hache (car c’était une hache), la sortit de sous le banc où elle se trouvait entre deux bûches, la fixa sur-le-champ dans la boucle, enfonça les mains dans les poches et sortit de la loge ; personne ne l’avait aperçu ! « Si ce n’est la raison, c’est le démon qui m’a guidé ! », pensa-t-il avec un étrange sourire. Cet incident lui rendit vraiment courage.

Il marchait lentement et posément, sans se dépêcher, pour ne pas donner lieu aux soupçons. Il regardait peu les passants ; il tâchait même de ne pas les dévisager du tout, par crainte de se faire remarquer. Soudain, il se souvînt du chapeau. « Mon Dieu ! Et moi qui avais de l’argent, il y a trois jours ! J’aurais bien pu le remplacer par une casquette ! » La malédiction lui monta aux lèvres.

Ayant jeté par hasard un coup d’œil par la porte d’une boutique, il aperçut une pendule qui marquait déjà sept heures dix. Il fallait se hâter et, en même temps, faire un crochet pour contourner la maison et arriver à la porte en passant de l’autre côté… Auparavant, lorsqu’il lui arrivait de se figurer tout cela en imagination, il pensait parfois qu’il aurait très peur. Mais ce n’était pas le cas, il n’était nullement effrayé. Et même des pensées étrangères l’occupaient, mais pour peu de temps. En longeant le jardin Youssoupov, il fut même très intéressé par l’idée d’y installer de hauts jets d’eau, et il trouvait que les jets d’eau rafraîchiraient si bien l’air de toutes les places. Peu à peu, il arriva à la conclusion que, si on étendait le Jardin d’Été sur toute la surface du Champ de Mars et si même on le joignait au jardin du palais Mikhaïl, ce serait une chose excellente et des plus utiles pour la ville. Ensuite il se demanda pourquoi les habitants de toutes les grandes villes avaient une tendance à s’installer dans les quartiers où il n’y a ni jardin ni fontaine et où il y a, au contraire, de la crasse, des mauvaises odeurs et toutes sortes d’incommodités. Il se rappela alors ses propres promenades place Sennoï et il reprit ses sens. « Quelles bêtises ! », se dit-il. « Non, mieux vaut ne penser à rien du tout ! »

« Ainsi en est-il de ceux que l’on conduit à l’échafaud, leur pensée s’accroche à tous les objets qu’ils rencontrent en chemin. » L’idée lui était venue en un éclair et disparut ; lui-même se hâta de l’étouffer… Mais le voici tout près du but, voici la maison, la porte cochère. Au loin une horloge sonna un coup. « Serait-ce déjà sept heures et demie ? Impossible ! L’horloge doit avancer. »

Heureusement pour lui, l’entrée fut facile. Il eut la chance de voir une énorme charrette de foin le précéder dans la porte cochère et le cacher tant qu’il fut sous le porche. Dès que cette charrette déboucha dans la cour, il se glissa rapidement vers la droite. De l’autre côté de la charrette on entendait des voix qui discutaient en criant, mais personne ne le remarqua et il ne rencontra pas âme qui vive. Il y avait beaucoup de fenêtres grandes ouvertes qui donnaient sur l’immense cour carrée, mais il ne leva pas la tête : il n’en eut pas le courage. L’escalier qui menait chez la vieille était proche, tout de suite à droite. Il s’y engagea…

Reprenant haleine, la main appuyée sur son cœur affolé, il tâta et rajusta la hache, encore une fois, puis se mit à gravir les marches, lentement, prudemment, en tendant continuellement l’oreille. Mais l’escalier était également désert ; toutes les portes étaient fermées ; il ne rencontra personne. Au premier, il est vrai, la porte d’un appartement vide était grande ouverte et il y avait des peintres qui travaillaient à l’intérieur, mais ils ne levèrent pas la tête. Raskolnikov s’arrêta, réfléchit et continua à monter. « Évidemment, il eût mieux valu qu’ils ne soient pas là, mais… il y a encore deux étages au-dessus d’eux. »

Mais voici le troisième, voici la porte, voilà l’appartement en face ; vide. Au second, il semble bien que l’appartement qui se trouve en dessous de celui de la vieille soit vide aussi : la carte de visite, qui était fixée au mur par de petits clous, est enlevée : partis ! Il suffoque. Il reste indécis un instant : « S’en aller ? » Mais il ne donne pas de réponse à cette question et se met à écouter à la porte de la vieille : un silence de mort. Il écoute ensuite dans la cage d’escalier, longtemps, attentivement… Encore un coup d’œil circulaire, il ajuste ses vêtements, tâte une dernière fois la hache. « Est-ce que je ne suis pas trop pâle ? », pense-t-il, « pas trop agité ? Elle est méfiante… Si j’attendais un peu, pour que le cœur se calme ?… »

Mais le cœur ne se calme pas. Au contraire, comme exprès, il bat plus fort, plus fort, plus fort… Il ne peut plus le supporter, tend lentement la main et tire la sonnette. Au bout d’une demi-minute il sonne encore, plus fort. Pas de réponse. Sonner encore est inutile et d’ailleurs cela ne cadre pas avec son rôle. La vieille est évidemment chez elle mais elle est seule et elle est méfiante. Il connaît déjà ses habitudes… Il colle encore une fois l’oreille à la porte. Ses sens sont-ils si exacerbés (ce serait invraisemblable) ou bien, vraiment, les bruits sont-ils perceptibles, il ne sait, mais il distingue le frôlement d’une main sur le bouton et de vêtement contre la porte même. Il y a quelqu’un là, derrière celle-ci, et ce quelqu’un écoute comme lui, se tenant coi, à l’intérieur et probablement applique aussi l’oreille au battant…

Il remue exprès et grogne quelque chose pour ne pas donner à penser qu’il se cache. Ensuite, il sonne pour la troisième fois, mais il sonne doucement, posément, sans aucune impatience. Quand, par après, il se rappela cette minute, il la retrouva gravée dans sa mémoire à jamais et ne put s’expliquer d’où lui était venue tant d’astuce et cela d’autant plus que sa raison s’obscurcissait par moments et qu’il ne sentait plus son corps… Un instant plus tard il entendit tirer le verrou.

VII

La porte, comme l’autre fois, s’ouvre, maintenue par une courte chaîne, et, de nouveau, deux yeux perçants et méfiants le fixent dans l’ombre. Ici, Raskolnikov perd la tête et manque de faire une lourde faute.

Craignant que la vieille ne s’effraie de ce qu’ils se trouvent seuls et espérant qu’elle se tranquillisera en le reconnaissant, il saisit la porte et la tire à lui pour qu’il ne vienne pas à l’idée de la vieille de la refermer. Voyant cela, elle s’agrippe au bouton de la porte pour la retenir et, pour un peu, il l’eût entraînée sur le palier. La vieille, restant sur le seuil, lui barre l’entrée, aussi il marche droit sur elle. Elle bondit de côté, veut dire quelque chose, n’y parvient pas, et le regarde, les yeux exorbités.

– Bonjour, Alona Ivanovna, commence-t-il, le plus naturellement possible. (Mais sa voix ne lui obéit pas, tremble et s’étouffe.) Je vous ai apporté un objet… mais venez plutôt ici, à la lumière…

La laissant là, il pénètre directement dans la chambre, sans y être invité. La vieille court après lui ; elle a retrouvé la parole.

– Mon Dieu ! Mais qu’est-ce qu’il vous faut ?… Qui êtes-vous ? Que vous faut-il ?

– Voyons, Alona Ivanovna, ne me reconnaissez-vous plus ? Raskolnikov… Voici, je vous apporte l’objet à mettre en gage que je vous ai promis l’autre jour…

Et il lui tend le paquet.

La vieille y jette un coup d’œil, mais son regard revient immédiatement se fixer sur l’intrus. Elle le regarde attentivement, avec animosité et méfiance. Une minute passe. Il lui semble voir une raillerie dans les yeux de la femme, comme si elle avait déjà tout deviné. Il sent qu’il perd son sang-froid, qu’il va avoir peur, que si elle continue à le regarder ainsi sans dire un mot, il s’enfuira.

– Qu’avez-vous à me fixer ainsi, comme si vous ne m’aviez pas reconnu ? dit-il soudain avec colère. Si vous ne voulez pas le prendre, j’irai ailleurs, je n’ai pas le temps.

Ces paroles jaillissent d’elles-mêmes, il n’a pas réfléchi.

La vieille se ressaisit ; le ton décidé du jeune homme la rassure visiblement.

– Eh quoi, petit père, ne te fâche pas… Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle en regardant le paquet.

– Un étui à cigarettes en argent, je vous l’ai déjà dit la fois passée.

Elle tend la main.

– Mais pourquoi cette pâleur ? et tes mains qui tremblent ! Tu as peur, ou quoi, petit père ?

– C’est la fièvre, répond-il brièvement. N’importe qui deviendrait pâle s’il n’avait rien à manger, ajoute-t-il en articulant péniblement les mots.

Ses forces le quittent. Mais la réponse semble vraisemblable, la vieille prend le gage.

– Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle, jetant encore une fois un regard aigu à Raskolnikov et soupesant le paquet.

– Un objet… un étui à cigarettes… en argent… regardez.

– On dirait bien que ce n’est pas de l’argent… Et tant de ficelles…

Occupée à déficeler le paquet et tournée vers la fenêtre (toutes les fenêtres sont fermées chez elle, malgré la chaleur), elle le laisse quelques secondes et lui tourne le dos. Il défait les boutons de son paletot, libère la hache de la boucle, sans la sortir, mais en la tenant de la main droite sous le vêtement. Ses mains sont affreusement faibles ; il croit les sentir s’endormir et se raidir davantage à chaque instant ; il a peur de laisser tomber la hache… et voilà qu’il a le vertige !…

– Mais pourquoi tous ces nœuds ! s’écrie la vieille avec dépit et elle esquisse un mouvement dans sa direction.

Il n’y a plus un instant à perdre. Il sort la hache, la brandit des deux mains, et, dans une sorte d’inconscience, presque sans effort, presque machinalement, il abat le talon de la hache sur la tête de la vieille. La force semble absente de ce geste. Mais, dès qu’il abat la hache, sa vigueur revient immédiatement.

La femme est, comme toujours, nu-tête. Ses cheveux clairs, rares, semés de fils d’argent, enduits d’huile suivant son habitude, sont tressés en une petite natte, pareille à une queue de rat, et roulés en un chignon maintenu par un éclat de peigne d’écaille qui dépasse derrière la nuque. Le coup porte sur le sommet de la tête, car elle est de petite taille. Elle jette un cri, faiblement, et s’affaisse sur le plancher, mais elle réussit encore à porter les mains à la tête. L’une d’elle serre toujours le « gage ». Alors, de toutes ses forces, il lui assène un coup, puis un autre, toujours du talon de la hache et sur le sommet du crâne. Le sang jaillit comme d’un verre renversé et le corps tombe en arrière. Raskolnikov se recule pour le laisser choir puis se penche tout de suite sur le visage ; elle est déjà morte. Les yeux sont exorbités, comme prêts à jaillir, et le front et tout le visage sont tordus et convulsés.

Il dépose la hache à terre, près de la morte, et se met tout de suite à fouiller sa poche, tachant de ne pas se souiller par le sang qui ruisselle ; il fouille cette même poche droite d’où il l’avait vue sortir les clés la fois passée. Il est en pleine possession de ses facultés, plus d’obscurcissements, plus de vertiges, mais ses mains tremblent encore. Il se rappela plus tard qu’il fut même très attentif, prudent, soucieux de ne pas se salir… Il trouve tout de suite les clés ; elles sont, comme l’autre fois, passées dans un anneau d’acier. Muni de celles-ci, il court vite dans la chambre à coucher. C’est une petite chambre avec un immense panneau couvert d’icônes. Près de l’autre mur, il y a un grand lit, très propre, avec une couverture ouatée faite de chiffons de soie assemblés. Contre le troisième mur se trouve une commode. Chose étrange, dès qu’il se met à essayer les clés à la serrure de la commode, dès qu’il entend leur tintement, il est pris d’un frisson. De nouveau il veut laisser tout là et s’en aller. Mais cela ne dure qu’un instant ; il est trop tard pour partir. Il va jusqu’à se railler lui-même, quand, brusquement, il est frappé par une autre idée.

Il lui semble soudain que la vieille est peut-être vivante encore et peut revenir à elle. Abandonnant les clés de la commode, il se précipite vers le corps, saisit la hache et la brandit de nouveau, mais ne la laisse pas retomber. Aucun doute, elle est bien morte. Se penchant et l’examinant de plus près, il voit clairement que le crâne est fracassé et a même éclaté. Il veut tâter la blessure avec le doigt, mais retire vivement la main ; c’est évident sans cela. Il y a déjà toute une mare de sang. Soudain, il remarque un cordon au cou du cadavre ; il le tire, mais le cordon est solide et ne casse pas ; de plus, il est trempé de sang. Il essaye de le tirer à lui, mais quelque chose se coince et gêne. Impatient, il lève la hache pour en donner un coup sur le corps, mais il n’ose pas. Après avoir peiné deux minutes, s’être souillé les mains et sali la hache, il parvient, avec difficulté, à couper le lacet sans toucher le corps. Il le tire à lui ; il ne s’était pas trompé : une bourse. Le cordon porte deux croix : l’une de cyprès et l’autre de cuivre ; en outre, une petite icône émaillée et, enfin, la bourse en peau de chamois, graisseuse, cerclée de fer et munie d’un anneau. Elle est pleine à craquer ; Raskolnikov la fourre en poche sans l’examiner, jette les croix sur la poitrine de la vieille et se précipite à nouveau dans la chambre à coucher.

Il se hâte le plus qu’il peut : il saisit les clés et se remet à les essayer. Mais cela ne va pas : les clés ne s’adaptent pas. Ce n’est pas que ses mains tremblent, mais il se trompe continuellement : il voit, par exemple, que ce n’est pas la clé qu’il faut, qu’elle ne s’adapte pas et il la pousse quand même. Il se rappelle soudain que cette grande clé, celle avec le panneton dentelé, qui balance là avec les autres, n’ouvre probablement pas la commode, mais plus vraisemblablement un coffret (comme il l’avait déjà supposé la fois passée). Tout est sans doute caché dans ce coffret. Il laisse la commode et regarde sous le lit, sachant que les vieilles femmes y mettent habituellement leurs objets de valeur. En effet, il y a là un grand coffret, de plus de deux pieds de long, avec un couvercle bombé, recouvert de maroquin rouge, serré de clous de fer. La clé dentelée s’adapte, et le coffret s’ouvre. Tout au-dessus, sous un drap de lit blanc, il y a un petit manteau rouge, doublé de peau de lapin ; en dessous, une robe de soie, puis un châle, et il semble qu’ensuite il n’y ait plus que des chiffons. Tout d’abord, il se met à nettoyer ses mains, souillées de sang, à l’étoffe du petit manteau. « C’est rouge, le sang y sera moins apparent », se dit-il, mais tout à coup, il se reprend, effrayé : « Mon Dieu ! Deviendrais-je fou ? ».

Il a à peine remué les étoffes qu’une montre d’or glisse du petit manteau. Il se hâte de tout retourner. En effet, dans les chiffons sont cachés des objets d’or, probablement engagés, des bracelets, des chaînes, des pendants d’oreilles, des épingles, etc… certains dans des écrins, d’autres emballés dans du papier de journal, mais soigneusement, dans des feuilles doubles, et bien ficelés. Sans plus tarder, il se met à s’en bourrer les poches, sans choisir, sans ouvrir ni écrins ni emballages ; mais il n’a pas le temps d’en prendre beaucoup…

Il lui semble tout à coup qu’il entend marcher dans la chambre où se trouve la vieille. Il s’arrête et retient son souffle. Mais tout est calme, et il croit s’être trompé. Soudain, il entend clairement un léger cri, un gémissement rapidement étouffé. Ensuite, pendant une minute ou deux un silence de mort. Il est accroupi près du coffret et attend, osant à peine respirer, mais brusquement il sursaute, saisit la hache et s’élance hors de la pièce.

Au milieu de la chambre, Lisaveta, un paquet à la main, est debout et regarde, pétrifiée, blanche comme un linge et sans voix, sa sœur assassinée. Le voyant accourir, elle se met à trembler comme une feuille et ses traits se tordent et se crispent d’effroi. Elle soulève le bras, ouvre la bouche, mais ne crie pas ; elle se met à marcher à reculons, lentement, vers le coin ; elle le regarde fixement, les yeux dans les yeux, mais elle ne crie toujours pas, comme si l’air lui manquait. Il se précipite sur elle, la hache levée ; les lèvres de Lisaveta se tordent piteusement comme chez les petits enfants, quand ils s’effraient de quelque chose, regardent fixement l’objet de leur terreur et s’apprêtent à crier. Lisaveta est à ce point simple, à ce point habituée aux coups et aux brimades, qu’elle ne lève même pas la main pour se protéger le visage, quoique ce soit le geste le plus naturel à faire en cet instant où la hache est levée au-dessus de sa figure. Elle se contente d’étendre un peu le bras gauche, pas même pour garder son visage, mais bien comme pour écarter le meurtrier. Le coup porte droit sur le crâne et le tranchant fend toute la partie supérieure du front depuis le sommet de la tête. Elle s’écroule. Raskolnikov est prêt de perdre la tête ; il saisit son paquet, le rejette et se précipite dans l’antichambre.

De plus en plus la terreur s’empare de lui, surtout après ce second assassinat qu’il n’avait pas du tout prévu. Il veut s’enfuir le plus vite possible d’ici. Et si, en ce moment, il pouvait raisonner et apprécier exactement sa situation, s’il pouvait concevoir toutes les difficultés de sa position, toute son horreur, toute sa laideur, toute son ineptie, s’il pouvait se figurer aussi tous les obstacles qu’il aura encore à vaincre, et peut-être les crimes qu’il aura encore à commettre avant de s’échapper d’ici et de se réfugier chez lui, il est bien probable qu’il laisserait tout là et irait se dénoncer, non par peur pour lui-même, mais par horreur et dégoût de l’acte commis. Le dégoût surtout le gagnait progressivement. Pour rien au monde, maintenant, il ne serait retourné au coffret ni dans les pièces intérieures.

Il devient distrait, il rêvasse par moments, il s’oublie, ou, pour mieux dire, il oublie le principal et s’accroche aux vétilles. Néanmoins, jetant un coup d’œil dans la cuisine et y voyant, sur un banc, un seau à demi-plein d’eau, il s’avise de s’y laver les mains et de nettoyer la hache. Ses mains sont sanglantes et poisseuses. Il met la hache dans le seau, saisit un petit morceau de savon qui est déposé sur la fenêtre dans une soucoupe ébréchée et commence à se laver. Quand il a fini, il sort la hache du seau, nettoie le fer d’abord, puis, longuement, pendant bien trois minutes, il gratte le bois là où il y a des taches de sang, et emploie même pour cela le savon. Il l’essuie avec du linge qui séchait là, sur une corde tendue à travers la cuisine, et l’examine longtemps près de la fenêtre. Il n’y a plus trace de sang, le bois est seulement un peu humide. Il fixe avec précaution la hache dans la boucle, sous le pardessus. Ensuite il examine celui-ci et aussi son pantalon et ses souliers autant que le permet le jour indécis qui pénètre dans la cuisine. Au premier abord, dirait-on, il n’y a rien, seulement des taches sur les chaussures. Il mouille un torchon et les essuie, il sait, du reste, qu’il ne peut examiner tout, qu’il y a encore peut-être quelque chose qui saute aux yeux et qu’il ne remarque pas. Il reste à hésiter au milieu de la pièce. Une idée torturante, sombre, se forme en lui, l’idée qu’il devient fou, qu’il n’est plus capable de raisonner, de se défendre, que peut-être ce qu’il fait n’est pas du tout ce qu’il faut faire pour dissimuler son crime… « Mon Dieu ! Il faut partir ! vite ! », murmure-t-il et il s’élance dans l’antichambre. Mais ici, une telle épouvante l’attend, si violente, qu’il n’en a jamais éprouvé de pareille.

Il reste figé et n’en croit pas ses yeux : la porte, la porte extérieure, celle qui donne de l’antichambre sur le palier, celle-là même où il a sonné tout à l’heure et par où il est entré, est entrebâillée de la largeur d’une main, – donc, pendant tout ce temps, il n’y avait ni serrure fermée ni crochet mis. Tout ce temps ! La vieille n’avait pas fermé la porte, sans doute par prudence ? Mais mon Dieu ! Mais il a vu Lisaveta depuis ! Comment n’a-t-il pas pensé tout de suite qu’il a bien fallu qu’elle entrât ! Elle n’est pas passée à travers le mur !

Il se précipite vers la porte et met le crochet.

« Mais non, une fois de plus, ce n’est pas cela, il faut partir, partir… »

Il tire le verrou, entrouvre la porte et écoute dans l’escalier. Il écoute longtemps. Loin, en bas, probablement sous le porche, on discute et on s’injurie à voix haute et criarde. « Qu’est-ce qu’ils ont ?… » Il attend patiemment. Enfin le silence tombe brusquement : ils se sont séparés. Il veut sortir, mais soudain, un étage plus bas, une porte s’ouvre bruyamment et quelqu’un se met à descendre l’escalier en chantonnant. « Qu’ont-ils à faire tant de bruit ! », pense-t-il dans un éclair. Il tire la porte derrière lui, puis reste immobile. Enfin, tout est calme, pas une âme. Il va poser le pied sur la première marche, lorsqu’il entend un pas nouveau.

Les pas viennent de très loin, mais il se rappela plus tard très nettement que dès le premier bruit il avait deviné qu’ils se dirigeaient nécessairement vers le troisième étage, chez la vieille, ici. Pourquoi ? Le bruit est-il spécial, remarquable ? mais non ! Les pas sont lourds, réguliers, posés. Il a déjà dépassé le premier, il monte toujours ; on l’entend de mieux en mieux ! On perçoit son souffle asthmatique et pénible. Il monte toujours… Ici ! Raskolnikov se sent soudain pétrifié. Il lui semble vivre un de ces affreux rêves où l’on est sur le point d’être atteint et massacré, et où l’on se sent totalement figé, sans pouvoir bouger un doigt.

Enfin, le visiteur dépasse le second étage ; Raskolnikov tressaille et réussit à se glisser rapidement et adroitement dans l’appartement et à fermer la porte derrière lui. Il saisit ensuite le crochet et le met tout doucement. Il est aidé par son instinct. Le crochet mis, il se tient coi tout près de la porte. Le visiteur inconnu est déjà devant celle-ci. Ils sont maintenant l’un en face de l’autre, comme lui tout à l’heure avec la vieille, quand la porte les séparait, et qu’il écoutait.

Le visiteur souffle péniblement. « Grand et gros, probablement », pense Raskolnikov, serrant la hache de la main. Vraiment, c’est comme un rêve. Le visiteur saisit le cordon et sonne vigoureusement.

Dès que la sonnette fait entendre son bruit de ferblanterie, il lui semble que l’on bouge dans la chambre. Pendant quelques secondes, sérieusement, il tend l’oreille. L’inconnu sonne encore une fois, attend, et soudain, impatient, se met à agiter de toutes ses forces le bouton de la porte. La terreur envahit Raskolnikov à la vue du crochet qui saute dans son anneau et il attend, plein d’obtuse épouvante, que le crochet se dégage de l’anneau. Vraiment, la porte est secouée si fortement que cela ne semble pas impossible. Il lui vient à l’esprit de maintenir le crochet de la main, mais l’autre peut deviner. Il s’égare ; n’est-ce pas de nouveau le vertige ? « Je vais tomber ! », pense-t-il dans un éclair, mais l’inconnu se met à parler et Raskolnikov reprend immédiatement ses sens.

« Roupillent-elles, là-dedans, ou les a-t-on toutes étranglées ? maudites femelles ! », hurle-t-il d’une voix rauque. « Oh là ! Lisaveta Ivanovna, beauté immortelle ! Ouvrez ! Ah ! Les maudites ! Dorment-elles, ou quoi ? ».

Furieux, il secoue la sonnette une dizaine de fois de toutes ses forces. Il est évident que c’est un homme qui avait ses grandes et ses petites entrées ici.

Au même moment des pas menus et hâtifs se font entendre sur l’escalier, tout près. Quelqu’un d’autre arrive. Raskolnikov ne comprend pas immédiatement.

– N’y a-t-il vraiment personne à la maison ? demande le nouveau venu, d’une voix sonore et gaie, au premier visiteur qui continue à secouer la sonnette. Bonjour, Koch !

« D’après sa voix, il est probablement tout jeune », pense Raskolnikov.

– Le diable le sait ; j’ai presque arraché la sonnette, répond Koch. Et d’où me connaissez-vous ?

– Mais enfin ! Il y a deux jours, au Gambrinus, je vous ai gagné deux parties au billard !

– A-a-ah !

– Alors, elles sont absentes ? Bizarre. En somme, c’est idiot. Où peut-elle bien être allée, la vieille, j’ai affaire avec elle.

– Moi aussi, j’ai une affaire, petit père !

– Alors quoi ? Il faut partir. Ça ! Je comptais bien me procurer de l’argent, s’exclama le jeune homme.

– Évidemment, il faut partir. Mais pourquoi donner un rendez-vous ? C’est elle-même, la sorcière, qui me l’a fixé. J’ai dû faire un détour. Et du diable si je sais où elle est allée ? Elle est là toute l’année, la sorcière, elle croupit ; elle a mal aux jambes, et la voilà partie à la fête, tout à coup !

– Si l’on demandait au portier ?

– Demander quoi ?

– Où elle peut être partie et quand elle reviendra ?

Hem !… diable… demander… Mais elle ne va jamais nulle part… et il tire encore une fois le bouton de la porte. Que le diable les emporte ; il n’y a rien à faire, il faut partir !

Arrêtez ! crie tout à coup le jeune homme. Regardez : vous voyez comme la porte bouge quand on tire.

– Et alors ?

– C’est donc qu’elle n’est pas fermée à clé, mais au crochet ! Vous entendez comme le crochet cliquette ?

– Et alors ?

– Comment ne comprenez-vous pas ? C’est donc qu’il y a quelqu’un à la maison. Si elles étaient parties, elles auraient fermé la porte à clé de l’extérieur, et non pas au crochet de l’intérieur. Tandis que – vous entendez bien le crochet qui cliquette ? – pour mettre le crochet de l’intérieur, il faut être à la maison, vous comprenez ? Donc, elles sont chez elles et elles n’ouvrent pas !

Tiens ! Mais c’est bien cela ! s’écria Koch, étonné. Mais alors, qu’est-ce qu’elles attendent ? et il se met à secouer la porte comme un fou.

– Arrêtez ! s’écrie de nouveau le jeune homme. Ne tirez pas. Il y a là quelque chose qui ne me revient pas… en somme, vous avez sonné, secoué la porte, et elles n’ouvrent pas ; donc elles sont évanouies, ou bien ?…

– Quoi ?

– Voilà quoi ! Allons chercher le portier ; laissons-lui le soin de les réveiller.

– Ça va.

Et ils se mettent tous deux en route.

– Arrêtez, restez plutôt ici et moi, j’irai chercher le portier.

– Pourquoi rester ?

– On ne sait jamais…

– Bon.

– Je me prépare pour la carrière de juge d’instruction, voyez-vous ! Il est évident, é-vi-dent qu’il y a quelque chose de louche ici ! s’exclame le jeune homme avec fougue et il se met à dévaler l’escalier.

Koch reste ; il tiraille la sonnette qui sonne un coup ; ensuite il remue le bouton de la porte pour s’assurer encore une fois que celle-ci n’est mise qu’au crochet. Ensuite il se penche en soufflant et regarde par le trou de la serrure, mais la clé, mise à l’intérieur, bouche la vue ; il ne voit rien.
Raskolnikov est toujours à la même place, et il serre toujours la hache. Il est comme dans un délire. Il se prépare même à se battre avec ces hommes lorsqu’ils entreront. Pendant qu’ils secouaient la porte et se concertaient, la pensée lui vint, à plusieurs reprises, d’en finir d’un coup et de leur crier quelque chose. Par moment, il avait eu l’idée de les quereller, de les railler jusqu’à ce qu’ils forcent la porte. « Que cela finisse vite ! », pense-t-il.

« Eh bien, que fait cet animal ?… »

Le temps passe ; une minute, une minute encore ; personne ne vient. Koch remue.

« Eh bien, l’animal ! », s’exclame-t-il, tout à coup impatient, et il abandonne son poste, descend en se hâtant, à grand bruit de bottes dans l’escalier. Le bruit de ses pas s’éteint petit à petit.

« Mon Dieu, que faire ? »

Raskolnikov enlève le crochet, entrouvre la porte, n’entend rien, et soudain, sans plus réfléchir du tout, il sort, ferme la porte aussi bien qu’il peut, et se met à descendre.

Voilà déjà trois marches descendues ; tout à coup, il entend un vacarme plus bas, – où se cacher ? Il n’y a pas un endroit où se cacher. Il veut revenir sur ses pas, rentrer de nouveau dans l’appartement.

– Ah ! Démon ! Je t’aurai !

En criant à tue-tête, quelqu’un s’élance en coup de vent de l’appartement en dessous et dégringole l’escalier comme un bolide.

– Mitka ! Mitka ! Mitka !… le démon !

Les cris s’achèvent en hurlements, qui déjà parviennent de la cour ; le silence tombe. Mais en même temps, plusieurs personnes parlant haut et vite se mettent à gravir l’escalier. Ils sont trois ou quatre. Raskolnikov distingue la voix sonore du jeune homme. « Les voici », se dit-il.
Dans un désespoir total, il va à leur rencontre : arrivera ce que pourra ! S’ils l’arrêtent, tout est perdu ; s’ils le laissent passer, tout est perdu aussi, car ils se souviendront de lui. Ils vont se rencontrer, il ne reste plus entre eux qu’une volée de marches d’escalier, – et tout à coup, le salut ! Quelques marches plus bas, à droite, l’appartement vide, la porte grande ouverte, l’appartement où travaillaient les peintres qui maintenant sont partis, comme exprès. Sans doute étaient-ce eux qui, peu avant, étaient descendus en criant. Le plancher est fraîchement peint ; au milieu de la chambre, il y a une cuvette et une terrine avec de la couleur et un pinceau. Il se glisse en un instant par la porte ouverte et se cache derrière le mur. Il est temps : ils sont déjà sur le palier. Ils tournent et passent outre, vers le troisième, en parlant à haute voix. Il attend un peu, sort sur la pointe des pieds et s’élance vers la sortie.

Personne dans l’escalier ! Personne sous le porche. Il sort rapidement et tourne à droite dans la rue.

Il sait bien, il sait très bien, qu’ils sont tous, en cet instant, dans l’appartement, qu’ils se sont étonnés, voyant la porte ouverte tandis qu’ils l’avaient laissée fermée, qu’ils regardent déjà les corps, et que bientôt ils auront compris que l’assassin était là, qu’il a réussi à se cacher quelque part et qu’il a pu leur glisser entre les doigts ; ils devineront probablement aussi qu’il avait attendu dans l’appartement vide pendant qu’ils montaient. Malgré cela, à aucun prix il n’oserait se hâter, quoique jusqu’au premier tournant de la rue il reste une centaine de pas à faire. « Ne ferais-je pas mieux de me glisser dans quelque porte cochère et d’attendre dans un escalier inconnu ? Non, malheur ! Peut-être jeter la hache quelque part ? Ou prendre un fiacre ? Malheur ! Malheur ! »

Son esprit s’embrouille. Enfin, voici la ruelle transversale ; il y tourne à moitié mort ; ici, il est à demi-sauvé et il comprend : le risque d’être soupçonné est moindre, et en outre beaucoup de monde circule et il peut se perdre dans la foule. Mais toutes ses tortures l’ont tellement affaibli qu’il avance à grand-peine. La sueur lui coule en grosses gouttes, il a tout le cou mouillé. « Ivre comme un porc », lui crie quelqu’un lorsqu’il débouche sur le canal.

Maintenant il se rend de moins en moins compte de ses mouvements. Il se souvint plus tard qu’une fois arrivé au canal, il s’effraya qu’il fît désert et que l’on pût ainsi plus facilement le remarquer et il voulut retourner vers la ruelle. Quoique prêt à s’écrouler, il fait quand même un crochet et rentre chez lui par un autre chemin.

Encore inconscient il passe par la porte cochère ; il s’est déjà engagé dans l’escalier quand il se souvient de la hache. Il a encore un acte très important à exécuter : mettre la hache à sa place sans que l’on s’en aperçoive. Évidemment il n’a plus la présence d’esprit nécessaire pour se dire que probablement il vaut mieux ne pas remettre la hache à sa place mais bien la jeter, même plus tard dans une autre cour.

Mais tout se passe bien. La porte de la loge est fermée, mais non à clé, donc, sans doute, le portier est chez lui. Mais Raskolnikov a perdu à ce point toute présence d’esprit qu’il va droit à la porte et l’ouvre. Si le portier lui demandait : « Que faut-il ? » sans doute lui tendrait-il tout simplement la hache. Mais le portier est de nouveau absent ; Raskolnikov réussit à remettre la hache à sa place, sous le banc ; il la couvre même d’une bûche, comme il l’a trouvée. Il ne rencontre personne, pas âme qui vive jusqu’à sa chambre ; la porte de la logeuse est fermée. Entré chez lui, il se jette sur le divan, tout vêtu. Il ne peut dormir, mais une sorte de torpeur l’envahit. Si quelqu’un entrait, il se mettrait à crier. Des pensées éparses s’agitent en lui, mais il n’en peut saisir aucune, il ne peut s’arrêter à aucune malgré tous ses efforts…

Deuxième Partie